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Les Sorcières espagnoles

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Michel Lévy frères (p. 330-359).

LES
SORCIÈRES ESPAGNOLES


Les antiquités, surtout les antiquités romaines, me touchent peu. Je ne sais comment je me suis laissé persuader d’aller à Murviedro voir ce qui reste de Sagonte. J‘y ai gagné beaucoup de fatigue, j’ai fait de mauvais dîners, et je n’ai rien vu du tout. En voyage, on est sans cesse tourmenté par la crainte de ne pouvoir répondre oui à cette inévitable question qui vous attend au retour : « Vous avez vu sans doute... ? » Pourquoi serais-je forcé de voir ce que les autres ont vu ? Je ne voyage pas dans un but déterminé ; je ne suis pas antiquaire. Mes nerfs sont endurcis aux émotions sentimentales, et je ne sais si je me rappelle avec plus de plaisir le vieux cyprès des Zegris au Généralife que les grenades et l’excellent raisin sans pépins que j’ai mangés sous cet arbre vénérable.

Mon excursion à Murviedro ne m’a point ennuyé pourtant. J’ai loué un cheval et un paysan valencien pour m’accompagner à pied. Je l’ai trouvé (le Valencien) grand bavard, passablement fripon, mais, en somme, bon compagnon et assez amusant. Il dépensait prodigieusement d’éloquence et de diplomatie pour me tirer un réal de plus que le prix convenu entre nous pour la location du cheval ; et, en même temps, il soutenait mes intérêts dans les auberges avec tant de vivacité et de chaleur, qu’on eût dit qu’il payait la carte de ses propres deniers. Le compte qu’il me présentait tous les matins offrait une terrible suite d’items pour raccommodages de courroies, clous remis, vin pour frotter le cheval, et qu’il buvait sans doute ; et avec tout cela jamais je n’ai payé moins cher. Il avait l’art de me faire acheter partout où nous passions je ne sais combien de bagatelles inutiles, surtout des couteaux du pays. Il m’apprenait comment on doit mettre le pouce sur la lame pour éventrer convenablement son homme sans se couper les doigts. Puis ces diables de couteaux me paraissaient bien lourds. Ils s’entre-choquaient dans mes poches, battaient sur mes jambes, bref, me gênaient tellement que, pour m’en débarrasser, je n’avais d’autre ressource que d’en faire cadeau à Vicente. Son refrain était :

— Comme les amis de Votre Seigneurie seront contents quand ils verront toutes les belles choses qu’elle leur apportera d’Espagne !

Je n’oublierai jamais un sac de glands doux que Ma Seigneurie acheta pour rapporter à ses amis, et qu’elle mangea tout entier, avec l’aide de son guide fidèle, avant même d’être arrivée à Murviedro.

Vicente, quoiqu’il eût couru le monde, car il avait vendu de l’orgeat à Madrid, avait sa bonne part des superstitions de ses compatriotes. Il était fort dévot, et, pendant trois jours que nous passâmes ensemble, j’eus l’occasion de voir quelle drôle de religion était la sienne. Le bon Dieu ne l’inquiétait guère, et il n’en parlait jamais qu’avec indifférence. Mais les saints et surtout la Vierge avaient tous ses hommages. Il me faisait penser à ces vieux solliciteurs consommés dans le métier, et dont la maxime est qu’il vaut mieux avoir des amis dans les bureaux que la protection du ministre lui-même.

Pour comprendre sa dévotion à la bonne Vierge, il faut savoir qu’en Espagne il y a Vierge et Vierge. Chaque ville a la sienne et se moque de celle des voisins. La Vierge de Peniscola, petite ville qui avait donné naissance à l’honorable Vicente, valait mieux, selon lui, que toutes les autres ensemble.

— Mais, lui dis-je un jour, il y a donc plusieurs Vierges ?

— Sans doute ; chaque province en a une.

— Et dans le ciel, combien y en a-t-il ? La question l’embarrassa évidemment, mais son catéchisme vint à son aide.

— Il n’y en a qu’une, répondit-il avec l’hésitation d’un homme qui répète une phrase qu’il ne comprend pas.

— Eh bien, poursuivis-je, si vous vous cassiez une jambe, à quelle Vierge vous adresseriez-vous ? A celle du ciel ou à une autre ?

— A la très-sainte Vierge Notre-Dame de Peniscola, apparemment (por supuesto).

— Mais pourquoi pas à celle du Pilier, à Saragosse, qui fait tant de miracles ?

— Bah ! elle est bonne pour des Aragonais !

Je voulus le prendre par son côté faible, le patriotisme provincial.

— Si la Vierge de Peniscola, lui dis-je, est plus puissante que celle du Pilier, cela prouverait que les Valenciens sont de plus grands coquins que les Aragonais, puisqu’il leur faut une patronne si bien en cour pour que leurs péchés soient remis.

— Ah ! monsieur, les Aragonais ne sont pas meilleurs que d’autres ; seulement, nous autres Valenciens, nous connaissons le pouvoir de Notre-Dame de Peniscola, et nous nous y fions trop quelquefois.

— Vicente, dites-moi : ne croyez-vous pas que Notre-Dame de Peniscola parle valencien au bon Dieu quand elle prie Sa Majesté de ne pas vous damner pour vos méfaits ?

— Valencien ? Non, monsieur, répliqua vivement Vicente. Votre Seigneurie sait bien quelle langue parle la Vierge.

— Non, en vérité.

— Mais latin, apparemment.

... Les montagnes peu élevées du Royaume de Valence sont couronnées souvent de châteaux en ruine. Je m’avisai un jour, passant auprès d’une de ces masures, de demander à Vicente s’il y avait là des revenants. Il se mit à sourire, et me répondit qu’il n’y en avait pas dans le pays ; puis il ajouta, en clignant l’œil de l’air d’un homme qui riposte à une plaisanterie :

— Votre Seigneurie sans doute en a vu dans son pays ?

En espagnol, il n’y a pas de mot qui traduise exactement celui de revenant. Duende, que vous trouvez dans le dictionnaire, correspond plutôt à notre mot de lutin, et s’applique, comme en français, à un enfant espiègle. Duendecito (petit duende) se dirait très-bien d’un jeune homme qui se cache derrière un rideau dans la chambre d’une jeune fille pour lui faire peur, ou à toute autre intention. Mais, quant à ces grands spectres pâles, drapés d’un linceul et traînant des chaînes, on n’en voit point en Espagne et l’on n’en parle pas. Il y a encore des Maures enchantés dont on conte des tours aux environs de Grenade ; mais ce sont, en général, de bons revenants, paraissant d’ordinaire au grand jour pour demander bien humblement le baptême, qu’ils n’ont point eu le loisir de se faire administrer de leur vivant. Si on leur accorde cette grâce, ils vous montrent pour la peine un beau trésor. Ajoutez à cela une espèce de loup-garou tout velu que l’on nomme el velludo, lequel est peint dans l’Alhambra, et un certain cheval sans tête[1] qui, ce nonobstant, galope fort vite au milieu des pierres qui encombrent le ravin entre l’Alhambra et le Généralife, — vous aurez une liste à peu près complète de tous les fantômes dont on effraye ou dont on amuse les enfants.

Heureusement, l’on croit encore aux sorciers, et surtout aux sorcières.

A une lieue de Murviedro, il y a un petit cabaret isolé. Je mourais de soif, et je m’arrêtai à la porte. Une très jolie fille, point trop basanée, m’apporta un grand pot de cette terre poreuse qui rafraîchit l’eau. Vicente, qui ne passait jamais devant un cabaret sans avoir soif, et me donner quelque bonne raison pour entrer, ne paraissait pas avoir envie de s’arrêter dans cet endroit-là. Il se faisait tard, disait-il ; nous avions beaucoup de chemin à faire ; à un quart de lieue de là, il y avait une bien meilleure auberge où nous trouverions le plus fameux vin du royaume, celui de Peniscola excepté. Je fus inflexible. Je bus l’eau qu’on me présentait, je mangeai du gazpacho préparé par les mains de mademoiselle Carmencita, et même je fis son portrait sur mon livre de croquis.

Cependant, Vicente frottait son cheval devant la porte, sifflait d’un air d’impatience, et semblait éprouver de la répugnance à entrer dans la maison.

Nous nous remîmes en route. Je parlais souvent de Carmencita, Vicente secouait la tête.

— Mauvaise maison ! disait-il.

— Mauvaise ! pourquoi ? Le gazpacho était excellent.

— Cela n’est pas extraordinaire, c’est peut-être le diable qui l’a fait.

— Le diable ! Dites-vous cela parce qu’elle n’épargne pas le piment, ou bien cette brave femme aurait-elle le diable pour cuisinier ?

— Qui sait ?

— Ainsi... elle est sorcière ?

Vicente tourna la tête d’un air d’inquiétude pour voir s’il n’était pas observé ; il hâta le pas du cheval d’un coup de houssine, et, tout en courant à côté de moi, il haussait légèrement la tête, ouvrant la bouche et levant les yeux en l’air, signe d’affirmation ordinaire à des gens qu’on serait tenté de croire silencieux, vu la difficulté que l’on éprouve pour en tirer une réponse à une question précise. Ma curiosité était excitée, et je voyais avec un vif plaisir que mon guide n’était pas, comme je l’avais craint, un esprit fort.

— Ainsi elle est sorcière ? dis-je en remettant mon cheval au pas. Et la fille, qu’est-elle ?

— Votre Seigneurie connaît le proverbe : Primero p... ; luego alcahueta, pues bruja[2]. La fille commence, la mère est déjà arrivée au port.

— Comment savez-vous qu’elle est sorcière ? qu’a-t-elle fait qui vous l’ait prouvé ?

— Ce qu’elles font toutes. Elle donne le mal d’yeux[3], qui fait dessécher les enfants ; elle brûle les oliviers, elle fait mourir les mules, et bien d’autres méchancetés.

— Mais connaissez-vous quelqu’un qui ait été victime de ses maléfices ?

— Si j’en connais ? J’ai mon cousin germain, par exemple, à qui elle a joué un maître tour.

— Racontez-moi cela, je vous prie.

— Mon cousin n’aime pas trop qu’on raconte cette histoire. Mais il est à Cadix maintenant, et j’espère qu’il ne lui arriverait pas malheur si je vous disais...

J’apaisai les scrupules de Vicente en lui faisant présent d’un cigare. Il trouva l’argument irrésistible et commença de la sorte :

— Vous saurez, monsieur, que mon cousin se nomme Henriquez, et qu’il est natif du Grao de Valence, marin et pêcheur de son état, honnête homme et père de famille, vieux chrétien comme toute sa race ; et je puis me vanter de l’être, tout pauvre que je suis, quand il y a tant de gens plus riches que moi qui sentent la marrane. Mon cousin donc était pêcheur dans un petit hameau auprès de Peniscola, parce que, quoique né au Grao, il avait sa famille à Peniscola. Il était né dans la barque de son père ; ainsi, étant né sur mer, il ne faut pas s’étonner qu’il fût bon marin. Il avait été aux Indes, en Portugal, partout enfin. Quand il n’était pas embarqué sur un gros vaisseau, il avait sa barque à lui, et allait pêcher. A son retour, il attachait sa barque avec une amarre bien solide à un gros pieu, puis il allait se coucher tranquille. Voilà qu’un matin, partant pour la pêche, il va pour défaire le nœud de l’amarre ; que voit-il ?… Au lieu du nœud qu’il avait fait, nœud tel qu’en pourrait faire un bon matelot, il voit un nœud comme une vieille femme en ferait un pour attacher sa bourrique.

» — Les petits polissons se seront amusés dans ma barque hier au soir, pensa-t-il ; si je les attrape, je les étrillerai d’importance.

» Il s’embarque, pêche et revient. Il attache son bateau, et, par précaution cette fois, il fait un double nœud. Bon ! Le lendemain, le nœud défait. Mon cousin enrageait, mais devine qui a fait le coup !… Pourtant, il prend une corde neuve, et, sans se décourager, il amarre encore solidement son bateau ! Bah ! le lendemain, plus de corde neuve, et, en place, un mauvais morceau de ficelle, débris d’un câble tout pourri. De plus, sa voile était déchirée, preuve qu’on l’avait déployée pendant la nuit. Mon cousin se dit :

» — Ce ne sont pas des polissons qui vont la nuit dans mon bateau ; ils n’oseraient pas déployer la voile de peur de chavirer. Sûrement, c’est un voleur.

» Que fait il ? Il s’en va le soir se cacher dans sa barque, il se couche dans l’endroit où il serrait son pain et son riz quand il s’embarquait pour plusieurs jours. Il jette sur lui, pour mieux se cacher, une mauvaise mante, et le voilà tranquille. A minuit, — remarquez bien l’heure, — tout à coup il entend des voix comme si beaucoup de personnes s’en venaient courant au bord de la mer. Il lève un peu le bout du nez et voit... non pas des voleurs, Jésus ! mais une douzaine de vieilles femmes pieds nus et les cheveux au vent... Mon cousin est un homme résolu, et il avait un bon couteau bien affilé dans sa ceinture pour s’en servir contre les voleurs ; mais, quand il vit que c’était à des sorcières qu’il allait avoir affaire, son courage l’abandonna ; il mit la mante sur sa tête et se recommanda à Notre-Dame de Peniscola, pour qu’elle empêchât ces vilaines femmes de le voir.

» Il était donc tout ramassé, tout pelotonné dans son coin, et fort en peine de sa personne. Voilà les sorcières qui détachent la corde, larguent la voile et se lancent en mer. Si la barque eût été un cheval, on aurait bien pu dire qu’elle prenait le mors aux dents. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle semblait voler sur la mer. Elle allait, elle allait avec tant de vitesse, que le sifflement de l’eau fendait les oreilles, et que le goudron s’en fondait[4] ! Et il n’y a pas là de quoi s’étonner, car les sorcières ont du vent quand elles en veulent, puisque c’est le diable qui le souffle. Cependant, mon cousin les entendait causer, rire, se trémousser, se vanter de tout le mal qu’elles avaient fait. Il y en avait quelques-unes qu’il connaissait, d’autres qui apparemment venaient de loin et qu’il n’avait jamais vues. La Ferrer, cette vieille sorcière chez qui vous vous êtes arrêté si longtemps, tenait le gouvernail. Enfin, au bout d’un certain temps, on s’arrête, on touche la terre, les sorcières sautent hors de la barque et l’attachent au rivage à une grosse pierre. Quand mon cousin Henriquez n’entendit plus leurs voix, il se hasarda à sortir de son trou. La nuit n’était pas très-claire, mais il vit pourtant fort bien, à un jet de pierre du rivage, de grands roseaux que le vent agitait, et, plus loin, un grand feu. Soyez sûr que c’était là que se tenait le sabbat. Henriquez eut le courage de sauter à terre et de couper quelques-uns de ces roseaux ; puis il se remit dans sa cache avec les roseaux qu’il avait pris, et attendit tranquillement le retour des sorcières. Au bout d’une heure, plus ou moins, elles reviennent, se rembarquent, tournent le bateau, et voguent aussi vite que la première fois.

» — Du train dont nous allons, se disait mon cousin, nous serons bientôt à Peniscola.

» Tout allait bien lorsque tout à coup l’une de ces femmes se mit à dire :

» — Mes sœurs, voilà trois heures qui sonnent.

» Elle n’eut pas plus tôt dit cela, qu’elles s’envolent toutes et disparaissent. Pensez que c’est jusqu’à cette heure-là seulement quelles ont le pouvoir de courir le pays.

» La barque n’allait plus, et mon cousin fut obligé de ramer. Dieu sait combien de temps il fut en mer avant de pouvoir rentrer à Peniscola. Plus de deux jours ! II arriva épuisé. Dès qu’il eut mangé un morceau de pain et bu un verre d’eau-de-vie, il alla chez l’apothicaire de Peniscola, qui est un homme bien savant et qui connaît tous les simples. Il lui montre les roseaux qu’il avait apportés.

» — D’où cela vient-il ? qu’il demande à l’apothicaire.

» — D’Amérique, répond l’apothicaire. Il n’en pousse de pareils qu’en Amérique, et vous auriez beau en semer la graine ici, elle ne produirait rien.

» Mon cousin, sans dire un mot de plus à l’apothicaire, s’en va droit chez la Ferrer :

» — Paca, dit-il en entrant, tu es une sorcière.

» L’autre de se récrier et de dire :

» — Jésus, Jésus !

» — La preuve que tu es sorcière, c’est que tu vas en Amérique et que tu en reviens en une nuit. J’y suis allé avec toi cette nuit, et en voici la preuve. Tiens, voici des roseaux que j’ai cueillis là-bas.

Vicente, qui m’avait conté tout ce qui précède d’une voix émue et avec beaucoup de chaleur, étendit alors la main vers moi, accompagnant son récit d’une pantomime convenable, et me présenta une poignée d’herbe qu’il venait d’arracher. Je ne pus m’empêcher de faire un mouvement, croyant voir les roseaux d’Amérique.

Vicente reprit :

— La sorcière dit :

» — Ne faites pas de bruit ; voici un sac de riz, emportez-le, et laissez-moi tranquille.

» Henriquez dit :

» — Non, je ne te laisse pas tranquille, que tu ne me donnes un sort pour avoir à volonté un vent comme celui qui nous a menés en Amérique.

» Alors, la sorcière lui a donné un parchemin dans une calebasse qu’il porte toujours sur lui quand il est en mer ; mais, à sa place, il y a longtemps que j’aurais jeté au feu parchemin et tout ; ou bien je l’aurais donné à un prêtre, car qui traite avec le diable en est toujours mauvais marchand.

Je remerciai Vicente de son histoire, et j’ajoutai, pour le payer de même monnaie, que, dans mon pays, les sorcières se passaient de bateaux, et que leur moyen de transport le plus ordinaire était un balai, sur lequel ces dames se mettaient à califourchon.

— Votre Seigneurie sait bien que cela est impossible, répondit froidement Vicente.

Je fus stupéfait de son incrédulité. C’était me manquer, à moi qui n’avais pas élevé le moindre doute sur la vérité de l’histoire des roseaux. Je lui exprimai toute mon indignation, et je lui dis d’un ton sévère qu’il ne se mêlât pas de parler des choses qu’il ne pouvait comprendre, ajoutant que, si nous étions en France, je lui trouverais autant de témoins du fait qu’il pourrait en désirer.

— Si Votre Seigneurie l’a vu, alors cela est vrai, répondit Vicente ; mais, si elle ne l’a pas vu, je dirai toujours qu’il est impossible que des sorcières montent à califourchon sur un balai ; car il est impossible que, dans un balai, il n’y ait pas quelques brins qui se croisent, et alors voilà une croix faite ; et alors comment voulez-vous que des sorcières puissent s’en servir ?

L’argument était sans réplique. Je me tirai d’affaire en disant qu’il y avait balais et balais. Qu’une sorcière montât sur un balai de bouleau, c’est ce qu’il était impossible d’accorder ; mais sur un balai de genêt dont les brins sont droits et raides, sur un balai de crin, rien de plus facile. Tout le monde comprend sans peine qu’on peut aller au bout du monde sur un tel manche à balai.

— J’ai toujours entendu dire, monsieur, dit Vicente, qu’il y a beaucoup de sorciers et de sorcières dans votre pays.

— Cela tient, mon ami, à ce que nous n’avons pas d’inquisition chez nous.

— Alors, Votre Seigneurie aura sans doute vu de ces gens qui vendent des sorts pour toute sorte de choses. J’en ai vu les effets, moi qui vous parle.

— Faites, lui dis-je, comme si je ne connaissais pas ces histoires-là ; je vous dirai ensuite si elles sont vraies.

— Eh bien, monsieur, on m’a dit qu’il y a, dans votre pays, des gens qui vendent des sorts aux gens qui en achètent. Moyennant un bon sac de piécettes, ils vous vendent un morceau de roseau avec un nœud d’un côté et un bon bouchon de l’autre. Dans ce roseau, il y a des petites bêtes (animalitos) au moyen desquelles on obtient tout ce qu’on demande. Mais vous savez mieux que moi comment on les nourrit... De chair d’enfant non baptisé, monsieur : et, quand il ne peut pas s’en procurer, le maître du roseau est obligé de se couper un morceau de chair à lui-même... (Les cheveux de Vicente se dressaient sur sa tête.) Il faut lui donner à manger une fois toutes les vingt-quatre heures, monsieur.

— Avez-vous un de ces roseaux en question ?

— Non, monsieur, pour ne point mentir ; mais j’ai beaucoup connu un certain Romero ; j’ai bu cent fois avec lui (lorsque je ne le connaissais pas pour ce qu’il était, comme je le connais à présent). Ce Romero était zagal[5] de son métier. Il fit une maladie à la suite de laquelle il perdit son vent, de sorte qu il ne pouvait plus courir. On lui disait d’aller en pèlerinage pour obtenir sa guérison ; mais lui, disait :

» — Pendant que je serai en pèlerinage, qui est-ce qui gagnera de l’argent pour faire de la soupe à mes enfants ?

» Si bien que, ne sachant où donner de la tête, il se faufila parmi des sorciers et autre semblable canaille qui lui vendirent un de ces morceaux de roseaux dont j’ai parlé à Votre Seigneurie. — Monsieur, depuis ce temps-là, Romero aurait attrapé un lièvre à la course. Il n’y avait pas un zagal qui pût lui être comparé. Vous savez quel métier c’est, et combien il est dangereux et fatigant. Aujourd’hui, il court devant les mules sans perdre une bouffée de son cigare. Il courrait de Valence à Murcie sans s’arrêter, tout d’une traite. Mais il n’y a qu’à le voir pour juger ce que cela lui coûte. Les os lui percent la peau, et, si ses yeux se creusent toujours comme ils font, bientôt il verra derrière la tête. Ces bêtes-là le mangent.

» Il y a de ces sorts qui sont bons à autre chose que courir,... des sorts qui vous garantissent du plomb et de l’acier, qui vous rendent dur, comme on dit. Napoléon en avait un, c’est ce qui a fait qu’on n’a pu le tuer en Espagne ; mais il y avait pourtant un moyen bien facile...

— C’était de faire fondre une balle d’argent, interrompis-je, me rappelant la balle dont un brave whig perça l’omoplate de Claverhouse.

— Une balle d’argent pourrait être bonne, reprit Vicente, si elle était fondue avec une pièce de monnaie sur laquelle il y aurait la croix, comme sur une vieille piécette ; mais ce qui vaut encore mieux, c’est de prendre tout bonnement un cierge qui ait été sur l’autel pendant qu’on dit la messe. Vous faites fondre cette cire bénite dans un moule à balles, et soyez certain qu’il n’y a ni sort, ni diablerie, ni cuirasse qui puisse garantir un sorcier contre une telle balle. Juan Coll, qui a fait tant de bruit dans le temps aux environs de Tortose, a été tué par une balle de cire que lui tira un brave miquelet, et, quand il fut mort et que le miquelet le fouilla, on lui trouva la poitrine toute couverte de figures et de marques faites avec de la poudre à canon, des parchemins pendus au cou, et je ne sais combien d’autres brimborions. José Maria, qui fait tant parler de lui en Andalousie, a un charme contre les balles ; mais gare à lui si on lui lâche des balles de cire ! Vous savez comme il maltraite les prêtres et les moines qui tombent entre ses mains : c’est qu’il sait qu’un prêtre doit bénir la cire qui le tuera.

Vicente en eût dit bien davantage si dans ce moment le château de Murviedro, que nous aperçûmes au tournant de la route, n’eût donné un autre tour à notre conversation.


Valence, novembre 1830.


FIN



  1. El caballo descabezado.
  2. D’abord- p..., puis entremetteuse, puis sorcière.
  3. Mal de ojos. Ce n’est pas le mal que reçoivent les yeux, c’est celui que font les yeux, c’est la fascination du mauvais œil. On attache souvent au poignet des enfants, dans le royaume de Valence, un petit bracelet d’écarlate pour les préserver du mauvais œil.
  4. Je n’osai interrompre mon guide pour avoir l’explication de ce phénomène. Serait-ce que la vitesse du mouvement produisait assez de chaleur pour fondre le goudron ? On voit que mon ami Vicente, qui n’avait jamais été marin, n’employait pas fort habilement la couleur locale.
  5. Le zagal est une espèce de postillon à pied. Il tient par la bride les deux mules de devant d’un attelage, et les dirige en courant lorsqu’elles sont lancées au galop. S’il s’arrête, la voiture lui passe sur le corps. Dans les nouvelles diligences, on appelle improprement zagal un homme qui attache le sabot, aide à charger la voiture, etc. C’est le cad des voitures anglaises.