Fantasmagoriana/Le Revenant

La bibliothèque libre.
Traduction par traduit de l’allemand par un amateur.
FantasmagorianaF. Schoell2 (p. 163-224).


LE REVENANT.




La terre considérable et les trois belles maisons de M. Soller attiroient à Julie, sa fille unique, deux fois plus d’adorateurs que sa belle taille et la grâce particulière qui distinguoit sa jolie figure. Aussi, arrivée à l’âge de dix-sept ans, avoit-elle eu déjà occasion d’éluder, par ses réponses ambiguës, quelques propositions de mariage, et d’en rejeter ouvertement plusicurs autres.

Son père, à qui elle confioit les motifs de ses refus, se réjouissoit d’avoir une fille aussi intelligente. « Vous ne connoissez pas Julie, » répondit-il avec assurance à ceux qui vouloient fixer son attention sur l’intimité de sa fille avec le docteur Heiss. Il s’imaginoit que les espérances de Julie ne s’étoient pas encore portées au-délà du cercle de la maison paternelle, où elle menoit une vie si douce et si commode. Content, à son âge, des plaisirs tranquilles que l’état passable de sa santé lui permettoit de goûter, il oublioit qu’il en est tout autrement dans la jeunesse, et que plus elle est comblée de soins et libre d’inquiétudes, plus elle aspire, avec ardeur, à l’accomplissement de ce qu’elle souhaite.

Aussi M. Soller éprouva-t-il une surprise bien grande, un jour, qu’en l’absence de sa fille, un messager, un peu niais, lui remit une lettre destinée à Julie. Il reconnut, à l’adresse, la main d’un homme, et attendit impatiemment le retour de sa fille.

Elle eut l’air si interdite, quand il voulut lui donner la lettre, qu’il l’ouvrit à l’instant, et vit que Gustave Heiss y parloit de la constance de leur amour mutuel. Un interrogatoire rigoureux suivit l’ordre positif de ne plus voir Gustave. Julie fut obligée de tout promettre à l’instant, pour gagner un peu de tranquillité.

La cessation de cette correspondance, dont Julie ne put indiquer la cause à son amant, qu’en se montrant un moment à la fenêtre, les yeux en larmes, engagea le bouillant docteur à avoir un entretien avec M. Soller. Il demanda formellement la main de Julie, et le père ne la lui refusa pas moins formellement. Cela parut d’autant plus inexplicable au docteur, qu’il possédoit une fortune indépendante et assez considérable, qu’il jouissoit d’une bonne réputation, que sa personne étoit agréable. Une petite cicatrice à la joue, suite d’un duel qu’il avoit eu lors de son séjour à l’université, ne lui attiroit aucun reproche des gens les plus scrupuleux. On savoit généralement qu’il n’avoit pas été l’agresseur.

Julie se flatta en vain que son père, en général assez peu attaché à ses opinions, ne persisteroit pas éternellement dans son refus. Tous ses efforts, tous ceux de Gustave pour engager M. Soller à consentir à une union si ardemment desirée, furent absolument inutiles.

Julie pensa, enfin, que l’opiniâtreté invincible de son père étoit due à un motif secret ; elle ne se trompa point, et vit avec déplaisir qu’elle n’obtiendroit pas l’objet de ses vœux tant que son père vivroit. Depuis la maladie qui avoit forcé M. Soller de renoncer au commerce, il avoit, pour son malheur, la manie de croire aux esprits. Il s’étoit même bâti un système de monde spirituel. Entre autres opinions, il soutenoit que les personnes qui, durant leur vie, apparoissoient à quelqu’un pendant le sommeil, devoient avoir un caractère très-suspect.

Julie craignit que l’esprit de son amant n’eût apparu à son père ; elle ne se donna pas de repos qu’elle n’eût, à force de ruses, appris que sa conjecture étoit fondée. Précisément dans la nuit qui avoit suivi le jour où la lettre du docteur avoit été surprise, celui-ci, vêtu comme à l’ordinaire, avoit passé devant le lit de M. Soller.

Julie ne put imaginer qu’un moyen efficace pour combattre la chimère de son père. Sa modestie s’y opposoit ; mais son amour ne lui laissa de relâche qu’elle ne l’eût employé. Elle fit à son père un aveu contraire à la vérité ; elle lui dit que, désespérée par le courroux qu’il avoit laissé éclater, et égarée par son amour, elle avoit cette nuit-là ouvert la porte au docteur, et que, par conséquent, c’étoit bien lui, et non son ombre, qu’il avoit vu. Elle raconta, dans un si grand détail et avec tant de vraisemblance, comment elle s’étoit emparée de la clé de la maison et de celle du vestibule, que son père ne conserva pas le moindre doute sur la vérité de son discours.

La suite fit voir que Julie avoit eu recours à un bon expédient. Elle essuya, il est vrai, des reproches très-vifs ; mais l’aversion de son père pour le docteur diminua insensiblement. Julie trouva le moyen d’en instruire son amant. Celui-ci réitéra la demande. M. Soller trouvant qu’il y avoit quelque risque à garder une fille qui, dans un cas de nécessité, ouvroit, pendant la nuit, sa chambre à son amant, écouta favorablement le docteur.

Malheureusement, huit jours avant celui que l’on avoit fixé pour le mariage, le fantôme de Gustave apparut encore à M. Soller. Celui-ci avoit cette fois si bien pris toutes ses précautions relativement aux portes, que Julie ne put recourir à son ancien subterfuge. Son père lui déclara que le mariage devoit être rompu : il prédit aussi à sa fille, d’une manière si précise, les malheurs qui accompagneroient cette union, qu’il produisit sur elle une forte impression ; mais Gustave sut bientôt faire disparoître ces idées fâcheuses. Les fiançailles avoient eu lieu avec toutes les formalités requises ; les deux amans sommèrent le père de tenir la parole qu’il avoit donnée : celui-ci, craignant que si l’on apprenoit la cause de la rupture du mariage, on ne le traitât d’homme à chimères, et n’en pouvant trouver une autre plus plausible, il donna son consentement, mais il refusa obstinément d’assister à la cérémonie.

Lorsque les deux époux eurent été unis, il se montra néanmoins disposé à faire revivre les rapports qui doivent exister naturellement entre un père et ses enfans ; il leur rendit les visites qu’ils lui firent, leur témoigna beaucoup d’affection, et avoua même un jour à sa fille que les craintes que son mari lui avoit causées, n’étoient pas fondées.

Le docteur Heiss renonça à la pratique de la médecine, et se borna à donner ses soins à quelques amis, qu’il visitoit par pure bienveillance. Les jeunes époux n’en eurent que plus de loisir pour se livrer à toutes les fantaisies que leur inspiroient leur âge et leur amour. Ils saisissoient avidement toutes les illusions qui prolongeoient un avenir sans bornes, la félicité qu’ils goûtoient. Comme les visions de M. Soller firent aussi, à cette occasion, le sujet de la conversation, nos deux époux se dirent combien ils souhaitoient qu’il fût possible d’apparoître après la mort. Ils n’étoient pas très-éloignés de croire à la réalité des esprits qui visitoient de temps en temps M. Soller, quoiqu’ils rejetassent les conséquences qu’il en déduisoit. Gustave savoit l’histoire de deux amans qui s’étoient promis de rester constans après la mort. Celui qui avoit le premier quitté la vie, fidèle à sa parole, étoit revenu visiter l’autre. Gustave racontoit le fait avec les moindres détails qui pouvoient lui donner de la probabilité. Le vœu de pouvoir jouir de cet avantage fut exprimé par Julie, et répété par Gustave avec enthousiasme : ils recueillirent et lurent les ouvrages les plus extraordinaires qui traitent du monde spirituel ; quelques manuscrits du même genre complétèrent l’effet des premières lectures. Gustave et Julie avoient commencé par supposer la possibilité des apparitions ; ils finirent par croire à leur certitude ; et à l’aide de diverses hypothèses, ils en vinrent, à l’exemple de M. Soller, à se créer une théorie particulière. Dans leur système, deux personnes qui s’aimoient sincèrement, n’étoient nullement séparées par la mort ; au contraire, celle qui mouroit la première, avoit, jusqu’à leur réunion finale, la prérogative de planer autour de celle qui restoit, pour lui servir de génie tutélaire.

Le temps et les dissipations firent insensiblement évanouir ces idées extravagantes. Les foiblesses inhérentes à l’humanité, que chacun des époux découvrit chez l’autre, détruisirent tellement l’idée de perfection qu’ils s’étoient réciproquement inspirée, qu’après la première couche de Julie, le projet de revenir du royaume des ombres pour se réunir, étoit entièrement mis en oubli. Cet amour, dont la constance devoit défier toutes les épreuves, diminuoit chaque mois ; et quoique l’enfant, pour qui elle sembloit uniquement exister, eût terminé promptement sa carrière, cet événement ne sembla pas ramener Gustave vers la mère.

Ces deux moitiés unies pour former un tout heureux, commencèrent à vouloir chacune soutenir leur indépendance. Aucune ne pouvoit formellement accuser l’autre d’infidélité, mais soupçonnoit beaucoup ses intentions. Le désir de donner un démenti aux prédictions de M. Soller, et la crainte d’apprêter à rire aux amis qui avoient été témoins, lors de leur mariage, de leur amour extrême, les empêchoient de laisser paroître au-dehors le mécontentement qui éclatoit assez fréquemment dans leur vie intérieure : cependant trois ans n’étoient pas écoulés, les observateurs apercevoient sans peine un changement marqué dans les procédés réciproques des deux époux.

Le docteur Heiss, qui ainsi que nous l’avons dit, par goût pour une vie tranquille, n’exerçoit plus la médecine, avoit, les deux premières années de son mariage, passé l’été avec Julie à des eaux très-fameuses. Il avoit formé le projet d’y aller une troisième fois ; mais Julie refusa de l’y accompagner, alléguant une indisposition qui lui étoit restée à la suite d’une fausse couche.

Son sourire prouvoit qu’il lui étoit indifférent que son mari reconnût la frivolité de cette excuse. Peu après qu’il l’eut quittée, elle se souvint que Gustave se plaignoit depuis quelques mois d’une incommodité qu’elle regardoit comme un prétexte pour cacher sa mauvaise humeur ; « Si cependant son mal étoit réel ! » se dit-elle. « S’il alloit tomber malade au milieu d’étrangers ! » Peu s’en fallut que cette idée ne lui fit demander des chevaux de poste.

Les dissipations de la société ne tardèrent pas à débarrasser sa jeune tête de ces nuages. « Je suis bien folle, disoit-elle, d’avoir éprouvé tant de sollicitude pour un homme qui se préparoit, sans doute, à faire disparoître au milieu des plaisirs l’ennui que la compagnie de sa femme lui causoit. »

Sa solitude actuelle n’étoit pas tout-à-fait sans charmes ; elle pouvoit se débarrasser d’une foule de ménagemens qu’elle étoit obligée de garder devant son mari ; elle se trouvoit uniquement soumise aux lois de la bienséance, et ne songeoit pas, sans un chagrin intérieur, au changement que sa position alloit bientôt subir, lorsque Gustave, dans une lettre, lui apprit que son retour étoit différé de trois semaines.

Quoique cette nouvelle fût loin de la contrarier, elle se sentit piquée de ce que Gustave ne prenoit pas même la peine de lui alléguer le motif qui le portoit à prolonger son absence.

Huit jours après, elle reçut une lettre du frère de son mari ; il lui apprenoit que du pays éloigné qu’il habitoit, et où il occupoit une place importante, venu aux eaux pour embrasser un frère unique qu’il chérissoit, et qu’il n’avoit pas vu depuis long-temps, il avoit la douleur, en écrivant pour la première fois à sa belle-sœur, de lui annoncer que son mari étoit très-dangereusement malade. Cette nouvelle causa un trouble extrême à Julie, qui se préparoit à aller rejoindre Gustave. Une seconde lettre lui fit connoître que la première n’avoit été écrite que pour la préparer à la perte de son époux, enlevé subitement par une attaque d’apoplexie.

Le caractère aimable de Gustave lui ayant fait beaucoup d’amis parmi les personnes qui se trouvoient aux eaux, ses funérailles avoient été solennelles et touchantes. Le beau-frère de Julie, en lui mandant ces particularités, ajoutoit qu’il avoit eu l’intention d’aller en personne les lui communiquer ; mais que les devoirs de son état l’avoient forcé de partir à l’improviste ; il lui disoit encore que peu de jours avant son décès, son frère lui avoit confié, dans la conversation, que la dot qu’elle lui avoit apportée ne se montoit pas, à beaucoup près, au tiers de la fortune qu’il laissoit après lui ; et qu’en conséquence il avoit pris les mesures nécessaires pour que ce tiers lui fût remis en contrats bien assurés, et en argent comptant.

Julie se sentoit si froissée par la mort de son mari, qu’elle n’apprécia pas, dans ce premier moment de douleur, cette marque de sollicitude conjugale pour ses intérêts pécuniaires ; elle conçut, même involontairement, une aversion décidée contre l’auteur de la lettre, pour avoir fait mention de cette particularité, en lui annonçant l’événement fatal.

Les reproches qu’elle s’étoit faits, après le départ de son mari, se représentèrent avec une force nouvelle. Chaque moment du temps heureux de ses amours se représenta de nouveau à sa mémoire, et surtout cette scène solennelle où elle avoit fait, conjointement avec Gustave, la promesse que celui des deux qui mourroit le premier, apparoîtroit à l’autre.

Ce ne fut pas sans éprouver un certain frisson, que le soir elle revint seule de chez son père.

Après qu’elle fut déshabillée, sa femme de chambre alloit la quitter ; elle la rappela ; mais elle rejeta presqu’aussitôt l’idée de garder quelqu’un auprès d’elle, et renvoya cette fille qui ne concevoit pas pourquoi sa maîtresse l’avoit fait revenir. Julie ne vouloit pas que l’esprit de son mari fût gêné par aucun témoin ; cependant, elle étoit si tremblante qu’elle eut de la peine à arriver à son lit. Elle ne désiroit d’autre protecteur que le sommeil.

Cependant quoiqu’elle eût fermé les yeux, et qu’elle eût tiré les rideaux de son lit, qui ordinairement restoient ouverts, elle ne put s’endormir ; elle entendit même comme un bruit extraordinaire dans cette chambre où elle étoit seule ; il la remplit de crainte ; mais enfin, résignée à tout, elle se retourna, ouvrit les rideaux et regarda autour d’elle. En ce moment, sa lampe répandoit une lueur si singulière et si inégale, et formoit sur le côté opposé de l’appartement, une ombre si noire et si mystérieuse, que la tremblante Julie n’avoit jamais rien aperçu de semblable.

Cet endroit plus sombre commença à lui inspirer de la défiance ; plus elle le considéroit, plus l’ombre lui sembloit acquérir de mobilité. La flamme de la lampe pétilloit même, comme si elle éprouvoit l’action d’un objet extérieur.

Julie eut pourtant assez de courage pour se mettre sur son séant, et contempler fixement l’objet de sa terreur, lorsque la pendule, placée près de son lit, vint à sonner minuit. Le bruit de la détente qui se leva lui parut déjà la voix d’un esprit, et la fit retomber sur son lit les yeux fermés. Un instant après, il lui sembla que les coups prolongés de la pendule en sonnant l’heure, ouvroient ses yeux par force, pour qu’elle pût voir la figure blême de son mari s’élever du milieu de l’ombre redoutable, et s’avancer vers son lit d’un pas silencieux.

Elle perdit connoissance. Le lendemain matin, elle étoit attaquée d’une fièvre violente ; elle ne fut complètement rétablie qu’au bout de plusieurs mois. Son père manifesta alors la plus grande curiosité, pour savoir quelque chose sur l’esprit dont souvent, dans le transport de la fièvre, elle avoit mentionné l’apparition. Mais Julie ne se souvenoit plus de ce qu’elle avoit dit dans ces momens, et elle évita, à dessein, de parler de la nuit qui avoit occasionné sa maladie.

Sa première pensée, lors de sa guérison, fut d’aller visiter le tombeau de son mari, comme on fait un pélerinage par esprit de dévotion. Une de ses amies, que les médecins envoyoient aux eaux, fut pour elle une compagnie agréable dans son affliction.

Julie ressentit une grande satisfaction, en voyant que la mémoire de son mari étoit chérie dans l’endroit où il avoit fini ses jours. Elle contempla, avec un sentiment mêlé d’émotion et de reconnoissance, la pierre que ses amis avoient fait placer sur sa tombe. Elle apprit, pour la première fois, que son mari étoit mort, en quelque sorte, dans l’exercice de son ancienne profession. Ayant recueilli chez lui, par compassion, un malade dénué de secours, il en avoit pris la maladie, qui l’avoit précipité dans le tombeau. On lui cacha d’abord une circonstance qui avoit probablement accéléré la fin de son mari ; il avoit fait une chute à bas de son lit ; mais trop de gens en avoient entendu parler, pour que cette circonstance ne fût pas long-temps un mystère pour elle.

Le séjour des eaux ne lui offrant d’autre sujet d’intérêt que le tombeau de Gustave, elle fut très-contente lorsque son amie, à qui ces eaux ne convenoient pas, lui proposa de partir.

Julie, de retour dans ses foyers, trouva des distractions, mais aucune qui convint à sa position. Son père, infirme depuis quelque temps, ne quittoit plus le lit, et les médecins ne cachèrent pas que son mal étoit sans remède. Elle n’en fut que plus assidue à remplir ses devoirs auprès de lui. La certitude de perdre bientôt une personne que l’on chérit, donne à notre affection une énergie nouvelle. Julie ne sortoit pas de la chambre de son père. Ceux qui la vouloient voir, étoient obligés de rendre leur visite au malade ; aussi le moribond fut-il constamment entouré de jeunes gens ; tous se flattoient de l’espoir d’engager Julie à ne pas rester dans l’état de viduité, qui leur sembloit peu convenable à son âge.

La conduite de Julie envers son père ne pouvoit manquer d’accroître l’intérêt puissant que ses charmes inspiroient. Quelle épouse excellente ne devoit-on pas trouver dans celle qui, appelée à jouir de tous les plaisirs qui font les délices de la jeunesse, s’y dérobe entièrement pour s’exposer, pendant des mois entiers, aux caprices, quelquefois très-sensibles, d’un malade sans espoir ! Malgré les déclarations assez claires que firent quelques-uns de ces jeunes gens, quoique plusieurs d’entre eux fussent des partis très-avantageux, et qu’elle n’eût qu’à choisir, elle ne voulut prendre aucune résolution, même après la mort de son père, qui expira après avoir souffert pendant près de dix mois.

Elle fréquenta quelques maisons après ce triste événement ; mais ce ne fut nullement pour chercher à contracter de nouveaux nœuds. Le souvenir des premiers temps de son mariage se présentoit à elle sous les couleurs les plus aimables et les plus vives. L’amour mutuel qui avoit embelli cette époque, s’étoit montré avec trop d’énergie, pour qu’elle pût espérer que l’avenir lui réservât quelque chose de semblable. Elle ne vouloit pas non plus essayer de faire revivre cette ombre de son bonheur passé, parce qu’elle pensoit qu’elle l’acheteroit trop cher par la perte de son indépendance.

Elle en fit franchement l’aveu à plusieurs de ceux qui la recherchoient ; de sorte que sa ferme résolution de rester veuve occasionna, de leur part, beaucoup d’épigrammes.

Les charmes de Julie avoient bien éprouvé quelqu’altération, par ses veilles et ses fatigues durant la maladie de son père ; mais le repos la rendit aussi belle qu’auparavant, et son esprit reprit insensiblement ses grâces et sa gaîté.

Elle étoit tourmentée quelquefois par le reproche que lui adressoit sa conscience, d’avoir laissé son mari aller seul aux eaux, et pourtant son esprit ne lui étoit pas apparu de nouveau. Quelquefois elle révoquoit en doute la réalité de l’apparition, et attribuoit tout ce qu’elle avoit cru voir, à son imagination troublée par ses remords et par le germe de la maladie : la crainte lui paroissoit au reste très-condamnable dans tous les cas ; car, se disoit-elle, en supposant que j’aie vu l’esprit de mon mari, je dois croire qu’il est revenu pour remplir sa promesse, plutôt que pour m’effrayer.

Julie menoit une vie très-retirée, lorsque le mariage de sa femme de chambre, la plus attentive et la plus fidèle de ses domestiques, fit perdre à sa maison une partie de l’agrément qu’elle y trouvoit. Cette fille avoit été élevée avec elle, et avoit reçu en partie la même éducation. Son éloignement laissa Julie dans un isolement complet ; mais plus celle-ci se sentit seule, plus son imagination se plaisoit à se représenter le temps heureux de ses amours.

Cela alla si loin, qu’elle souhaita quelquefois que l’esprit de son mari revînt pour qu’il vît quelle joie elle puisoit dans ses lettres brûlantes d’amour ; avec quelle ivresse elle pressoit contre son cœur son portrait, ou tout autre objet qui lui appartenoit ; avec quelle constance enfin elle vivoit, non pour elle, mais uniquement pour s’occuper du passé.

Elle s’endormit un soir au milieu de ces pensées, malgré le roulement des voitures qui alloient au bal masqué, où elle-même avoit été vivement pressée de se rendre.

Elle avoit peut-être dormi plusieurs heures, lorsqu’en ouvrant les yeux elle aperçut, au fond de la chambre voisine, une figure qui s’approchoit lentement de son lit : c’étoit l’ombre qu’elle avoit souhaité si ardemment de revoir ; elle ne put la méconnoître.

Le reproche que Julie se fit en ce moment, d’avoir, par un souhait indiscret, troublé le repos de son mari, la priva du plaisir qu’elle auroit goûté en voyant cette apparition ; elle ne songeoit plus à ce qu’elle s’étoit proposé de lui dire ; le saisissement même lui coupa la respiration et lui ferma les yeux, lorsque l’ombre n’étoit encore que dans la chambre voisine.

Un instant après, la crainte souleva insensiblement sa paupière à plusieurs reprises ; Julie aperçut le fantôme debout près de son lit : elle resta long-temps dans une attente inquiète ; enfin le fantôme s’éloigna.

Cependant un quart d’heure après, elle surmonta ses frayeurs, au point de tirer sa sonnette : elle sonna trois fois, et la dernière fois très-fort, sans que sa femme de chambre parût.

Deux heures venoient de sonner. Julie s’habilla pour aller chercher cette fille ; elle ne la trouva pas dans son lit ; le domestique et la cuisinière couchoient dans l’étage supérieur, où ils ne pouvoient pas entendre le bruit des sonnettes. Julie sachant que la conduite de sa femme de chambre n’étoit pas très-régulière, se douta qu’elle s’étoit échappée pour aller au bal masqué, dans l’espoir que l’on ne s’en apercevroit pas ; la porte extérieure étoit fermée.

Les yeux battus de la femme de chambre confirmèrent le matin les soupçons de Julie. Celle-ci lui fit avouer la vérité, la renvoya sur-le-champ, et eut le bonheur, le jour même, d’en trouver une qui lui convint parfaitement.

Toutes les nuits suivantes, la jeune veuve ressentit de violens accès de fièvre ; le moindre soufle, le plus petit froissement la faisoient tressaillir. Son œil se refusoit à reconnoître la figure de son mari, mais son oreille entendoit ses mouvemens. Elle abjura les doutes qu’elle avoit conçus autrefois sur la vérité des apparitions, dont son père étoit persuadé. Elle ne cachoit sa vision à personne, et étoit prête à se fàcher contre quiconque révoquoit en doute la réalité du fantôme qui s’étoit montré devant son lit. Non, disoit-elle, personne ne me fera croire à la débilité de mes yeux et de mes oreilles. Elle raconta à ce sujet la première apparition qui avoit eu lieu aussitôt après la mort de son mari, et dont elle n’avoit pas parlé alors, parce qu’elle l’avoit regardée comme un effet de sa disposition à la fièvre ; elle demanda si depuis lors on avoit remarqué en elle quelque symptôme d’affoiblissement d’esprit. Les explications naturelles que l’on essayoit fréquemment de lui donner, la mettoient au supplice. On disoit, par exemple, que le galant de sa suivante, un peu inconséquente dans sa conduite, avoit pu se tromper de chambre ; et que cette supposition étoit d’autant plus vraisemblable, que l’esprit prétendu avoit apparu vêtu comme tout le monde, ce qui n’étoit pas l’habitude des esprits.

Julie répondoit à la première explication, que les amans de sa femme de chambre, assez familiers avec elle pour en obtenir de doubles clefs, ne pouvoient se tromper sur l’appartement de leur belle, situé dans un côté opposé de la maison ; qu’au reste elle avoit trouvé les portes de dehors fermées, et que personne ne pourroit lui contester ce point.

Quant à l’objection touchant le costume, elle répliquoit qu’un être dépourvu de corps, qui veut se faire connoître dans le monde matériel, est bien obligé de prendre une figure reconnoissable. Elle demandoit, avec un peu d’humeur, si elle ne méritoit pas quelque croyance, lorsqu’elle se montroit prête à affirmer avec serment qu’il n’avoit existé d’autre différence entre le fantôme et son mari, que celle d’un être spirituel à un être corporel, et que son œil perçant avoit même distingué nettement la cicatrice qu’il avoit à la joue.

Julie parloit en général de cet événement avec tant de suite, et d’une manière si convaincante, qu’elle trouva un grand nombre de partisans. L’esprit qu’elle avoit vu faisoit si fréquemment le sujet de la conversation, qu’il auroit été surprenant qu’une singularité de ce genre eût échappé à la presse, qui aujourd’hui s’empare de tout, surtout en Allemagne.

Quoique le pamphlet, qu’un anonyme publia à ce sujet, fourmillât d’inexactitudes, le nom de l’héroïne n’étant pas mentionné, et l’écrit ne contenant rien d’offensant pour elle, Julie ne fut pas forcée d’en venir à un désaveu public. Sa ferme croyance ne fut pas non plus ébranlée par les railleries que se permirent quelques incrédules : elle étoit satisfaite de ce que la présence de sa femme de chambre, qu’elle faisoit coucher auprès d’elle, la délivroit de toute inquiétude relative à l’intérieur de sa maison : enfin son courage reprit si bien le dessus, avec les nuits peu prolongées de l’été, qu’elle dormit de nouveau seule dans sa chambre.

Vers la fin de l’été, elle rencontra inopinément, chez une de ses connoissances, un M. de Rosen, dont son mari faisoit un cas particulier, mais qu’elle n’avoit pas vu depuis long-temps ; elle eut beaucoup de joie à le revoir ; il étoit fort aimable : on ne lui reprochoit autre chose que de se plaire dans une vie dissipée, et de ne pas vouloir entendre parler de mariage.

L’entrée de Julie priva la société du plaisir d’entendre davantage M. de Rosen, qui la charmoit par ses récits pleins de gaîté et d’intérêt. Il entama, avec la veuve de son ami, un entretien qui ne fut que rarement interrompu par la conversation générale ; il se soutint avec la même vivacité jusqu’à l’instant du départ, et fut continué le lendemain matin au logis de Julie.

Les visions en avoient fait le sujet : M. de Rosen s’en étoit depuis long-temps déclaré l’antagoniste le plus opiniâtre, et avoit, même avant la mort du docteur, expliqué, d’une manière très-naturelle, plusieurs histoires d’apparition ; il combattit celle de l’esprit de son ami. La dispute entre Julie et lui fut si vive, qu’ils auroient difficilement fini par s’entendre.

M. de Rosen, après avoir long-temps soutenu que Julie avoit été dupe de l’illusion de ses sens, ou de la présence réelle d’un autre individu vivant, s’écria : « Mais si tout cela s’éclaircissoit d’une autre manière ? »

« D’une autre manière, cela se peut, mais qu’elle soit meilleure..... »

« Qui sait ! vous ne m’avez pas encore raconté les détails de la mort de votre mari. »

« Il mourut aux eaux subitement. »

« Vous étiez absente. »

« Vous remuez la tête comme si vous aviez des doutes ; ne voudriez-vous pas me persuader qu’il n’est pas mort ? »

« Je veux simplement essayer une explication ; vous la rejetterez, si elle ne vous convient pas. »

« Et moi, » reprit Julie avec sensibilité, « je veux vous prier de vous dispenser d’un essai de ce genre, quand il s’agit de la personne qui m’a été la plus chère. »

M. de Rosen répliqua très-sérieusement qu’en qualité d’ami intime du docteur, il avoit quelques droits aux détails de sa mort. Julie persistant à ne pas s’expliquer, il se leva d’un air mécontent, comme pour aller prendre son chapeau.

« Il est vrai, » dit Julie, « que vous avez ce droit, j’en conviens ; mais j’ai aussi celui de vous prier de n’en pas abuser. »

Alors elle raconta, en sanglotant, la mort de son mari, avec toutes les circonstances qui l’avoient accompagnée ; et voyant, après l’avoir terminée, que son auditeur ne changeoit pas de visage, elle ajouta : « Que direz-vous à présent ? »

« Rien, pour ne pas vous déplaire. »

« Vos gestes, qui annoncent le doute, m’offensent, monsieur. Je crois qu’après tant de témoignages incontestables de la mort de mon mari, on ne peut pas même se permettre une autre explication. »

« Vous me défendez, par conséquent, de chercher à ébranler votre croyance. »

« Monsieur, » répartit Julie, d’un ton solennel, voyant qu’il vouloit s’en aller, « je veux, je dois vous entendre à l’instant même. »

« Permettez-moi donc de faire mention d’une circonstance antérieure. »

« Faites mention de tout ce que vous voudrez. »

« Eh bien ! j’ai appris, de votre bouche même, que peu de temps avant la mort de mon ami, l’harmonie qui régnoit auparavant entre vous étoit singulièrement altérée. Je puis même soupçonner que vous n’avez pas été tous deux en secret, très-éloignés de vous séparer. Depuis long-temps votre mari désiroit beaucoup faire un voyage lointain. Cette envie s’affoiblit naturellement lorsqu’il vous fit la cour, et qu’il eut le bonheur d’obtenir votre main. Je suppose que ce qui se passa ensuite entre vous réveilla son ancienne idée. Il se présentoit deux manières de l’effectuer, voyager avec vous ou sans vous. Mais c’eût peut-être été trop exiger de vous, que d’espérer vous faire partager avec lui les désagrémens inséparables d’un voyage dans une autre partie du monde, à une époque où, pour parler avec franchise, vous ne trouviez pas toujours du plaisir dans la compagnie de votre mari. Voyager sans vous, eût été vous livrer à l’ennui ou à la crainte continuelle d’être, par son retour, troublée dans vos plaisirs. Il ne pouvoit choisir aucun de ces deux moyens. Deux autres se présentoient pour opérer une guérison radicale. L’un étoit le divorce ; mais le mot seul faisoit frémir mon ami. Vous eussiez été exposés tous deux aux propos amers de ceux qui, si peu de temps auparavant, s’étoient scandalisés de votre affection singulière. Les reproches de votre père, d’abord si opposé à cette union, auroient indubitablement empoisonné tous vos momens. Ce moyen fut donc aussi rejeté. Enfin, le dernier, qui se devine aisément, avoit, il est vrai, quelque chose d’étrange et de romanesque ; mais faisoit entrevoir à mon ami une liberté entière, et pour vous, après un court veuvage, un second mari qui vous conviendroit mieux. »

« Vous en usez comme l’avocat d’une mauvaise affaire. Vous la faites traîner en longueur, pour lasser la partie adverse. Je ne dirois plus rien, si vous vous absteniez de rappeler, sans ménagement, les endroits de ma vie qui me causent le plus de repentir. »

« Je me suis déjà reproché de mentionner les particularités qui vous déplaisent ; mais je ne dois pourtant pas passer cette époque sous silence, parce qu’elle sert de base nécessaire à l’édifice qui est déjà à moitié achevé. »

« Mais à quoi bon un château de carte, que l’extrait mortuaire de mon mari renversera à l’instant ? »

« L’extrait mortuaire ? Seroit-ce le premier qui fût erroné ? Mais comme je suis déjà venu à bout des points les plus difficiles, permettez-moi de poursuivre ma supposition. Votre mari va aux eaux, il y rencontre son frère, lui découvre ses chagrins domestiques, et ajoute qu’il sacrifieroit volontiers le tiers de sa fortune pour racheter sa liberté. Votre mari avoit, par charité, donné ses soins à plusieurs malades, qui, abandonnés par d’autres médecins, à cause de leur indigence, ne pouvoient guère échapper à la mort. Cette circonstance lui suggère le moyen de recouvrer sa liberté. L’habitation incommode d’un de ces malades, fournit le prétexte de lui donner une chambre dans la maison où demeurent votre mari et son frère. Malgré les soins les plus assidus, le malade meurt, comme on s’y attendoit. Votre mari part dans la nuit, afin que son frère se charge du reste. Trouvez-vous actuellement mon hypothèse plus naturelle ? »

« Nullement. Je vous prie d’en expliquer vous-même ce reste, dont le frère s’est chargé. »

« Très-volontiers, si cela ne vous fatigue pas. Votre mari qui, conformément à son plan, faisoit le malade depuis quelques semaines, laisse, en partant, ses vêtemens accoutumés dont on revêt le mort. On disoit, depuis quelques jours, que celui-ci, comme vous le devinez sans peine, alloit mieux, et qu’il étoit parti pour son pays. Son cadavre passe et est enterré pour celui de votre mari. Il me semble que, de cette manière, l’énigme est assez bien débrouillée. »

« A l’exception d’une bagatelle, que vous laissez de côté, quoiqu’elle mérite bien d’être prise en considération. Un secret important doit, sur toutes choses, n’être communiqué qu’à peu de personnes ; vous en conviendrez. A combien de personnes n’a-t-il pas fallu confier celui-ci ? »

« On ne l’a confié qu’au vieux domestique de votre beau-frère, dont la fidélité rare a, plusieurs fois, reçu des éloges dans cet appartement même. »

« Il faut bien que je vous fasse des objections pour me débarrasser, une bonne fois, de vos explications malheureusement trop invraisemblables. Vous oubliez encore bien des choses. Un homme comme mon mari, qui connoissoit tant de monde aux eaux, a dû nécessairement recevoir beaucoup de visites après sa mort. On se plaît souvent à voir le corps inanimé d’une personne chère ; comment donc les amis de mon mari n’auroient-ils pas reconnu que le corps, qu’ils avoient sous les yeux, n’étoit pas le sien ? »

« Oui, je suis persuadé que votre beau-frère a reçu bien du monde, et qu’il a dû raconter à beaucoup de personnes le triste accident qui lui enlevoit un frère. Un grand nombre a certainement vu le corps de votre mari, à l’exception du visage. On l’avoit couvert d’un voile, parce que, disoit votre beau-frère, la chute l’avoit horriblement défiguré. »

« Et la femme qui l’a enseveli ? ne s’en trouve-t-il pas aux eaux ? ou bien ne sont-elles pas tenues d’examiner si la cause de la mort leur paroît naturelle ? »

« Tout cela est très-exact. Mais cet examen se fait-il avec un soin minutieux pour chaque trait du visage ? D’ailleurs, il seroit très-possible que le pauvre défunt fût réellement tombé en bas de son lit. »

« Eh bien, monsieur, à quoi avez-vous voulu en venir avec cette explication, aussi longue qu’ingénieuse, ou plutôt avec cette interprétation forcée ? »

« Mais à vous faire naître l’idée que, peut-être, votre mari vit encore. »

« La certitude seule pourroit me consoler ; mais vos singuliers commentaires sont loin d’avoir produit cet effet. Vous poussez encore la chose plus loin, et vous tirez la conséquence que ce n’est pas le fantôme, mais la personne réelle de mon mari que j’ai vue dans ma chambre ? »

« Sans doute, si je ne suppose pas que votre imagination étoit exaltée ou malade, ou qu’il y a eu quelque supercherie. »

« A quoi vous conduit, cette fois, votre propension à paroître pénétrant ? L’homme qui, suivant votre explication, s’est débarrassé de moi par le sacrifice du tiers de sa fortune, ce même homme se seroit glissé dans ma demeure, pour s’exposer au danger d’être reconnu ? Je vous avoue que ma foible pénétration ne suffit pas pour expliquer la connexion de deux choses aussi disparates. »

« Elle est cependant facile à concevoir. Supposons d’abord, ce qui n’est pas invraisemblable, que votre mari cédant au désir irrésistible de vivre dans une autre partie du monde, ne se soit, dans les premiers temps, occupé d’aucun autre objet ; admettons même qu’il ne se soit repenti que lorsqu’il a eu satisfait ses vœux ; mais ce repentir devoit tourmenter un homme bon et sensible. Il considère donc qu’il a des torts graves envers vous, et qu’il est difficile de calculer les suites que le bruit de sa mort peut produire sur vous, à cause du peu d’harmonie qui régnoit auparavant entre vous deux. Au milieu de ces réflexions, votre image se réveille dans son cœur, le désir ardent de vous voir le ramène. Il arrive ; son besoin le plus pressant est de se convaincre que votre santé ne doit pas l’inquiéter. Il trouve moyen de pénétrer dans votre demeure, et vous le prenez pour un fantôme. »

« Plût à Dieu que vous disiez la vérité ; mais cette explication est malheureusement encore plus invraisemblable que celle de sa mort. Supposons pourtant que tout est vrai, jusqu’à son retour ; pourquoi a-t-il eu recours à un moyen si extraordinaire que celui de cette visite nocturne ? »

« Pourquoi...... ? Parce qu’il ne connoissoit nullement vos intentions ; et que dans une ville où tout le monde le connoît et le croit mort, il ne vouloit paroître devant personne pendant le jour. »

« Mais comment a-t-il pu entrer et sortir, quoique la porte de dehors fût fermée ?

« Rien de plus aisé à concevoir. Ne m’avez-vous pas dit que votre femme de chambre avoit passé cette nuit-là au bal ? Votre mari ne peut-il pas être arrivé le soir même, et être allé au bal, dans l’espoir de vous y voir, ou bien d’obtenir, sous son déguisement, des renseignemens sur votre compte ? Le hasard l’aura fait rencontrer avec votre femme de chambre ; tout en causant avec elle, par suite de la liberté du bal, il aura appris tout ce qui concernoit sa jolie compagne ; il n’aura eu alors besoin que de lui servir quelques verres de liqueur, pour la mettre dans un état où il lui aura été facile de lui enlever les clefs dont il a ensuite fait usage. Comme il connoissoit tous les coins de cette maison, il n’a pas eu grand’peine à venir dans l’obscurité jusqu’à votre lit. »

« Monsieur, » reprit Julie, d’un ton très-piqué, « ne vous êtes-vous donc tant creusé la tête, que pour finir par une plaisanterie aussi peu convenable ? Mon mari, j’en suis sûre, a toujours eu trop de fierté, pour chercher et pour suivre une aventure du genre de celle dont vous parlez. Je dois donc me trouver blessée, d’entendre parler de lui de cette manière, après sa mort. »

« Mais, madame, vous prenez la chose du mauvais côté ; je n’ai supposé ce cas que pour vous faire connoître un des mille moyens qui auront pu lui faire trouver cette clef, à laquelle vous attachez une si grande importance. Je vois que, dans la précipitation, j’ai maladroitement supposé une chose indigne du caractère de votre mari ; il est plus vraisemblable qu’il aura eu pour compagnon, au bal, un ami intime à qui ces sortes d’aventures répugnent moins. Pendant que votre mari vous cherche par-tout, ou tâche d’obtenir des renseignemens sur votre compte, il est possible que son ami ait découvert que cette jeune fille étoit votre femme de chambre ; il en aura fait part à votre mari, lui aura donné les clefs, et après qu’elles auront été mises en usage, on les aura remises à la femme de chambre, un peu étourdie par le bal et la liqueur, sans qu’elle se soit aperçue de la moindre chose. »

« Finissons, monsieur ; vainement vous avez, en rappelant le temps qui a précédé la mort de mon époux, exposé à mes yeux la légèreté de ma conduite ; vainement vous avez entassé un grand nombre de suppositions, pour me donner une preuve nouvelle de votre habileté à expliquer les apparitions des esprits ; car je dois penser que telle a été votre intention ; autrement, vos efforts n’auroient absolument abouti à rien. Au reste, quoique la figure dont il est question ait eu la ressemblance la plus parfaite avec mon mari, personne ne me persuadera que je l’ai vu lui-même ; sa démarche, et un je ne sais quoi d’aérien qui l’entouroit, et qui m’a causé un certain trouble, m’ont prouvé positivement que cette figure appartenoit à un monde plus élevé. »

« Votre frayeur seule, madame, a sans doute revêtu cette figure de ce qu’elle avoit d’aérien. »

Julie contredit fortement cette objection et persista à soutenir que les contours du fantôme n’avoient pas ce caractère fixe, attribut de l’homme vivant.

« Eh bien ! » reprit Rosen, « on vous a très probablement joué un tour. »

« Ne parlons plus de cela ; au reste, on auroit bien pu, par supercherie, approcher de la couleur de la vérité ; mais il auroit été impossible de l’imiter complétement. »

« Vous n’êtes pas assez au fait de ces sortes d’artifices ; mais moi, je sais faire apparoître de prétendus fantômes. »

Julie refusa vivement l’essai qu’il se proposa de faire. Il eut alors l’air de vouloir la contraindre à abandonner sa croyance aux apparitions surnaturelles ; et chaque jour il devint plus pressant. Julie, pour s’en débarrasser, consentit enfin à sa proposition, sous la condition expresse que, par la suite, il ne se permettroit plus aucune tentative pour la dissuader de croire aux esprits.

Il fallut, malgré sa répugnance, qu’elle lui cédât, huit jours à l’avance, une chambre qui avoit une entrée séparée, afin qu’il fît les préparatifs nécessaires, et qu’elle lui permît de mettre des cadenats aux portes.

Les reproches secrets qu’elle s’adressoit à ce sujet, étoient adoucis par la pensée qu’elle s’étoit prêtée à ce que demandoit Rosen, non par une curiosité indiscrète, mais par le désir ardent d’éloigner d’elle, autant qu’elle le pourroit, toute idée de ce genre.

Cependant, la robe noire et l’air solennel de Rosen, en entrant chez Julie, au jour fixé, agitèrent si visiblement la jeune veuve, qu’il en fut frappé ; il lui dit : « Vous savez qu’aujourd’hui vous ne verrez qu’une pure illusion, et pourtant vous ne pouvez vous défendre d’un trouble extraordinaire. L’esprit qui va bientôt paroître auroit peut-être cette enveloppe aérienne que votre œil a prêtée au dernier fantôme, si je ne détruisois pas d’avance une partie de l’impression qu’il pourroit produire sur vous, et ne déposois ma gravité, en vous assurant encore une fois que vous n’aurez à faire qu’à une magie bien naturelle. Je vous montrerai même d’avance le costume sous lequel le fantôme s’approchera de vous. »

Julie tressaillit, lorsque Rosen lui présenta un portrait en miniature de son mari, couvert du même manteau qu’il avoit lorsqu’il s’étoit approché de son lit ; particularité qu’elle n’avoit confiée à personne.

« Mais que diriez-vous, madame, si, au lieu de la vision que je vous ai promise, votre mari lui-même sortoit de cette chambre, et si toutes les suppositions, que j’ai présentées selon vous si inutilement, n’étoient, à l’exception de l’aventure du bal masqué qui a si fort excité votre déplaisir, que la relation véridique de ce qui s’est passé ? »

Tandis que l’étonnement de Julie, grâces au ton assuré de Rosen, faisoit place au ravissement, celui-ci alla lentement vers la porte, l’ouvrit, et lui fit voir la preuve convaincante de ce qu’il avoit avancé.

Les deux époux tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

Rosen avoit été le confident de Gustave au bal masqué, et s’étoit ensuite chargé de sonder les dispositions de la prétendue veuve. Gustave n’auroit pas osé risquer cette épreuve, s’il n’eût pas lu le pamphlet auquel la vision de Julie donna sujet. Quoique le fait y fût raconté peu exactement, on y parloit de sa femme de manière à ce qu’il ne pût la méconnoître, et son attachement pour le mari qu’elle croyoit avoir perdu, y étoit peint sous les couleurs les plus vives.

Par des raisons faciles à deviner, on ne voulut pas divulguer cette aventure dans la ville où elle se passa. Julie vendit ses biens, et partit. Personne ne sut où elle étoit allée.

Nous dirons au lecteur que le ciel riant de l’Italie, où le frère de Gustave espéroit trouver la guérison, fut celui que choisirent les deux époux ; ils y vivent sous le nom que le docteur avoit pris depuis sa mort prétendue. Quiconque, en voyant ce ménage heureux, saura son histoire, souhaitera que ceux qui, après avoir trop présumé du bonheur de leur union, voyent la discorde prête à naître, aient recours, pour le faire revenir, à quelque recette du même genre.