Fantasmagoriana/Portraits de famille

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LES PORTRAITS


DE FAMILLE.




Le crépuscule avoit insensiblement fait place à la nuit ; la voiture de Ferdinand continuoit à rouler lentement à travers la forêt ; le postillon faisoit entendre, sur le mauvais état des routes, des plaintes mille fois répétées ; et Ferdinand employoit le loisir que lui laissoit la lenteur du mouvement de sa voiture, à se livrer aux réflexions et aux sentmens que réveilloit en lui le but de son voyage. Comme tous les jeunes gens de son rang, il avoit visité quelques universités ; et, après avoir parcouru les principaux pays de l’Europe, il revenoit dans sa patrie pour y recueillir la succession de son père, mort pendant son absence.

Ferdinand étoit fils unique, et le dernier rejeton de l’ancienne famille de Panner ; aussi sa mère insistoit-elle fortement pour qu’il fît une alliance brillante, à laquelle l’appeloient sa naissance et sa fortune. Lorsqu’elle s’entretenoit avec lui sur ce sujet, elle lui répétoit que Clotilde de Hainthal étoit la personne qu’elle verroit avec le plus de plaisir devenir sa belle-fille, et donner au monde un héritier du nom et des biens des Panner. Elle n’avoit d’abord fait mention d’elle, qu’en parlant de plusieurs autres partis distingués qu’elle recommandoit à l’attention de son fils ; bientôt elle la nomma presque seule ; enfin, elle déclara assez positivement qu’elle mettoit son bonheur à voir cette alliance s’effectuer, et qu’elle espéroit que son fils approuveroit son choix.

Mais Ferdinand sembloit ne penser qu’à regret à cette union ; et les remontrances pressantes que sa mère ne cessoit de lui adresser, ne contribuoient pas à rendre plus aimable à ses yeux cette Clotilde qui lui étoit entièrement étrangère ; il finit pourtant par se résoudre à faire un voyage à la capitale, où le carnaval avoit attiré M. de Hainthal et sa fille. Il vouloit, au moins, connoître celle-ci avant de condescendre aux prières de sa mère, et se flattoit en secret de trouver l’occasion d’opposer à cette union projetée quelque motif plus réel qu’un pur caprice, nom que sa mère donnoit à sa répugnance.

Tandis qu’il traversoit seul dans sa voiture, à l’approche de la nuit, la forêt silencieuse, son imagination lui rappela ses jeunes ans, temps heureux que des souvenirs agréables embellissoient encore. Il lui sembloit que l’avenir ne lui offroit rien qui pût égaler ce que le passé avoit eu de charmes pour lui, et plus il prenoit plaisir à se rappeler ce temps qui n’étoit plus, moins il sentoit de penchant à jeter un regard sur l’existence à venir qu’il étoit destiné à se préparer contre son inclination. Aussi, malgré la lenteur avec laquelle sa voiture rouloit sur un sol inégal, trouvoit-il qu’il approchoit avec trop de rapidité du terme de son voyage.

Le postillon commençoit à se consoler ; la moitié de la route étoit à-peu-près faite, et ce qui en restoit encore à parcourir se trouvoit en très-bon état ; mais Ferdinand donna ordre a son chasseur de faire arrêter dans le prochain village, parce qu’il y vouloit passer la nuit.

Des jardins bordoient la rue du village qui conduisoit à l’auberge. Le son de divers instrumens de musique donna lieu à Ferdinand de supposer que les villageois célébroient une fête. Il se faisoit d’avance un plaisir d’y assister, et espéroit que cette distraction dissiperoit ses idées mélancoliques. Mais en prêtant un peu plus d’attention, il remarqua que la musique ne ressembloit pas à celle que l’on a coutume d’entendre dans les auberges, et la grande lumière qu’il aperçut aux fenêtres d’une jolie maison d’où partoient les sons qui le frappoient, ne lui permit pas de douter qu’une compagnie plus choisie que celle qui a coutume d’habiter les villages dans la mauvaise saison, ne s’amusât à exécuter un concert.

La voiture s’arrêta devant une petite auberge, d’assez chétive apparence. Ferdinand, qui comptoit n’y trouver que peu d’agrémens et beaucoup d’incommodités, demanda qui étoit le seigneur du village. On lui répondit qu’il habitoit un château situé dans un village voisin ; notre voyageur fut donc obligé de se contenter du meilleur appartement que l’hôte put lui donner. Pour se distraire, il prit le parti d’aller se promener dans le village. Il dirigea ses pas vers l’endroit où il avoit entendu de la musique ; les sons harmonieux ne tardèrent pas à le guider ; il s’approcha doucement, et se trouva au pied de la maison où se donnoit le concert. Une jeune fille, assise à la porte, jouoit avec un petit chien qui se mit à japper. Ferdinand, que ce singulier accompagnement tira de sa rêverie, pria la jeune fille de lui dire qui demeuroit dans cette maison. « C’est mon père, répondit-elle, en souriant. Entrez, monsieur. » En finissant ces mots, elle monta lestement l’escalier.

Ferdinand hésita un instant à se rendre à cette invitation un peu brusque. Mais le maître de la maison descendit, en lui disant, d’un ton amical : « Monsieur, notre musique seule vous a probablement attiré en ce lieu ; n’importe, c’est la demeure du pasteur, soyez-y le bien-venu. Mes voisins et moi, continua-t-il, en faisant monter Ferdinand, nous nous réunissons alternativement chez l’un d’entre nous, une fois la semaine, pour faire de la musique : c’est aujourd’hui mon tour. Voulez-vous prendre part au concert ou simplement l’écouter ? asseyez-vous dans cet appartement. Etes-vous accoutumé à entendre de meilleure musique que celle de simples amateurs, et préférez-vous une réunion où l’on passe le temps à converser ? entrez dans la pièce voisine, vous y trouverez ma femme au milieu d’un petit cercle : ici on joue des instrumens, là on jase. » En disant ces mots, il ouvrit une porte, fit une légère inclination à Ferdinand, et s’assit devant son pupitre. Notre voyageur vouloit faire des excuses ; mais la société reprit à l’instant le morceau qu’elle avoit interrompu. En même temps l’épouse du pasteur, jeune et jolie femme, engagea Ferdinand, de la manière la plus gracieuse, à suivre entièrement son goût, soit en restant dans l’appartement des musiciens, soit en venant se joindre au cercle réuni dans l’autre appartement. Ferdinand, après lui avoir adressé quelques mots de politesse, l’y suivit.

Des chaises y formoient un demi-cercle, qui venoit aboutir au sofa. Elles étoient occupées par plusieurs femmes et par des hommes. Tout le monde se leva lorsque Ferdinand entra, et parut un peu contrarié de ce dérangement. Au milieu du demi-cercle se trouvoit une chaise plus basse que les autres, où étoit assise, le dos tourné à la porte, une demoiselle jeune et enjouée, qui, voyant chacun se lever, changea de position, et à la vue de l’étranger rougit et eut l’air embarrassé. Ferdinand supplia la compagnie de ne point interrompre l’entretien. On se rassit. La maîtresse de la maison invita le nouveau venu à prendre place sur le sofa auprès de deux dames âgées, et mit sa chaise auprès de lui. « La musique, lui dit-elle, vous a attiré parmi nous, et pourtant on n’en fait pas dans cet appartement. Je l’entends néanmoins avec plaisir ; mais je ne puis partager l’enthousiasme de mon mari pour de simples quatuors et des symphonies. Plusieurs de mes amies sont du même goût que moi. Voilà pourquoi, quand nos maris sont occupés de leur art favori, nous faisons ici la conversation, qui est quelquefois montée sur un ton trop haut pour les virtuoses nos voisins. Je donne aujourd’hui un thé, promis depuis long-temps. Chacun doit raconter une histoire de revenans, ou quelque chose qui y ressemble. Vous voyez que mon auditoire est plus nombreux que la réunion des musiciens. »

« Permettez-moi, Madame, d’augmenter le nombre de vos auditeurs, » reprit Ferdinand, « quoique je ne sois pas d’une ce très-grande force pour expliquer les histoires merveilleuses..... »

« Cela ne vous nuira en rien ici, » repartit une petite brune très-jolie ; « car il est convenu entre nous que l’on ne cherchera aucune explication, quand même elle seroit de la vraisemblance la plus frappante. L’explication ôte tout le plaisir que cause une histoire de revenant. »

« Je partage cet avis, répondit Ferdinand ; mais, sans doute, j’ai interrompa un récit intéressant ; oserai-je prier.... »

La demoiselle aux cheveux blonds, qui s’étoit levée de la petite chaise, rougit de nouveau ; mais la maîtresse de la maison la tira par le bras, en riant, et la mena au milieu du cercle. « Allons, enfant, lui dit-elle, « ne fais pas de façons ; assieds-toi, et raconte ton histoire. Ce monsieur nous fera aussi entendre la sienne. »

« Nous le promettez-vous, » dit la demoiselle à Ferdinand. Il répondit par une inclination ; elle reprit la place destinée à la personne qui devoit parler, et commença ainsi : « Une de mes amies, nommée Julienne, passoit, avec sa famille, tous les étés à la terre de son père. Le château étoit dans un canton romantique ; des montagnes formoient une ceinture dans le lointain ; des forêts de chêne, des bosquets d’agrément l’entouroient. C’étoit un édifice antique, habité par la longue suite des aïeux du père de Julienne. Voilà pourquoi ce dernier, loin d’y faire le moindre changement, ne s’appliquoit, à l’exemple de ses ancêtres, qu’à conserver tout dans le même état où ils le lui avoient été laissé.

« Au nombre des antiquités qui avoient le plus de prix à ses yeux, étoit au premier rang la salle de famille, pièce voûtée, sombre, élevée, d’architecture gothique, et dont les portraits de ses aïeux, de grandeur naturelle, couvroient les murs noircis par le temps. Conformément à une habitude immémoriale, on mangeoit dans cette salle, et Julienne me répétoit souvent qu’elle ne pouvoit se défendre, surtout au souper, d’un sentiment de crainte et de répugnance, et que souvent elle avoit prétexté une indisposition, pour ne pas venir dans cette salle redoutable.

« Parmi les portraits, on voyoit celui d’une femme qui, peut-être, n’appartenoit pas à la famille ; car le père de Julienne ne pouvoit dire qui il représentoit, ni comment il se trouvoit rangé avec ceux de ses ancêtres : mais comme il y tenoit probablement sa place depuis long-temps, le père de mon amie ne le dérangeoit pas.

« Julienne ne considéroit point ce portrait sans un frisson involontaire, et elle me racontoit que, depuis son enfance, elle avoit éprouvé cette terreur secrète sans être en état d’en dire la cause précise. Son père traitoit ce sentiment de crainte puérile, et l’obligeoit quelquefois à rester seule dans cette salle. Mais à mesure que Julienne grandissoit, la frayeur que lui occasionnoit ce singulier portrait augmentent, et souvent elle supplioit son père, les larmes aux yeux, de ne pas la laisser seule dans la salle. — Ce portrait, disoit-elle, me lance des regards non pas sombres ni terribles, mais pleins d’une mélancolie singulièrement douce. Il semble qu’il veut m’attirer à lui et ouvrir ses lèvres pour me parler. Il sera certainement la cause de ma mort.

« Le père de Julienne renonça enfin à l’espoir de vaincre les terreurs de sa fille. Un soir, en soupant, la peur lui ayant occasionné des convulsions, parce qu’elle prétendoit avoir vu le portrait remuer les lèvres, le médecin enjoignit au père de mettre, à l’avenir, sa fille à l’abri de pareilles causes de frayeur. En conséquence, le terrible portrait fut ôté de la salle, et on le plaça au-dessus de la porte d’une chambre inhabitée de l’étage supérieur.

« Julienne, après ce changement, passa deux ans sans éprouver d’alarmes. Son teint bientôt prit un éclat qui surprit généralement ; car, ses craintes continuelles l’avoient rendue pâle et défaite ; mais le portrait et les terreurs qu’il produisoit, tout avoit disparu, et Julienne..... »

« Eh bien, » s’écria la maîtresse de la maison, en souriant, quand elle s’aperçut que celle qui parloit sembloit hésiter à continuer, « avoue-le, ma chère enfant, Julienne trouva un admirateur de sa beauté, n’est-ce pas ? »

« Cela est vrai, » repartit la demoiselle, qui rougit bien fort ; « elle fut promise en mariage. Son prétendu étant venu la voir avant le jour fixé pour la noce, elle le conduisit dans tout le château, et lui fit admirer, de l’étage supérieur, la belle vue, qui s’étendoit jusqu’aux montagnes. Elle se trouvoit, sans s’en douter, dans la chambre où l’on avoit placé le malheureux portrait. Il étoit naturel qu’un étranger, surpris de le voir là tout seul, demandât qui il représentoit. Le regarder, le reconnoître, pousser un cri perçant, se précipiter vers la porte, fut, de la part de Julienne, l’affaire d’un clin-d’œil. Mais soit que, par un effet de la violence avec laquelle elle ouvrit la porte, le tableau eût été trop fortement ébranlé, soit que le moment fût arrivé où il devoit exercer sa funeste influence sur Julienne, à l’instant où cette infortunée veut sortir pour fuir sa destinée, le portrait tombe. Julienne, renversée à terre par sa frayeur et le poids accablant du cadre, ne s’est plus relevée. »

Un long silence suivit ce récit. Il ne fut interrompu que par les exclamations qu’arrachoient la surprise et l’intérêt que l’on prenoit à la malheureuse Julienne. Ferdinand seul sembloit ne point partager l’émotion générale. Enfin, une des dames qui étoient assises près de lui rompit le silence, en disant : « Ce récit est littéralement vrai. Je connois la famille à laquelle le fatal portrait a enlevé une jeune personne charmante. J’ai aussi vu ce portrait. Il a, comme mademoiselle l’a observé avec raison, un je ne sais quel air de bonté qui pénètre tellement, que je n’en ai pu long-temps supporter la vue, et dependant son regard, plein d’une douce mélancolie, dont vous avez aussi parlé, a un attrait infini ; il semble que ses yeux ont la vie et le mouvement. »

« En général, » reprit la maîtresse de la maison, en éprouvant un certain frémissement, « je n’aime pas les portraits ; aussi je n’en voudrois pas avoir dans l’appartement que j’habite. On dit qu’ils pâlissent quand l’original expire. Plus ils sont ressemblans, plus ils me rappellent ces figures de cire, que je ne puis voir sans aversion. »

« Voilà pourquoi, » repartit la jeune personne qui avoit raconté l’histoire, « je préfère les portraits où l’on peint l’individu occupé d’un objet quelconque. Alors la figure représentée est entièrement étrangère à ceux qui la regardent ; au lieu que dans le simple portrait, elle fixe ses yeux inanimés sur ce qui se passe autour d’elle. De tels portraits me semblent aussi contraires aux lois de l’illusion, que les statues peintes. »

« Je partage cet avis, » répliqua Ferdinand ; « car le souvenir de l’impression terrible produite à l’époque de ma jeunesse, par un portrait de ce genre, ne s’effacera jamais de mon esprit. »

« Ah ! racontez-nous cela, » dit la demoiselle aux cheveux blonds, qui n’avoit pas encore quitté la petite chaise. « Vous êtes, d’ailleurs, suivant votre promesse, tenu de prendre ma place. » Elle se leva aussitôt, et força Ferdinand, en badinant, de changer de place avec elle.

« Cette histoire, dit-il, ressembleroit un peu trop à celle que vous venez de raconter. Permettez-moi donc..... »

« Cela ne fait rien, » répliqua la maîtresse de la maison. « On ne se rassasie jamais de récits de ce genre ; et autant j’ai de répugnance à regarder ces funestes portraits, autant j’ai de plaisir à entendre raconter qu’ils ont remué les pieds ou les yeux. »

« Mais sérieusement, répondit Ferdinand, qui eût bien voulu rétracter sa promesse, « mon histoire est trop horrible pour une si belle soirée. Je vous avoue que je n’y puis songer sans frissonner, quoique depuis l’évènement il se soit écoulé plusieurs années. »

« Tant mieux, tant mieux ! » s’écrièrent la plupart de ceux qui étoient présens. « Comme vous excitez notre curiosité ! La chose vous étant arrivée, nous entendrons enfin raconter un fait qui ne pourra faire l’objet d’un doute. »

« Cela ne m’est pas arrivé personnellement, » repartit Ferdinand, qui s’étoit trop avancé, « mais à un de mes amis, dont la parole est aussi sûre pour moi que ma propre expérience. »

« On réitéra les instances, et Ferdinand commença en ces mots :

« Un jour que je disputais doucement avec l’ami dont je viens de vous parler, sur les apparitions et les pronostics, il me raconta l’histoire suivante. J’avais été invité, me dit-il, par un de mes camarades de l’université, à aller passer les vacances avec lui dans une terre de son père. Le printemps, retardé cette année-là par un hiver long et triste, n’en parut que plus gai et plus agréable, ce qui secondoit merveilleusement nos projets. Nous arrivâmes chez le père de mon ami, dans les beaux jours d’avril, animés de toute la gaîté que la saison inspiroit.

« Mon camarade, dont je n’avois pas coutume de vivre séparé à l’université, avoit recommandé, par ses lettres, de tout disposer pour que chez son père nous ne fussions pas non plus séparés. Nous occupions deux chambres voisines. On y jouissoit de la vue du jardin et d’un beau paysage, borné au loin par des forêts et des vignobles. Peu de jours après mon arrivée, j’étois tellement habitué dans la maison, et familiarisé avec chacun, que personne, soit dans la famille, soit parmi les domestiques, faisoit de différence entre mon ami et moi. Ses jeunes frères, qui me quittoient pendant le jour, passoient souvent la nuit dans ma chambre, ou dans celle de leur aîné. Leur sœur, fille charmante, âgée de douze ans, jolie et fraiche comme un bouton de rose, m’appeloit son frère, et prétendoit qu’en vertu de ce titre, elle devoit me faire connoître tous les endroits qu’elle affectionnoit dans le jardin, et me fournir à table et dans mon appartement tout ce qui m’étoit nécessaire. Ses prévenances, ses soins, ne s’effaceront pas de mon souvenir ; ils y vivront bien plus encore que les scènes d’effroi que ce château rappellera toujours à ma mémoire.

« Dès le jour de mon arrivée, j’avois aperçu un grand portrait fixé dans le mur d’une salle où j’étois obligé de passer pour aller à ma chambre. Mais trop occupé des objets nouveaux qui, de tous côtés, attiroient mon attention, je ne l’avois pas bien considéré. Cependant, lorsque les deux jeunes frères de mon ami se furent si tendrement attachés à moi, je remarquai qu’en venant m’accompagner le soir dans ma chambre, ils témoignoient une frayeur extraordinaire en traversant la salle où étoit le portrait. Ils se pressoient autour de moi, en me caressant, pour que je les prisse dans mes bras, et celui que j’étois obligé de continuer à tenir par la main, cachoit son visage, afin que ses yeux ne rencontrassent pas le moindre trait du tableau.

« Sachant que la plupart des enfans ont peur des figures colossales, ou même de grandeur naturelle, je cherchai à donner du courage à mes deux petits amis ; cependant, en considérant plus attentivement le portrait qui les effrayoit si fort, je ne pus me défendre d’un mouvement de crainte. Ce portrait représentoit un chevalier, dans le costume des siècles les plus reculés. Un ample manteau de couleur grise lui descendoit des épaules jusqu’aux genoux ; un de ses pieds, posé en avant, sembloit vouloir quitter la toile ; son visage avoit une expression qui glaçoit d’effroi. Je n’avois encore rien vu de semblable parmi les vivans. C’étoit un mélange affreux de l’immobilité de la mort et des restes d’une passion pénible et violente, que la cessation même de la vie n’avoit pu faire disparoître. On auroit dit que le peintre avoit emprunté les traits effrayans d’un homme sorti du tombeau, pour peindre ce portrait épouvantable.

« J’étois saisi d’une frayeur égale à celle des enfans toutes les fois que je voulois contempler ce portrait. Son aspect étoit désagréable à mon ami, mais ne lui causoit pas de terreur. Sa sœur regardoit seule cette figure hideuse en riant, et me disoit, d’un air compatissant, quand je témoignois mon aversion : Cet homme n’est pas méchant ; mais il est certainement bien malheureux.

« Mon ami me dit que ce portrait étoit celui de l’auteur de sa race, et que son père y attachoit un grand prix. Il’avoit probablement été placé là dès l’époque la plus reculée, et il n’étoit guère possible de l’ôter sans faire perdre à cette ancienne salle de cérémonie quelque chose de sa régularité.

« Cependant le temps de nos vacances se passoit insensiblement au milieu des plaisirs de la campagne. Leur terme approchoit. Le vieux comte, qui avoit remarqué la répugnance que nous éprouvions à quitter et lui et son aimable famille, et son château et le beau pays qui l’entouroit, s’étoit appliqué, avec un soin admirable, à faire du jour qui précédoit notre départ, une suite continuelle de petites fêtes champêtres ; l’une succédoit à l’autre sans la moindre apparence d’apprêt, elle en sembloit une suite nécessaire. L’éclat dont brilloient les yeux de la sœur de mon ami, lorsqu’elle apercevoit la satisfaction de son père ; la joie qui se peignoit dans les regards d’Emilie (c’est ainsi que se nommoit cette charmante personne), lorsque son père étoit lui-même surpris par les dispositions qu’elle avoit prises, et qui devançoient ses projets, me faisoient quelquefois deviner l’intelligence qui régnoit entre le père et la fille, et la part active que prenoit Emilie à diriger l’ensemble qui régnoit dans les fêtes de cette journée.

« La soirée arriva, la société se dispersa dans le jardin ; mais mon aimable compagne ne quitta pas mes côtés. Les deux jeunes garçons sautoient gaîment devant nous, poursuivoient les bannetons, et secouoient les arbrisseaux pour les faire tomber. La rosée s’élevoit à la clarté de la lune, et formoit un réseau argenté sur les fleurs et sur le gazon. Emilie tenoit mon bras, et en sœur affectionnée me conduisit, comme pour en prendre congé, à tous les bosquets et à tous les endroits que j’avois coutume de visiter seul avec elle ou bien avec sa famille.

« Revenant à la porte du château, je fus obligé de lui réitérer la promesse que son père m’avoit fait prononcer, de venir passer avec eux quelques semaines de l’automne. Cette saison, dit-elle, est aussi belle que le printemps. Il ne s’agit que de comprendre ce qu’elle veut faire entendre par la couleur bigarrée quelle donne aux feuilles, et de conserver, dans toute sa pureté, le sentiment qu’inspire la nature. Avec quel plaisir je promis d’éluder, pour celle-là, toutes les autres invitations ! Emilie se retira dans son appartement ; et, suivant ma coutume, je montai au mien avec les deux enfans ; ils couroient gaîment dans l’escalier, et en traversant la file des appartemens foiblement éclairés. A mon grand étonnement, le terrible portrait ne troubla pas leur joie bruyante.

« J’avois, moi-même, la tête et le cœur pleins de la journée qui venoit de s’écouler, et de la manière agréable dont mon temps s’étoit passé dans le château du comte. Les images variées de ces jours heureux se pressoient dans mon souvenir ; mon imagination, qui avoit alors toute la vivacité de la jeunesse, fut tellement agitée, que je ne pus goûter le sommeil auquel mon ami étoit déjà livré. L’image d’Emilie, si intéressante par sa grâce naïve, par son affection pure pour moi, se présenta à mes yeux tel qu’un fantôme aimable brillant de beauté. Je me mis à la fenêtre pour jeter de nouveau un coup-d’œil sur ce paysage que j’avois si souvent parocouru avec elle, et récemment encore pour la dernière fois. Je reconnus chaque endroit à la lumière blanchâtre de la lune.

« Les rossignols chantoient dans les bocages où nous aimions à nous asseoir ; la petite rivière, sur laquelle nous voguions souvent en faisant entendre les chants de la gaîté, rouloit en murmurant ses flots argentés.

« Absorbé dans une rêverie profonde, je me disois : Il sera peut-être évanoui avec les fleurs du printemps, ce charme aimable et gracieux d’une affection douce, paisible et innocente ; et de même que dans l’arrière-saison, une enveloppe rude recouvre quelquefois le fruit qui succède à la fleur, de même la réserve et la froideur me fermeront peut-être, à l’automne prochain, ce cœur tendre qui aujourd’hui aime à s’épancher dans le mien.

« Attristé par ces réflexions, je me retirai de la fenêtre ; et livré à une agitation pénible, je traversai l’appartement voisin. Je me trouvai tout-à-coup devant le portrait de l’aïeul de mon ami. La clarté de la lune le frappoit de la manière la plus singulière, de sorte qu’il sembloit se mouvoir tel qu’un spectre hideux. La réflexion de la lumière lui donnoit l’apparence d’un corps réel prêt à quitter le fond obscur qui l’entouroit. L’immobilité de ses traits s’étoit comme anéantie pour faire place à la mélancolie la plus profonde, et la sévérité morne et glaciale de son œil fixe, paroissoit seule empêcher sa bouche de s’ouvrir pour exhaler sa douleur.

« Mes genoux s’entrechoquèrent, et d’un pas mal assuré je regagnai ma chambre. La fenêtre en étoit encore ouverte. Je m’y replaçai, pour que la fraîcheur de l’air de la nuit et l’aspect du beau paysage, dissipassent la terreur que je venois d’éprouver. Je portai mes regards sur une large allée de tilleuls antiques, qui s’étendoit depuis ma fenêtre jusqu’aux ruines d’une vieille tour, et qui avoit été le théâtre ordinaire de nos plaisirs et de nos jeux champêtres. Le souvenir du hideux portrait se dissipoit déjà, lorsqu’il me sembla qu’un brouillard épais, sorti des ruines de la tour, parcouroit l’allée de tilleuls pour venir à moi.

« Je regardai ce nuage avec une curiosité inquiète ; il s’approcha, mais il et étoit caché par le feuillage touffu des arbres.

« Soudain j’aperçus dans un endroit de l’allée, plus éclairé que les autres, la figure dont le portrait représentoit les traits formidables, enveloppée du manteau gris qui m’étoit si connu ; elle s’avançoit vers le château, comme en hésitant. Aucun bruit ne décéloit sa marche sur le sol pierreux ; elle passa devant ma fenêtre sans y jeter les yeux, et gagna une porte latérale qui menoit aux appartemens de la façade du château.

« Tremblant, saisi d’effroi, je m’élançai vers mon lit. Je vis, avec plaisir, que les deux enfans couchés de chaque côté dormoient profondément. Le bruit que je fis les éveilla ; ils sourirent, et se rendormirent aussitôt. L’agitation m’ôta le sommeil ; je me tournai pour éveiller un des enfans et causer avec lui....... Qui pourra dépeindre mon épouvante, quand je vis devant le lit de l’enfant l’effroyable figure ?

« Le saisissement, l’horreur me glacèrent ; je n’osai ni remuer, ni même fermer les yeux. Je vis le spectre se pencher vers l’enfant, et lui baiser doucement le front. Il se pencha ensuite par dessus mon lit, et baisa le front de l’autre enfant.

« Je perdis connoissance en ce moment ; et le lendemain matin, les enfans m’ayant réveillé par leurs caresses, je fus disposé à regarder cette scène comme un rêve.

« Cependant, l’instant du départ étoit proche. Nous déjeûnâmes encore tous ensemble, pour la dernière fois, dans un bosquet de lilas en fleurs. Prenez un peu plus de soin de votre personne pendant le voyage, » me dit le vieux comte, au milieu de la conversation ; « hier au soir, vous vous êtes promené un peu tard au jardin, dans un habillement trop léger. J’ai craint que cette imprudence ne vous fit attraper la fièvre. Les jeunes gens croyent que leur santé est inattaquable ; mais, je vous le répète, écoutes le conseil d’un ami.

« En effet, lui répondis-je, je croirois volontiers que cette nuit une fièvre malfaisante m’a tourmenté. Jamais je n’ai été effrayé par des visions aussi épouvantables. Je conçois à présent comment les rêves donnent sujet à une imagination vive de forger et de raconter les apparitions les plus extraordinaires.

« Que voulez-vous dire ? me demanda le comte, d’un air un peu agité. Je lui racontai ce que j’avois vu pendant la nuit ; à ma grande surprise, il me parut, non pas étonné, mais extrêmement ému.

« Le fantôme a baisé les deux enfans au front ? me dit-il d’une voix tremblante. » — Je lui répondis que c’étoit la vérité. Il s’écria alors avec l’accent de la douleur la plus profonde : « O ciel ! ils mourront donc aussi tous deux ! »

La compagnie avoit jusqu’à ce moment écouté Ferdinand avec la plus grande attention, aucun bruit ne l’avoit interrompu ; mais lorsqu’il eut prononcé les derniers mots, la plupart de ses auditeurs frissonnèrent, et la demoiselle qui avoit occupé la chaise avant lui, jeta un cri perçant.

« Jugez, continua Ferdinand, à quel point cette exclamation inattendue surprit l’ami au nom duquel je parle. La vision de la nuit avoit causé à ses sens une agitation terrible, mais le ton lamentable du comte lui perça le cœur, et bouleversa tout son être par l’idée redoutable d’un monde spirituel et des terreurs secrètes qu’il produit. Ce n’étoit donc pas un rêve, une chimère, fruit d’une imagination exaltée ! Un messager mystérieux, infaillible, sorti du monde surnaturel, avoit passé auprès de lui, s’étoit placé près de sa couche, et par son baiser fatal avoit insinué le germe de la mort dans le sein des deux enfans.

« Il pria vainement le comte de lui expliquer cet évènement prodigieux ; vainement le fils pressa son père de lui dévoiler un mystère qui étoit vraisemblablement une propriété de la famille. Tu es encore trop jeune, répondit le comte ; trop tôt hélas, pour ton repos, tu seras instruit des choses terribles que tu soupçonnes dans ce mystêre !

« Lorsque l’on vint avertir mon amique tout étoit prêt pour le départ, il se rappela que durant son récit le comte avoit éloigné Emilie et ses deux jeunes fils. Profondément ému, il prit congé du comte et des deux jeunes enfans qui revinrent vers lui, et qui ne vouloient pas s’en séparer. Emilie placée à une fenêtre lui dit adieu par un signe. Trois jours après, le jeune comte reçut la nouvelle de la mort de ses deux frères. Leur carrière s’étoit terminée dans la même nuit.

« Vous voyez, continua Ferdinand, d’un ton un peu plus gai, pour combattre les impressions profondes de tristesse que son histoire avoit produites sur la compagnie, vous voyez que mon histoire est bien éloignée de donner l’explication naturelle du merveilleux qu’elle contient, explication qui vous choque avec raison. Elle ne fait pas même connoître entièrement ce merveilleux, ce que l’on est pourtant fondé à attendre de tout récit qui offre un prodige. Mais je n’ai rien pu apprendre de plus, et le vieux comte ayant fini ses jours sans révéler le mystère à son fils, je ne vois pas d’autre moyen de terminer l’histoire de ce portrait, qui n’est certainement pas dépourvue d’intérêt, qu’en inventant à plaisir un dénoûment qui en contienne l’explication. »

« Cela ne me paroît pas bien nécessaire, » dit un jeune homme ; « cette histoire, de même que celle qui l’a précédée, est réellement finie, et donne toute la satisfaction que doit procurer un récit de ce genre. »

« Je ne partagerois pas votre opinion, » répondit Ferdinand, « si j’étois en état d’expliquer la connexion mystérieuse du portrait avec la mort des deux enfans, arrivée pendant la nuit, ou des terreurs de Julienne à la vue de l’autre portrait, avec sa mort, dont il fut la cause. Je ne vous suis pas moins obligé de la satisfaction que vous témoignez. » « Mais, » répartit le jeune homme, « qu’y gagneroit votre imagination, si la connexion dont vous parlez vous étoit connue ? »

« Beaucoup assurément, » reprit Ferdinand, « car l’imagination exige autant de fini dans les objets qu’elle se représente, que le jugement exige de justesse et d’acord dans les idées. »

La maîtresse de la maison qui n’aimoit pas les disputes savantes, se mit du côté de Ferdinand. « Nous autres femmes, » dit-elle, « nous sommes toujours curieuses : ne trouvez donc pas extraordinaire que nous nous plaignions de ce qu’une histoire n’est pas terminée. Il me semble que ce seroit comme si je voyois les dernières scènes du Don-Juan de Mozart, sans celles qui précèdent ; vous n’en seriez pas satisfait non plus, quoique ces dernières scènes aient un mérite éminent. »

Le jeune homme garda le silence, moins, peut-être, par conviction, que par politesse. Plusieurs personnes se préparoient à se retirer, et Ferdinand, qui avoit vainement cherché de tous ses yeux la demoiselle aux cheveux blonds, étoit déjà à la porte, lorsqu’un homme assez avancé en âge, qu’il se souvint d’avoir vu dans l’appartement des musiciens, lui demanda si l’ami dont il avoit raconté l’histoire, ne s’appeloit pas le comte Panner ?

« C’est son nom, » répondit Ferdinand un peu interdit. « Comment devinez-vous ?..... Connoissez-vous sa famille ? »

« Vous n’avez dit que la vérité pure, » repartit l’inconnu. « Où est le comte actuellement ? »

« Il est en voyage, » reprit Ferdinand ; « mais je suis surpris..... »

« Correspondez-vous avec lui ? » demanda l’inconnu.

« Oui, » répliqua Ferdinand ; « mais je ne comprends pas..... »

« Eh bien, » continua le vieillard, « dites-lui qu’Emilie pense encore à lui, et qu’il vienne au plutôt, s’il prend quelqu’intérêt à un secret qui concerne très-particulièrement sa famille. »

Là-dessus le vieillard monta dans sa voiture, et se trouvoit hors de la vue de Ferdinand, que celui-ci n’étoit pas encore revenu de son étonnement. Il regarda inutilement autour de lui, pour découvrir quelqu’un à qui il pût s’informer du nom de l’inconnu. Toute la société étoit déjà partie. Déjà il projetoit, au risque de passer pour indiscret, de demander quelques informations au pasteur qui l’avoit accueilli si amicalement, lorsque l’on vint fermer la porte de la maison. Il fut obligé de reprendre tristement le chemin de l’auberge, et de remettre ses recherches au lendemain.

La scène effrayante de la nuit qui avoit précédé le départ de Ferdinand du château du père de son ami, avoit comme affoibli l’image d’Emilie dans son esprit ; et la distraction, effet du voyage qu’il avoit entrepris peu après, n’avoit pas contribué à la lui rappeler bien vivement. Mais en ce moment le souvenir d’Emilie reprit tout-à-coup une vie nouvelle par le récit de la soirée et la conversation du vieillard ; il se présenta même avec plus de force et de vivacité, que dans le temps où il avoit paisiblement pris naissance. Ferdinand crut avoir reconnu Emilie dans la jolie personne aux cheveux blonds. Plus il se rappeloit sa tournure, ses yeux, le son de sa voix, la grâce de tous ses mouvemens, plus la ressemblance lui paroissoit frappante. Le cri d’effroi qui lui étoit échappé lorsqu’il avoit parlé de l’explication que le vieux comte avoit donnée de l’apparition du fantôme, sa prompte disparition lorsque le récit avoit été terminé, sa liaison avec la famille de Ferdinand (car la demoiselle aux cheveux blonds, dans l’histoire de la mort de Julienne, avoit raconté l’accident funeste arrivé à la sœur de celui-ci), tout donnoit un degré de certitude à ses présomptions.

La nuit se passa à imaginer des projets et des plans, à résoudre des doutes et des difficultés, et Ferdinand attendit hien impatiemment le jour qui devoit dissiper cette obscurité. Il alla chez le pasteur, qu’il trouva au milieu de ses cahiers de musique ; et en donnant tout naturellement un autre tour à la conversation, il saisit l’occasion de s’informer de quelques-unes des personnes avec qui, la veille, il avoit passé la soirée.

Il ne recueillit, malheureusement, que des réponses peu satisfaisantes à ses questions, concernant la demoiselle aux cheveux blonds et le mystérieux vieillard ; car le pasteur avoit tellement été absorbé par sa musique, qu’il n’avoit pas fait attention à beaucoup de personnes qui étoient venues chez lui ; et Ferdinand eut beau lui décrire, de la manière la plus détaillée, l’habillement et d’autres particularités, il lui fut impossible de faire comprendre au pasteur quels étoient les individus dont il vouloit savoir les noms. « Il est fâcheux, » dit le pasteur, « que ma femme soit sortie ; elle vous donneroit tous les éclaircissemens que vous desirez. Cependant, d’après la description que vous faites, il me semble que la jeune personne aux cheveux blonds est mademoiselle de Hainthal ; mais..... »

« Mademoiselle de Hainthal ! » reprit Ferdinand un peu brusquement ; mais il ne tarda pas à se remettre.

« Oui, je le crois, » répondit le pasteur. « Connoissez-vous cette demoiselle ? »

« Je connois sa famille, » répliqua Ferdinand. « Mais, d’après quelques traits de ressemblance qui existent dans la même famille, je croyois que ce pouvoit être la jeune comtesse de Wartbourg, qui ressemble beaucoup à son frère. »

« Cela est possible, » dit le pasteur, « Vous l’avez donc connu cet infortuné comte de Wartbourg ? »

« Infortuné ! » s’écria Ferdinand extrêmement surpris.

« Vous ne savez donc rien, » continua le pasteur, « de l’évènement déplorable qui a eu lieu récemment au château de Wartbourg ? Le jeune comte qui, dans ses voyages, avoit probablement vu beaucoup de jardins parfaitement dessinés, voulut faire quelques changemens pour embellir le superbe paysage qui entoure son château. Il lui sembla que les ruines d’une vieille tour formoient un ce obstacle à l’exécution de son plan, et il donna ordre de l’abattre. Son jardinier lui représenta en vain que, vues d’une des ailes du château, ces ruines offroient à l’extrémité d’une antique et majestueuse allée de tilleuls, un coup-d’œil magnifique, et que d’ailleurs elles donnéroient une apparence plus romantique aux nouvelles parties que l’on alloit arranger. Un vieux domestique, blanchi au service de ses pères, le supplia, les larmes aux yeux, d’épargner les restes vénérables des siècles passés. On répétoit même qu’une ancienne tradition, conservée dans le pays, annonçoit que la durée de la maison de Wartbourg avoit jadis été liée, par un enchantement, à l’existence de cette tour.

« Le comte, en homme éclairé, ne fit aucune attention à tous ces discours ; peut-être même le confirmèrent-ils davantage dans sa résolution. Les ouvriers se mirent au travail. Les murs, construits avec des quartiers de rochers énormes, résistèrent long-temps aux efforts réunis des outils et de la poudre. L’architecte de cet édifice sembloit avoir bâti pour l’éternité.

« Enfin, la persévérance du travail l’emporta. Un morceau de rocher, en se détachant, se précipita dans une ouverture que des décombres et des broussailles avoient long-temps cachée, et tomba dans une caverne profonde. On découvrit, aux derniers rayons du jour, une immense voûte souterraine, soutenue par d’énormes piliers. Avant de pousser plus loin les recherches, on alla instruire le jeune comte de cette découverte.

« Il vint, et curieux de connoître ce séjour ténébreux, il y descendit avec deux domestiques. Il y trouva des chaînes couvertes de rouille, qui, fixées dans le roc, désignoient l’ancienne destination de ce caveau ; d’un autre côté, un corps revêtu de l’habillement d’une femme, comme on le portoit aux âges les plus reculés ; il avoit résisté, d’une manière étonnante, aux ravages du temps. Tout auprès étoit étendu un squelette humain presque détruit. Les deux domestiques ont raconté que le jeune comte, à l’aspect de ce corps, s’étoit écrié, avec l’accent de le plus profonde terreur : Grand Dieu ! c’est celle dont le portrait a tué ma future. En finissant ces mots il tomba, sans connoissance, auprès du corps. La secousse que sa chute occasionna, réduisit le cadavre en poussière.

« On reporta le comte dans son château. Les soins des médecins le firent revenir à la vie ; mais il ne recouvra pas ses sens. Il est probable que cet évènement tragique fut occasionné par l’air du caveau long-temps renfermé. Peu de jours après, le comte mourut complètement aliéné. Il est singulier que l’extinction de sa vie coïncide avec la destruction de cette tour en ruine ; il n’existe plus, en effet, de branche masculine de cette famille. Les actes relatifs à sa succession, ratifiés et scellés par l’empereur Otton, sont encore dans les archives de la maison. Leur contenu n’a, jusqu’à présent, été transmis que verbalement du père à son fils, comme un secret héréditaire. Maintenant, il va être connu. Il est également vrai que la fiancée du comte fut tuée, il y a environ six mois, par la chute d’un portrait. »

« Hier, j’entendis raconter cet évènement funeste par la jeune demoiselle aux cheveux blonds », reprit Ferdinand.

« Il est bien possible que cette jeune « personne soit la comtesse Emilie, » répliqua le pasteur ; « elle étoit l’amie intime de la pauvre fiancée. »

« La comtesse Emilie ne réside-t-elle donc pas au château de Wartbourg ? » demanda Ferdinand.

« Depuis la mort de son frère, » répondit le pasteur, « elle demeure chez une parente de sa mère, au château de Lilienfels, peu éloigné d’ici. Comme on ne sait pas encore avec certitude à qui appartiendra le château de Wartbourg, il est provisoirement en séquestre. »

Ferdinand en avoit appris assez pour abandonner le projet d’un voyage à la capitale. Il remercia le pasteur des renseignemens qu’il lui avoit donnés, et se fit conduire au château où demeuroit Emilie.

Il étoit encore grand jour quand il y arriva. Pendant toute la route, il eut présente à la pensée la figure aimable que la veille il avoit reconnue trop tard. Il se rappeloit chacune de ses paroles, le son de sa voix, ses mouvemens ; et ce qui ne se présentoit pas à sa mémoire, son imagination le lui offroit avec la vivacité des sensations du jeune âge, et tout le feu d’un amour renaissant. Déjà il adressoit de secrets reproches à Emilie de ce qu’elle ne l’avoit pas reconnu, comme lui l’avoit reconnue ; et, pour éprouver si ses traits étoient devenus entièrement étrangers à celle qu’il idolâtroit, il se fit annoncer, sans dire son nom, comme un étranger qui desiroit l’entretenir des affaires de sa famille.

Tandis qu’il attendoit impatiemment dans l’appartement où on l’avoit fait entrer, il reconnut parmi les portraits dont il étoit décoré, la personne dont la veille les traits l’avoient de nouveau enchanté. Il le contemploit avec ravissement, lorsque la porte s’ouvrit, et Emilie entra. Elle reconnut à l’instant Ferdinand, et avec l’accent le plus doux, elle le nomma l’ami de son enfance.

La surprise rendoit Ferdinand incapable de répondre convenablement à un accueil aussi gracieux : ce n’étoit pas la charmante personne aux cheveux blonds, ce n’étoit pas une figure semblable à celle qu’il s’étoit imaginée, qui se montroit en ce moment à ses yeux. C’étoit Emilie, brillante d’un éclat de beauté que l’imagination de Ferdinand n’avoit pu deviner. Il reconnut cependant chacun des traits qui l’avoient charmé jadis, mais revêtus de toute la perfection que la nature départit aux objets de son affection particulière[1].

Ferdinand fut comme ébloui pendant quelques instans ; il n’osa point parler de son amour, et encore moins faire mention du portrait et des autres prodiges du château de Wartbourg. Emilie parla des jours heureux de son enfance, et ne dit que quelques mots de la mort de son frère.

Le soir, la jeune personne aux cheveux blonds entra avec le vieillard inconnu. Emilie les présenta tous deux à Ferdinand comme le baron de Hainthal et sa fille Clotilde. Ils reconnurent l’étranger qu’ils avoient vu la veille. Clotilde plaisanta sur l’incognito que Ferdinand avoit voulu garder, et celui-ci se trouva tout d’un coup, par une suite peu nombreuse d’évènemens inattendus, mais très-naturels, entre la personne que sa mère lui destinoit pour épouse, l’objet de son amour qu’il venoit de retrouver, et l’étranger mystérieux qui lui avoit promis des éclaircissemens sur les portraits merveilleux.

La société ne tarda pas à être augmentée par la dame du château, en qui Ferdinand reconnut une de celles qui, la veille, étoient assises à côté de lui. Par égard pour Emilie on ne traita aucun des sujets qui intéressoient le plus Ferdinand ; mais après le souper, le baron se rapprocha de lui.

« Je ne doute pas, » lui dit-il, « que vous ne désiriez vivement recevoir quelques lumières sur des évènemens dont, suivant votre récit d’hier au soir, vous avez été témoin. Je vous ai reconnu dès le premier abord, et je savois que le récit que vous disiez tenir de l’un de vos amis, étoit votre propre histoire. Je ne puis, au reste, vous faire connoître que ce que je sais ; mais cela suffira, peut-être, pour préserver de chagrins et de désagrément Emilie, que j’aime comme ma fille, et à laquelle, d’après votre récit, je vois que vous prenez un vif intérêt. »

« Préserver Emilie de désagrément ! » reprit Ferdinand avec chaleur : « expliquez-vous ; que faut-il que je fasse ? »

« Nous ne pouvons ici parler à notre aise, » répondit le baron ; « demain matin, j’irai vous voir dans votre appartement. »

Ferdinand lui demandoit un entretien pour la nuit, mais le baron fut inflexible. « Il ne s’agit pas, » lui dit-il, « d’émouvoir votre imagination par un récit merveilleux, mais de conférer avec vous sur les intérêts très-importans de deux familles distinguées. Voilà pourquoi la fraîcheur du matin convient parfaitement pour adoucir l’horreur que vous feront éprouver mes récits. Attendez-moi donc, si cela ne vous gêne pas, demain matin de bonne heure. J’aime à devancer le lever du soleil ; aussi n’ai-je jamais trouvé le temps trop court jusqu’à midi pour faire mes affaires, » ajouta-t-il en riant et en se tournant à moitié vers le reste de la société, comme s’il eût été question d’objets indifférens.

Ferdinand passa une nuit très-agitée, en songeant à l’entretien qu’il devoit avoir avec le baron ; celui-ci le trouva à sa fenêtre, quoique l’aurore parût à peine.

« Vous savez », dit le baron, « que j’avois épousé la sœur du vieux comte de Wartbourg. Cette alliance fut moins la cause que la suite de notre intime amitié. Nous connoissions réciproquement nos pensées les plus secrètes, et l’un n’entreprenoit rien que son ami n’eût autant de part que lui-même au projet qu’il formoit. Le comte avoit pourtant un secret pour moi ; mais je n’en aurois rien su, si le hasard ne me l’eût découvert. »

« Le bruit se répandit tout-à-coup que l’on avoit aperçu le fantôme de la Roche de la None ; c’est ainsi que les paysans appellent l’endroit où étoient les ruines de cette vieille tour que vous avez connue. Lesgens de bon sens ne firent que rire de ce bruit. Je voulois, la nuit qui devoit suivre, arracher le masque au prétendu spectre, et je me réjouissois d’avance de mon triomphe ; mais, à mon grand étonnement, le comte me détourna de ce dessein. Comme j’y persistois, ses représentations devinrent plus sérieuses ; et enfin, il me conjura, au nom de l’amitié, de me désister de ce projet.

« Son ton grave excita mon attention. Je lui adressai des questions ; je regardai même ses craintes comme l’effet d’une maladie, et je le priai de faire les remèdes convenables. Mais il me répondit d’un air chagrin : Mon frère, tu connois ma sincérité pour toi ; mais il s’agit ici d’un secret qui est une propriété sacrée de ma famille. Mon fils seul doit en être instruit, et seulement à mon lit de mort. Ne me questionne donc pas davantage. »

« Je me tus ; mais je recueillis secrètement toutes les traditions qui s’étoient conservées parmi les paysans. Le bruit le plus généralement répandu étoit que le fantôme se montroit à la Roche de la None, quand quelqu’un de la famille du comte devoit mourir. En effet, peu de jours après le plus jeune fils du comte expira. Le comte sembloit le pressentir ; il recommanda cet enfant de la manière la plus particulière à la femme qui en prenoit soin ; il fit même, sous prétexte d’une indisposition, venir deux médecins, qui restèrent quelques jours au château ; mais ces soins excessifs conduisirent précisément l’enfant au tombeau ; car la garde, qui passoit par-dessus des pierres auprès des ruines de la tour, voulut, par précaution, porter l’enfant ; elle glissa, et en tombant le blessa si fort, qu’il resta sur la place. Elle raconta qu’elle avoit cru voir l’enfant étendu tout ensanglanté au milieu des pierres, que la frayeur l’avoit fait tomber la face contre terre ; et qu’en revenant à elle, l’enfant, baigné dans son sang, se trouvoit au même endroit où elle avoit aperçu son fantôme.

« Je ne vous rapporterai pas tous les récits qu’une imagination grossière débita pour expliquer cette vision ; car, lors d’un accident pareil, elle est vivement mise en jeu, et l’on invente plus que l’on ne raconte ce qui a eu lieu. Je ne pouvois pas attendre beaucoup plus de satisfaction des archives de la famille ; les documens les plus importans étoient conservés dans un coffre de fer, dont la clef ne sortoit pas des mains du possesseur du château. Je découvris pourtant, dans les registres généalogiques et dans des pièces du même genre, que jamais cette famille n’avoit eu de branches collatérales masculines. Mes recherches ne me firent rien trouver de plus.

« Enfin j’obtins, lorsque mon ami touchoit à sa dernière heure, quelques éclaircissemens qui cependant ne sont pas complets. Vous vous rappelez que lorsque le fils étoit en voyage, le père fut attaqué de la maladie qui l’enleva si promptement. La veille de sa mort, il m’envoya chercher à la hâte ; fit éloigner tous ceux qui étoient présens, et se tournant vers moi, il me dit : Je sens que ma fin approche. Je suis le premier de ma famille que la mort surprend avant d’avoir pu communiquer à son fils un secret sur lequel repose la durée de ma maison. Jure-moi de ne le découvrir qu’à mon fils. Cette assurance peut seule me faire attendre tranquillement ma dernière heure. »

« Je lui promis, au nom de l’honneur et de l’amitié, ce qu’il exigeoit de moi ; il commença ainsi : L’origine de marace, tu le sais, se perd dans la nuit des temps. Ditmar, le premier de mes ancêtres, dont les documens écrits fassent mention, accompagna l’empereur Otton en Italie. Son histoire est d’ailleurs très-obscure. Il avoit un ennemi, appelé le comte Bruno, dont, suivant les anciennes traditions, il tua par vengeance le fils unique. Puis, il le tint lui-même enfermé jusqu’à sa mort dans cette tour, dont les ruines, situées sur la Roche de la None, défient encore la main du temps. Ce portrait, que tu vois orner seul la salle de cérémonie, est celui de Ditmar. S’il faut en croire les traditions de la famille, les morts l’ont peint. Il est, en effet, presqu’impossible qu’un être vivant ait pu supporter l’aspect de traits aussi hideux, ou les représenter dans un tableau. Mes aïeux ont plusieurs fois essayé de faire mettre un enduit sur cette épouvantable figure ; mais dans la nuit, les couleurs perçoient l’enduit, et l’affreuse image reparoissoit aussi distinctement qu’auparavant. Souvent, pendant la nuit, ce Ditmar erre çà et là, vêtu comme dans le tableau, et, en donnant un baiser à ses descendans, il les voue à la mort. Trois de mes enfans ont reçu ce baiser redoutable. Un moine, dit-on, lui imposa cette pénitence en expiation de ses forfaits. Mais il ne peut pas tuer tous les enfans de sa race ; car aussi long-temps que les ruines de la vieille tour existeront, et qu’il en restera pierre sur pierre, la famille des comtes de Wartbourg subsistera ; mais aussi long-temps, de même, l’esprit de Ditmar sera errant, et tuera les rejetons de sa famille, sans pouvoir anéantir le tronc. Sa race ne s’éteindra, et son supplice ne finira que lorsque les ruines de la tour seront entièrement dispersées. Il éleva, il est vrai, avec un soin vraiment paternel, la fille de son ennemi, et la maria à un chevalier riche et puissant ; mais, malgré cela, le moine ne lui remit pas sa peine. Comme Ditmar prévoyoit que sa race périroit un jour, et que certainement il souhaitoit dès-lors avancer un évènement auquel est attachée sa délivrance, il fit ses dispositions relativement à l’hérédité de ses biens après l’extinction de sa famille. L’acte qui contient sa volonté fut ratifié par l’empereur Otton ; il n’a pas encore été ouvert, personne n’en a eu connoissance, il est déposé dans les archives secrètes. Mon ami avoit fait de grands efforts pour parler aussi long-temps. Il demanda prendre un peu de repos ; mais bientôt il fut hors d’état d’articuler un seul mot. Je m’acquittai de la commission dont il m’avoit chargé pour son fils.

« Et celui-ci fit néanmoins ? » reprit Ferdinand.....

« Oui, » répliqua le baron ; « mais jugez mieux votre excellent ami. Je l’ai vu souvent seul, dans la grande salle de cérémonie, regarder l’horrible portrait ; il alloit ensuite dans l’autre salle, où les portraits de ses aïeux étoient rangés depuis dix siècles : il les contemploit ; puis, avec tous les signes d’un violent combat intérieur, il retournoit à celui du chef de sa maison. Des discours interrompus, d’autres qu’il s’adressoit à lui-même, et que j’entendois par hasard, ne m’ont pas laissé douter qu’il ne fût cet homme magnanime parmi ceux de sa race, qui, le premier, prit la résolution d’affranchir l’esprit de Ditmar de sa pénitence, et de détourner, par son propre malheur, la malédiction qui pesoit sur sa maison. Peut-être fut-il confirmé dans cette résolution par la douleur qu’il ressentoit encore de la mort de sa bien-aimée. »

« Oh ! que cela est bien le caractère de mon ami ! » s’écria Ferdinand profondément ému.

« Il a pourtant, dans l’ardeur de son enthousiasme, oublié de ménager la sensibilité de sa sœur, » dit le baron.

« Comment donc ? » demanda Ferdinand.

« C’est, » répondit le baron, « ce qui m’a engagé à m’adresser à vous, et à vous révéler ce secret. Je vous ai dit que Ditmar avoit témoigné une affection paternelle à la fille de son ennemi, lui avoit donné une riche dot, et l’avoit mariée à un valeureux chevalier. Or, ce chevalier étoit Adalbert de Panner, dont les comtes de ce nom descendent en ligne directe. »

« Est-il possible ? » dit Ferdinand, « l’auteur de ma race ! »

« Lui-même, » répondit le baron ; « et, suivant toutes les apparences, Ditmar a désigné la famille de Panner pour lui succéder à l’extinction de la sienne. Hâtez-vous donc, pour que votre droit probable à l’hérédité..... »

« Jamais..... » dit Ferdinand..... « tant qu’Emilie..... »

« Voilà ce que j’attendois de vous, » reprit le baron ; « mais n’oubliez pas qu’au temps de Ditmar on ne s’occupoit guère des filles dans des actes de ce genre. Votre générosité irréfléchie seroit préjudiciable à Emilie ; car les agnats qui prétendent au fief, n’auroient probablement pas des intentions très galantes. Comme parent, quoique ce ne soit que par la ligne féminine, j’ai pris les mesures nécessaires, et je trouve convenable que vous soyez présent au château de Wartbourg quand on levera les scellés ; que vous vous fassiez sur-le-champ reconnoître comme l’unique héritier d’Adalbert, et que vous vous mettiez immédiatement en possession de l’héritage. »

« Et Emilie ? » demanda Ferdinand.

« Quant à ce que vous ferez pour elle, » reprit le baron, « je m’en rapporte à vos sentimens. Je la crois assurée d’un avenir convenable, puisque son sort est dans les mains d’un homme dont la naissance égale la sienne, qui sait apprécier le rang où elle est placée, et veut faire voir qu’il mérite l’estime et la considération. »

« Dois-je donc, » dit Ferdinand, « me borner à espérer d’Emilie qu’elle voudra bien me permettre de lui rendre ce qui est actuellement sa propriété légitime ? »

« Consultez Emilie là-dessus, » dit le baron : la conversation finit là.

Ferdinand enchanté courut à Emilie. Elle répondit, avec la même franchise qu’autrefois, aux sentimens qu’il lui manifesta ; leurs bouches ne tardèrent pas à se prodiguer les expressions de l’amour le plus tendre.

Quelques jours se passèrent dans cette aimable ivresse. Les habitans du château prenoient part à la joie des jeunes amans. Ferdinand écrivit à sa mère, pour lui annoncer le choix qu’il avoit fait.

On s’occupoit des préparatifs pour aller au château de Wartbourg, quand une lettre vint détruire la joie de Ferdinand. Sa mère refusoit de consentir à son mariage avec Emilie. Son époux lui avoit, disoit-elle, imposé, en mourant, l’obligation d’unir son fils avec la fille du baron de Hainthal, et de refuser son aveu à tout autre mariage. Il avoit découvert un secret de famille, qui le forçoit à exiger impérieusementce point, sur lequel reposoit le bonheur de son fils et la félicité de sa maison ; elle avoit donné sa parole et devoit la tenir, quoique très-affligée de se voir forcée de contrarier l’inclination de son fils.

Ferdinand conjura en vain sa mère de changer de résolution ; il lui protesta en vain qu’il seroit le dernier de sa race, plutôt que de renoncer à Emilie. Elle ne désapprouva pas ses plaintes ; mais elle resta inébranlable.

Le baron ne tarda pas à voir, à l’agitation et à l’inquiétude de Ferdinand, que son bonheur étoit détruit. Comme il possédoit toute sa confiance, il apprit le sujet de son chagrin. Il écrivit, en conséquence, à la comtesse de Panner, et témoigna son étonnement de la singulière disposition que le comte avoit faite en mourant ; mais il ne put obtenir d’elle que la promesse de venir au château de Wartbourg, pour y voir la prétendue qu’elle destinoit à son fils, et celle qu’il avoit lui-même choisie, et peut-être pour y éclaircir, par sa présence, une affaire si singulière et si embarrassée.

Le printemps vint rendre la gaîté à la nature. Ferdinand, accompagné d’Emilie, du baron, et de sa fille, arriva au château de Wartbourg.

Les dispositions préparatoires qu’exigeoit l’affaire principale, remplirent les premiers jours. Ferdinand et Emilie se consoloient par l’espoir que la présence de la comtesse de Panner l’èveroit tous les obstacles qui s’opposoient à leur amour, et qu’en voyant les deux amans, elle surmonteroit ses scrupules.

Elle arriva peu de jours après, embrassa Emilie de la manière la plus affectueuse, et l’appela sa fille chérie, dont elle se séparoit à son grand regret, pour remplir la promesse faite à un époux mourant.

Le baron sut l’engager enfin à révéler le motif de cette disposition singulière. Après avoir un peu balancé, elle s’exprima ainsi : « Le secret dont vous me demandez l’explication concerne votre famille, M. le baron. Par conséquent, si vous me dégagez de l’obligation de me faire, je puis bien abandonner mes scrupules. Un portrait funeste m’a, vous le savez, privé de ma fille. Mon mari, après ce triste accident, se décida à éloigner entièrement ce malheureux portrait ; il donna ordre de le placer au milieu d’un tas de vieux meubles, où personne ne l’iroit chercher ; et pour désigner plus sûrement un endroit bien caché, il fut présent quand on l’emporta. Il aperçut un morceau de parchemin derrière le cadre, que la chute avoit un peu endommagé : l’en ayant retiré, il vit que c’étoit un vieux document, d’une écriture singulière. L’original du portrait, disoit cet acte, s’appeloit Berthe de Hainthal. Elle fixe ses regards sur ses descendantes, afin que si l’une d’elles recevoit la mort par ce portrait, ce fût un sacrifice expiatoire qui la réconciliât avec Dieu. Alors, elle verroit les familles de Hainthal et de Panner unies par l’amour, et se trouvant délivrée se réjouiroit de la naissance de ses arrières-neveux. Voilà le motif qui faisoit désirer à mon époux de remplir, par le mariage projeté, les vœux de Berthe ; car, la mort de sa fille, dont Berthe étoit cause, la lui avoit rendue très-redoutable. Vous voyez donc que, par la même raison, je ne puis refuser de tenir la promesse que j’ai faite à mon époux mourant. »

« Le comte n’a-t-il, » demanda le baron, « allégué rien de plus positif pour faire cette demande ? »

« Rien de plus, bien certainement ; » répondit la comtesse.

« Eh bien ! » reprit le baron, « dans le cas où l’écrit dont vous parlez pourroit s’expliquer d’une manière toute différente et si claire que le défunt lui-même ne le contesteroit pas, suivriez-vous plutôt le sens que la lettre de cet écrit ? »

« Nul doute à cela, » repartit la comtesse ; « car personne ne prend plus d’intérêt que moi à voir cette malheureuse promesse réduite au néant. »

« Sachez donc d’abord, » dit le baron, « que le corps de cette Berthe, qui a occasionné la mort de votre fille, repose ici à Wartbourg, et que nous obtiendrons des éclaircissemens sur ce sujet, de même que sur tous les autres mystères de ce château. »

Le baron ne voulut pas s’expliquer davantage ; il dit à la comtesse que les documens contenus dans les archives du château fourniroient les lumières nécessaires, et recommanda à Ferdinand de hâter, le plus possible, tout ce qui étoit relatif à la succession.

Il falloit, conformément au désir du baron, avant de s’occuper de toute autre recherche, ouvrir les actes secrets qui devoient se trouver dans les archives. Les commissaires et les agnats présens, qui se promettoient peut-être une ample moisson pour leur curiosité du contenu des autres pièces des archives, vouloient faire quelques objections ; mais le baron leur représenta que les secrets de la famille étoient aussi une propriété de l’héritier inconnu, et que, par conséquent, l’on ne devoit pas s’en emparer avant de savoir si l’on y avoit droit.

Ces raisons produisirent leur effet. On suivit le baron dans le vaste caveau où étoient déposées les archives de la famille. On voyoit, au fond, un coffre en fer, qui n’avoit pas été ouvert depuis près de mille ans. Une chaîne en faisoit plusieurs fois le tour, et étoit solidement fixée au sol et à la muraille. Mais le grand sceau de l’Empire étoit pour le dépôt sacré une plussûre défense que les chaînes et les serrures. Il fut unaniment reconnu intact, et on le leva. Les fortes serrures finirent aussi par céder, et l’on tira du coffre le vieux parchemin, qui avoit résisté à l’action du temps. Cette pièce contenoit, ainsi que le baron l’avoit présumé, les dispositions qui assuroient le droit, d’hérédité de la maison de Panner, dans le cas d’extinction de la maison de Wartbourg ; et comme Ferdinand, d’après l’avis du baron, tenoit prêtes les pièces justificatives qui le faisoient reconnoître comme héritier légitime de la famille Panner, on le laissa à regret, mais on ne put s’y opposer, prendre possession de l’héritage. Le baron lui ayant fait signe, il scella à l’instant le coffre avec son cachet, traita splendidement les étrangers, et le soir se trouva seul dans son châtean avec sa mère, Emilie, le baron et sa fille.

« Il seroit assez dans l’ordre, » dit le baron, « de consacrer cette soirée qui introduit un nom nouveau dans ce château, à la mémoire de ceux qui l’ont jadis possédé. Nous nous acquitterons le plus convenablement de ce devoir, en lisant dans la salle des archives les documens qui, sans doute, sont destinés et à expliquer, comme actes supplémentaires, les dispositions de Ditmar. »

Cette disposition fut unanimement adoptée. Le cœur d’Emilie et celui de Ferdinand étoient partagés entre l’espérance et la crainte, car ils attendoient impatiemment et redoutoient en même temps le dénouement de l’histoire de Berthe, qui, après une si longue suite de siècles, venoit d’une manière si incompréhensible contrarier leur amour. On illumina la salle, Ferdinand ouvrit la caisse de fer, et le baron examina les vieux parchemins.

« Ceci nous instruira, » s’écria-t-il, après avoir un peu cherché. Il tira en même temps du coffre quelques feuilles de parchemin. Sur celle qui servoit d’enveloppe, on voyoit la représentation d’un chevalier d’une figure agréable, et vêtu comme au dixième siècle. L’inscription qui étoit au bas, lui donnoit le nom de Ditmar ; mais à peine remarquoit-on la ressemblance la plus éloignée entre ce portrait et la figure épouvantable de la salle de cérémonie.

Le baron s’offrit de traduire, en le lisant, le document écrit en latin, pourvu qu’on lui passât les licences qu’il pourroit prendre dans une version faite ainsi à la hâte ; la curiorité de ses auditeurs étoit si vivement excitée, que l’on y consentit sans peine. Il lut ce qui suit :

« Je soussigné Tutilon, moine de Saint-Gall, ai, avec le consentement du seigneur Ditmar, écrit la relation suivante ; je n’y ai rien mis ni inséré de mon propre mouvement. Ayant été appelé à Metz, pour y sculpter en pierre l’image de la sainte Vierge, et cette mère de bénédiction de notre Sauveur ayant ouvert mes yeux et dirigé mes mains de sorte que je pus contempler son visage céleste, et le représenter en pierre pour être vénérée par les fidèles, le seigneur Ditmar vint me trouver, et m’engagea à le suivre dans son château, afin de faire son portrait pour ses descendans. Je me mis à le peindre dans la salle de cérémonie de son château ; et étant revenu le lendemain pour continuer mon ouvrage, je vis qu’une main étrangère y avoit travaillé, et avoit donné au portrait un autre visage qui étoit horrible à voir, car il ressembloit à celui d’un mort qui a subi le jugement de Dieu. J’en frissonnai d’horreur ; cependant, j’effaçai ces traits hideux, et je peignis de nouveau la figure du seigneur Ditmar, d’après mes idées. Mais le jour suivant, je reconnus encore le travail de la nuit effectué par une main étrangère. Je fus saisi d’une terreur plus grande ; mais je résolus de veiller pendant la nuit, et je recommençai à peindre la figure du chevalier telle qu’elle étoit dans la réalité. A minuit, je pris une torche, et je m’avançai tout doucement dans la salle de cérémonie pour examiner le portrait. J’aperçus un spectre, semblable au squelette d’un enfant ; il tenoit un pinceau, et travailloit à donner à l’image de Ditmar les traits hideux de la mort. Lorsque j’entrai, le spectre tourna lentement la tête vers moi, pour que je pusse voir son visage affreux. Mon épouvante étoit extrême ; je n’allai pas plus avant, et je me retirai dans ma chambre, où je restai en prière jusqu’au matin, car je ne voulois pas troubler le travail qui se faisoit dans le calme de la nuit. Ayant trouvé le lendemain le même visage étrange au portrait de Ditmar que la veille et l’avant-veille, je ne me hasardai plus à effacer l’ouvrage du peintre de la nuit. J’allai trouver le chevalier ; je lui racontai ce que j’avois vu, et je lui montrai le portrait. Il en frémit d’horreur, et me confessa ses fautes, dont il me demanda l’absolution. Ayant, pendant trois jours consécutifs, invoqué tous les saints pour qu’ils m’éclairassent, je lui imposai, pour pénitence du meurtre de son ennemi, qu’il m’avoit avoué, de se soumettre aux plus rudes mortifications, dans une caverne, pendant le reste de ses jours. Mais je lui dis que, pour l’assassinat d’un enfant innocent, son esprit ne jouiroit du repos que lorsqu’il auroit vu l’anéantissement de sa race ; car le Seigneur puniroit la mort de cet enfant sur les enfans de la famille de Ditmar, qui seroient tous, à l’exception d’un seul par génération, enlevés à leurs parens dans leur bas âge ; que, quant à lui, son esprit seroit errant pendant la nuit, sous l’apparence que la main de l’enfant mort avoit donnée à son portrait, et qu’il dévoueroit à la mort, par un baiser, ses enfans victimes de ses forfaits, de même qu’il en avoit donné un au fils de son ennemi avant de le tuer ; enfin, que sa race ne s’éteindroit pas tant qu’il resteroit pierre sur pierre de la tour où il avoit laissé périr de faim son ennemi. Alors, je lui donnai l’absolution ; puis, il remit sa seigneurie à son fils, et maria la fille de son ennemi, qu’il avoit prise chez lui, au brave chevalier Adalbert. Il légua tous ses biens, dans le cas d’extinction de sa race, aux descendans de ce chevalier, et fit ratifier cette disposition par l’empereur Otton. Après quoi, il se retira dans une grotte près de la tour, et son corps y est enterré ; car il mourut comme un pieux reclus, et expia ses forfaits par de grandes mortifications. Lorsqu’il fut étendu dans le cercueil, il ressembloit au portrait de la salle de cérémonie ; mais durant sa vie, il étoit tel que le montre cette feuille de parchemin que j’ai pu peindre sans obstacle, après lui avoir donné l’absolution. J’ai, à sa demande, écrit et signé ce document après sa mort, et je l’ai déposé, avec les lettres patentes de l’empereur, dans un coffre de fer que j’ai fait sceller. Veuille le Seigneur donner à son âme une prompte délivrance, et faire ressusciter son corps pour l’éternelle félicité ! »

« Il a trouvé la délivrance, » s’écria Emilie très-émue, « et son image ne répandra plus la terreur. Mais, je l’avoue, à voir cette figure, et même celle de son portrait, qui est si terrible, je ne me serois jamais attendu aux forfaits affreux que rapporte le moine Tutilon. Il faut que son ennemi lui ait mortellement blessé l’âme, sans cela il n’auroit certainement pas été capable de commettre des crimes si horribles. »

« Peut-être trouverons-nous aussi des éclaircissemens sur ce point, » dit le baron, qui continuoit à chercher.

« Il nous en faut de même sur Berthe, » reprit tout bas Ferdinand, en jetant un regard timide sur Emilie et sur sa mère.

« La soirée, » répliqua le baron, « est consacrée à la mémoire de ceux qui ont été ; oublions donc ce qui nous concerne, puisque la voix des temps anciens nous parle. »

« Certainement, » dit Emilie, « l’infortuné qui renferma ces feuilles dans ce coffre, souhaitoit ardemment l’instant où elles en seroient tirées ; n’en négligeons aucune. »

Le baron, après en avoir examiné quelques-unes, lut tout haut ces mots : « Confession de Ditmar ; » et continua ainsi : « Paix et salut. Quand tu tireras cette feuille de l’obscurité qui la couvre, mon âme, comme je l’espère fermement en Dieu et en tous ses saints, goûtera le repos de l’éternité. Mais j’ai, pour ton bien, fait mettre par écrit la cause de mon châtiment, afin que tu apprennes d’abord que la vengeance appartient au Seigneur seul, et point aux hommes, car le plus juste d’entre eux ne connoît pas la mesure ; et ensuite pour que, dans ton cœur, tu ne me condamnes pas, mais plutôt que tu me plaignes ; car ma misère a presque égalé mes crimes, et mon esprit n’auroit pas songé au mal, si les hommes n’avoient pas déchiré mon cœur. »

« Eh bien ! » s’écria Ferdinand, « la sagacité d’Emilie n’a-t-elle pas deviné tout cela ? »

Le baron continua : « Mon nom est Ditmar ; l’on m’a surnommé le Riche. Je n’étois d’abord qu’un pauvre chevalier, et je ne possédois qu’un château peu considérable. Lorsque l’empereur Otton partit pour l’Italie, appelé par la belle Adélaïde, qui reçut sa main, je l’y suivis, et je gagnai l’affection de la plus charmante dame de Pavie. Je la conduisis, comme mon épouse future, au château de mes pères ; déjà le jour de la bénédiction nuptiale approchoit ; l’empereur m’appela à lui. Son favori, le comte Bruno de Hainthal, avoit vu Berthe...... »

« Berthe ! » s’écrièrent tous les assistans ; mais le baron, sans se laisser interrompre, poursuivit sa lecture.

« Un jour que l’empereur lui promit de lui accorder telle récompense de ses services qu’il désiroit, il lui demanda ma prétendue. Otton resta muet d’étonnement ; mais il avoit donné sa parole impériale. Je me présentai devant l’empereur ; il m’offrit des richesses, des terres, des honneurs, pour que je consentisse à céder Berthe au comte ; mais elle m’étoit plus chère que tous les biens du monde. L’empereur entra en courroux, il m’enleva ma prétendue par force, ordonna de raser mon château, et me fit jeter dans une prison. Je maudis sa puissance et ma destinée ; mais dans la nuit, l’image aimable de Berthe m’apparut en songe, et je me consolai pendant le jour par le souvenir des douces illusions de la nuit. Enfin, mon gardien me dit : Tu me fais compassion, Ditmar ; tu expies ta fidélité dans une prison, et Berthe t’a abandonné. Demain, elle devient la femme du comte. Cède donc à la volonté de l’empereur, pendant qu’il en est temps, et demande-lui ce que tu voudras pour te dédommager de la perte de cette infidèle. Ces mots me glacèrent le cœur. La nuit suivante, au lieu de l’image gracieuse de Berthe, le génie affreux de la vengeance se montra à moi, Le lendemain, je dis à mon gardien : Vas trouver l’empereur ; je cède Berthe à son Bruno, mais je demande en récompense cette tour, et autant de terre qu’il m’en faut pour bâtir un nouveau château. L’empereur fut satisfait ; car souvent il se repentoit de ses accès de colère, mais il ne pouvoit changer ce qu’il avoit décidé. Voilà pourquoi il me donna la tour où j’avois été renfermé, et toutes les terres à quatre lieues à la ronde. Il me donna aussi plus d’or et d’argent qu’il n’en falloit pour bâtir un château plus magnifique que celui qu’il avoit fait raser. Je pris une épouse, afin de perpétuer ma race ; mais Berthe régnoit toujours seule dans mon cœur. Je me bâtis aussi un château, que je fis communiquer par des passages souterrains et secrets avec la tour, mon ancienne prison, et avec le château de Bruno, mon ennemi mortel. Lorsque l’édifice fut achevé, j’allai dans la forteresse par le chemin secret, et j’apparus, comme l’esprit d’un de ses ancêtres, devant le lit de son fils, de l’héritier que Berthe lui avoit donné. Les femmes qui étoient couchées auprès de lui ayant été saisies de frayeur, je me penchai vers l’enfant, qui étoit la vivante image de sa mère, je le baisai au front ; mais ce baiser lui donna la mort, par l’effet d’un poison caché. Bruno et Berthe reconnurent alors la vengeance du ciel, qui les punissoit du tort qu’ils m’avoient fait, et vouèrent leur premier enfant au service de Dieu. Comme ce fut une fille, je l’épargnai. Berthe n’ayant plus eu d’autres enfans, Bruno, irrité de voir que sa race alloit s’anéantir, répudia sa femme comme s’il se fût repenti de l’injustice qu’il avoit commise en la prenant, et prit une autre épouse. L’infortunée Berthe se réfugia dans un monastère, et se consacra au ciel ; mais sa raison s’égara, et une nuit elle quitta sa retraite, vint à cette tour dans laquelle j’avois été enfermé à cause de sa perfidie, y pleura sa faute, et le chagrin y termina ses jours. Voilà ce qui a fait donner à cette tour le nom de Roche de la None. J’entendis, pendant la nuit, ses sanglots ; et, en allant à la tour, je trouvai Berthe immobile le long du mur ; le froid de la nuit l’avoit saisie ; elle étoit morte. Je résolus alors de la venger. Je plaçai son cadavre dans un caveau profond, au-dessous de la tour ; et ayant, par le moyen de mon souterrain, épié les démarches du comte, je l’attaquai à l’improviste, je l’entraînai jusque dans le caveau qui renfermoit le corps de sa femme, et je l’y abandonnai. L’empereur, irrité contre lui de ce qu’il avoit répudié Berthe, m’ayant donné ses biens en dédommagement de l’injustice que j’avois autrefois éprouvée, je fis boucher tous les passages souterrains. Je pris avec moi sa fille nommée Hildegarde, et je l’élevai comme mon enfant. En grandissent, sa beauté acquit un éclat remarquable ; elle aima le chevalier Adalbert de Panner. Mais une nuit l’esprit de sa mère lui apparut, et lui rappela qu’elle étoit consacrée au Seigneur : cette vision ne put la détourner d’épouser Adalbert. La nuit de son mariage, le fantôme se présenta de nouveau devant son lit, et lui adressa ces paroles : « Puisque tu as enfreint le vœu que j’avois fait, mon esprit ne pourra jouir du repos jusqu’à ce qu’une de tes descendantes reçoive de moi la mort. » Ce discours m’engagea à faire venir le vénérable Tutilon, moine de Saint-Gall, qui jouit d’une grande célébrité, pour qu’il fit le portrait de Berthe, comme elle l’avoit peint elle-même dans le monastère, durant sa folie, et je le donnai à sa fille. Tutilon cacha derrière ce portrait un écrit sur du parchemin, dont voici le contenu : « Je suis Berthe ; je regarde mes filles, pour voir si l’une d’elles trouvera la mort par moi en expiation de mes fautes, et me reconciliera avec Dieu. Alors, je verrai les deux familles de Panner et de Hainthal réunies par l’amour, et je me réjouirai de la naissance de leurs descendans. »

« Voilà donc, » s’écria Ferdinand, « l’écrit fatal qui devoit me séparer de mon Emilie, et qui, actuellement, m’unit plus fortement à elle ! Berthe, délivrée de ses peines, bénit cette alliance ; car, la descendance de Berthe se réunit à celle de Ditmar par mon mariage avec Emilie. »

« Croyez-vous, » demanda le baron à la comtesse, « que cette explication puisse donner lieu à la moindre difficulté ? »

La comtesse, pour toute réponse, embrassa Emilie, dont elle mit la main dans celle de son fils.

La joie étoit générale. Clotilde même avoit l’air extrêmement satisfaite, et son père la gronda plusieurs fois, en riant, de ce qu’elle manifestoit trop vivement sa joie. Le lendemain, on leva les scellés de la salle de cérémonie, afin de contempler l’horrible portrait un peu moins tristement qu’à l’ordinaire ; mais on trouva qu’il avoit singulièrement pâli, et les couleurs, auparavant si dures, s’étoient fondues en masses d’une teinte plus douce.

Peu après, on vit arriver le jeune homme qui avoit voulu contester, avec Ferdinand, sur l’explication des mystères relatifs aux portraits. Clotilde ne cacha pas qu’il ne lui étoit point indifférent ; et on reconnut que la joie qu’elle avoit témoignée en voyant la tournure favorable que prenoit l’amour d’Emilie, n’étoit pas l’effet d’un attachement désintéressé, mais du plaisir que lui causoit la perspective de son propre bonheur. Son père, en effet, n’avoit pas voulu approuver ses sentimens, que la comtesse Panner n’eût renoncé à toutes ses prétentions sur Clotilde.

« Maintenant ne nous pardonnez-vous pas d’avoir cherché la connexion de certains mystères avec ce qui nous concerne ? » demanda Ferdinand au prétendu de Clotilde.

« Entièrement, » répondit celui-ci, « mais non moins par intérêt qu’auparavant, lorsque je soutenois une opinion contraire. Je dois à présent vous avouer que j’étois présent à l’accident funeste qui causa la mort de votre sœur, et que je découvris alors l’écrit caché derrière le portrait. Je l’expliquai naturellement de la même manière que votre père l’a expliqué plus tard. Mais je gardai le silence ; car la suite a fait voir ce que la découverte de cet écrit pouvoit me donner lieu de craindre pour mon amour. »

« Les explications incomplètes sont, par conséquent, mauvaises, » reprit Ferdinand en riant.

L’heureuse issue de ces découvertes répandit parmi les habitans du château une allégresse générale, augmentée en quelque sorte par la beauté de la saison. Les amans voulurent accomplir leurs mariages avant que les fleurs eussent perdu leurs feuilles. Lorsqu’au printemps suivant la primerose annonça le retour des beaux jours, Emilie donna la naissance à un enfant charmant.

La mère de Ferdinand, Clotilde et son mari, tous les amis de la famille, au nombre desquels se trouvoit le pasteur, si grand ami de la musique, et sa jolie petite femme, étoient réunis pour la fête donnée à l’occasion du baptême du nouveau né. Lorsque le prêtre qui conféroit le sacrement, demanda quel nom on donneroit à l’enfant, celui de Ditmar sortit de toutes les bouches, comme si l’on en fût convenu d’avance. Le baptême fini, Ferdinand, tout joyeux, accompagné de ses parens et de ses hôtes, porta son fils dans la salle de cérémonie, devant le portrait de son aïeul ; mais on ne l’apercevoit plus. Les couleurs, les contours, tout avoit disparu : il n’en restoit pas la moindre trace.



  1. Pour donner au lecteur une idée du style emphatique que les Allemands prennent quelquefois pour le sublime, voici le reste de la phrase, traduit littéralement.

    « .... dans ces momens rares où elle paroît vouloir vaincre l’art qui s’efforce de s’élever au monde idéal, et où elle cherche, en produisant des images visibles des beautés éternelles, à apaiser le génie désolé de l’anéantissement de ce qu’il a imaginé. »