Federigo

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Michel Lévy frères (p. 302-327).

FEDERIGO[1]


Il y avait une fois un jeune seigneur nommé Federigo, beau, bien fait, courtois et débonnaire, mais de mœurs fort dissolues ; car il aimait avec excès le jeu, le vin et les femmes, surtout le jeu ; n’allait jamais à confesse, et ne hantait les églises que pour y chercher des occasions de péché. Or il advint que Federigo, après avoir ruiné au jeu douze fils de famille (qui se firent ensuite malandrins, et périrent sans confession dans un combat acharné avec les condottieri du roi), perdit lui-même, en moins de rien, tout ce qu’il avait gagné, et de plus tout son patrimoine, sauf un petit manoir, où il alla cacher sa misère derrière les collines de Cava.

Trois ans s’étaient écoulés depuis qu’il vivait dans la solitude ; chassant le jour, et faisant, le soir, sa partie d’hombre [Jeu de cartes.] avec le métayer. Un jour qu’il venait de rentrer au logis après une chasse, la plus heureuse qu’il eût encore faite, Jésus-Christ, suivi des saints apôtres, vint frapper à sa porte et lui demanda l’hospitalité. Federigo, qui avait l’âme généreuse, fut charmé de voir arriver des convives en un jour où il avait amplement de quoi les régaler.

Il fit donc entrer les pèlerins dans sa case, leur offrit de la meilleure grâce du monde la table et le couvert, et les pria de l’excuser s’il ne les traitait pas selon leur mérite, se trouvant pris au dépourvu. Notre-Seigneur, qui savait à quoi s’en tenir sur l’opportunité de sa visite, pardonna à Federigo ce petit trait de vanité en faveur de ses dispositions hospitalières. « Nous nous contenterons de ce que vous avez, lui dit-il, mais faites apprêter votre souper le plus promptement possible, vu qu’il est tard, et que celui-ci a grand faim », ajouta-t-il en montrant saint Pierre. Federigo ne se le fit pas répéter, et voulant offrir à ses hôtes quelque chose de plus que le produit de sa chasse, il ordonna au métayer de faire main basse sur son dernier chevreau, qui fut incontinent mis à la broche.

Lorsque le souper fut prêt et la compagnie à table, Federigo n’avait qu’un regret, c’était que son vin ne fût pas meilleur.

«  Sire, dit-il à Jésus-Christ :

«  Sire, je voudrais bien que mon vin fût meilleur ;

«  Néanmoins, tel qu’il est, je l’offre de grand cœur. »

Sur quoi, Notre-Seigneur ayant goûté le vin : « De quoi vous plaignez-vous ? » dit-il à Federigo ; « votre vin est parfait ; je m’en rapporte à cet homme » (désignant du doigt l’apôtre saint Pierre). Saint Pierre, l’ayant savouré, le déclara excellent (proprio stupendo), et pria son hôte de boire avec lui.

Federigo, qui prenait tout cela pour de la politesse, fit néanmoins raison à l’apôtre ; mais quelle fut sa surprise en trouvant ce vin plus délicieux qu’aucun de ceux qu’il eût jamais goûtés au temps de sa plus grande fortune !

Reconnaissant à ce miracle la présence du Sauveur, il se leva aussitôt comme indigne de manger en si sainte compagnie : mais Notre-Seigneur lui ordonna de se rasseoir ; ce qu’il fit sans trop de façons. Après le souper, durant lequel ils furent servis par le métayer et sa femme, Jésus-Christ se retira avec les apôtres dans l’appartement qui leur avait été préparé. Pour Federigo, demeuré seul avec le métayer, il fit sa partie d’hombre comme à l’ordinaire, en buvant ce qui restait du vin miraculeux.

Le jour suivant, les saints voyageurs étant réunis dans la salle basse avec le maître du logis, Jésus-Christ dit à Federigo : « Nous sommes très contents de l’accueil que tu nous as fait, et voulons t’en récompenser. Demande-nous trois grâces à ton choix et elles te seront accordées ; car toute puissance nous a été donnée au ciel, sur la terre et dans les enfers. »

Lors Federigo tirant de sa poche le jeu de cartes qu’il portait toujours sur lui : « Maître, dit-il, faites que je gagne infailliblement toutes les fois que je jouerai avec ces cartes. — Ainsi soit-il ! » dit Jésus-Christ (Ti sia concesso).

Mais saint Pierre, qui était auprès de Federigo, lui disait à voix basse : « À quoi penses-tu, malheureux pécheur ? Tu devais demander au maître le salut de ton âme.

— Je m’en inquiète peu, répondit Federigo.

— Tu as encore deux grâces à obtenir, dit Jésus-Christ.

— Maître, poursuivit l’hôte, puisque vous avez tant de bonté, faites, s’il vous plaît, que quiconque montera dans l’oranger qui ombrage ma porte, n’en puisse descendre sans ma permission.

— Ainsi soit-il ! » dit Jésus-Christ.

À ces mots, l’apôtre saint Pierre donnant un grand coup de coude à son voisin : « Malheureux pécheur, lui dit-il, ne crains-tu pas l’enfer réservé à tes méfaits ? Demande donc au maître une place dans son saint paradis ; il en est temps encore…

— Rien ne presse », repartit Federigo en s’éloignant de l’apôtre, et Notre-Seigneur ayant dit : « Que souhaites-tu pour troisième grâce ?

— Je souhaite, répondit-il, que quiconque s’assiéra sur cet escabeau, au coin de ma cheminée, ne puisse s’en relever qu’avec mon congé. » Notre-Seigneur, ayant exaucé ce vœu comme les deux premiers, partit avec ses disciples.

Le dernier apôtre ne fut pas plus tôt hors du logis, que Federigo, voulant éprouver la vertu de ses cartes, appela son métayer, et fit une partie d’hombre avec lui, sans regarder son jeu. Il la gagna d’emblée, ainsi qu’une seconde et une troisième. Sûr alors de son fait, il partit pour la ville, et descendit dans la meilleure hôtellerie, dont il loua le plus bel appartement. Le bruit de son arrivée s’étant aussitôt répandu, ses anciens compagnons de débauche vinrent en foule lui rendre visite.

«  Nous te croyions perdu pour jamais, s’écria don Giuseppe ; on assurait que tu t’étais fait ermite.

— Et l’on avait raison, répondit Federigo.

— À quoi diable as-tu passé ton temps depuis trois ans qu’on ne te voit plus ? demandèrent à la fois tous les autres.

— En prières, mes très chers frères, repartit Federigo d’un ton dévot ; et voici mes Heures », ajouta-t-il en tirant de sa poche le paquet de cartes qu’il avait précieusement conservé.

Cette réponse excita un rire général, et chacun demeura convaincu que Federigo avait réparé sa fortune en pays étranger aux dépens de joueurs moins habiles que ceux avec lesquels il se retrouvait alors, et qui brûlaient de le ruiner pour la seconde fois. Quelques-uns voulaient, sans plus attendre, l’entraîner à une table de jeu ; mais Federigo, les ayant priés de remettre la partie au soir, fit passer la compagnie dans une salle où l’on avait servi, par son ordre, un repas délicat, qui fut parfaitement accueilli.

Ce dîner fut plus gai que le souper des apôtres ; il est vrai qu’on n’y but que du malvoisie et du lacryma ; mais les convives, excepté un, ne connaissaient pas de meilleur vin.

Avant l’arrivée de ses hôtes, Federigo s’était muni d’un jeu de cartes parfaitement semblable au premier, afin de pouvoir, au besoin, le substituer à l’autre, et en perdant une partie sur trois ou quatre, écarter tout soupçon de l’esprit de ses adversaires. Il avait mis l’un à sa droite et l’autre à sa gauche.

Lorsqu’on eut dîné, la noble bande étant assise autour d’un tapis vert, Federigo mit d’abord sur table les cartes profanes, et fixa les enjeux à une somme raisonnable pour toute la durée de la séance. Voulant alors se donner l’intérêt du jeu, et connaître la mesure de sa force, il joua de son mieux les deux premières parties, et les perdit l’une et l’autre, non sans un dépit secret. Il fit ensuite apporter du vin, et profita du moment où les gagnants buvaient à leurs succès passés et futurs, pour reprendre d’une main les cartes profanes, et les remplacer de l’autre par les bénites.

Quand la troisième partie fut commencée, Federigo, ne donnant plus aucune attention à son jeu, eut le loisir d’observer celui des autres, et le trouva déloyal. Cette découverte lui fit grand plaisir. Il pouvait dès lors vider en conscience les bourses de ses adversaires.

Sa ruine avait été l’ouvrage de leur fraude, non de leur bien-jouer ou de leur fortune : il pouvait donc concevoir une meilleure opinion de sa force relative, opinion justifiée par des succès antérieurs. L’estime de soi (car à quoi ne s’accroche-t-elle pas ? ), la certitude de la vengeance et celle du gain, sont trois sentiments bien doux au cœur de l’homme. Federigo les éprouva tous à la fois ; mais songeant à sa fortune passée, il se rappela les douze fils de famille aux dépens desquels il s’était enrichi ; et, persuadé que ces jeunes gens étaient les seuls honnêtes joueurs auxquels il eût jamais eu affaire, il se repentit, pour la première fois, des victoires remportées sur eux. Un nuage sombre succéda sur son visage aux rayons de la joie qui perçait, et il poussa un profond soupir en gagnant la troisième partie.

Elle fut suivie de plusieurs autres, dont Federigo s’arrangea pour gagner le plus grand nombre, en sorte qu’il recueillit dans cette première soirée de quoi payer son dîner et un mois du loyer de son appartement. C’était tout ce qu’il voulait pour ce jour-là. Ses compagnons, désappointés, promirent, en le quittant, de revenir le lendemain.

Le lendemain et les jours suivants, Federigo sut gagner et perdre si à propos, qu’il acquit en peu de temps une fortune considérable, sans que personne en soupçonnât la véritable cause. Alors il quitta son hôtel pour aller habiter un grand palais où il donnait de temps à autre des fêtes magnifiques. Les plus belles femmes se disputaient un de ses regards ; les vins les plus exquis couvraient tous les jours sa table, et le palais de Federigo était réputé le centre des plaisirs.

Au bout d’un an de jeu discret, il résolut de rendre sa vengeance complète, en mettant à sec les principaux seigneurs du pays.

À cet effet, ayant converti en pierreries la plus grande partie de son or, il les invita huit jours d’avance à une fête extraordinaire pour laquelle il mit en réquisition les meilleurs musiciens, baladins, etc., et qui devait se terminer par un jeu des mieux nourris. Ceux qui manquaient d’argent en extorquèrent aux juifs ; les autres apportèrent ce qu’ils avaient, et tout fut raflé. Federigo partit dans la nuit avec son or et ses diamants.

De ce moment, il se fit une règle de ne jouer à coup sûr qu’avec les joueurs de mauvaise foi, se trouvant assez fort pour se tirer d’affaire avec les autres. Il parcourut ainsi toutes les villes de la terre, jouant partout, gagnant toujours, et consommant en chaque lieu ce que le pays produisait de plus excellent.

Cependant le souvenir de ses douze victimes se présentait sans cesse à son esprit, et empoisonnait toutes ses joies. Enfin il résolut un beau jour de les délivrer ou de se perdre avec elles.

Cette résolution prise, il partit pour les enfers un bâton à la main, et un sac sur le dos, sans autre escorte que sa levrette favorite, qui s’appelait Marchesella. Arrivé en Sicile, il gravit le mont Gibel, et descendit ensuite dans le volcan, autant au-dessous du pied de la montagne, que la montagne elle-même s’élève au-dessus de Piamonte. De là, pour aller chez Pluton, il faut traverser une cour gardée par Cerbère. Federigo la franchit sans difficulté, pendant que Cerbère faisait fête à sa levrette, et vint frapper à la porte de Pluton.

Lorsqu’on l’eut conduit en sa présence : « Qui es-tu ? lui demanda le roi de l’abîme.

— Je suis le joueur Federigo.

— Que diable viens-tu faire ici ?

— Pluton, répondit Federigo, si tu estimes que le premier joueur de la terre soit digne de faire ta partie d’hombre, voici ce que je te propose :

nous jouerons autant de parties que tu voudras ; que j’en perde une seule, et mon âme te sera légitimement acquise, avec toutes celles qui peuplent tes États ; mais si je gagne, j’aurai le droit d’en choisir une parmi tes sujettes, pour chaque partie que j’aurai gagnée, et de l’emporter avec moi.

— Soit, dit Pluton ; et il demanda un paquet de cartes.

— En voici un », dit aussitôt Federigo en tirant de sa poche le jeu miraculeux, et ils commencèrent à jouer.

Federigo gagna une première partie, et demanda à Pluton l’âme de Stefano Pagani, l’un des douze qu’il voulait sauver. Elle lui fut aussitôt livrée ; et l’ayant reçue, il la mit dans son sac. Il gagna de même une seconde partie, puis une troisième, et jusqu’à douze, se faisant livrer chaque fois, et mettant dans son sac, une des âmes auxquelles il s’intéressait. Lorsqu’il eut complété la douzaine, il offrit à Pluton de continuer.

«  Volontiers, dit Pluton (qui pourtant s’ennuyait de perdre), mais sortons un instant ; je ne sais quelle odeur fétide vient de se répandre ici. » )

Or il cherchait un prétexte pour se débarrasser de Federigo ; car à peine celui-ci était-il dehors avec son sac et ses âmes, que Pluton cria de toute sa force qu’on fermât la porte sur lui.

Federigo, ayant de nouveau traversé la cour des enfers, sans que Cerbère y prît garde, tant il était charmé de sa levrette, regagna péniblement la cime du mont Gibel. Il appela ensuite Marchesella, qui ne tarda pas à le rejoindre, et redescendit vers Messine, plus joyeux de sa conquête spirituelle, qu’il ne l’avait jamais été d’aucun succès mondain.

Arrivé à Messine, il s’y embarqua pour retourner en terre ferme, et terminer sa carrière dans son antique manoir.

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(À quelques mois de là, Marchesella mit bas une portée de petits monstres, dont quelques-uns avaient jusqu’à trois têtes. On les jeta tous à l’eau.)

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Au bout de trente ans (Federigo en avait alors soixante-dix), la Mort entra chez lui et l’avertit de mettre sa conscience en règle, parce que son heure était venue. « Je suis prêt, dit le moribond ; mais avant de m’enlever, ô Mort, donne-moi, je te prie, un fruit de l’arbre qui ombrage ma porte. Encore ce petit plaisir, et je mourrai content.

— S’il ne te faut que cela, dit la Mort, je veux bien te satisfaire » ; et elle monta dans l’oranger pour cueillir une orange. Mais lorsqu’elle voulut descendre, elle ne le put pas ; Federigo s’y opposait.

«  Ah ! Federigo, tu m’as trompée, s’écria-t-elle ; je suis maintenant en ta puissance ; mais rends-moi la liberté, et je te promets dix ans de vie.

— Dix ans ! voilà grand-chose ! dit Federigo. Si tu veux descendre, ma mie, il faut être plus libérale.

— Je t’en donnerai vingt.

— Tu te moques !

— Je t’en donnerai trente.

— Tu n’es pas tout à fait au tiers.

— Tu veux donc vivre un siècle ?

— Tout autant, ma chère.

— Federigo, tu n’es pas raisonnable.

— Que veux-tu ! j’aime à vivre.

— Allons, va pour cent ans, dit la Mort ; il faut bien en passer par-là » ; et elle put aussitôt descendre.

Dès qu’elle fut partie, Federigo se leva dans un état de santé parfaite, et commença une nouvelle vie avec la force d’un jeune homme et l’expérience d’un vieillard. Tout ce que l’on sait de cette nouvelle existence est qu’il continua à satisfaire curieusement toutes ses passions, et particulièrement ses appétits charnels, faisant un peu de bien quand l’occasion s’en présentait, mais sans plus songer à son salut que pendant sa première vie.

Les cent ans révolus, la Mort vint de nouveau frapper à sa porte, et le trouva dans son lit.

«  Es-tu prêt ? lui dit-elle.

— J’ai envoyé chercher mon confesseur, répondit Federigo ; assieds-toi près du feu jusqu’à ce qu’il vienne. Je n’attends que l’absolution pour m’élancer avec toi dans l’éternité. »

La Mort, qui était bonne personne, alla s’asseoir sur l’escabeau, et attendit une heure entière, sans voir arriver le prêtre. Commençant enfin à s’ennuyer, elle dit à son hôte : « Vieillard, pour la seconde fois, n’as-tu pas eu le temps de te mettre en règle, depuis un siècle que nous ne nous sommes vus ?

— J’avais, par ma foi, bien autre chose à faire, dit le vieillard avec un sourire moqueur.

— Eh bien ! reprit la Mort indignée de son impiété, tu n’as plus une minute à vivre !

— Bah ! dit Federigo, tandis qu’elle cherchait en vain à se lever ; je sais par expérience que tu es trop accommodante pour ne pas m’accorder encore quelques années de répit.

— Quelques années, misérable ! (et elle faisait d’inutiles efforts pour sortir de la cheminée).

— Oui sans doute ; mais cette fois-ci, je ne serai point exigeant, et, comme je ne tiens plus à la vieillesse, je me contenterai de quarante ans pour ma troisième course. »

La Mort vit bien qu’elle était retenue sur l’escabeau, comme autrefois sur l’oranger, par une puissance surnaturelle ; mais, dans sa fureur, elle ne voulait rien accorder.

«  Je sais un moyen de te rendre raisonnable », dit Federigo ; et il fit jeter trois fagots sur le feu. La flamme eut en un moment rempli la cheminée, en sorte que la Mort était au supplice.

«  Grâce, grâce, s’écria-t-elle en sentant brûler ses vieux os ; je te promets quarante ans de santé. »

À ces mots, Federigo dénoua le charme, et la Mort s’enfuit à demi rôtie.

Au bout du terme, elle revint chercher son homme, qui l’attendait de pied ferme, un sac sur le dos.

«  Pour le coup, ton heure est venue, lui dit-elle en entrant brusquement : il n’y a plus à reculer ; mais que veux-tu faire de ce sac ?

— Il contient les âmes de douze joueurs de mes amis, que j’ai autrefois délivrés de l’enfer.

— Qu’ils y rentrent avec toi ! » dit la Mort ; et saisissant Federigo par les cheveux, elle s’élança dans les airs, vola vers le midi, et s’enfonça avec sa proie dans les gouffres du mont Gibel. Arrivée aux portes de l’enfer, elle frappa trois coups.

«  Qui est là ? dit Pluton.

— Federigo le joueur, répondit la Mort.

— N’ouvrez pas, s’écria Pluton, qui se rappela aussitôt les douze parties qu’il avait perdues : ce coquin-là dépeuplerait mon empire. »

Pluton refusant d’ouvrir, la Mort transporta son prisonnier aux portes du purgatoire ; mais l’ange de garde lui en interdit l’entrée, ayant reconnu qu’il se trouvait en état de péché mortel.

Il fallut donc à toute force et au grand regret de la Mort, qui en voulait à Federigo, diriger le convoi vers les régions célestes.

«  Qui es-tu ? » dit saint Pierre à Federigo, quand la Mort l’eut déposé à l’entrée du paradis.

«  Votre ancien hôte, répondit-il, celui qui vous régala jadis du produit de sa chasse.

— Oses-tu bien te présenter ici dans l’état où je te vois ? s’écria saint Pierre. Ne sais-tu pas que le ciel est fermé à tes pareils ? Quoi ! tu n’es pas même digne du purgatoire, et tu veux une place dans le paradis !

— Saint Pierre, dit Federigo, est-ce ainsi que je vous reçus quand vous vîntes avec votre divin maître, il y a environ cent quatre-vingts ans, me demander l’hospitalité ?

— Tout cela est bel et bon, repartit saint Pierre d’un ton grondeur, quoique attendri ; mais je ne puis pas prendre sur moi de te laisser entrer. Je vais informer Jésus-Christ de ton arrivée : nous verrons ce qu’il dira. »

Notre-Seigneur, étant averti, vint à la porte du paradis, où il trouva Federigo à genoux sur le seuil, avec ses douze âmes, six de chaque côté. Lors, se laissant toucher de compassion : « Passe encore pour toi, dit-il à Federigo ; mais ces douze âmes que l’enfer réclame, je ne saurais en conscience les laisser entrer.

— Eh quoi ! Seigneur, dit Federigo, lorsque j’eus l’honneur de vous recevoir dans ma maison, n’étiez-vous pas accompagné de douze voyageurs, que j’accueillis, ainsi que vous, du mieux qu’il me fut possible ?

— Il n’y a pas moyen de résister à cet homme, dit Jésus-Christ : entrez donc, puisque vous voilà ; mais ne vous vantez pas de la grâce que je vous fais : elle serait de mauvais exemple. » —FIN

  1. Ce conte est populaire dans le royaume de Naples. On y remarque, ainsi que dans beaucoup d’autres nouvelles originaires de la même contrée, un mélange bizarre de la mythologie grecque avec les croyances du christianisme ; il paraît avoir été composé vers la fin du moyen âge.