Faust (Goethe, trad. Nerval, 1877)/Second Faust/Légende de Faust

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Traduction par Gérard de Nerval.
Garnier frères (p. 275-301).
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LÉGENDE DE FAUSTE


PAR VIDMANN


TRADUITE EN FRANÇAIS AU XVIe SIÈCLE PAR PALMA CAYET




L’origine de Fauste, et ses études.


Le docteur Fauste fut fils d’un paysan natif de Veinmart sur le Rhod, qui a eu une grande parenté à Wittenberg, comme il y a eu de ses ancêtres gens de bien et bons chrétiens ; même son oncle qui demeura à Wittenberg et en fut bourgeois fort puissant en biens, qui éleva le docteur Fauste, et le tint comme son fils ; car, parce qu’il était sans héritiers, il prit ce Fauste pour son fils et héritier, et le fit aller à l’école pour étudier en la théologie. Mais il fut débauché d’avec les gens de bien, et abusa de la parole de Dieu. Pourtant, nous avons vu telle parenté et alliance de fort gens de bien et opulents comme tels avoir été du tout estimés et qualifiés prud’hommes, s’être laissés sans mémoire et ne s’être fait mêler parmi les histoires, comme n’ayant vu ni vécu en leurs races de tels, enfants impies d’abomination. Toutefois, il est certain que les parents du docteur Fauste (comme il a été su d’un chacun à Wittenberg) se réjouirent de tout leur cœur de ce que leur oncle l’avait pris comme son fils, et, comme de là en avant ils ressentirent en lui son esprit excellent et sa mémoire, il s’ensuivit sans doute que ses parents eurent un grand soin de lui, comme Job, au chapitre I, avait soin de ses enfants, à ce qu’ils ne fissent point d’offense contre Dieu. Il advient aussi souvent que les parents qui sont impies ont des enfants perdus et mal conseillés, comme il s’est vu de Cam, Gen. 4 ; de Ruben, Gen. 49 ; d’Absalon, 2 Reg. 15, 18. Ce que je récite ici, d’autant que cela est notoire quand les parents abandonnent leur devoir et sollicitude, par le moyen de quoi ils seraient excusables. Tels ne sont que des masques, tout ainsi que des flétrissures à leurs enfants ; singulièrement comme il est advenu au docteur Fauste d’avoir été mené par ses parents. Pour mettre ici chaque article, il est à savoir qu’ils l’ont laissé faire en sa jeunesse à sa fantaisie, et ne l’ont point tenu assidu à étudier, qui a été envers lui par sesdits parents encore plus petitement. Item, quand ses parents, vu sa maligne tête et inclination, et qu’il ne prenait pas plaisir à la théologie, et que de là il fut encore approuvé manifestement, même il y eut clameur et propos commum, qu’il allait après les enchantements, ils le devaient admonester à temps, et le tirer de là, comme ce n’était que songes et folies, et ne devaient pas amoindrir ces fautes-là, afin qu’il n’en demeurât coupable.

Mais venons au propos. Comme donc le docteur Fauste eut parachevé tout le cours de ses études, en tous les chefs plus subtils de sciences, pour être qualifié et approuvé, il passa outre de là en avant, pour être examiné par les recteurs, afin qu’il fût examiné pour être maître, et autour de lui y eut seize maîtres, par qui il fut ouï et enquis, et, avec dextérité, il emporta le prix de la dispute.

Et ainsi, pour ce qu’il fut trouvé avoir suffisamment étudié sa partie, il fut fait docteur en théologie. Puis, après, il eut encore à lui en tête folle et orgueilleuse, comme on appelle des curieux spéculateurs, et s’abandonna aux mauvaises compagnies, et, mettant la sainte Écriture sous le banc, et mena une vie d’homme débauché et impie, comme cette histoire donne suffisamment à entendre ci-après.

Or, c’est au dire commun et très-véritable, qui est au plaisir du diable, il ne le laisse reposer ni se défendre. Il entendit que, dans Cracovie, au royaume de Pologne, il y avait eu ci-devant une grande école de magie, fort renommée, où se trouvaient telles gens qui s’amusaient aux paroles chaldéennes, persanes, arabiques et grecques, aux figures, caractères, conjurations et enchantements, et semblables termes, que l’on peut nommer d’exorcismes et sorcelleries, et les autres pièces ainsi dénommées par exprès les arts dardaniens, les nigromances, les charmes, les sorcelleries, la divination, l’incantation, et tels livres, paroles et termes que l’on pourrait dire. Cela fut très-agréable à Fauste, et y spécula et étudia jour et nuit ; en sorte qu’il ne voulut plus être appelé théologien. Ainsi fut homme mondain, et s’appela docteur de médecine, fut astrologue et mathématicien. Et en un instant il devint droguiste ; il guérit premièrement plusieurs peuples avec des drogues, avec des herbes, des racines, des eaux, des potions, des receptes et des clystères. Et puis après, sans raison, il se mit à être beau diseur, comme étant bien versé dans l’Écriture divine. Mais, comme dit bien la règle de Notre-Seigneur, Jésus-Christ : « Celui qui sait la volonté de son maître et ne la fait pas, celui-là sera battu au double. »

Item : « Nul ne peut servir deux maîtres. »

Item : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. »

Fauste s’attira tous ces châtiments sur soi, et mit son âme à son plaisir par-dessus la barrière ; tellement, qu’il se persuada n’être point coupable.


Le serviteur de Fauste.

Le docteur Fauste avait un jeune serviteur qu’il avait élevé quand il étudiait à Wittenberg, qui vit toutes les illusions de son maître Fauste, toutes ses magies et son art diabolique. Il était un mauvais garçon, coureur et débauché, du commencement qu’il vint demeurer à Wittenberg : il mendiait, et personne ne voulait le prendre à cause de sa mauvaise nature. Ce garçon se nommait Christofle Wagner, et fut dès lors serviteur du docteur Fauste : il se tint très-bien avec lui, en sorte que le docteur Fauste l’appelait son fils. Il allait où il voulait, quoiqu’il allât boitant et de travers.


Le docteur Fauste conjure le diable pour la première fois.

Fauste vint en une forêt épaisse et obscure, comme on se peut figurer, qui est située près de Wittenberg, et s’appelle la forêt de Mangealle, qui était autrefois très-bien connue de lui-même. En cette forêt, vers le soir, en une croisée de quatre chemins, il fit avec un bâton un cercle rond, et deux autres qui entraient dedans le grand cercle. Il conjura ainsi le diable en la nuit, entre neuf et dix heures ; et lors manifestement le diable se relâcha sur le point, et se fit voir au docteur Fauste en arrière, et lui proposa : « Or sus, je veux sonder ton cœur et ta pensée, que tu me l’exposes comme un singe attaché à son billot, et que non-seulement ton corps soit à moi, mais aussi ton âme ; et tu me seras obéissant, et je t’envoierai où je voudrai pour faire mon message. » Et ainsi le diable amiella étrangement Fauste, et l’attira à son abusion.

Lors le docteur Fauste conjura le diable, à quoi il s’efforça tellement, qu’il fit un tumulte qui était comme s’il eût voulu renverser tout de fond en comble ; car il faisait plier les arbres jusques en terre ; et puis le diable faisait comme si toute la forêt eût été remplie de diables, qui apparaissaient au milieu et autour du cercle à l’environ comme un grand charriage menant bruit, qui allaient et venaient çà et là, tout au travers par les quatre coins, redonnant dans le cercle comme des élans et foudres, comme des coups de gros canon, dont il semblait que l’enfer fût entrouvert ; et encore y avait-il toute sorte d’instruments de musique amiables, qui s’entendaient chanter fort doucement, et encore quelques danses ; et y parurent aussi des tournois avec lances et épées, tellement que le temps durait fort long à Fauste, et il pensa de s’enfuir hors du cercle. Il prit enfin une résolution unique et abandonnée, et y demeura, et se tint ferme à sa première condition (Dieu permettant ainsi, à ce qu’il pût poursuivre), et se mit comme auparavant à conjurer le diable de nouveau, afin qu’il se fît voir à lui devant ses yeux, de la façon qui s’ensuit. Il s’apparut à lui, à l’entour du cercle, un griffon, et puis un dragon puant le soufre et soufflant ; en sorte que, quand Fauste faisait les incantations, cette bête grinçait étrangement les dents, et tomba soudain de la longueur de trois ou quatre aunes, qui se mit comme un peloton de feu, tellement que le docteur Fauste eut une horrible frayeur. Nonobstant, il embrassa sa résolution, et pensa encore plus hautement de faire que le diable lui fût assujetti. Comme quand Fauste se vantait, en compagnie un jour, que la plus haute tête qui fût sur la terre lui serait assujettie et obéissante, et ses compagnons étudiants lui répondaient qu’ils ne savaient point de plus haute tête que le pape, ou l’empereur, ou le roi. Lors répondait Fauste : « La tête qui m’est assujettie est encore plus haute, comme elle est décrite en l’épitre de saint Paul aux Éphésiens : « C’est le prince de ce monde sur la terre et dessous le ciel. » Ainsi donc, il conjura cette étoile une fois, deux fois, trois fois, et lors devint une poutre de feu, un homme au-dessus qui se défit ; puis après, ce furent six globes de feu comme des lumignons, et s’en éleva un au-dessus, et puis un autre par-dessous, et ainsi conséquemment, tant qu’il se changea du tout, et qu’il s’en forma une figure d’un homme tout en feu, qui allait et venait tout autour du cercle, par l’espace d’un quart d’heure. Soudain ce diable et esprit se changea sur-le-champ en la forme d’un moine gris, vint avec Fauste en propos, et demanda ce qu’il voulait.


Le nom du diable qui visita Fauste.

Le docteur Fauste demanda au diable comme il s’appelait, quel était son nom. Le diable lui répondit qu’il s’appelait Méphistophélès.


Les conditions du pacte, quelles elles sont.

Au soir, environ vêpres, entre trois et quatre heures, le diable volatique se montra au docteur Fauste derechef, et le diable dit au docteur Fauste : « J’ai fait ton commandement, et tu me dois commander. Partant, je suis venu pour t’obéir, quel que soit ton désir, d’autant que tu m’as ainsi ordonné, que je me présentasse devant toi à cette heure ici. » Lors Fauste lui fit réponse, ayant encore son âme misérable, toute perplexe, d’autant qu’il n’y avait plus moyen de différer l’heure donnée. Car un homme en étant venu jusque-là ne peut plus être à soi ; mais il est, quant à son corps, en la puissance du diable, et de là en avant la personne est en sa puissance. Lors Fauste lui demanda les pactions qui s’ensuivent :

Premièrement, qu’il peut faire prendre une telle habitude, forme et représentation d’esprit, qu’en icelle il vînt et s’apparût à lui.

Pour le second, que l’esprit fît tout ce qu’il lui commanderait, et lui apportât tout ce qu’il voudrait avoir de lui.

Pour le troisième, qu’il lui fût diligent, sujet et obéissant, comme étant son valet.

Pour le quatrième, qu’à toute heure qu’il l’appellerait et le demanderait, il se trouvât au logis.

Pour le cinquième, qu’il se gouvernât tellement par la maison, qu’il ne fût vu ni reconnu de personne que de lui seul, à qui il se montrerait, comme serait son plaisir et son commandement.

Et, finalement, que toutes fois et quantes qu’il l’appellerait, il eût à se montrer en la même figure comme il lui ferait commandement.

Sur ces six points, le diable répondit à Fauste qu’en toutes ces choses, il lui voulait être volontaire et obéissant et qu’il voulût aussi proposer d’autres articles par ordre, et, lorsqu’il les accomplirait, qu’il n’aurait faute de rien.

Les articles que le diable lui proposa sont tels que ci-après :

Premièrement, que Fauste lui promît et jurât qu’il serait sien, c’est-à-dire en la possession et jouissance du diable.

Pour le second, qu’afin de plus grande confirmation, il lui ratifiât par son propre sang, et que de son sang il lui en écrivît un tel transport et donation de sa personne.

Pour le troisième, qu’il fût ennemi de tous les chrétiens.

Pour le quatrième qu’il ne se laissât attirer à ceux qui le voudraient convertir.

Conséquemment, le diable voulut donner à Fauste un certain nombre d’années qu’il aurait à vivre, dont il serait aussi tenu de lui, et qu’il lui tiendrait ces articles, et qu’il aurait de lui tout son plaisir et tout son désir. Et qu’il le pourrait en tout presser, que le diable eût à prendre une belle forme et telle qu’il lui plairait.

Ledit Fauste fut tellement transporté de la folie et superbité d’esprit, qu’ayant péché une fois, il n’eut plus de souci de la béatitude de son âme ; mais il s’abandonna au diable, et lui promit d’entretenir les articles susdits. Il pensait que le diable ne serait pas si mauvais, comme il le faisait paraître, ni que l’enfer fût si impétueux, comme on en parle.


Le docteur Fauste s’oblige.

Après tout cela, le docteur Fauste dressa par-dessus cette grande oubliance et outrecuidance, un instrument au diable et une reconnaissance, une briève soumission et confession, qui est acte horrible et abominable. Et cette obligation-là fut trouvée en sa maison, après son misérable départ de ce monde.

C’est ce que je prétends montrer évidemment, pour instruction et exemple à tous les bons chrétiens, afin qu’ils n’aient que faire avec le diable, et qu’ils puissent retirer d’entre ses pattes leurs corps et leurs âmes, comme Fauste s’est outrageusement abandonné à son misérable valet et obéissant, qui se disait être par le moyen de telles œuvres diaboliques, qui est tout ainsi que les Parthes faisaient, s’obligeant les uns aux autres ; il prit un couteau pointu, et se piqua une veine en la main gauche, et se dit un homme véritable. Il fut vu, en sa main ainsi piquée, un écrit comme d’un sang de mort, en ces mots latins : O homo, fuge ! qui est à dire : « Ô homme, fuis-t’en de là, et fais le bien. »

Puis le docteur Fauste reçoit son sang sur une tuile et y met des charbons tout chauds, et écrit comme s’ensuit ci-après.

« Jean Fauste, docteur, reçois de ma propre main manifestement pour une chose ratifiée, et ce en vertu de cet écrit, qu’après que je me suis mis à spéculer les éléments, et après les dons qui m’ont été distribués et départis de là-haut : lesquels n’ont point trouvé d’habitude dans mon entendement. Et de ce que je n’ai peut-être enseigné autrement des hommes, lors je me suis présentement adonné à un esprit qui s’appelle Méphistophélès, qui est valet du prince infernal en Orient, par paction entre lui et moi, qu’il m’adresserait et m’apprendrait, comme il m’était prédestiné, qui aussi réciproquement m’a promis de m’être sujet en toutes choses. Partant et à l’opposite, je lui ai promis et lui certifie que d’ici à vingt-quatre ans, de la date de ces présentes, vivant jusque-là complètement, comme il m’enseignera en son art et science, et en ses inventions me maintiendra, gouvernera, conduira, et me fera tout bien, avec toutes les choses nécessaires à mon âme, à ma chair, à mon sang et à ma santé, que je suis et serai sien à jamais. Partant, je renonce à tout ce qui est pour la vie du maître céleste et de tous les hommes, et que je sois en tout sien. Pour plus grande certitude, et plus grande confirmation, j’ai écrit la présente promesse de ma propre main, et l’ai sous-écrite de mon propre sang, que je me suis tiré expressément pour ce faire, de mon sens et de mon jugement, de ma pensée et volonté, et l’ai arrêté, scellé et testifié, etc. »


La subscription. Jean Fauste, docteur de la production des éléments et des choses spirituelles.

Fauste tira cette obligation à son diable, et lui dit : « Toi, tiens le brevet. » Méphistophélès prit le brevet, et voulut encore de Fauste avoir cela, qu’il lui en fît une copie. Ce que le malheureux Fauste dépêcha.


Les hôtes du docteur Fauste se veulent couper le nez.

Le docteur Fauste avait, en un certain lieu, invité des hommes principaux pour les traiter, sans qu’il eût apprêté aucune chose. Quand donc ils furent venus, ils virent bien la table couverte, mais la cuisine était encore froide. Il se faisait aussi des noces, le même soir, d’un riche et honnête bourgeois, et avaient été tous les domestiques de la maison empêchés pour bien et honorablement traiter les gens qui y avaient été invités ; ce que le docteur Fauste ayant appris, commanda à son esprit que, de ces noces, il lui apportât un service de vivres tout apprêtés, soit poissons ou autres, et qu’incontinent il les enlevât de là, pour traiter ses hôtes. Soudain, il y eut, en la maison où l’on faisait les noces, un grand vent par les cheminées, fenêtres et portes, qui éteignit toutes les chandelles ; après que le vent fut cessé et les chandelles derechef allumées et qu’ils eurent vu d’où le tumulte avait été, ils trouvèrent qu’il manquait à un mets une pièce de rôti, à un autre une poule, à un autre une oie, et que dans la chaudière il manquait aussi de grands poissons. Lors furent Fauste et ses invités pourvus de vivres ; mais le vin manquait, toutefois non pas longtemps, car Méphistophélès fut fort bien au voyage de Florence dans les caves de Fougres, dont il en emporta quantité. Mais, après qu’ils eurent mangé, ils désiraient (qui est ce pourquoi ils étaient principalement venus) qu’il leur fît pour plaisir quelques tours d’enchantement. Lors il leur fit venir sur la table une vigne avec ses grappes de raisin, dont un chacun en prit sa part. Il commanda puis après de prendre un couteau et le mettre à la racine comme s’ils eussent voulu couper ; néanmoins ils n’en purent pas venir à bout ; puis, après, il s’en alla hors des étuves et ne tarda guère sans revenir. Lors ils s’arrêtèrent tous et se tinrent l’un l’autre par le nez, et un couteau dessus. Quand donc puis après ils voulurent, ils purent couper les grappes. Cela leur fut ainsi mis aucunement ; mais ils eussent bien voulu qu’il les eût fait venir toutes mûres.


Au jour du dimanche, Hélène enchantée.

Au jour du dimanche, des étudiants vinrent, sans être invités, en la maison du docteur Fauste pour souper avec lui, et apportèrent avec eux des viandes et du vin, car c’étaient gens de dépense volontaire.

Comme donc le vin eut commencé à monter, il y eut propos à table de la beauté des femmes, et l’un commença de dire à l’autre, qu’il ne voulait point voir de belles femmes, sinon la belle Hélène de Grèce, parce que sa beauté avait été cause de la ruine totale de la ville de Troie, disant qu’elle devait être très-belle, de ce qu’elle avait été tant de fois dérobée, et que pour elle s’était faite une telle élévation.

Le docteur Fauste répondit : « Puisque vous avez tant de désir de voir la belle personne de la reine Hélène femme de Ménélaüs et fille de Tyndare et de Léda, sœur de Castor et de Pollux (qui a été la plus belle de toute la Grèce), je vous la veux faire venir elle-même ; que vous voyiez personnellement son esprit en sa forme et stature comme elle a été en vie. »

Sur cela, le docteur Fauste défendit à ses compagnons que personne ne dît mot, et qu’ils ne se levassent point de la table pour s’émouvoir à la caresser, et sortit hors du poêle.

Ainsi, comme il entrait dedans, la reine Hélène suivait après lui à pied, si admirablement belle, que les étudiants ne savaient pas s’ils étaient eux-mêmes ou non, tant ils étaient troublés et transportés en eux-mêmes.

Ladite Hélène apparut en une robe de pourpre noire précieuse ; ses cheveux lui traînaient jusques en bas si excellemment beaux, qu’ils semblaient être fin or, et si bas qu’ils venaient jusques au-dessous des jarrets, au gros de la jambe, avec de beaux yeux noirs, un regard amoureux, et une petite tête bien façonnée, ses lèvres rouges comme des cerises, avec une petite bouche, un beau long cou blanc comme un cygne, ses joues vermeilles comme une rose, un visage très-beau et lissé, et son corsage longuet, droit et proportionné. Enfin, il n’eût pas été possible de trouver en elle une seule imperfection.

Elle se fit ainsi voir par toute la salle du poêle, avec une façon toute mignarde et poupine, tellement que les étudiants furent enflammés en son amour, et ce n’est qu’ils savaient que ce fût un esprit, il leur fût facilement venu un tel embrasement pour la toucher. Ainsi Hélène s’en retourna avec le docteur Fauste hors de l’étuve.


L’enfant de Fauste et d’Hélène.

Afin que l’esprit donnât du contentement au docteur Fauste avec sa misérable chair, il se présenta à lui environ la minuit, comme s’il s’était éveillé, la figure de la belle Hélène de Grèce, toute telle que ci-devant il l’avait représentée devant les étudiants, et se mit en son sein, étant une stature toute pareille d’alors, avec un visage amoureux et charmant. Comme le docteur Fauste vit cela, il se rendit son prisonnier de cœur, tellement qu’il eut amitié avec elle et la tint pour sa femme de joie, qui lui gagna tellement l’amour, qu’il n’eût pu avoir sa vue hors d’elle, et enfin elle devint grosse de lui, et enfanta un fils dont le docteur Fauste s’en réjouit fort, et l’appela Juste Fauste. Mais, comme il vint à la fin de sa vie, cet enfant s’engloutit, tout de même que la mère.


Les lamentations et gémissements du docteur Fauste.

Au docteur Fauste coulaient les heures comme une horloge, toujours en crainte de casser ; car il était tout affligé, il gémissait, et pleurait, et rêvait en soi-même, battant des pieds et des mains comme un désespéré. Il était ennemi de soi-même et de tous les hommes, en sorte qu’il se fit celer, et ne voulut voir personne, non pas même son esprit, ni le souffrir auprès de lui. C’est pourquoi j’ai bien voulu insérer ici une de ses lamentations qui ont été mises par écrit.

« Ah ! Fauste ! tu es bien d’un cœur dévoyé et non naturel, qui, par ta compagnie, es damné au feu éternel, lorsque tu avais pu obtenir la béatitude, lors tu l’as instamment perdue. Ah ! libre volonté, est-ce que tu as réduit mes membres, que dorénavant ils ne peuvent plus voir que leur destruction ? Ah ! miséricorde et vengeance, en quoi j’ai eu occasion de m’engager pour gage et abandon ! Ô indignation et compassion ! pourquoi ai-je été fait homme ? Ô la peine qui m’est apprêtée pour endurée ! Ah ! ah ! malheureux que je suis ! ah ! ah ! que me sert de me lamenter ?

« Ah ! ah ! ah ! misérable homme que je suis ! malheureux et misérable Fauste, tu seras fort bien en la troupe des malheureux, que je suis, pour endurer les douleurs extrêmes de la mort, et même une mort plus pitoyable, que jamais créature malheureuse ait endurée. Ah ! ah ! mes sens dépravés, ma volonté corrompue, mon outrecuidance et libertinage ! Ô ma vie fragile et inconstante ! ô toi qui as fait mes membres et mon corps, et mon âme aussi aveugle comme tu es, ô volupté temporelle, en quelle peine et travail m’as-tu amené, que tu as ainsi aveuglé et obscurci mes yeux ! Ah ! ma triste pensée, et toi, mon âme troublée, où est ta connaissance ? Ô misérable travail ! ô douteuse espérance ! que jamais plus il ne soit mémoire de toi ! Ah ! tourment sur tourment, ennui sur ennui ! Hélas ! déploration !… Qui me délivrera ? où m’irai-je cacher ? où fuirai-je ?… Or, je suis où j’ai voulu être ; je suis pris ! »

Sur un tel regret ci-dessus récité, il apparut à Fauste son esprit Méphistophélès, qui vint à lui et l’attaqua par ses discours injurieux, de reproche et de moquerie.


Comment le docteur Fauste fut en enfer.

Le docteur Fauste s’ennuyait si fort, qu’il songeait et rêvait toujours de l’enfer. Il demanda à son valet Méphistophélès qu’il fît en sorte qu’il pût enquérir son maître Lucifer et Bélial, et allèrent à eux ; mais ils lui envoyèrent un diable qui avait nom Belzebub, commandant sous le ciel, qui vint et demanda à Fauste ce qu’il désirait. Il répond que c’était s’il y aurait quelque esprit qui le pût mener en enfer et le ramener aussi, tellement qu’il pût voir la qualité de l’enfer, son fondement, sa propriété et substance, et s’en retirer ainsi. « Oui, dit Belzebub, je te mènerai environ la minuit, et t’y emporterai. » Comme donc ce fut à la minuit, et qu’il faisait obscur, Belzebub se montra à lui, et avait sur son dos une selle d’ossements, et tout autour elle était fermée, et y monta Fauste là-dessus, et ainsi s’en va de là. Maintenant, écoutez comment le diable l’aveugla et lui fit le tour du singe ; c’est qu’il ne pensait en rien autre chose, sinon qu’il était en enfer.

Il l’emporta en un air le docteur Fauste s’endormit, tout ainsi que quand quelqu’un se met en l’eau chaude ou dedans un bain. Puis, après, il vint sur une haute montagne, au-dessus d’une grande île. De là, les foudres, les poix et les lances de feu éclataient avec un si grand bruit et tintamarre, que le docteur Fauste s’éveilla. Le serpent diabolique faisait de telles illusions, en cet abîme, au pauvre Fauste ; mais Fauste, comme il était tout entouré de feu, comme il lui semblait, c’est qu’il ne trouva pourtant pas aucune roussure ni brûlure ; mais il sentait un petit vent comme un rafraîchissement et une récréation ; il entendit aussi là-dessus certains instruments, dont toute l’harmonie était fort plaisante ; et toutefois il ne put voir aucun instrument, ni comment ils étaient faits, tant l’enfer était en feu, et n’osa pas demander de quelle forme ils étaient faits ; car il lui avait été défendu auparavant, qu’il ne pouvait absolument parler ni demander d’aucune chose, parce qu’il était ainsi englouti de son diabolique serpent, de Belzebub et de deux ou trois autres. Alors, le docteur Fauste entra encore plus avant dans l’abîme, et, les trois s’en étant allés avec le susdit Belzebub, il se rencontra au docteur Fauste sur cela un gros cerf-volant avec de grosses cornes et trompes, qui voulut fracasser ou enfondrer le docteur Fauste en l’abîme susdit, dont il eut grande frayeur ; mais les trois susdits serpents chassaient avec ledit cerf. Comme donc le docteur Fauste se vit entrer plus avant au fond de la caverne, il vit que tout à l’entour de lui il n’y avait rien que des verminiers et couleuvres puantes. Mais les couleuvres étaient fort grosses ; après lesquelles vinrent des ours volant comme au secours, qui combattirent et joutèrent contre les couleuvres, et les vainquirent tellement, qu’il lui fut sûr et libre de passer par là, et, comme il fut arrivé plus en avant en descendant, voici un gros taureau volant qui venait dessus une grande porte et tour, qui s’en courut ainsi furieux et bramant contre Fauste, et poussa si rudement contre son siège, que le siège et le serpent avec vint à donner dessus dessous avec ledit Fauste.

Le docteur Fauste tomba encore plus bas dans l’abîme avec de grandes blessures et avec un grand cri ; car il pensait déjà maintenant : « C’est fait de moi ! » même il ne pouvait plus avoir son esprit. Toutefois, il le vint encore attaquer, pour le faire tomber plus bas ; un vieux, tout hérissé magot, vint le tourmenter et irriter. En la suprémité de l’enfer, il y avait un brouillard si épais et ténébreux, qu’il ne voyait rien du tout, et au-dessus il se forma une grosse nuée sur quoi montaient deux gros dragons, et menaient un chariot avec eux, où le vieux magot mit le docteur Fauste ; après s’ensuivit, l’espace d’un gros quart d’heure, une grosse nuée ténébreuse, tellement que le docteur Fauste n’eût su voir ni les dragons ni le chariot, ni s’y prendre en tâtonnant ; et, en allant plus avant, il descendit encore plus profondément. Mais, aussitôt que cette grosse nuée ténébreuse et puante fut engloutie, il vit un cheval et un chariot suivant après. Et, après, fut le docteur Fauste remis à l’air, et, au même instant, il entendit plusieurs coups de foudre et éclairs, tellement que cela allait si menu, que le docteur Fauste se tint coi sans dire mot, ayant grande frayeur et tout tremblant. Sur cela, le docteur Fauste vint sur une eau grosse et tempétueuse, où les deux dragons le poussèrent dedans pour y être submergé ; mais il n’y trouvait point d’eau : ains il y trouva une grosse vapeur de chaline ardente, et les vapeurs et les ondes venaient à battre tellement le docteur Fauste, qu’il perdit le cheval et son chariot, et tomba encore de plus en plus au profond et en une impétuosité de haut en bas, tant que finalement il vint à tomber dans l’abîme, qui était fort creux et tout pointu par le dedans des rochers ; c’est pourquoi il se tint là comme s’il eût été mort ; il regardait de tous côtés, et ne vit personne, ni ne put rien entendre. Mais enfin il lui commença à naître une petite lumière ; comme il fut descendu encore plus bas, il vit de l’eau à l’entour de lui. Le docteur Fauste regarda alors ce qu’il devait faire, disant : « Puisque tu es abandonné des esprits infernaux, il faut que tu t’enfonces dans ce gouffre, ou dans cette eau, ou que tu te défasses comment que ce soit. » Alors, il se dépita en soi-même, et se vanta mettre en un courage désespéré, au travers un endroit qu’il vit tout en feu, en disant : « Maintenant, vous, esprits, recevez cette offrande dévouée à votre service, à quoi mon âme est condamnée. » Comme il se fut ainsi jeté à travers par précipitation, il entendit un bruit et tumulte fort effroyable qui faisait ébranler les montagnes et les rochers, et tant plus que lui pensait qu’il se passât, le bruit se faisait encore plus grand ; et, comme il fut venu jusqu’au fondement, il vit dans le feu plusieurs bourgeois, quelques empereurs, rois, princes, seigneurs et des gens d’armes tout enharnachés à milliers. Autour du feu, il y en avait une grande chaudière pleine d’eau, dont quelques-uns d’eux buvaient, les autres se rafraîchissaient et baignaient ; les autres, sortant de la chaudière, s’en couraient au feu pour s’échauffer.

Le docteur Fauste entra dans le feu, en voulut retirer une âme damnée, et, comme il pensait la tenir par la main, elle s’évanouit de lui tout à coup en arrière. Mais il ne pouvait alors demeurer là longtemps, à cause de la chaleur ; et comme il regardait çà et là, voici que vint le dragon ou bien Belzebub, avec sa selle dessus, et s’assit dessus et le passa ainsi en haut ; car Fauste ne pouvait là plus endurer, à cause des tonnerres, des tempêtes, des brouillards, du soufre, de la fumée, du feu, froidure et chaleur mêlés ensemble ; de plus, à cause qu’il était las d’endurer les effrois, les clameurs, les lamentations des malheureux, les hurlements des esprits, les travaux et les peines, et autres choses. Le docteur Fauste n’ayant eu, en tout ce temps-là, aucun bien au dedans de cet enfer, aussi son valet n’avait pensé autre chose d’en pouvoir rien emporter, puisqu’il avait désiré de voir l’enfer, il eût mieux aimé le voir une fois, et demeurer toujours dehors, puis après. En cette façon vint Fauste derechef en sa maison ; après qu’il se fut ainsi endormi sur sa selle, l’esprit le rejeta tout endormi sur son lit ; et, après que le jour fut venu, et que le docteur Fauste fut réveillé, il ne se trouva point autrement que s’il se fût trouvé aussi longtemps en une prison ténébreuse ; car il n’avait point vu autre chose, sinon comme des monceaux de feu, et ce que le feu avait baillé de soi. Le docteur Fauste, ainsi couché sur son lit, pensait après l’enfer. Une fois, il le prenait à bon escient qu’il eût été là dedans, et qu’il l’avait vu. Une autre fois, il doutait là-dessus, que le diable lui eût fait quelque illusion et trait d’enchanterie par les yeux, comme cela fut vrai ; car il n’avait garde de lui faire voir effectivement l’enfer, de crainte de lui causer trop d’appréhension. Cette histoire et cet acte, touchant ce qu’il avait vu, et comment il avait été transporté en l’enfer, et comment le diable l’avait aveuglé, le docteur Fauste lui-même l’a ainsi écrit, et a été ainsi trouvé après sa mort en une tablette de la propre écriture de sa main, et ainsi couché en un livre fermé qui fut trouvé après sa mort.


Esprits infernaux, entre lesquels les sept principaux sont nommés par leurs noms.

Le diable, qui s’appelle Bélial, dit au docteur Fauste : « Depuis le septentrion, j’ai vu ta pensée, et est telle, que volontiers tu pourrais voir quelques-uns des esprits infernaux qui sont princes ; pourtant j’ai voulu m’apparaître à toi avec mes principaux conseillers et serviteurs, à ce que tu aies ton désir accompli. » Le docteur Fauste répond : « Or sus, où sont-ils ? » Sur cela, Bélial dit. Or, Bélial était apparu au docteur Fauste en la forme d’un éléphant marqueté et ayant l’épine du dos noire ; seulement, ses oreilles lui pendaient en bas, et ses yeux tout remplis de feu, avec de grandes dents blanches comme neige, et une longue trompe, qui avait trois aunes de longueur démesurée, et avait au col trois serpents volants. Ainsi vinrent au docteur Fauste les esprits l’un après l’autre, dans son poêle ; car ils n’y eussent pu être tous à la fois. Or, Bélial les montra au docteur Fauste l’un après l’autre comme ils étaient et comment ils s’appelaient. Ils vinrent devant lui, les sept esprits principaux, à savoir le premier : Lucifer, le maître gouverneur, saluant le docteur Fauste, lequel le décrit ainsi : « C’était un grand homme, et était chevelu et picoté, de la couleur comme des glands de chêne rouges, qui avaient une grande queue après eux. » Après venait Belzebub, qui avait les cheveux peints de couleur, velu partout le corps ; il avait une tête de bœuf avec deux oreilles effroyables, aussi tout marqueté de hampes, et chevelu, avec deux gros floquets si rudes comme les charains du foulon qui sont dans les champs, demi vert et jaune, qui flottaient sur les floquets d’en bas, qui étaient comme d’un four tout de feu ; il avait une queue de dragon. Astaroth, celui-ci vint en la forme d’un serpent, et allait sur la queue tout droit ; il n’avait point de pieds ; sa queue avait des couleurs comme de briques changeantes, son ventre était fort gros, il avait deux petits pieds fort courts, tout jaunes, et le ventre un peu blanc et jaunâtre, le cou tout de châtain roux, et une pointe en façon de piques et traits, comme le hérisson, qui avançaient de la longueur des doigts. Après, vint Satan, tout blanc et gris, et marqueté ; il avait la tête d’un âne et avait la queue comme d’un chat, et les cornes des pieds longues d’une aune. Suivit aussi Annabry ; il avait la tête d’un chien noir et blanc, et des mouchetures blanches sur le noir, et, sur le blanc, des noires ; seulement, il avait les pieds et les oreilles pendantes comme un chien, qui étaient longues de quatre aunes.

Après tous ceux-ci, venait Dythican, qui était d’une aune de long ; mais il avait seulement le corps d’un oiseau, qui est la perdrix ; il avait seulement tout le cou vert et moucheté ou ombragé.

Le dernier fut Drac, avec quatre pieds fort courts, jaune et vert, le corps par-dessus flambant brun, comme du feu bleu, et sa queue rougeâtre. Ces sept, avec Bélial, qui sont ses conseillers d’entretien, étaient ainsi habillés des couleurs et façons qui ont été récitées.

D’autres aussi lui apparurent, avec semblables figures, comme des bêtes inconnues, comme des pourceaux, daims, cerfs, ours, loups, singes, lièvres, buffles, chevaux, boucs, verrats, ânes et autres semblables. En telles couleurs et formes, ils se présentèrent à lui selon que chacun sortait dudit poêle, l’un après l’autre. Le docteur Fauste s’étonna fort d’eux, et demanda aux sept qui s’étaient arrêtés, pourquoi ils n’étaient apparus en autres. Ils répondirent et dirent qu’autrement ils ne pourraient plus rentrer en enfer, et pourtant qu’ils étaient les bêtes et les serpents infernaux ; quoiqu’ils fussent fort effroyables et hideux, toutefois, ils pouvaient aussi prendre forme et barbe d’homme quand ils voulaient. Le docteur Fauste dit là-dessus : « C’est assez, puisque les sept sont ici ; » et pria les autres de prendre leur congé, ce qui fut fait.

Lors le docteur Fauste leur demanda qu’ils se fissent voir en essai pour voir ce qu’il en arriverait, et alors ils se changèrent l’un après l’autre, comme ils avaient fait auparavant en toute sorte de bêtes, aussi en gros oiseaux, en serpents et en bêtes de rapine à quatre et à deux pieds. Cela plut bien au docteur Fauste, et leur dit si lui aussi le pourrait davantage. Ils dirent oui, et lui jetèrent un petit livre de sorcellerie, et qu’il fît aussi son essai, ce qu’il fit de fait. Toutefois, le docteur Fauste ne put pas faire davantage. Et devant qu’eux aussi voulussent prendre congé, il leur demanda qui avait fait les insectes. Ils dirent : « Après la faute des hommes ont été créés les insectes, afin que ce fût pour la punition et honte des hommes ; et nous autres ne pouvons tant, que de faire venir force insectes, comme d’autres bêtes. » Lors tout incontinent apparurent, au docteur Fauste, dans son poêle ou étuve, toute sorte de tels insectes, comme fourmis, lézards, mouches bovines, grillons, sauterelles et autres. Alors, toute la maison se trouva pleine de cette vermine. Toutefois, il était fort en colère contre tout cela, transporté et hors de son sens ; car, entre autres de tels reptiles et insectes, il y en avait qui le piquaient comme fourmis ; les bergails le piquaient, les mouches lui couraient sur le visage, les puces le mordaient, les taons ou bourdons lui volaient autour. Tant qu’il en était tout étonné, les poux le tourmentaient en la tête et au cou, les araignées lui filaient de haut en bas, les chenilles le rongeaient, les guêpes l’attaquaient. Enfin il fut tout partout blessé de toute cette vermine, tellement qu’on pourrait bien dire qu’il n’était encore qu’un jeune diable, de ne se pouvoir pas défendre de ces bestions. Au reste, le docteur Fauste ne pouvait pas demeurer dans lesdites étuves ou poêles ; mais, d’abord qu’il fut sorti du poêle, il n’eut plus aucune plaie, et n’y eut plus de tels fantômes autour de lui, et tous disparurent, s’étant dévorés l’un l’autre vivement, et avec promptitude.


Moqueries de Méphistophélès et gémissements du docteur Fauste.

Comme le docteur Fauste se tourmentait tellement qu’il ne pouvait plus parler, son esprit Méphistophélès vint à lui, et lui dit : « D’autant que tu as su la sainte Écriture, et qu’elle t’enseigne de n’aimer et adorer qu’un seul Dieu, le servir seul, et non pas un autre, ni à gauche, ni à droite, et que c’était ton devoir d’être soumis et obéissant à lui ; mais comme vous n’avez pas fait cela, ainsi au contraire, vous l’avez abandonné et renié, vous avez perdu sa grâce et miséricorde ; et vous vous êtes ainsi abandonné en corps et en âme à la puissance du diable ; c’est pourquoi il faut que vous accomplissiez votre promesse ; et entends bien mes rhythmes :


As-tu été, ainsi quoi ?
Tout bien te sera sans émoi.
As-tu cela, tiens-le bien,
Le malheur vient en un rien.
Partant, tais-toi, souffre et accorde,
Nul ton malheur plaint ni recorde.
C’est ta honte, et de Dieu l’offense.
Ton mal court toujours sans dépense.


« Partant, mon Fauste, il n’est pas bon de manger, avec des grands seigneurs et avec le diable, des cerises ; car ils vous en jettent les noyaux au visage, comme tu vois maintenant ; c’est pourquoi il te faut tenir loin de là. Tu eusses été assez loin de lui, mais ta superbe impétuosité l’a frappé ; tu as un art que ton Dieu l’a donné, tu l’as méprisé, et ne l’as pas rendu utile ; mais tu as appelé le diable au logis, et vous êtes convenu avec lui pour vingt-quatre ans, jusque aujourd’hui. Il t’a été tout d’or, ce que l’Esprit t’a dit. Partant, le diable t’a mis une sonnette au cou comme à un chat. Vois-tu, tu as été une très-belle créature dès ta naissance ; mais tout ainsi qu’un homme porte une rose en sa main, elle est passée et écoulée ; il n’en demeure rien ; tu as mangé tout ton pain, tu peux bien chanter la chansonnette ; tu es venu jusqu’au jour du carême-prenant, tu seras bientôt à Pâques. Tout ce que tu appelles à ton aide ne sera pas sans occasion ; une saucisse rôtie a deux bouts. Du diable, il ne peut rien venir de bon ; tu as eu un mauvais métier et nature, pourtant la nature ne laisse jamais la nature ; ainsi, un chat ne laisse jamais la souris. L’aigre principalement fait l’amertume. Pendant que la cuiller est neuve, il en faut user à la cuisine ; après, quand elle est vieille, le cuisinier la jette, d’autant que ce n’est plus que fer. N’est-il pas ainsi de toi ? n’es-tu pas un vrai pot neuf et une cuiller neuve pour le diable ? Maintenant, il ne t’est point nécessaire que le marchand t’apprenne à vendre. Et, après, n’as-tu pas suffisamment fait entendre, par ta préface, que Dieu t’a abandonné ? De plus, mon Fauste, n’as-tu pas abusé par une témérité grande, qu’en toutes tes affaires et en ton département tu t’es appelé l’ami du diable, pourtant, persuadé que Dieu est le maître ; mais le diable que comme un abbé ou un moine ? L’orgueil ne fait jamais rien de bien ; tu as voulu être appelé le maître Jean en tous bourgs ou villages ; ainsi pourrait être un homme fou, de vouloir jouer avec les pots au lait ; quiconque veut beaucoup avoir aura fort peu. Fais maintenant cette mienne doctrine entrer dedans ton cœur ; et mon enseignement, lequel tu as possible oublié, c’est que tu n’avais pas bien connu qui est le diable, d’autant qu’il est le singe de Dieu. Aussi est-il un menteur et meurtrier, et la moquerie apporte diffame. Oh ! si vous eussiez eu Dieu devant les yeux ! mais tu t’es laissé aller. Tu ne devais pas ainsi t’agréer d’être avec le diable, comme tu as fais légèrement, et lui as ajouté foi ; car qui croit facilement sera soudain trompé. Le diable a ouvert sa gueule, et tu es entré dedans ; tu t’es donné à lui comme son sujet, et l’as signé de ton propre sang ; ainsi traite-t-il ses sujets, tu as laissé entrer par une oreille ce qui est sorti par l’autre. » Après donc que le diable eut assez chanté à Fauste le pauvre Judas, il disparut incontinent et rendit Fauste tout mélancolique et troublé.

Les vingt-quatre ans du docteur Fauste étaient terminés, quand, en la dernière semaine, l’Esprit lui apparut. Il le somma sur son écrit et promesse, qu’il lui mit devant les yeux, et lui dit que le diable, la seconde nuit d’après, lui emporterait sa personne, et qu’il en fût averti.

Le docteur Fauste, tout effrayé, se lamenta et pleura toute la nuit. Mais son Esprit, lui ayant apparu, lui dit : « Mon ami, ne sois point de si petit courage ; si tu perds ton corps, il n’y a pas loin d’ici jusqu’à ce qu’on te fasse jugement. Néanmoins tu mourras à la fin, quand même tu vivrais cent ans… Les Turcs, les juifs, et les empereurs qui ne sont pas chrétiens, mourront aussi, et pourront être en pareille damnation. Ne sais-tu pas bien encore qu’il t’est ordonné ? Sois de bon courage, ne t’afflige pas tant ; si le diable t’a ainsi appelé, il te veut donner une âme et un corps de substance spirituelle, et tu n’endureras pas comme les damnés. » Il lui donna de semblables consolations, fausses cependant et contraires à l’Écriture sainte. Le docteur Fauste, qui ne savait pas comment payer autrement sa promesse qu’avec sa peau, alla, le jour susdit que l’Esprit lui avait prédit que le diable l’enlèverait, trouver ses plus fidèles compagnons, maîtres bacheliers et autres étudiants, lesquels l’avaient souvent cherché ; il les pria qu’ils voulussent venir avec lui au village de Romlique, situé à une demi-lieue de Wittenberg, pour s’y aller promener, et puis, après, prendre un souper avec lui, ce qu’ils lui accordèrent. Ils allèrent là ensemble, et y prenaient un déjeuner assez ample, avec beaucoup de préparatifs somptueux et superflus, tant en viandes qu’en vins que l’hôte leur présenta ; et le docteur Fauste se tint avec eux fort plaisamment ; mais ce n’était pas de bon cœur. Il les pria encore derechef qu’ils voulussent avoir agréable d’être avec lui, et souper avec lui au soir, et qu’ils demeurassent avec lui toute la nuit, qu’il avait à leur dire chose d’importance ; ils le lui promirent et prirent encore un souper. Comme donc le vin du souper fut servi, le docteur Fauste contenta l’hôte, et pria les étudiants qu’ils voulussent aller avec lui, en un autre poêle, et qu’il avait là quelque chose à leur dire. Cela fut fait, et le docteur Fauste parla à eux de la sorte :

« Mes amis fidèles et du tout aimés du seigneur, la raison pourquoi je vous ai appelés est que je vous connais depuis longtemps, et que vous m’avez vu traiter de beaucoup d’expériments et incantations, lesquels toutefois ne sont provenus d’ailleurs que du diable, à laquelle volupté diabolique rien ne m’a attiré que les mauvaises compagnies qui m’ont circonvenu, et tellement que je me suis obligé au diable ; à savoir, au dedans de vingt-quatre ans, tant en corps qu’en âme. Maintenant, ces vingt-quatre ans-là sont à leur fin jusqu’à cette nuit proprement, et voici à présent, l’heure m’est présentée devant les yeux, que je serai emporté ; car le temps est achevé de sa course ; et il me doit enlever cette nuit, d’autant que je lui ai obligé mon corps et mon âme, si sûrement que c’est avec mon propre sang.

« Finalement, et pour conclusion, la prière amiable que je vous fais est que vous vouliez vous mettre au lit et dormir en repos ; et ne vous mettez pas en peine si vous entendez quelque bruit à la maison, ne vous levez point du lit, car il ne vous arrivera aucun mal ; et je vous prie, quand vous aurez trouvé mon corps, que vous le fassiez mettre en terre : car je meurs comme un bon chrétien, et comme un mauvais tout ensemble : comme un bon chrétien, d’autant que j’ai une vive repentance dans mon cœur, avec un grand regret et douleur ; je prie Dieu de me faire grâce, afin que mon âme puisse être délivrée. Je meurs aussi comme un mauvais chrétien, d’autant que je veux bien que le diable ait mon corps, que je lui laisse volontiers, et que seulement il me laisse avec mon âme en paix. Sur cela, je vous prie que vous vouliez vous mettre au lit, et je vous désire et souhaite la bonne nuit ; mais, à moi elle sera pénible, mauvaise et épouvantable. »

Le docteur Fauste fit cette déclaration avec une affection cordiale, avec laquelle il ne se montrait point autrement être affligé, ni étonné, ni abaissé de courage. Mais les étudiants étaient bien surpris de ce qu’il avait été si dévoyé, et que, pour une science trompeuse, remplie d’impostures et d’illusions, il se fût ainsi mis en danger de s’être donné au diable en corps et en âme ; cela les affligeait beaucoup, car ils l’aimaient tendrement. Ils lui dirent : « Ah ! monsieur Fauste, où vous êtes-vous réduit, que vous ayez si longtemps tenu cela secret, sans en rien dire, et ne nous avez point révélé plus tôt cette triste affaire ? Nous vous eussions délivré de la tyrannie du diable par le moyen des bons théologiens. Mais, maintenant, c’est une diffamie et une chose honteuse à votre corps et à votre âme. » Le docteur Fauste leur répondit : « Il ne m’a été nullement loisible de ce faire, quoique j’en aie eu souvent la volonté. Comme là-dessus un voisin m’avait averti, j’eusse suivi sa doctrine, pour me retirer de telles illusions et me convertir ; mais, comme j’avais fort bien la volonté de le faire, le diable vint qui me voulut enlever, comme il fera cette nuit, et me dit qu’aussitôt que je voudrais entreprendre de me convertir à Dieu, il m’emporterait avec soi dans l’abîme des enfers. »

Comme donc ils entendirent cela du docteur Fauste, ils lui dirent : « Puisque maintenant il n’y a pas moyen de vous garantir, invoquez Dieu, et le priez que, pour l’amour de son cher fils Jésus-Christ, il vous pardonne, et dites : « Ah ! mon Dieu, soyez miséricordieux à moi, pauvre pécheur, et ne venez point en jugement contre moi ; car je ne puis pas subsister devant vous, et combien qu’il me faille laisser mon corps au diable, veuillez néanmoins garantir mon âme ! » S’il plaît à Dieu, il vous garantira. » Il leur dit qu’il voulait bien prier Dieu, et qu’il ne voulait pas se laisser aller comme Caïn, lequel dit que ses péchés étaient trop énormes pour en pouvoir obtenir pardon. Il leur récita aussi comme il avait fait ordonnance par écrit de sa fosse pour son enterrement. Ces étudiants et bons seigneurs, comme ils donnèrent le signe de la croix sur Fauste pour se départir, pleurèrent et s’en allèrent l’un après l’autre.

Mais le docteur Fauste demeura au poêle, et, comme les étudiants s’allaient mettre au lit, pas un ne put dormir ; car ils voulaient entendre l’issue. Mais, entre douze et une heure de nuit, il vint dans la maison un grand vent tempétueux qui l’ébranla de tous côtés, comme s’il eût voulu la faire sauter en l’air, la renverser et la détruire entièrement : c’est pourquoi les étudiants pensèrent être perdus, sautèrent hors de leurs lits, et se consolaient l’un l’autre, se disant qu’il ne sortissent point de la chambre. L’hôte s’encourut avec tous ses domestiques en une autre maison. Les étudiants, qui reposaient auprès du poêle, où était le docteur Fauste, y entendirent des sifflements horribles et des hurlements épouvantables, comme si la maison eût été pleine de serpents, couleuvres, et autres bêtes vilaines et sales : tout cela était entré par la porte du docteur Fauste dans le poêle. Il se leva pour crier à l’aide et au meurtre, mais avec bien de la peine et à demi-voix ; et, un moment après, on ne l’entendit plus. Comme donc il fut jour, et que les étudiants, qui n’avaient point dormi toute la nuit, furent entrés dans le poêle, où était le docteur Fauste, ils ne le trouvèrent plus, et ne virent rien, sinon le poêle tout plein de sang répandu : le cerveau s’était attaché aux murailles, d’autant que le diable l’avait jeté de l’une à l’autre. Il y avait là aussi ses yeux et quelques dents, ce qui était un spectacle abominable et effroyable. Lors les étudiants commencèrent à se lamenter et à pleurer, et le cherchèrent d’un côté et d’autre. À la fin, ils trouvèrent son corps gisant hors du poêle, parmi de la fiente, ce qui était triste à voir ; car le diable lui avait écrasé la tête et cassé tous les os.

Les susdits maîtres et étudiants, après que Fauste fut ainsi mort, demeurèrent auprès de lui jusqu’à ce qu’on l’eût enterré au même lieu ; après, ils s’en retournèrent à Wittenberg, et allèrent en la maison du docteur Fauste, où ils trouvèrent son serviteur Wagner, qui se trouvait fort mal, à cause de son maître. Ils trouvèrent aussi l’histoire de Fauste toute dressée et décrite par lui-même, comme il a été récité ci-devant, mais sans la fin, laquelle a été ajoutée des maîtres et étudiants. Semblablement au même jour, Hélène enchantée avec son fils d’enchantement ne furent plus trouvés depuis, mais s’évanouirent avec lui. Il y eut aussi, puis après dans sa maison, une telle inquiétude, que personne depuis n’y a pu habiter. Fauste apparut à son serviteur Wagner, encore plein de vie, en la même nuit, et lui déclara beaucoup de choses secrètes. Et même on l’a vu encore depuis paraître à la fenêtre, qui jouait avec quiconque y fût allé.

Ainsi finit toute l’histoire de Fauste, qui est pour instruire tout bon chrétien, principalement ceux qui sont d’une tête et d’un sens capricieux, superbe, fou et téméraire, à craindre Dieu et fuir tous les enchantements et tous les charmes du diable, comme Dieu a commandé bien expressément, et non pas d’appeler le diable chez eux et lui donner consentement, comme Fauste a fait ; car ceci nous est un exemple effroyable. Et tâchons continuellement d’avoir en horreur telles choses et d’aimer Dieu surtout ; élevons nos yeux vers lui, adorons-le et chérissons-le de tout notre cœur, de toute notre âme et de toutes nos forces : et, à l’opposite, renonçons au diable et à tout ce qui en dépend ; et qu’ainsi nous soyons finalement bienheureux avec Notre-Seigneur. Amen. Je souhaite cela à un chacun du profond de mon cœur. Ainsi soit-il.

Soyez vigilants, et prenez garde ; car votre adversaire le diable va autour de vous, comme un lion bruyant, et cherche qui il dévorera : auquel résistez, fermes en la foi. Amen.




Note de la quatrième édition.


Cette légende, comme on le voit, n’offre aucune donnée qui se rattache à l’invention de l’imprimerie, dont Faust partage l’honneur avec Gutenberg et Schœffer. Nous avons choisi la plus curieuse ; mais un grand nombre d’autres constatent ce détail et supposent que Faust s’était donné au diable pour réparer sa fortune, perdue dans les essais de son invention. Le plus ancien auteur qui ait parlé de ces documents, Conrad Durieux, pense que ces légendes ont été fabriquées par des moines, irrités de la découverte de Johann Fust ou Faust, qui leur enlevait les utiles fonctions de copistes de manuscrits. Klinger, l’auteur allemand du livre remarquable intitulé les Aventures de Faust et sa Descente aux enfers, a admis cette version.

Cependant, à Leipzig, où l’on voit encore la cave de l’Auerbach, illustrée par le souvenir de Faust et de Méphistophélès, les peintures anciennes conservées dans les arcs des voûtes et qui viennent d’être restaurées, portent la date de 1525, et l’invention de l’imprimerie date environ de 1440 ; il faudrait donc admettre, ou qu’il a existé deux Faust différents, ou que Faust était très-vieux lorsqu’il fit un pacte avec le diable ; ce qui rentrerait, du reste, dans la supposition qu’a fait Gœthe, qu’il invoque le diable pour se rajeunir.

L’histoire du vieux Paris conserve des souvenirs de Faust, qui vint apporter à Louis XI un exemplaire de la première Bible, et qui, accusé de magie, à cause de son invention même, parvint à se soustraire au bûcher ; ce que l’on attribua, comme toujours, à l’intervention du diable.

1853