Fantasmagoriana/L’Heure fatale

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L’HEURE FATALE.




UNE pluie affreuse empêchoit les trois amies de faire la promenade du matin qu’elles avoient concertée ; cependant Amélie et ne manquèrent pas de se trouver au logis de Florentine à l’heure indiquée. Celle-ci étoit, depuis quelque temps, silencieuse, pensive, aisée à émouvoir, et l’active amitié ne pouvoit que s’inquiéter de l’impression qu’avoit produite sur elle cette nuit affreuse signalée par la tempête la plus violente.

Florentine vint au devant de ses amies, extrêmement émue, et les embrassa plus tendrement qu’à l’ordinaire.

« Beau temps pour la promenade ! » s’écria Amélie : « comment as-tu passé cette nuit épouvantable ? »

« Pas très-bien ; vous pouvez aisément le croire. Ma demeure est dans une position beaucoup trop isolée. »

« Heureusement, » reprit Marie en riant, « elle ne sera pas long temps la tienne. »

« Cela est vrai, » répondit Florentine en soupirant profondément. « Le comte revient demain de ses voyages, dans l’espérance de me conduire bientôt de l’autel dans sa maison. »

« Seulement dans l’espérance ? » répliqua Marie. « L’accent mystérieux que tu as mis à ces mots me donne presque lieu de craindre que tu ne songes à rendre cette espérance vaine. »

« Moi ?.... Mais combien de fois dans cette vie l’espérance n’est-elle pas comme une fleur stérile ? »

« Ma chère Florentine, » lui dit Marie en la serrant contre son cœur, « depuis long-temps nous nous sommes souvent demandées, ma sœur et moi, mais toujours en vain, ce qu’est devenue la gaîté de notre amie ? Depuis long-temps nous sommes tourmentées par la pensée que peut-être des raisons de famille ont arrangé, contre ta volonté, ce mariage qui doit bientôt avoir lieu. »

« Des raisons de famille ? Ne suis-je donc pas la dernière personne de ma maison, la seule que la sépulture de mes ancêtres n’ait pas encore renfermée dans son obscurité ? N’ai-je pas pour mon Erneste cet amour ardent, attribut de notre âge ? Croyez-vous qu’une feinte honteuse m’ait inspirée, lorsqu’assez récemment je vous peignois, avec les couleurs les plus vives, l’homme que mon cœur desire ? »

« Que croire donc ? » répartit Marie. « N’est-ce pas un contraste étrange qu’une jeune personne, belle et spirituelle, riche et d’un rang élevé, et qui, indépendamment de ces avantages, ne sera pas, en se mariant, enlevée à sa famille, ne s’approche pourtant qu’en tremblant de l’autel ? »

Florentine tendit la main aux deux sœurs. « Que vous êtes bonnes, » leur dit-elle ; « je dois réellement être honteuse de n’avoir pas encore fait à votre amitié la confidence entière d’une chose que je ne puis comprendre. Dans ce moment je n’en ai pas la force ; mais j’espère la trouver aujourd’hui. Parlons cependant d’objets qui m’intéressent moins. »

L’agitation violente que l’esprit de Florentine éprouvoit en ce moment, étoit si visible, que les deux sœurs obéirent aussitôt à ses desirs. Comme elles pensoient que le temps offroit le sujet de conversation le plus indifférent, elles cherchèrent à plaisanter sur la tourmente de la nuit précédente ; cependant Marie finit par dire, d’un air un peu sérieux : « Je dois avouer que j’ai, plus d’une fois, été disposée à croire que tout ne se passoit pas comme à l’ordinaire. D’abord, il m’a semblé que l’on ouvroit et fermoit la fenêtre de notre chambre à coucher, et ensuite que quelqu’un s’approchoit de mon lit ; j’entendois les pas bien distinctement ; un frisson glacial m’a saisie, et je me suis mis la couverture par-dessus la tête. »

« Hélas ! » repartit Amélie, « je n’oserois dire combien de fois j’ai déjà entendu un bruit semblable. Mais rien ne s’est encore présenté à mes yeux. »

« Je desire de tout mon cœur, » reprit Florentine d’un ton solennel, « qu’aucune de vous ne subisse dans sa vie une épreuve de ce genre. »

Le profond soupir qui accompagna ces paroles, et le regard inquiet qu’elle jeta sur les deux sœurs, leur causa un trouble visible.

« Cela t’est peut-être arrivé ? » répliqua Amélie.

« Pas précisément à moi, mais.... suspendez votre curiosité. Ce soir..... si je suis encore en vie.... Je voulois dire que ce soir je serois plus en état de vous communiquer tout cela. »

Marie fit un signe à Amélie, qui comprit à l’instant l’idée de sa sœur. Il paroissoit que Florentine vouloit être seule ; et quoique son état semblât inquiétant, rester pour ainsi dire malgré elle, eût difficilement produit une distraction avantageuse. Son livre de prières, ouvert sur une table, que Marie aperçut en ce moment pour la première fois, confirma l’idée que celle-ci avoit conçue. En cherchant son shawl, elle dérangea un mouchoir qui couvroit ce livre, et vit que la lecture qui probablement occupoit Florentine, avant leur arrivée, étoit le cantique sur la mort. Les trois amies se séparèrent émues et presque éplorées, comme si elles ne devoient plus se revoir.

Amélie et Marie n’en atiendirent qu’avec plus d’impatience l’heure de retourner chez Florentine. Elles l’embrassèrent avec un redoublement de satisfaction ; car leur amie leur sembla plus gaie qu’à l’ordinaire.

« Mes chers enfans, » leur dit-elle, « pardonnez-moi ma maussaderie de ce matin. Abattue par la mauvaise nuit que j’avois passée, je me croyois sur le bord de ma tombe ; j’ai pensé que je devois m’occuper de mes intérêts dans ce monde et dans l’autre. J’ai fait mon testament, et je l’ai déposé entre les mains du magistrat. Cependant, depuis que j’ai pris un peu de repos à midi, je me trouve si forte et de si bonne humeur, que je crois avoir échappé au danger qui me menaçoit. »

« Mais, ma chère, » répondit Marie avec un ton de reproche doux et affectueux, « comment une nuit que l’on passe sans dormir, peut-elle remplir l’esprit d’idées aussi sombres ? »

« J’en conviens, et si j’ai eu des pensées sinistres, cette mauvaise nuit n’en a pas été la seule cause. Elle m’a trouvée tellement disposée que son influence étoit peu nécessaire. Mais plus de mystère inutile ! Je veux acquitter ma promesse, et vous donner des éclaircissemens sur beaucoup de points inexplicables dans ma manière d’être et ma conduite. Préparez-vous aux évènemens les plus étranges et les plus surprenans. Mais l’air humide et froid de la soirée ayant pénétré dans cet appartement, il convient de faire allumer du feu, afin que le frisson que mon récit pourroit produire ne soit pas accru par une cause extérieure. »

Pendant que l’on allumoit le feu, Marie et sa sœur exprimèrent beaucoup de joie de voir un si heureux changement dans les dispositions de Florentine, et celle-ci ne put leur peindre assez vivement combien elle étoit satisfaite d’avoir pris la résolution de leur dévoiler le secret qu’elle leur avoit caché si long-temps.

Les trois amies étant restées seules, Florentine commença en ces termes : « Vous avez assez bien connu ma sœur Séraphine, que j’ai perdue ; mais je puis me vanter d’avoir eu seule sa confiance ; c’est ce qui m’oblige à parler préalablement de beaucoup de choses qui lui sont relatives, avant d’en venir à l’histoire que je vous ai promise, et dont au reste elle est le personnage principal.

« Dès son enfance, Séraphine se faisoit remarquer par beaucoup de singularités. Elle avoit un an de moins que moi ; mais tandis qu’assise à côté d’elle je m’amusois avec des jouets de notre âge, elle avoit souvent une demi-heure les yeux fixes, comme absorbée dans ses réflexions. Elle prenoit, en général, bien peu de part à tous les divertissemens de l’enfance. Cette disposition chagrinoit nos parens. Ils attribuoient l’indifférence de Séraphine à sa stupidité ; ce défaut devoit nécessairement mettre obstacle à l’éducation qu’exigeoit le rang distingué que nous tenions, mon père étant, après le prince, le premier du pays. On songeoit donc déjà à lui procurer une prébende dans un chapitre noble, lorsque les choses prirent une tournure entièrement différente.

« Son instituteur, homme âgé, auquel on l’avoit confiée de bonne heure, assuroit que de ses jours il n’avoit rencontré une intelligence aussi étonnante que celle de Séraphine. Mon père voulut révoquer cette assertion en doute ; mais l’examen qu’il fit faire en sa présence, ne tarda pas à le convaincre qu’elle étoit fondée.

« Alors on se disposa à ne rien négliger pour faire de Séraphine une personne accomplie. Les maîtres de langue, de musique, de danse, remplissoient tous les jours la maison.

« Mais mon père ne tarda pas à s’apercevoir qu’il s’étoit encore une fois mépris. Séraphine faisoit si peu de progrès dans l’étude des langues étrangères, que ses maîtres levoient les épaules, et le maître de danse prétendoit qu’elle avoit deux pieds dont on ne pourroit jamais tirer parti, quoiqu’ils fussent très-jolis, parce que sa tête prenoit trop rarement la peine de s’en occuper.

« En revanche, elle fit de si grands progrès dans la musique, que la science de ses maîtres fut bientôt épuisée. Elle l’emportoit pour le chant sur les plus habiles actrices de l’Opéra.

« Mon père reconnut que ses plans pour l’éducation de cet enfant extraordinaire étoient les uns trop vastes, les autres trop bornés, et qu’il falloit ne pas lui serrer les rênes, mais la laisser aller suivant que son impulsion la guideroit. Ce nouveau système fournit à Séraphine l’occasion de s’adonner particulièrement à une science dont on n’auroit certainement pas fait pour elle un objet d’étude, à l’astronomie. Vous vous feriez, mes amies, très-difficilement une idée de l’avidité avec laquelle, si je puis m’exprimer ainsi, elle dévora tous les livres qui traitent des corps célestes, et quel ravissement lui causèrent les lunettes et les télescopes dont mon père lui fit cadeau, lorsqu’elle eut treize ans, pour célébrer le jour de sa naissance.

« Mais les progrès que cette science a faits de nos jours ne purent bientôt suffire à la curiosité de Séraphine ; au grand chagrin de mon père, elle s’entêta des rêveries de l’astrologie, et plus d’une fois on la trouva le matin occupée à méditer sur des ouvrages qui traitoient de l’influence des astres, et dont elle avoit commencé la lecture la veille au soir.

« Ma mère étant au lit de la mort, vouloit, je crois, adresser à Séraphine quelque représentation sur ce travers ; mais sa dernière heure arriva trop précipitamment. Mon père pensa qu’à l’âge d’adolescence ce penchant bizarre de Séraphine se perdroit de lui-même ; cependant cette époque arrivée, il vit qu’elle resta fidelle à l’étude qu’elle avoit chérie dans son enfance.

« Vous n’avez pas oublié la sensation générale que sa beauté produisit à la cour ; combien de fois les poëtes chantèrent la richesse de sa taille et ses beaux cheveux blonds ; combien de fois ils échouèrent, lorsqu’ils voulurent peindre le caractère particulier et indéfinissable qui distinguoit ses grands yeux bleus ? Je puis le dire, j’ai souvent embrassé ma sœur, que je chérissois avec l’affection la plus vive, uniquement pour avoir le plaisir de m’approcher le plus possible de ces yeux d’une douceur angélique, et dont le visage pâle de Séraphine empruntoit presque toute sa sublimité.

« Elle reçut des propositions de mariage extrêmement avantageuses, mais aucune ne fut acceptée. Vous savez qu’elle n’aimoit que la solitude, et qu’elle n’en sortoit que pour être avec moi. Elle ne put jamais trouver de goût à la parure ; elle évitoit même les occasions qui exigeoient une mise plus riche qu’à l’ordinaire.

« Quiconque aussi ne connoissoit pas la singularité de son caractère, auroit pu la taxer d’affectation.

« Mais une particularité extraordinaire que le hasard me fit découvrir en elle, lorsqu’elle venoit d’atteindre sa quinzième année, me causa une impression de frayeur que je n’oublierai de ma vie. Je venois de faire une visite ; je trouvai Séraphine, les yeux fixes et immobiles, debout dans le cabinet de mon père, assez près de la fenêtre. Accoutumée, depuis son enfance, à la voir dans cette position, sans qu’elle m’aperçut, je la pressai contre mon sein, sans produire sur elle la moindre sensation de ma présence. Dans ce moment, mes regards tombent sur le jardin, et j’y vois mon père se promener avec cette même Séraphine que je tiens dans mes bras.

« Au nom de Dieu, ma sœur ! m’écriai-je, aussi glacée que la statue que j’avois devant moi ; alors elle commença à se ranimer. En même temps mon œil se reporte involontairement vers le jardin où je l’avois vue ; j’y aperçois mon père seul, et cherchant avec inquiétude, à ce qu’il me sembloit, celle qui, un instant auparavant, y étoit avec lui.

« Je m’efforçai de cacher cet évènement à ma sœur ; mais du ton le plus affectueux, elle m’accabla de questions pour connoître la cause du trouble qui m’agitoit. Je les éludai le mieux qu’il me fut possible, et je lui demandai depuis combien de temps elle se trouvoit dans le cabinet. Elle me répondit, en souriant, que je devois bien le savoir ; qu’elle n’y étoit venue que depuis mon arrivée, et que, si elle ne se trompoit pas, elle s’étoit auparavant promenée dans le jardin avec notre père.

« Cette conscience imparfaite de la position où elle s’étoit trouvée l’instant précédent, ne me surprit nullement de la part de ma sœur ; car elle m’avoit fourni des preuves fréquentes de cette absence d’esprit.

« Mon père entra au même instant, en s’écriant : Dis-moi, ma chère Séraphine, comment t’es-tu échappée si soudainement de mes côtés pour venir ici ? Nous causions, comme tu le sais, et à peine as-tu eu fermé la bouche, qu’en regardant autour de moi je me suis trouvé seul. Je devois naturellement croire que tu t’étois éclipsée dans le bosquet voisin ; mais je ne t’y ai pas aperçue, et tu étois dans cet appartement avant que j’y entrasse.

« C’est réellement étrange, répondit Séraphine ; je ne sais pas moi-même comment cela a eu lieu. »

« Depuis ce moment, je m’expliquai ce que j’avois entendu dire à plusieurs personnes, et combattre par mon père ; c’est que tandis que Séraphine étoit à la maison, on l’avoit vue ailleurs. Je réfléchis aussi en secret sur ce que ma sœur m’avoit répété plusieurs fois, que dans son enfance elle ignoroit si c’étoit dans le sommeil ou dans l’état de veille, elle avoit été ravie au ciel, où elle avoit joué avec les anges ; incident auquel elle attribuoit le peu de goût qu’elle prenoit aux jeux de notre enfance.

« Mon père combattit cette idée avec non moins de force que l’évènement extraordinaire dont j’avois été témoin, et qui expliquoit sa disparition subite du jardin.

« Ne me fatigue pas davantage, me dit-il, de tous ces phénomènes qui se renouvellent complaisamment chaque jour pour nourrir ton imagination avide. Il est vrai que la personne et le caractère de ta sœur offrent beaucoup de singularités ; mais tout ton verbiage ne me persuadera jamais qu’elle entretienne un commerce immédiat avec le monde spirituel.

« Mon père ne savoit pas alors que lorsqu’il est question de l’avenir, la foible intelligence de l’homme ne doit point laisser proférer par sa bouche le mot de jamais.

« Environ un an et demi après, il arriva un évènement qui auroit pu ébranler, jusques dans les fondemens, l’ancienne façon de penser de mon père. C’étoit un dimanche : nous voulions enfin, Séraphine et moi, rendre une visite que nous avions différée depuis bien long-temps : cependant, quoique ma sœur aimât beaucoup à être avec moi, elle évitoit ma société, lorsqu’elle n’en pouvoit jouir qu’au milieu d’une assemblée brillante dont la contrainte en faisoit disparoître le charme. Se parer pour aller dans un cercle, étoit pour elle un tourment anticipé ; car elle ne se soumettoit, disoit-elle, à cette gêne que pour se réunir à des gens dont le caractère frivole et dissipé lui déplaisoit souverainement. Dans des occurences semblables, elle rencontroit quelquefois des personnes à qui elle ne pouvoit adresser la parole sans frissonner, et dont l’approche la rendoit malade pour plusieurs jours.

« L’heure de l’assemblée avançant, elle vouloit me laisser aller seule ; mon père, s’en douta, il vint dans notre appartement, et l’engagea à changer de projets. On ne peut, lui dit-il, s’affranchir de tous les devoirs. Il la pria de s’habiller au plus vite, et de m’accompagner.

« La femme-de-chambre venoit de sortir pour une commission que je lui avois donnée. Ma sœur prit une lumière pour aller chercher ses vêtemens, dans une armoire de l’étage supérieur. Elle resta beaucoup plus long-temps que ne l’exigeoit cette recherche.

« Enfin, elle rentra sans lumière ; je jetai un cri d’effroi. Mon père lui demanda, avec émotion, ce qui lui étoit arrivé. En effet, depuis un quart d’heure à peine qu’elle étoit absente, son visage avoit subi une altération complète ; sa pâleur habituelle avoit pris la teinte affreuse de la mort ; ses lèvres, couleur de rose, étoient devenues bleues.

« Mes bras s’ouvrirent involontairement pour embrasser cette sœur que j’idolâtrois. Mon œil affligé la questionnoit, car ma bouche ne pouvoit tirer aucune réponse de la sienne ; mais elle resta long-temps muette et inanimée, appuyée contre mon cœur. Le regard, rempli d’une douceur infinie, qu’elle jetoit sur mon père et sur moi, faisoit seul connoître que son existence dans cette extase incompréhensible, appartenoit encore au monde matériel, ou plutôt, comme elle n’en faisoit jamais complètement partie, ne lui étoit pas totalement enlevée.

« J’ai été saisie d’une indisposition subite, nous dit-elle enfin à voix basse ; mais à présent, je me trouve mieux. »

« Elle demanda à mon père s’il desiroit encore qu’elle allât en société. Il jugea, qu’après un accident de ce genre, une sortie pourroit être dangereuse ; mais il ne me dispensa pas de la visite, quoique je cherchasse à lui faire entendre que mes soins pourroient être très-nécessaires à Séraphine. Je la quittai le cœur navré.

« J’avois recommandé que la voiture me vînt chercher de très-bonne heure : l’inquiétude extrême dont j’étois dévorée ne me permit pas d’attendre qu’elle arrivât, et je retournai à pied à la maison. Le domestique qui m’accompagnoit avoit peine à me suivre, tant je me hâtois pour franchir l’espace qui me séparoit de Séraphine.

« A mon arrivée dans sa chambre, mon impatience se trouva bien loin d’être satisfaite.

« Où est-elle ? » demandai-je avec vivacité.

« Qui, mademoiselle ? »

« Mais, Séraphine ? »

« Mademoiselle Séraphine est dans le cabinet de M. votre père. »

« Seule ? »

« Non, avec son excellence. »

« Je courus au cabinet, la porte en étoit fermée. Elle s’ouvrit à l’instant. Mon père et Séraphine en sortirent. Elle versoit des larmes. Je remarquai que mon père avoit un air chagrin et interdit, que je n’avois jamais aperçu sur son visage éprouvé par les orages de sa vie publique.

« A un signe de tête plein de bonté qu’il nous fit, Séraphine me suivit dans un autre appartement ; mais elle promit auparavant à mon père de se souvenir de la promesse qu’il avoit exigée, et que je ne connoissois pas encore.

« Séraphine me parut si tourmentée par les combats qui se livroient dans son intérieur, que plusieurs fois j’essayai, mais en vain, de lui manifester mon desir d’apprendre l’évènement mytérieux qui l’avoit mise, un peu auparavant, dans un état si alarmant. Enfin, je surmontai mon embarras ; elle me répondit en ces mots : Ton desir sera satisfait, en partie. Je te dévoilerai quelque chose de ce mystère ; mais à une condition irrévocable.

« Je la priai instamment de me dicter cette condition ; elle continua ainsi :

« Jure-moi de te contenter de ce que je vais te découvrir, et de ne pas me presser, de ne pas user du pouvoir que tu as sur mon cœur pour obtenir la connoissance de ce que je suis obligée de te cacher.

« Je le lui jurai.

« A présent, ma chère Florentine, pardonne-moi, si pour la première fois de ma vie je te cèle quelque chose, et si, pour la promesse que j’ai exigée de toi, je ne me suis pas contentée de ta seule parole. Notre père, à qui j’ai tout confié, m’a imposé ces deux obligations, et ses dernières paroles y avoient quelques rapports. »

« Je la priai de venir au fait.

« Je ne puis te décrire de quel poids j’ai senti mon ame oppressée, lorsque je suis allée chercher mes vêtemens. Dès que j’eus fermé la porte de l’appartement où tu étois restée avec notre père, il me sembla que je venois de me séparer de la vie, qui faisoit mon bonheur, et que j’avois beaucoup de nuits affreuses à essuyer avant d’arriver à un meilleur séjour. L’air que je respirai dans l’escalier n’étoit pas le même que celui qui circule ordinairement autour de nous. Il me gênoit la respiration, et me faisoit tomber du front de grosses gouttes d’une sueur glacée. Je ne me trouvois pas seule sur l’escalier, cela étoit bien certain ; mais je n’osai pourtant, de long-temps, regarder autour de moi.

« Tu sais, ma chère Florentine, avec quelle ardeur, après la mort de notre bonne mère, je desirai, et je demandai, mais vainement, qu’elle pût m’apparoître, seulement une fois. Je crus, dans l’escalier, entendre derrière moi l’esprit de ma mère. Je craignis qu’il ne fût venu que pour me punir des vœux que j’avois formés jadis. Pensée vraiment étrange ! Comment pouvois-je, en effet, imaginer que notre mère, qui étoit la bonté même, se fût trouvée offensée par les vœux naïfs d’une fille chérie, et les lui ait imputés à curiosité indiscrète ? Il n’étoit pas moins étrange de croire que, renfermée depuis long-temps dans le tombeau, elle se fût occupée de m’infliger un châtiment dont j’avois presque oublié le motif. Je ne tardai pas à être tellement persuadée de la bizarrerie de mes idées, que je pris courage, et je tournai la tête.

« Quoique mon regard mal assuré n’eût rien découvert, cependant, en continuant à monter, j’entendis encore plus distinctement qu’auparavant que l’on marchoit derrière moi. A la porte de la chambre où j’entrois, je sentis que ma robe étoit retenue ; épouvantée, je ne pus avancer, et je tombai sur le seuil.

« Je ne tardai pourtant pas à me reprocher ma terreur panique, lorsque je reconnus qu’il n’y avoit eu rien de surnaturel dans cet accident. Ma robe s’étoit accrochée à la poignée d’un vieux meuble, que l’on avoit placé sur le passage pour l’emporter le lendemain hors de la maison.

« Cette découverte m’inspira de nouveau du courage. Je m’approchai de l’armoire. Mais juge de ma frayeur mortelle, lorsque me préparant à l’ouvrir, les deux battans se déploient sans faire le moindre bruit ; la lumière que je tenois à la main s’éteint ; et comme si je me trouvois devant un miroir, mon image fidelle sort de l’armoire : l’éclat qu’elle répand éclaire une grande partie de l’appartement. Alors j’entends ces paroles :

« Pourquoi trembler en voyant ton être propre s’avancer vers toi, pour te donner la connoissance de ta mort prochaine, et pour te révéler la destinée de ta maison ?

« Le fantôme m’instruisit de ce qui doit arriver ; mais lorsqu’après avoir profondément médité sur ses paroles prophétiques, je lui adressai une question relative à toi, la chambre est redevenue obscure, et tout le surnaturel a disparu. Voilà, ma chère, tout ce que je puis te dire.

« Ta mort prochaine, m’écriai-je ! Cette pensée avoit dans ce moment écarté toutes les autres.

« Elle me fit, en souriant, un signe d’affirmation ; et me donna à entendre en même temps que je ne devois pas la presser sur ce point. Notre père, ajouta-t-elle, a promis de t’instruire, dans le temps convenable, de tout ce que tu devois savoir.

« Dans le temps convenable ? répétai-je d’une voix plaintive ; car il me sembloit que puisque j’en avois tant appris, il étoit grand temps que l’on me mît au fait du reste.

« Le soir même, j’en dis quelque chose à mon père ; mais il fut inexorable. Il pensoit que peut-être tout ce qui étoit arrivé à Séraphine pouvoit provenir du trouble de son imagination exaltée.

« Cependant, trois jours après, ma sœur s’étant trouvée assez malade pour garder le lit, les doutes de mon père commencèrent à s’affoiblir. Quoique l’on ne m’eût pas indiqué avec précision le jour de la mort de Séraphine, je remarquai pourtant à sa pâleur, et à l’affection avec laquelle elle nous embrassoit mon père et moi, que l’instant de la séparation éternelle n’étoit pas éloigné.

« La pendule sonnera-t-elle bientôt neuf heures ? nous demanda Séraphine dans la soirée, pendant que nous étions assis auprès de son lit.

« Oui, bientôt, répondit mon père.

« Eh bien ! songez à moi, objets chéris ; nous nous reverrons. Elle nous serra la main ; et lorsque l’heure sonna, elle tomba sur son lit, et ne se releva plus.

« Mon père m’a raconté toutes ces particularités dans la suite ; car dans le moment j’étois tellement troublée, que j’avois perdu l’usage de mes sens.

« Lorsque Séraphine eut fermé les yeux, je revins à une vie qui alors me paroissoit insupportable. Je craignois que l’état de stupeur où m’avoit jetée l’idée de la perte qui me menaçoit, n’eût semblé à ma sœur un manque d’attachement. Depuis lors, je n’ai jamais pensé à cette scène accablante sans éprouver un violent frisson.

« Tu conçois, me dit mon père (ce fut à l’heure actuelle, et devant cette même cheminée où nous sommes placés en ce moment) ; tu conçois que la prétendue vision doit encore être tenue très secrète.

« Je partageai son opinion ; mais je ne pus m’empêcher d’ajouter : « Quoi ! encore, mon père ? quoiqu’une partie de la prédiction ait été accomplie d’une manière aussi affligeante, vous continuez à dire la prétendue vision ? »

« Oui, ma fille ; tu ne sais pas quel ennemi dangereux est pour l’homme sa propre imagination. Séraphine ne sera pas la dernière victime qu’elle aura assassinée. »

« Nous étions assis, je le répète, à-peu-près comme nous voici à présent ; et j’allois adresser à mon père une objection que j’ai oubliée, lorsque je m’aperçus que son regard inquiet étoit fixé sur la porte. Je n’en savois pas le motif, et je ne pus découvrir à cette porte rien d’extraordinaire ; cependant un instant après, elle s’ouvrit tout-à-coup d’elle-même.

« Florentine s’arrêta en cet endroit, comme subjuguée de nouveau par le souvenir de sa frayeur : au même moment, Amélie se leva en poussant un grand cri.

« Sa sœur et son amie lui demandèrent ce qui lui étoit arrivé. Elle resta long-temps sans faire de réponse, et ne voulut pas absolument se remettre sur sa chaise, dont le dos étoit tourné vers la porte. Enfin, elle avoua, en jetant des regards inquiets autour d’elle, qu’une main froide comme la glace lui avoit touché le cou.

« Voilà bien l’effet de l’imagination, dit Marie en se remettant. C’étoit ma main. Depuis long-temps mon bras étoit appuyé sur ta chaise, et lorsqu’il a été question de la porte qui s’est ouverte, je me suis senti le besoin de m’appuyer sur quelque chose de vivant...... Mais à propos, et la porte ?

« Chose étrange ! Je frissonnai d’effroi, je m’appuyai sur mon père, et je lui demandai s’il ne voyoit pas une espèce de lueur, d’éclat, quelque chose de brillant pénétrer dans l’appartement.

« Eh bien ! me répondit-il d’une voix émue et tout bas, quand je la verrois ! Nous avons perdu un être que nous chérissions ; nos ames se trouvent, par conséquent, en quelque sorte disposées à l’exaltation, et nos imaginations peuvent aisément être dupes de la même illusion. Il est, d’ailleurs, très-naturel qu’une porte s’ouvre d’elle-même.

« On devroit bien la refermer, repris-je sans avoir le courage de le faire.

« Nous pouvons bien la fermer, dit mon père. Mais il se leva avec un tremblement visible, fit quelques pas, puis revint en ajoutant : Cette porte peut rester ouverte ; car il fait trop chaud dans l’appartement.

« Il m’est impossible de vous dépeindre, même par comparaison, la clarté singulière que j’avois aperçue ; et je vous assure que si, au lieu de cette lueur, j’eusse vu entrer l’ombre de ma sœur, je l’eusse reçue à bras ouvert ; car ce fut simplement le mystérieux et le vague de cette vision étrange qui m’inspira de la frayeur.

« Un instant après, les domestiques entrèrent, apportant le souper, et il ne se passa plus rien de nouveau.

« Le temps n’effaça pas le souvenir de Séraphine ; mais il nous fit oublier cette dernière apparition. Mon commerce habituel avec vous, mes amies, fut pour moi, depuis la perte de Séraphine, une distraction précieuse, et devint insensiblement une habitude indispensable ; je ne pensois plus que légèrement à ce que le fantôme de ma sœur pouvoit avoir prédit à notre maison, et, dans les bras de l’amitié, je me livrai entièrement à la gaîté innocente de la jeunesse.

« La beauté du printemps contribuoit à faire renaître la sérénité dans mon ame. Un soir que vous veniez de me quitter, j’étois restée à me promener dans le jardin, comme enivrée de la vapeur délicieuse des fleurs et du spectacle magnifique que m’offroit la pureté du ciel.

« Entièrement absorbée par la jouissance de mon existence, je ne m’apercevois pas que l’heure de rentrer étoit arrivée. Je ne sais pas non plus si ce jour là l’on ne s’occupoit pas de moi ; mais mon père, dont la sollicitude pour ce qui me concernoit avoit redoublé depuis la mort de ma sœur, et qui savoit bien que j’étois au jardin, ne m’avoit pas, suivant sa coutume, envoyé quelque vêtement pour me garantir de la fraîcheur de la soirée.

« Tandis que je faisois ces réflexions, je fus prise d’un véritable frisson de fièvre dont je ne pus nullement imputer la cause à la température de l’air. Mes yeux se portèrent, par hasard, sur les arbres en fleurs ; et la clarté singulière que j’avois vue pénétrer par la porte de l’appartement le jour de l’enterrement de Séraphine, me sembla reposer sur ces arbres, et lancer ses rayons vers moi. L’allée où je me trouvois, étoit la promenade favorite de Séraphine.

« Cette pensée m’inspira le courage de m’approcher, parce que j’espérois rencontrer sous ces arbres l’ombre de ma sœur. Mais mon espérance ayant été deçue, je rentrai dans la maison d’un pas tremblant.

« J’y trouvai beaucoup de choses extraordinaires. Personne ne songeoit au souper, que je croyois à moitié achevé. Les gens de la maison couroient en désordre, et se hâtoient d’emballer des habits et des meubles.

« Qu’est-ce qui va partir ? demandai-je.

« Eh quoi ! mademoiselle, s’écria l’intendant, ne savez-vous donc rien ? Mais son excellence, vous, nous tous.

« Pourquoi donc ?

« Cette nuit même, nous partons pour la terre de son excellence.

« Pourquoi cela ?

« On levoit les épaules ; je courus au cabinet de mon père. Il étoit assis, les yeux fixés devant lui.

« La seconde prophétie de Séraphine, me dit-il, est aussi accomplie, et précisément la plus invraisemblable. Je suis en disgrâce.

« Quoi, elle l’avoit prédit !

« Oui, ma fille ; mais je te l’avois caché. Je me résigne à mon sort. Qu’un autre cherche à se mieux maintenir dans ce poste scabreux. Je vais dans mes terres y vivre pour toi, et pour faire le bonheur de mes vassaux.

« Malgré l’impression violente causée par l’infortune de mon père, et par l’idée de m’arracher à toutes les relations que j’aimois, sa tranquillité produisit un effet salutaire sur mon esprit.

« A minuit, nous partîmes. Mon père sut si bien prendre son parti sur son changement d’état, qu’il arriva à sa terre calme et serein.

« Il trouva beaucoup de choses à arranger, à améliorer ; aussi son goût pour la vie active ne tarda pas à se créer un cercle d’occupations qui lui plaisoient.

« Il en fut pourtant tiré, peu de temps après, par une indisposition que les médecins regardèrent comme très-sérieuse. Mon père se conforma à ce qu’ils lui prescrivirent. Il cessa toute occupation ; mais il n’espéroit pas qu’il en résultât pour lui aucun bien. Séraphine, me dit-il, entièrement revenu de son ancienne opinion, Séraphine a dit deux fois la vérité. Elle la dira une troisième fois. Ce discours me causa une émotion violente ; car je compris que mon père croyoit mourir bientôt.

« En effet, il dépérit visiblement, et fut enfin forcé de garder le lit. Un soir il me fit appeler ; et après avoir écarté tout le monde, il me parla ainsi, d’une voix foible, et en s’arrêtant fréquemment :

« L’expérience m’a guéri de mon incrédulité. Quand neuf heures sonneront, mon dernier moment, suivant la prédiction de Séraphine, sera arrivé. Voilà, ma chère fille, ce qui m’engage à t’adresser ce peu de mots essentiels pour toi. Reste, s’il est possible, dans ta position actuelle ; ne te marie pas. Le destin semble avoir conjuré l’extinction de notre race. Mais il n’est pas temps de parler de ce sujet. Au reste, si tu songeois jamais sérieusement à te marier, n’oublie pas de lire ce papier. Mais ma volonté expresse est que tu ne l’ouvres pas auparavant, parce qu’autrement son contenu t’occasionneroit des inquiétudes sans motif.

« A ces mots, que j’écoutois en sanglotant, il tira de dessous son chevet un papier cacheté qu’il me donna. L’instant n’étoit pas convenable pour réfléchir combien la condition qu’il m’imposoit étoit importante. Le son de l’heure fatale où mon père, appuyé sur mon épaule, rendit le dernier soupir, me priva de l’usage de mes sens.

« Le jour de son enterrement fut aussi marqué par la lueur éclatante et extraordinaire dont j’ai déjà parlé.

« Vous savez que peu de temps après cette perte cruelle, je revins à la capitale pour chercher de la consolation dans votre société chérie. Vous savez aussi que la force de la jeunesse seconda vos efforts pour me rendre l’existence agréable, et comment je repris par degré du goût pour la vie. Vous n’ignorez pas non plus qu’il s’établit par la suite, entre le comte Ernest et moi, des rapports qui rendirent vaines les exhortations de mon père. Le comte m’aimoit ; je le payois de retour. Il ne m’en fallut pas davantage pour me persuader que je ne devois pas vivre dans le célibat. Mon père ne m’avoit, d’ailleurs, fait cette demande que conditionnellement.

« Mon mariage étoit presque assuré ; je n’hésitai pas à ouvrir l’écrit mystérieux. Le voici ; je vais vous le lire :

« Séraphine t’a sûrement déjà dit que lorsqu’elle voulut questionner le fantôme sur ton sort, soudain il avoit disparu. L’être incompréhensible vu par ta sœur avoit fait mention de toi, et son arrêt désolant que, trois jours avant celui qui seroit fixé pour ton mariage, tu mourrois à cette même neuvième heure, qui nous est si fatale, avoit engagé ta sœur, un peu remise de son premier trouble, à lui demander si ta vie ne pouvoit pas être à l’abri de cette atteinte funeste, dans le cas où tu ne te marierois pas.

« Séraphine n’a malheureusement pas reçu de réponse. Mais je suis persuadé qu’en allant à l’autel, tu ne trouveras que la mort. Voilà pourquoi je t’engage à ne pas te marier ; j’ajoute cependant : si cela est conforme à ton inclination ; car je ne sais pas si ce prétexte mettra tes jours en sûreté.

« C’est, ma chère fille, pour t’épargner des angoisses prématurées, que je n’ai pas voulu te révéler tout ceci avant l’instant du péril. Réfléchis donc à ce que tu dois faire.

« Mon ombre, lorsque tu liras ces lignes, planera autour de toi et te bénira, quelque parti que tu prennes.

« Florentine replia le papier en silence ; et, après une pause qui déplut beaucoup à ses deux amies, elle ajouta :

« Voilà peut-être, mes chères amies, la cause du changement dont vous m’avez quelquefois fait des reproches. Mais, dites-le moi, ne seroit-on pas, à ma place, troublée et comme anéantie par cette prédiction qui annonce la mort à la veille de goûter le bonheur ?

« Me voilà à la fin de mon récit. Demain le comte revient de son voyage ; l’ardeur de ses désirs lui a fait fixer l’époque de notre mariage au troisième jour après son retour.

« Ainsi, c’est aujourd’hui ! » s’écrièrent au même moment Amélie et Marie, pâles et l’inquiétude peinte dans tous leurs traits ; elles jetèrent les yeux sur une pendule prête à sonner neuf heures.

« Qui, aujourd’hui est le jour décisif, » reprit Florentine d’un air plus posé, et même serein. « La matinée a été affreuse pour moi ; mais actuellement je me trouve bien remise, et ma santé, encore excellente en ce moment, me donne l’assurance que la mort m’atteindroit difficilement aujourd’hui. Bien plus, un pressentiment secret, mais bien vif, me dit que ce soir même le vœu que je forme depuis si long-temps sera rempli. Ma sœur bien aimée m’apparoîtra, et détruira l’erreur de sa prédiction pour ce qui me concerne. Chère Séraphine, tu m’as été enlevée si soudainement, si cruellement ! Où es-tu, que je te rende enfin, avec usure, l’amour que je n’ai pu te témoigner ? »

Les deux sœurs immobiles, interdites, avoient les yeux fixés sur la pendule, qui sonna l’heure fatale.

« Sois la bien-venue ! » s’écria Florentine, en voyant le feu de la cheminée, que l’on n’avoit pas entretenu, s’éteindre tout-à-coup. Puis elle se leva de dessus sa chaise ; les bras ouverts, elle marchoit vers la porte que Marie et Amélie regardèrent en gémissant profondément, et par où venoit d’entrer l’image de Séraphine éclairée des rayons de la lune. Florentine serra sa sœur dans ses bras.

« A toi, pour jamais ! » Ces mots, prononcés d’un son de voix doux et mélancolique, frappèrent l’oreille d’Amélie et de Marie ; mais elles ne surent pas s’ils avoient été proférés par Florentine, par le fantôme, ou par les deux sœurs ensemble.

Presqu’au même instant, les domestiques entrèrent, l’air effaré, pour savoir ce qui étoit arrivé. Ils avoient entendu un bruit comme si tous les verres et toutes les porcelaines alloient se briser. Ils trouvèrent leur maîtresse étendue à la porte. Il ne restoit plus la moindre trace de l’apparition.

Tous les moyens que l’on employa pour rappeler Florentine à la vie, furent vains. Les médecins attribuèrent sa mort à un coup de sang. Marie et Amélie conserveront jusqu’au tombeau le souvenir de cette scène déchirante.