Festons et astragales/Clair de Lune

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Festons et astragalesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 6-11).


Clair de Lune.


À mon ami A. Pigny.


I


Soulevant le rideau des ombres,
La pâle lune, lentement,
Des fleuves noirs aux forêts sombres
Étale son rayonnement,

Et sur le vert tapis des mousses
Où la nuit épand sa fraîcheur,
On sent planer deux choses douces.
La solitude et la blancheur.


Jour timide, aube solitaire
Qui nous console du soleil ;
Baiser pur effleurant la terre
Sans interrompre son sommeil.

Plus d’oiseaux, la biche est couchée,
Le flot, à peine, ose frémir ;
On dirait une sœur penchée
Qui regarde sa sœur dormir.

Et si la brise familière
Écarte les rameaux discrets,
On voit des gouttes de lumière
Trembler aux feuilles des forêts.

Tandis qu’ouvrant, au bord des grèves,
Son noir calice où dort l’amour,
S’épanouit la fleur des rêves,
Qui se fane quand vient le jour.


II


Et pourtant, ô lueur, ô caresse, ô mystère,
Sourire étincelant que reflètent les eaux,
Silences argentés de la nuit solitaire
Qui flottez comme un voile aux pointes des roseaux,


Grâce des monts, douceur des horizons énormes,
Blanc duvet de colombe, au dos des mers jeté,
Ô splendeurs ! vous tombez des régions difformes
D’où le regard de Dieu s’écarte épouvanté.

C’est un monde effrayant plein de visions mornes,
Qu’un cratère éternel a fait rugueux et noir.
Là, des déserts sans fin suivent des mers sans bornes,
Comme la lassitude, après le désespoir.

Aucun pas n’a marqué ces plaines désolées,
Ou, si l’être s’obstine et s’y veut hasarder,
C’est quelque peuple affreux grouillant dans les vallées
Qui nous ferait mourir, rien qu’à nous regarder.

Comme un lépreux qui râle, étendu sur sa claie,
La nature enchaînée à ce sombre univers
Au pied des monts géants, pleure, et, par chaque plaie,
Va roulant sa sanie au noir égout des mers.

Et peut-être, ô terreur, quand du haut de la nue,
La nuit verse sur nous le silence et la paix,
La planète que ronge une angoisse inconnue
Pousse un long cri de mort qu’on n’entendra jamais.


III


Le poète, en ses mains hardies,
Prend son grand luth, et de ses doigts
Tombent des larges mélodies
Sur les sept cordes à la fois !

C’est une musique superbe
Où résonne tout l’univers,
Depuis la chanson du brin d’herbe,
Jusqu’au dithyrambe des mers.

La nature écoute, saisie…
Et, comme un ruisseau de cristal,
Descend la douce poésie
Des sommets bleus de l’idéal,

Tandis qu’en bas de joyeux groupes
Étendus sur la berge en fleurs,
Boivent, en y plongeant leurs coupes,
L’oubli du monde et des douleurs.

Seule, au balcon que l’oiseau frise,
La vierge, sous ses rideaux blancs,
Croit entendre, au loin, dans la brise,
La sérénade des galants,


Et rêve, avec de molles poses,
À celui qui, chantant pour eux,
Donne plus de parfums aux roses
Et plus d’amour aux amoureux !


IV


Et pourtant, ô tendresse, ô délire, ô cantiques,
Hymnes qui du grand ciel savez faire le tour,
Poèmes qui chantez avec des voix antiques
L’éternelle jeunesse et l’éternel amour,

Ballades, secouant le tambourin des rimes,
Strophes, mètres dansants, sonnets d’espoir chargés,
Ô transports !… Vous tombez, malgré vos cris sublimes,
Des cœurs les plus perdus et les plus ravagés !

Là hurlent des désirs qui n’auront pas leur proie,
Là, saignent des douleurs qui se cachent au jour,
Là, sur toute croyance, incessamment tournoie
Le doute, oiseau des nuits, maigre comme un vautour.

Partout, le ciel de plomb, partout, le sable aride,
Pas une source fraîche, aux haltes du chemin,
Si l’on y voit germer quelque oasis timide,
Le simoun, en passant, l’emportera demain.


Nul pas n’a mesuré ces vastes solitudes
Dont un sphinx éternel garde le seuil poudreux,
Tandis qu’au fond, dressant leurs mornes attitudes,
Les souvenirs muets se regardent entre eux

Et cet écho charmant d’où tant de joie émane,
Qu’il fait rêver du ciel les peuples attroupés,
C’est ton grelot qui tinte, ô sombre caravane,
Des désirs haletants et des espoirs trompés !…