Femmes et gosses héroïques/26

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LETTRE VI

LES OREILLES OUVERTES


Cette semaine m’apparaissait Saumâtre ; pas la moindre occase de balade. Quoi faire ? J’ai songé à ce grand philosophe du pavé qui a dit :

— Quand on ne sait pas quoi faire, on s’instruit.

Et pour m’instruire j’ai lu les articles de M. Clemenceau. Homme libre… Homme enchaîné… Homme déchaîné, j’ai le pépin pour lui. ; je le gobe ; je vois en lui un grand frère, un gavroche numéro Un, qui se tamponne du gouvernement, de la gendarmerie et du reste, qui dit ce qu’il veut dire. Pour lui boucler le clapet, faudra repasser.

Et il est sénateur ; ça encourage mes ambitions.

Et de l’esprit, de la jeunesse à en revendre à tout le Luxembourg, bâtisse et jardin, et à tout Bordeaux, y compris l’Entre deux mers, la presqu’île ainsi nommée, parce qu’elle est bornée par les confluentes Garonne et Dordogne.

Et souvent juste, par-dessus le blot !! Je ne peux rien affirmer de mieux que je la partage, ce qui, vous ne direz pas le contraire, lui fait tout de même deux ronds d’honneur.

Tenez, les embusqués, qu’il raconte… oh ! il y en a moins qu’au début de la grande lessive, c’est sûr. M’sieu Millerand ne marchande pas les circulaires. Il est plein d’énergie, ses amis Delcassé, Briand, Ribot le béquillent solidement, mais jusqu’à présent les embusqués qui ont rejoint la ligne de feu, ne sont que des débusqués de 2e classe.

Le gratin continue avec une héroïque constance à se garer du coup de torchon.

Je ne suis pas méchant, moi. Je ne demande pas qu’on colle un flingot à des automobilistes retranchés dans des états-majors de villes lointaines ; ça leur ferait peut-être peur, et je ne veux faire peur à personne. Seulement qu’on les emploie au ravitaillement, au service postal ; avec le danger des routes défoncées, des panaches ; ça me suffit.

De même, à ceusses des bureaux, qu’aiment mieux boire de l’encre que verser du sang, pas de clarinette ni de Rosalie non plus. Ils peuvent tout de même aller sur le front. Les brancardiers qui y sont les recevront bien, car le brancard sous le feu manque de bras.

On en trouverait encore des régiments dans les services de santé.

Car c’est une des nombreuses surprises de cette guerre, que de voir le nombre de vocations sanitaires qui se sont révélées chez des gens bien portants, lesquels, jusqu’au mois d’août 1914, n’avaient jamais songé à la maladie pour leur compte…, et encore moins pour celui des autres.

Après tout, ces gars-là sont peut-être tout simplement des pauvres bougres mal élevés. Y a tant de parents qui abandonnent moralement leurs rejetons. On n’a pas appris aux embusqués que le courage est aisé pour le drapeau ; ils ne soupçonnent pas qu’ils en auraient tout comme les autres. Ce que je dis là, qu’a l’air de la pitié pour l’Embusqué, je vais vous le faire toucher du doigt par trois petites anecdotes de femmes de cœur. Les malheureux embusqués seront les premiers à reconnaître qu’autour d’eux, on ne dévide pas le réconfort de cette langue-là.

Ouvrez les curieuses.

Une dame salue un officier. Celui-ci s’excuse de ne pas la reconnaître. Elle murmure :

— Vous ne m’avez jamais vue !… Mon salut, geste involontaire… Je suis mère de soldat.

Chez la libraire, à qui je porte le papier du Croissant, entre une dame en deuil, non seulement par sa robe, mais par sa figure, ses yeux, son attitude, tout.

Elle répand toute son âme de Française dans ces phrases d’héroïque immolation de soi-même.

— Vous savez… Ce n’est plus deux maintenant ; c’est trois. Je n’ai plus rien à donner que de l’argent ; je le donnerai.

Et la bonne petite sœur de charité, à qui le blessé qu’elle soigne déclare qu’il veut à tout prix l’épouser après la guerre, et qui répond tout doucement, avec une simple petite pointe de malice :

— Vous n’y pensez pas, mon ami. Je suis mariée au Bon Dieu, moi. Vous ne pourriez pas m’offrir une situation équivalente.

N’est-ce pas, embusqués, peut-être héros qui s’ignorent, vous n’avez jamais entendu parler comme ça !