Femmes et gosses héroïques/25

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LETTRE V

LA BONNE PETITE PROPRIÉTAIRE


— Je serais curieux de savoir ce que Mossieu Gavroche pense de la question des loyers ?

La question des loyers, c’en est une que je ne me suis jamais posée. Dame, il y a tant de résidences à l’œil : bâtiments de l’État ou des Villes ; parcs, jardins publics ; péniches, maisons en construction, etc., qu’il faut être un loufoque, bourgeois et épateur, pour refiler des sommes fabuleuses, des vingt sous par jour, afin de s’offrir la vanité de pioncer dans les moellons d’un propriétaire.

Voilà ce que je répondrais au père Tartin, un petit vieux très fané, proprio d’une cambuse près le pont de Tolbiac, s’il était seul.

Il m’interroge en clignant des paupières sur ses vieilles châsses (yeux) en forme d’œils-de-veuf.

Oui, mais près de lui se tient sa gosse Yvonne, d’une pièce de treize à quatorze ans, et cette gosse me reluque avec des mirettes futées couleur d’améthyste.

— C’est qu’on n’est pas d’accord avec le père, qu’elle fait d’une petite voix rigolo.

Mais l’ancien lui coupe le dévidoir en vitesse :

— Laisse-moi expliquer d’abord.

— Si tu veux, grand’père.

— Bien sûr que je veux. Vous savez, n’est-ce pas, Mossieu Gavroche, qu’on parle que les locataires ne paieraient pas la totalité des loyers échus pendant la guerre ?…

— Oui, oui.

— Bien sûr, pour les gros propriétaires, qui ont des millions et des milliasses, c’est vraiment martyre de les payer ; mais pas la même chose quand s’agit de loqueteux comme moi. Tenez, ma maison peut donner cinq mille par an, ça se réduit à quatre, quelquefois à trois, à cause des locaux vacants, tantôt l’un, tantôt l’autre.

Satané père Tartin ! Je le regarde avec admiration.

Trois mille de rentes, dans les années maigres ! Crésus, va !

Il fait une trompe sur ma pensée. Il se figure que je l’approuve et il continue :

— Si l’on ne me paie pas, je suis réduit à rien. Ma propriété doit me permettre de manger, et à ma petite Yvonne aussi.

Parbleu, elle, c’est évident. Qu’elle mange les locataires si elle veut.

Ça fera la rue Michel.

Voilà comme je vais répondre.

Mais les améthystes m’en décochent et le bec rose de la môme lance :

— À mon tour.

— L’écoutez pas, grogne l’ancien, elle est timbrée…

La petite rit en musique, on dirait un ocarina de cristal, ce qui ne l’empêche pas de jaspiner.

— On n’est pas d’accord, parce que durant la guerre, il ne faut pas voir son intérêt personnel, c’est celui de tout le monde qui importe.

Ah ! ça ! c’est bien dit.

Le grand dab ne peut pas encaisser la juge d’Yvonne. Certaines choses n’entrent pas dans la Sorbonne des vieux, les charnières de la boîte sont rouillées ; elles grincent.

Le père Tartin ne s’en fait pas faute.

— Elle veut que le propriétaire perde…, qu’il geint comme une poule qui s’étrangle !…

La gosse n’en est pas émue.

Elle réplique ric à rac :

— C’est juste. Tenez, Mossieu Gavroche, vous serez de mon avis. Écoutez bien.

Elle me rappelle la laïque. Elle a pris le ton d’une pionne…, qui serait suave comme un bonbon.

— Dans le pays, qu’elle dit gravement, deux grands intérêts sont en présence : Le Travail, que je n’ai pas besoin de vous définir ; et Le Capital, représenté surtout par des propriétés immobilières et des titres divers de rentes… Vous me suivez bien ?

— On vous suivrait à l’autre bout de Paris.

Elle reprend, sans avoir l’air de remarquer le compliment.

— La justice élémentaire veut donc que la guerre pesant sur la Nation, Travail et Capital supportent des pertes équivalentes.

Elle mit gentiment sa menotte sur les lèvres du père Tartin, qui allait donner la volée à quelque canard de proprio, et elle reprit :

— Or, le Travail, à raison de la mobilisation, de la fermeture d’usines et de magasins, de la raréfaction de la clientèle, etc., perd environ 80 pour cent des sommes qu’il encaisserait en période normale. Cette perte ne sera jamais remboursée ; elle est définitive.

Définitive, voilà le mot, que j’applaudis.

Le fait est que la môme Yvonne m’en bouchait le carrefour. En voilà une qui a profité de l’éducation !

Elle empêchait toujours le vieux de lui répondre. Et lui piétinait de rogne.

— Perte définitive pour le Travail ; donc, par équilibre indispensable, perte définitive pour le Capital, c’est-à-dire que les loyers doivent être, non pas reportés à une échéance plus éloignée, mais supprimés comme dette purement et simplement.

Et comme Tartin gémissait autant que si on lui avait arraché une molaire.

— Console-toi, grand’père. Je ne dis pas de supprimer tout. Le propriétaire a des charges : impôts, réparations, etc., qu’il lui est impossible de ne pas payer ; aussi, je crois qu’il serait bien que le locataire payât cinquante pour cent, un terme sur deux… Je pense encore que l’État, les villes, pourraient ne payer sur les rentes qu’un trimestre sur deux. De cette façon tout le monde serait atteint également.

Elle se tut, fixant sur moi, la lumière violette de ses améthystes.

— Elle est folle, hein, glapit le grand-père ?

Folle ! Cette petite qui a parlé plus sagement qu’une Madame Salomon. Faut être un vieux Harpagon de proprio pour pas le comprendre.

— Bon, je réplique, c’est votre môme qu’a confisqué tout l’esprit et toute la bonté de la famille. C’est un cœur de bonne Française et de bonne citoyenne qui chante entre ses dents blanches…

Il ne m’a pas laissé continuer. Il a empoigné le bras de la gosse et il l’a entraînée au pas de charge.

Par exemple, Yvonne s’est retournée et les pervenches de ses mirettes m’ont remercié d’avoir compris.

Entre nous, ça me suffit.

P. S. — Secrétaire de Gavroche, je suis chargé de répondre à sa correspondance. Or, nombreux sont les propriétaires qui, à la suite de l’article ci-dessus, se sont déclarés partisans de la réduction à 50 % des sommes dues pour termes durant la guerre. Je les félicite de leur patriotisme et de leur désintéressement.

Une dame, qui signe : Une petite bourgeoise, m’informe qu’elle a en outre fait remise complète du terme d’octobre à ses locataires.

À une critique formulée dans sa lettre, je riposterai par la déclaration très nette que voici :

« Les intérêts des propriétaires nous paraissent, à Gavroche et à moi, aussi respectables que ceux des locataires. Notre seul souci est celui de la justice, et l’on nous trouvera toujours prêts à défendre les causes justes. »