Feuerbach - La Religion/Catholicisme — Protestantisme — Théologie

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 45-84).

CATHOLICISME — PROTESTANTISME
THÉOLOGIE


I

Le paganisme classique avait pour caractère l’unité ; dualisme, scission, désaccord en toutes choses sont le caractère du christianisme. On trouve bien, il est vrai, dans le paganisme, des contrastes nombreux, — où ne pourrait-on pas d’ailleurs en trouver ? — et à leur suite mille maux, mille combats, mille douleurs ; mais ces contrastes étaient nécessaires, ces combats organiquement fondés, ces douleurs et ces maux naturels et inévitables. Le christianisme unit à ces maux inévitables des maux superflus, aux luttes nécessaires et immanentes des luttes transcendantes qui brisaient les esprits, aux souffrances corporelles des souffrances de l’âme, aux contrastes naturels des contrastes contre nature ; la scission entre Dieu et le monde, entre le ciel et la terre, la grâce et la nature, l’esprit et la chair, la foi et la raison. Les luttes de l’Église et de l’État ne furent que la manifestation extérieure, politique de ces contradictions qui ravageaient le cœur de l’humanité. Là où l’humanité est une en elle-même, son monde ne peut pas se scinder en deux mondes différents.

L’opposition intime qui caractérisa le monde chrétien dans les époques catholiques, ce fut surtout l’opposition de la nature et de la grâce, des choses sensibles et des choses suprasensibles, de l’humanité et de la sainteté, ou, pour s’exprimer comme l’Église, l’opposition de l’esprit et de la chair. Renoncer à la vie civile et politique, rejeter comme une vanité pure toutes les occupations, toutes les choses dites mondaines, afin de pouvoir sans distraction, avec un cœur brisé et des yeux pleins de larmes, languir dans l’attente du ciel, tuer tous les penchants, toutes les inclinations naturelles ; se châtrer, se martyriser, voilà en quoi consistaient la religion, la vertu et surtout la plus haute vertu, la vertu du saint. Ce n’est pas l’amour, avec quelque emphase qu’on l’ait célébré, — car évidemment la nature n’a pas semé la haine, mais la sympathie au cœur de l’homme ; — ce n’est pas la foi, — car déjà l’homme a naturellement pour elle un penchant prononcé, — non ! c’est la chasteté seule, ou plutôt la virginité : — car la nature ne nous a donné aucune inclination pour elle, mais un penchant souverain tout à fait contraire ; — c’est la chasteté qui, en tant que vertu surnaturelle ou contre nature, était la vertu spécifique du catholicisme. Facile est la foi, plus facile l’amour, mais difficile la chasteté absolue. L’amour n’est pas surhumain, la foi non plus ; la virginité l’est. L’idée du sacrifice est la plus haute idée du christianisme ; mais quel sacrifice est plus grand pour l’homme naturel que le sacrifice du penchant du sexe ? Le ciel est l’unique, le dernier but du chrétien ; mais quelle vertu rend déjà sur la terre l’homme céleste, égal aux anges et pur comme eux ? la chasteté. « La chasteté inviolée, dit saint Augustin, est un don du ciel, et dans la chair corrompue l’exercice et la représentation de l’éternelle incorruptibilité. Assurément ceux qui ont déjà dans leur chair quelque chose de non charnel posséderont bien plus d’avantages que les autres dans l’immortalité commune. » Et saint Jérôme : « Celui que les anges adorent dans le ciel exige aussi des anges sur la terre. » Même le philosophe Albert le Grand fait de la chasteté la plus haute vertu, lorsque, parlant de la récompense qui lui est réservée, il cite ces paroles du Christ : « Quiconque triomphera des penchants de la chair, je lui accorderai de s’asseoir avec moi sur mon siège, de même qu’après en avoir triomphé moi-même, je me suis assis sur le siège de mon Père[1]. » Si le mariage n’est pas rejeté par le catholicisme, s’il est souffert, accordé même à tel point, qu’on en a fait un sacrement, il n’en faut pas chercher la cause dans la foi et dans le sens religieux, mais dans l’intelligence mondaine pleine de prudence et s’accommodant avec souplesse aux nécessités extérieures. Saint Augustin se rend coupable en cette matière d’inconséquences frappantes. Après avoir élevé jusqu’au ciel la virginité dans l’écrit cité plus haut (De sancta virginitate, cap. 18), il ajoute ces paroles : « J’avertis les partisans, hommes et femmes, de la virginité sainte et de la continence éternelle que, tout en préférant leur bien au mariage, ils ne doivent pourtant trouver en celui-ci aucun mal et aucun péché. » Mais si le mariage nous fait perdre les avantages du ciel, le don des anges, la sainteté, n’est-il donc pas un mal ? Il n’en est pas un assurément pour l’intelligence faussée et sophistique, mais il l’est pour la raison droite et pour le sens religieux simple et entier, qui, dans toutes les matières douteuses, est seul compétent. Toutes les distinctions, tous les sophismes sans consistance que les théologiens ont faits ad excusationem coitûs carnalis, comme par exemple : Conjugalis concubitus generandi gratiâ non habet culpam, ont été réfutés honteusement par les saints dans leur vie, et l’action a bien plus de poids que la parole dans les matières pratiques. L’action silencieuse, sans arrière-pensée, reprend tout ce qu’on a accordé en parole aux autres par égard pour leur faiblesse. Les mots ne contiennent que la doctrine exotérique, les actions la doctrine ésotérique. Ce que les saints, les modèles ont fait, cela seul est vertu ; ce qu’ils n’ont pas fait est péché ; on ne doit pas tenir compte de ce qu’ils ont défendu ou permis d’une bouche complaisante. Si les actes sont si peu consultés, c’est que leurs signes d’intelligence ne sont aperçus et compris que par le sens élevé de la vérité.

Saint Antoine, saint Jérôme, apôtre rempli pour l’ascétisme monacal d’un enthousiasme qu’il savait communiquer aux autres, saint François d’Assise et d’autres saints semblables, sont les seuls originaux, les seuls produits classiques de l’esprit catholique, les interprètes véritables de ses pensées intimes, les fils purs de l’Église. Les poètes et les artistes des âges suivants, mis au nombre de ces fils, n’y ont été placés que par méprise.

L’amour pour Béatrix fit de Dante un poète. Un tel amour, quelque pur et quelque idéal qu’il soit, est en contradiction avec la nature et même avec la doctrine expresse du catholicisme. « N’aime pas l’homme pour lui-même, mais Dieu en lui », dit un saint. Ainsi s’expriment Pierre Lombard, Pascal et tous les moralistes religieux. Mais l’amour aime dans l’homme l’homme lui-même et unit les hommes entre eux. Pour l’amour, ce qui est terrestre est céleste ; le bonheur qu’il trouve en lui-même est la suprême félicité. L’amour élève le fini jusqu’à l’infini. Dante identifie sa Béatrix avec la théologie. Pétrarque, dans ses sonnets et canzones, célèbre Laure comme sa divinité présente ; son amour pour elle est le pouls de sa veine poétique. Quelle est la part de la foi dans son inspiration ? Était-il, comme poète, d’accord avec cette foi ou en contradiction avec elle ? Rien de plus facile à déterminer. Son repentir, ses prières à saint Augustin, c’est-à-dire à la personnification de sa conscience chrétienne, de lui pardonner ses poésies, cela vient du catholicisme, mais non l’esprit qui les lui dicta.

Aussi peu Léon X, quoique pape, par ses inclinations, sa manière de penser, répond à la nature du catholicisme, aussi peu y répond l’art comme tel, malgré les soins et l’amour de l’Église pour lui. La beauté est la catégorie essentielle, le genre de l’art ; la force païenne et l’humilité chrétienne sont des espèces à lui subordonnées. Même l’artiste chrétien doit produire et représenter ce qui est chrétien non comme tel, mais comme beau ; s’il a la moindre intelligence, le moindre sens artistique, s’il veut que son œuvre soit parfaite, il doit faire en sorte qu’elle réponde au goût de ceux dont la foi n’est pas la sienne. L’art élève ses objets au-dessus des limites d’une religion particulière dans la sphère de l’humanité universelle. Ses œuvres, pour être vraiment dignes de porter son nom, doivent être un point de réunion pour tous les esprits, à quelque Église qu’ils appartiennent. L’artiste triomphe de sa foi, s’élève au-dessus d’elle en faisant des objets de sa foi des objets de l’art. L’art n’est art que lorsqu’il est son propre but, absolument libre, lorsqu’il ne connaît pas de lois plus élevées que les siennes, les lois de la vérité et de la beauté. Ce qu’il y a de religieux dans une œuvre n’a qu’une importance secondaire. Le catholique pieux et crédule qui, en dehors de la foi et du sens chrétien, n’a aucun sens distinct, esthétique, voit avec plaisir la plus mauvaise image de saint, tombe humblement à genoux devant le plus mauvais crucifix Ce n’est, en effet, et ce ne peut être pour lui, comme toute image religieuse, qu’une invitation à se souvenir de ce Christ, de ce saint qui lui est ainsi présent. On peut dire même que les images qui n’ont aucune valeur artistique sont seules dans le sens et l’esprit du catholicisme pur, parce qu’elles ne détournent pas l’homme de la considération pieuse de l’objet sacré, ne flattent pas les sens, mais au contraire les remplissent de dégoût et d’aversion pour tout ce qui est terrestre et humain, et n’attirent ses regards que vers le ciel. Une image de saint qui a quelque mérite n’expose qu’elle-même, pour ainsi dire, et non le saint ; ce n’est pas un verre par lequel nous ne voyons que l’objet pieux, mais un diamant qui brille de ses propres couleurs. L’impression produite par l’image d’une madone est bien une impression sainte, mais l’on s’illusionne si l’on attribue cet effet à l’objet religieux lui-même ou à la foi de l’artiste. Pour celui-ci l’art était déjà quelque chose de sacré ; il l’avait saisi et pratiqué dans le sens le plus élevé ; ce qu’il y a de plus grand au monde ne lui avait pas paru trop grand. Il pouvait s’attaquer aux sujets religieux, parce que l’art lui-même était devenu pour lui une religion. L’art était la madone de son âme, et l’expression la plus digne, l’image la plus significative qu’il pût trouver, était la madone de la croyance populaire religieuse ; l’éclat céleste dont il l’entoure dans son œuvre n’est qu’un reflet de la flamme sacrée de son enthousiasme artistique.

Les images de l’Église catholique qui plaisent aux indifférents et même aux incrédules et à ses ennemis proviennent donc nécessairement d’un esprit libre, général, indépendant, d’un esprit contraire au sien. — Mais pourquoi des preuves ? Dès que la vertu monastique est réputée la plus haute vertu, la sainteté même, l’art est nécessairement décrié. Lorsque la jouissance en général est un péché, que l’homme est si antinaturel, si mesquin, si esclave, si craintif, si mauvais pour lui-même, qu’il ne se permet aucune joie, aucun bon morceau, comme Pascal, qui, selon sa sœur, se donnait toutes les peines du monde pour trouver insipides les mets fins et délicats qu’on lui ordonnait dans sa maladie ; comme saint Ignace de Loyola, qui, par ses pénitences et ses macérations, avait perdu le sens du goût ; dès lors il n’y a plus ni sens ni goût pour l’art dont les jouissances sont des fruits défendus. Là où la vertu contre nature passe pour la vertu suprême, pour l’état naturel du chrétien, où les maladies du corps sont déclarées la santé de l’âme, où la mortification est une loi, un principe, là le sens esthétique, la condition suprême de l’art, est décrété de bannissement, et l’art lui-même en dehors de tout lien moral et juridique avec le principe religieux. L’art choisit-il, pour les images de la Vierge, des visages laids, excitant le dégoût ? Ne choisit-il pas, au contraire, les plus beaux et les plus aimables ? Celui à qui sa religion fait un devoir de fuir devant la beauté de la femme, d’éviter toute occasion de pensées impures, tout ce qui excite les sens, pourra-t-il avec une conscience en repos se repaître de la vue d’une belle image de madone ? Une telle image ne peut-elle pas inspirer un amour sensuel ? N’a-t-on pas l’exemple d’une jeune fille devenue amoureuse d’une statue jusqu’à en mourir ? On trouve cependant la beauté de l’art unie au catholicisme et même dans la compagnie des moines ; mais il est aussi facile d’expliquer ce phénomène que d’expliquer pourquoi, dans le voisinage des cloîtres de moines, on trouve des cloîtres de nonnes unis aux premiers par des conduits souterrains et illégitimes[2].

La science n’est pas moins que l’art en contradiction avec la véritable nature du catholicisme. Comment ? Qui pourra nier les grands mérites des cloîtres et des papes en ce qui concerne la conservation des lettres et des sciences ? Personne ne niera ce fait, mais l’explication qu’on en donne. Ce que les papes ont fait ou fait faire par leur influence, ce n’est pas toujours comme papes et d’accord avec leur vocation qu’ils l’ont fait. Léon X, en tant que chasseur passionné et amateur de comédies et d’opéras, était-il encore le saint-père ? Ce qui s’est développé dans le sein du christianisme ne s’est pas pour cela développé par lui et sous sa protection. Il y a dans l’homme un penchant indestructible à se poser des questions et à les résoudre, un besoin profond de se développer malgré tous les obstacles et en dépit de toutes les circonstances historiques ou extérieures en général. Ce furent cette tendance et cet esprit, entièrement opposés à la destination primitive des cloîtres et à l’esprit qui les avait fondés, qui dans les cloîtres même prirent les sciences sous leur protection et hâtèrent leur développement. « Avant Benoît de Nursie, le célèbre fondateur des Bénédictins (544), le jeûne et la prière étaient la chose principale dans les institutions monastiques, et quand Benoît ordonna dans sa règle de donner l’instruction dans chaque cloître de son ordre, d’écrire des livres et d’en faire des collections, il entendait tout simplement l’instruction dans les premiers principes de la religion, dans la lecture et l’écriture, et, parmi les livres qui devaient être écrits et réunis dans une bibliothèque, les seuls livres de piété[3]. » Déjà, au dixième siècle, au temps de Hroswitha, il y avait, comme elle le dit elle-même, des catholiques qui aimaient mieux lire les livres des païens que la Bible, et prenaient surtout plaisir à Térence. Mais ce plaisir esthétique n’était-il pas une anomalie, un anti-catholicisme ? La pieuse Hroswitha avoue qu’elle n’est pas tout à fait pure du péché de ces catholiques, mais elle est assez sincère pour se reconnaître coupable et cherche à réparer sa faute en faisant des drames pieux. Il en est de même pour la science ; elle fut cultivée par curiosité, c’est-à-dire en vertu d’un penchant antireligieux. Celui qui voudrait le nier doit nier aussi que l’alliance de l’aristotélisme avec le catholicisme, la contradiction la plus claire et la plus monstrueuse, fût une contradiction.

Si l’esprit scientifique et l’esprit catholique sont deux esprits entièrement opposés, il n’y a que deux cas possibles : ou la science est cultivée dans le catholicisme par désir de connaître, et ainsi dans un sens correspondant à la nature de la science elle-même, et alors elle est cultivée, qu’on s’en rende compte ou non, contrairement à l’essence du catholicisme ; ou bien elle est cultivée de la seule manière conforme à l’esprit religieux, et dès lors elle n’est plus science. C’est ainsi que la traitèrent les jésuites ; ils firent d’elle tout simplement un moyen, — et le moyen est sanctifié par le but, — un moyen pour la défense et la propagation de la foi. Aussi, pour le fondateur pieux de l’ordre des Jésuites, l’étude était-elle une vraie torture ; il ne s’y adonnait que pour des raisons extérieures, et il avait la conscience de sa contradiction avec l’esprit catholique. Pour que ses plans d’études ne fussent pas troublés et détruits par les flammes de son ardeur sacrée, de son penchant de propagande, il était obligé de s’imposer la plus sévère diète spirituelle, de se priver de tout entretien pieux, même avec ses amis[4]. Ce que les cloîtres firent pour les sciences était donc, dans le sens du catholicisme, tout au plus une aumône accordée par grâce et pitié à l’esprit scientifique qui se trouvait là, sans qu’on sût trop comment, le reste de la table ecclésiastique surchargée de mets célestes. — Et l’on voudrait donner une haute valeur à cette aumône ! Les sciences ne commencent en vérité qu’au moment où leur esprit commence à poindre, lorsqu’elles passent des cellules du cloître aux mains des hommes libres qui n’étaient pas forcés de mettre leur lumière sous le boisseau de la foi. Érasme est un bel exemple de cette transition ; chez lui le penchant à connaître s’est émancipé : « Ad litteras tantum rapiebatur animus », disait-il lui-même dans une lettre à son prieur. Aussi s’empressa-t-il de quitter la vie monastique ; cette vie froissait en lui aussi bien l’homme spirituel que l’homme physique. Les besoins du corps font autant de révolutions que les besoins de l’esprit.

II

La contradiction du catholicisme avec la nature humaine fut le fondement intime de la réformation. Le protestantisme détruisit la fausse opposition de la chair et de l’esprit. Il conduisit l’homme, avec des chants de triomphe, du cimetière du catholicisme au sein de la vie civile et humaine ; il rejeta, avant tout, le célibat, comme une institution impie, arbitraire, opposée au droit naturel ; mais il ne délivra l’homme que du côté pratique, et non du côté théorique et intellectuel. Les droits du penchant à connaître, les prétentions élevées de l’intelligence, ne furent point reconnus et satisfaits par lui. Il resta embourbé dans la barbarie ancienne, établissant des articles de foi contraires à la raison et les donnant pour vrais.

Ce serait un sophisme absurde de prétendre que le protestantisme a rejeté le célibat pour se conformer à ces paroles de la Bible : « Multipliez-vous, » et n’a tenu aucun compte des droits de la raison, parce que la Bible ne contient là-dessus aucun ordre expressif, mais bien plutôt nous recommande la foi. — Si le protestantisme, pour ce qui regarde le mariage, ne s’était appuyé que sur la Bible, il n’aurait pas, il est vrai, ordonné le célibat, mais il ne l’aurait pas non plus rejeté sans condition. L’apôtre saint Paul loue et glorifie en effet tellement l’état célibataire, — et les vives recommandations d’un apôtre inspiré par l’Esprit-Saint ne devraient-elles pas avoir force loi ? — que Luther ne se serait pas prononcé d’une manière aussi absolue. Il aurait laissé tout simplement ce point en question, comme beaucoup d’autres, jusqu’à l’heureuse époque où messieurs les exégètes devaient expliquer les passages contradictoires de la Bible d’une façon tout à fait satisfaisante. Ce qui décida ici, comme dans beaucoup d’autres cas, ce fut le droit sacré de la nature et de la raison, la voix la plus influente dans les cas douteux, le sens naturel de la vérité, qui, sans s’inquiéter des paroles à double sens de la sainte Écriture, reconnaît immédiatement le faux pour faux et le vrai pour vrai. Si l’on voulait fonder le mariage de Luther non pas sur le droit naturel, mais sur un ordre positif, sur une sentence biblique, on tomberait dans l’absurdité ; on serait forcé de prouver que, dans la Bible, Catherine de Bora est nommée comme l’épouse destinée au réformateur. Un homme qui se décide au mariage non par lui-même, mais sur la recommandation de la Bible, ne se décidera pas non plus par lui-même à prendre telle ou telle personne. La personne, en effet, n’est pas indifférente ; une seule est choisie, une seule m’est destinée par Dieu, c’est celle que je dois prendre. Et quelle est celle-là ? Ma voisine, une compagne de ma jeunesse, ou celle que j’ai appris à connaître par une circonstance extraordinaire, et que j’ai aimée du premier coup ? Mais combien perfides sont ces moyens de connaissance ! Le démon séducteur ne se sert-il pas souvent, — ah ! trop souvent ! — des mêmes voies ? Pouvons-nous distinguer si c’est le bon ou le mauvais principe qui nous a envoyé cette personne ? Même lorsque je fais des qualités chrétiennes, de la foi chrétienne la condition sine qua non de mon choix, à quoi cela sert-il ? La chrétienne n’est-elle peut-être pas, par-dessus le marché, riche noble gracieuse, agréable dans la conversation, belle de corps, — tout cela à la fois ou quelque peu seulement ? Est-ce la chrétienne pieuse que j’épouse purement et simplement, sans penser à ces accessoires ? Ne seraient-ce pas, au contraire, ces accessoires qui sont le principal ? Sur ce terrain douteux de l’inclination et du sentiment, où des causes impures viennent, sans que je le sache, influencer mon choix, puis-je être sûr que mon mariage sera vraiment chrétien et agréable à Dieu ? Non ! Il n’y a d’infaillible que ce qui est dans l’Écriture. Une personne ne m’est destinée par Dieu que si je tire de l’Apocalypse ou de tout autre écrit biblique son nom, son état, et toute sa personne jusqu’à la pointe des cheveux. Il n’en est pas ainsi pour Luther : donc le fondement de son mariage n’est pas la Bible, mais la saine raison humaine, la philosophie naturelle, qui a eu plus de part à la réformation que beaucoup ne veulent le croire.

Mais le protestantisme s’est rendu coupable d’une contradiction d’autant plus grande, qu’après avoir reconnu les droits de la nature, il n’a pas tenu compte des droits et des prétentions de la raison, sous prétexte qu’elle n’a pas un mot à dire dans les choses spirituelles, parce qu’elles dépassent son horizon. Les mêmes motifs qui parlaient pour ou contre le replacement de la nature au rang qui lui appartient parlaient aussi pour ou contre la mise en liberté de la raison humaine. Si tu fais la raison prisonnière sous la domination de la foi, pourquoi ne remets-tu pas ta propre nature à la garde de la vertu chrétienne ? Si tu regrettes la raison, qui n’est pas autre chose que la nature spirituelle, parce que les doctrines de la foi sont pour elle d’incompréhensibles mystères pourquoi ne regrettes-tu pas aussi la nature qui n’est que la raison corporelle, et qui ne se révolte peut-être contre le célibat que parce que la vertu chrétienne en général, et le célibat en particulier, étant pour elle des mystères trop élevés, excitent son aversion ? Si le chrétien n’est pas en contradiction avec les besoins pratiques, pourquoi le serait-il avec les besoins intellectuels, qui sont aussi nécessaires, aussi indestructibles et inaliénables, aussi indépendants de nous que les premiers ?

Il est vrai que le protestantisme est suffisamment justifié, — si du moins un phénomène historique universel a besoin de justification, — en ce que les besoins pratiques se faisant sentir les premiers dans le développement humain, et devant être les premiers satisfaits, il a fait assez pour son temps et assez pour la liberté de l’intelligence en jetant à la mer une masse énorme de superstitions qui opprimaient l’esprit et le cœur. Mais qu’on explique les choses comme on voudra le protestantisme, sur le terrain de la théorie, était, aussi peu que le catholicisme sur le terrain de la pratique un principe de paix et de réconciliation. Le catholique avait même sur le protestant un immense avantage : pour amoindrir ses luttes ou même pour les éteindre, il pouvait avoir recours à des moyens pareils à ceux qu’employèrent Origène, qui se délivra de sa virilité ; saint Jérôme, qui s’enfuit dans les déserts ; saint François d’Assise, qui apaisait le feu de ses désirs dans la neige et la glace ; Pascal, qui portait une ceinture garnie de pointes pour réprimer à leur naissance les mouvements de la chair. Mais la raison est liée à un organe dont la perte entraîne celle de la vie, ou du moins, si des moyens plus doux sont employés, entraîne la perte de la conscience, de la réflexion, de l’humanité dans l’homme. Le protestant ne peut, par aucune voie extérieure et naturelle, apaiser chez lui les luttes et les souffrances de l’âme. Il doit avoir recours à des moyens artificiels, à des produits de sa propre invention : c’est un malade forcé d’être son propre médecin. Le malheureux ! il n’a pour source de guérison que la source de son mal. Qu’il s’apaise ou se fortifie, comme il voudra, par la lecture de la Bible, il ne peut faire autrement que de chercher à détruire les doutes que la raison lui suggère par des principes qui lui viennent également de la raison. Il est forcé de tromper sans cesse cette raison par elle-même pour l’empêcher de devenir folle. Il y a quelque chose de pis encore. Si les penchants de la chair ressemblent aux insectes qui viennent à certaines époques et disparaissent ensuite, les désirs de l’intelligence et les doutes qui l’obsèdent sont des vers intestinaux. Le protestantisme orthodoxe traîne ainsi partout avec lui son ennemi juré. Il ne peut pas être une heure certain que la raison ne viendra pas lui chuchoter à l’oreille cette question terrible : « Ta foi n’est-elle pas illusion pure ? » Et quand même les choses n’iraient pas jusqu’à ce terrible peut-être, il est impossible que la paix et l’unité règnent là où la foi dit non partout où la raison dit oui, tandis que la raison dit oui partout où la foi dit non. Et si cependant la paix s’y trouve quelquefois, ce n’est pas la paix de la vérité, de l’intelligence satisfaite, mais la paix que procurent la paresse, le vide de la pensée, la stupidité opiniâtre, l’illusion insoucieuse, la paix obtenue par l’art le plus raffiné de se tromper soi-même. O chrétiens aveugles ! qui voyez une paille dans les yeux des païens sans savoir qu’il y a une poutre dans les vôtres ! Les païens offraient à leurs dieux des sacrifices humains sanglants ; mais combien de sacrifices humains la foi catholique, combien la foi protestante n’ont-elles pas offerts au Dieu des chrétiens ? La seule différence est que le paganisme sacrifiait les corps, tandis que le christianisme sacrifie les âmes. Les sacrifices psychologiques de la foi protestante se rencontrent surtout dans les temps nouveaux. Auparavant la foi était d’accord avec l’époque, le degré de civilisation, les besoins ; c’était une foi justifiée, salutaire. Mais, malgré tout, le mal caractéristique du protestantisme, — je dis caractéristique parce qu’il n’est pas le mal principal du catholique, bien qu’il en souffre lui-même, — l’opposition de la raison et de la foi, se montre dans une époque ancienne, déjà même sous Luther. La conscience de cette opposition s’exprime chez lui d’une manière très remarquable. La voix de la raison passait alors pour la voix du peuple, et, contrairement à l’ancien principe si aimé : Vox populi, vox Dei, on la repoussait sans l’entendre, on lui crevait les yeux avec une cruauté byzantine, on la soumettait malgré ses réclamations à l’autorité de la foi, qui en imposait davantage par sa puissance extérieure fondée sur des antécédents historiques. « Si tu ne veux pas, dit Luther, à propos de la résurrection et de la rédemption, si tu ne veux pas accorder plus de confiance à la parole de l’Écriture qu’à ton sentiment, à tes yeux, à tes sens et à ton cœur, alors tu dois périr, et il est impossible de te porter secours. Contre tout ce que la raison dit et se permet d’examiner, contre tout ce que les sens éprouvent et saisissent, nous devons apprendre à nous en tenir à la parole et à nous diriger d’après elle, lors même que nous voyons avec les yeux que si l’homme est mis en terre, c’est pour qu’il y pourrisse. L’Écriture vaut mieux que toutes les pensées de l’homme, que son sentiment et son expérience. » De pareils aveux ne sont pas exprimés seulement par Luther, mais encore par Calvin et les autres théologiens de la réforme. Théodore de Bèze déclare que rien ne répugne plus à la raison que la prédestination. Rungius, professeur de théologie à Wittenberg, reconnaît que la raison humaine chez les incrédules se moque des mystères de la foi et soulève le doute même chez les vrais croyants. « Elle ressemble, dit-il, à cette haute tour d’où la chair et les démons combattent le Christ ; il faut les faire prisonniers et les atteler au joug de la doctrine céleste pour les soumettre humblement à Dieu et opposer sa vérité et sa puissance à leurs artifices. » Jurieu, d’abord ami, plus tard ennemi déclaré de Bayle, d’ailleurs un vrai modèle d’orthodoxe dans sa conduite envers les hérétiques, — quoique accusé lui-même de plusieurs hérésies par les réformés, — nous représente d’une manière plus intéressante encore les tourments que la foi fait subir au chrétien dès qu’il réfléchit. « Je trouve, écrit-il, des choses incompréhensibles dans la conduite de Dieu ; j’ai beaucoup de peine à concilier sa haine contre le péché avec la providence ; et cette épine me fait tellement souffrir, que, si quelqu’un pouvait me l’arracher, je me déclarerais pour lui sans condition. — Si je jette mes regards sur le monde, l’histoire, les événements, j’y trouve des abîmes dans lesquels je me perds, je me heurte contre des difficultés qui me renversent. Pour parler sincèrement, on doit avouer qu’il n’y a pas de réponse pour la justification de Dieu qui puisse réduire l’esprit humain au silence. Toute la fausse sagesse de la raison se révolte contre les mystères, et cette fausse sagesse est ainsi faite, qu’on ne peut la distinguer de la vraie que par la lumière de la foi. » — Un esprit fort n’aurait pas pu mieux montrer les incompréhensibilités et les contradictions intimes qui se trouvent dans la doctrine du péché originel, que ne l’a fait ici un vrai croyant, un orthodoxe incarné, un théologien zélatique comme Jurieu. Aussi cet aveu souleva-t-il contre lui plusieurs théologiens de la réforme. Ils ne se plaignirent pas seulement qu’il exposât le christianisme aux attaques et aux moqueries des incrédules en déclarant irréfutables les objections rationnelles ; ils l’accusèrent aussi formellement dans le synode de Hollande — mais il fut renvoyé absous.

III

La théologie, — et remarquons-le bien, — non pas celle qui est déjà vaincue par l’esprit scientifique, entraînée hors de son cercle étroit dans le torrent de la vie universelle, — mais la théologie qui s’appuie sur un monopole, qui affecte des prétentions particulières vis-à-vis du savoir humain, se regarde comme l’enfant chéri de la divinité ; en un mot, la théologie orthodoxe, pour nous servir de ce terme usé, qu’elle soit protestante ou catholique, a pour base un intérêt borné, servile, le seul intérêt de déclarer ce qu’elle suppose vrai non pas vérité scientifique, ce qui lui est impossible, mais vérité choisie, élue entre toutes, de le prouver historiquement ou dogmatiquement, d’en écarter tout ce qui lui est contradictoire, et, si cela ne se peut, d’employer tous les moyens pour l’expliquer et le tourner à son profit. Le théologien, à ce point de vue, n’a pas le moindre soupçon de l’esprit scientifique et de la liberté qui en est l’âme ; il est jusqu’à la moelle des os corrompu et perdu pour la science, car il l’entraîne toujours sur le terrain religieux. Il ne lui accorde qu’une importance de pure forme, ne la traite jamais sérieusement, quelque soin qu’il apporte à son étude : — son savoir est un sépulcre blanchi. Chez lui, chose étrange ! les rôles de la science et de la foi sont intervertis ; la première est chose pratique, c’est un moyen ; la seconde est théorie et but à la fois. Rien d’étonnant qu’il cultive la science avec un esprit impur et servile.

L’esprit de la science est, en effet, un esprit complètement opposé à celui de la théologie. C’est l’esprit universel, l’esprit purement et simplement, l’esprit sans nom, ni chrétien, ni païen. Il n’y a point de mathématique, de métaphysique, de psychologie, de philosophie qui relèvent d’une religion quelconque. La philosophie n’est pas une cosmo-théogonie ; elle ne peut l’être que dans Homère, Hésiode, et dans les fables, mais non dans Platon et Aristote. Elle est la science des esprits silencieux, des principes et des lois qui dirigent la nature et l’humanité. Mais les lois sont éternelles, immuables, gouvernent encore aujourd’hui le monde chrétien comme elles gouvernaient le monde païen. La théologie est essentiellement chrétienne ; son principe n’est pas la vérité pure et simple ; il n’y a de vrai pour elle que ce qui est chrétien. Particularisme, voilà sa nature. La vérité et l’impartialité historique ne datent que de l’époque où on a pu traiter l’histoire avec une certaine liberté. Quiconque examine le paganisme et lit les philosophes de l’antiquité avec l’esprit théologique n’en comprend pas le premier mot, comme les malentendus des théologiens, depuis les Pères de l’Église jusqu’à nos jours, l’ont suffisamment prouvé. Même les mauvaises interprétations, les falsifications, les calomnies ont été de tout temps familières au zèle religieux. Il sacrifie sans scrupule la vérité à sa foi, les devoirs universels à son intérêt particulier. Pour se mettre sous les yeux par des personnalités la différence qui existe entre l’esprit de la science et l’esprit de la théologie, qu’on pense seulement à saint Bernard et Abailard, à Lanfranc et Bérenger, à Jurieu et Bayle, à Lange et Wolf, à Goethe et Lessing, à Mélanchton, et aux autres théologiens de son temps, dont la rage « rabies » est mise par lui-même au nombre des causes qui lui rendaient la mort désirable. Toujours la vérité, l’amour, l’humanité, l’esprit d’universalité se sont trouvés du côté du savant ; la haine, le mensonge, l’intrigue, l’esprit de persécution du côté du théologien. « Quel contraste, dit Bayle, entre la conduite des moines et des prédicateurs, et celle d’un Érasme, d’un Louis Vivès et de bien d’autres plus adonnés à l’étude de la science et des belles-lettres qu’à celle de la théologie, qui ne respiraient que la paix, avaient horreur de toute violence et détournaient sans cesse les princes de la guerre ! » Il n’y a là rien d’étonnant. La science rend l’esprit libre, élargit les sens et le cœur ; la théologie les comprime et les écrase. Aussi a-t-elle toujours poursuivi d’une haine fanatique la philosophie qui élève l’homme à un point de vue universel, qui rend justice au paganisme, reconnaît en lui de la vérité, et, loin de faire dépendre la vérité du christianisme, se sert de la vérité pour juger le christianisme lui-même. Combien n’a-t-on pas soupçonné Leibnitz, persécuté surtout Wolf, pour avoir trop bien parlé des Indiens et des Chinois ! Et aujourd’hui encore, le drame de Lessing, Nathan le Sage, n’est-il pas pour les pieux théologiens une blessure au cœur, une épine dans l’œil ?

Et qu’on ne croie pas que la haine contre la philosophie ne s’attache qu’à une philosophie particulière. Aucune philosophie n’est venue au monde, aucune n’y viendra qui, pour les théologiens, ne soit antichrétienne. Celle de Leibnitz, qu’on entend aujourd’hui louer comme orthodoxe, passait à son époque, aux yeux des piétistes, pour aussi antichrétienne qu’aujourd’hui celle de Hegel. Et qu’on ne croie pas non plus que celui qui hait la philosophie ait sincèrement meilleure opinion des autres sciences. Ce n’est que par crainte ou par ignorance de l’esprit de ces sciences que le théologien n’étend pas jusqu’à elles la haine qu’il porte à la philosophie, dont le caractère est de représenter leur esprit général, indépendamment des matières traitées par chacune en particulier. Il le devrait pourtant, s’il avait du courage et de la loyauté, car il est dit dans la Bible : « Qui n’est pas pour moi est contre moi. » Or, la physique, l’astronomie, la botanique, la physiologie, la jurisprudence n’étant pas le moins du monde pour le Christ, sont nécessairement contre lui. Bien des gens ont perdu leur foi chrétienne par l’étude de ces sciences, et c’est en elles que l’esprit de liberté a pris sa source.

En fait, à l’époque où l’esprit de la théologie était l’esprit dominant, les sciences ne passaient pas pour nécessairement opposées à la doctrine religieuse, et leur étude était permise et sanctifiée non par elle-même, mais comme moyen de défense de cette doctrine. Luther, chacun le sait, d’abord ennemi déclaré de la philosophie, la reconnût plus tard à ce point de vue. « Je suis convaincu, disait-il, que la vraie théologie ne peut pas subsister sans la science. » Mélanchton écrivait dans le même sens : « Au nom du salut de l’Église, que vous devez avoir à cœur par-dessus tout, je vous conjure de ne pas négliger l’étude de la philosophie, si nécessaire au théologien. » Melchior Adam, dans sa biographie du théologien Rungius, cité plus haut, avoue expressément qu’il a étudié les philosophes parce qu’il a reconnu que cette étude pouvait être d’une grande utilité. Ailleurs, il se demande s’il est convenable d’étudier les mathématiques, et il conclut à l’affirmative sur un passage de saint Augustin. D’après cette manière de voir, commune à tous les écrivains catholiques et protestants, on peut se figurer aisément combien la science était dégradée. Même plus tard, lorsque l’orthodoxie moins puissante et moins redoutée n’imprimait guère plus que le respect, l’esprit avait encore peu d’audace et de confiance en lui-même. Comme un oiseau dont on a coupé les ailes, il voltigeait çà et là dans sa cage, sans pouvoir prendre l’essor. Prisonnier, craintif, méfiant, plein de contradictions, de scrupules, de clauses, d’exceptions, d’arrière-pensées, il se voyait toutes les recherches : interdites après un certain point arbitrairement fixé suivant les sujets. Aucune idée n’était exprimée sans qu’on eût d’abord recherché avec soin si elle était orthodoxe ou hétérodoxe, aucun objet n’était étudié pour lui-même, aucune doctrine jugée ou estimée que d’après le profit ou le préjudice qui pouvaient en résulter pour la foi. C’est ainsi que les cartésiens, pour démontrer la vérité d’un point de leur doctrine d’après lequel les animaux sont de pures machines, faisaient ressortir que, si on donnait une âme aux animaux, on ruinait toutes les preuves naturelles de l’immortalité de l’homme, et que, par conséquent, leurs adversaires ne pouvaient être que des épicuriens ou des impies. Ils cherchaient à étayer leur manière de voir sur sa concordance non seulement avec le dogme de l’immortalité, mais encore avec les idées religieuses en général sur la nature de Dieu ; et l’on ne peut nier que leurs raisons, à ce point de vue, ne fussent irréfutables. De cette proposition de saint Augustin : « Dieu est juste, et le malheur est nécessairement la preuve du péché, » ils tiraient cette conclusion que, si les animaux étaient capables de sentir, ils souffriraient sans avoir péché ; qu’en conséquence ils devaient être privés de tout sentiment, parce que, dans le cas contraire, Dieu serait un être injuste et cruel pour avoir soumis des êtres innocents à toutes sortes de maux et de douleurs, sans les en dédommager un jour. Ils disaient encore : « Si Dieu, qui fait et crée tout pour sa gloire, avait créé des êtres capables de connaissance et d’amour, sans leur donner la puissance et sans leur imposer le devoir de le connaître et de l’aimer lui-même, il les aurait créés pour la pure jouissance charnelle, c’est-à-dire pour l’état de péché et de révolte contre lui. » Ce qui excite un insupportable dégoût dans les disputes scientifiques de cette époque, c’est que toujours l’intérêt de la religion vient s’y mêler, que chaque adversaire a soin de présenter à l’autre les conséquences inquiétantes pour la foi de chacune de ses assertions. Toute la discussion de Bayle et de Cléricus sur les natures plastiques de Cudworth et de Grew tourne autour d’un seul point : trouve-t-on dans cette doctrine des armes pour ou contre l’athéisme ? Leibnitz lui-même aimait à présenter ses pensées et celles des autres philosophes, au point de vue de leurs conséquences pour la théologie, soit par égard et complaisance pour son époque, soit qu’il fût lui-même prisonnier dans les limites de son temps. Ainsi les penseurs étaient loin de s’en tenir au seul critérium de la philosophie : si une chose est vraie ou fausse par elle-même, — leur esprit était divisé, coupé en deux, à double sens et à double face.

Les naturalistes, sous l’oppression de la théologie, n’étaient pas moins que les philosophes en contradiction avec eux-mêmes. Dans le dix-septième et le dix-huitième siècle ils déclaraient que le but propre de leurs recherches était d’arriver à connaître et à démontrer la puissance, la bonté et la sagesse divines. Ils s’excusaient devant leur propre conscience et devant l’esprit étroit et ombrageux de leur époque du zèle qu’ils apportaient à l’étude de la nature en assurant que l’intérêt de la religion était leur seul mobile, démontrant ainsi que cette étude était aux yeux de la théologie une étude impie, dangereuse ou du moins vaine et sans utilité. Mais, malgré votre sincérité et votre amour du vrai, ô hommes si dignes de notre estime ! l’intérêt religieux n’était, quoi que vous en disiez, qu’un prétexte, qu’une imagination, qu’une illusion en vous. Au fond, le premier moteur de votre zèle était le désir de connaître. C’était la nature seule qui vous attirait et vous charmait, c’était l’objet lui-même qui enchaînait vos regards. Soyez justes ! rendez à la nature ce qui appartient à la nature et à la religion ce qui appartient à la religion.

Il est évident en effet que l’intérêt de la religion, loin d’être pour eux un stimulant dans leurs travaux, n’était qu’un embarras et un obstacle. Dans le but d’admirer la sagesse, la bonté et la puissance de Dieu, non seulement il n’est pas nécessaire, mais encore il est nuisible d’étudier la nature. Pour arriver complètement à ce but, il suffit de jeter sur les choses un regard superficiel. Rien que la vue de l’insecte le plus petit et le plus méprisable faisait verser des larmes d’amour et d’admiration à saint François d’Assise ; plus nous étudions la nature, plus nous devenons familiers avec sa manière d’agir, plus nous arrivons à l’idée de son indépendance, à la connaissance de ses mobiles intimes et plus la variété qui excite l’admiration de nos regards se ramène aux mêmes buts, aux mêmes lois et aux mêmes formes. Que des milliers de créatures variées et infiniment petites possèdent et emploient les mêmes moyens que nous pour vivre et se conserver : ce fait que l’on aperçoit au premier coup d’œil suffit complètement au point de vue religieux. Mais chercher à savoir comment sont construits les divers organes d’un animal, de quelle façon il s’en sert, en quoi consiste sa nourriture, quelle est sa manière de vivre : tout cela a sa source dans le besoin de science, un des plus profonds de notre être. D’ailleurs la sagesse et la bonté ne sont que des attributs généraux, indéterminés d’un sujet placé par la pensée en dehors du monde, sinon comme force, du moins comme existence, et la puissance pure n’est pas seulement un attribut indéterminé, mais encore qui ne dit rien. Entre ces attributs et un animal de telle ou telle forme, de tel ou tel organisme ou un autre être naturel quelconque il n’y a aucun rapport. Je puis reconnaître la sagesse et la bonté tout autant par l’animal que voici que par un autre d’une espèce différente ; par un arbre, par une pierre, sans parler de cette circonstance inutile à développer ici, que d’un être personnel il ne peut venir que des êtres personnels et non des êtres insensibles, sans individualité, comme, par exemple, les minéraux. Si Dieu n’explique que l’existence d’êtres qui le connaissent et l’aiment et non celle des autres, il ne peut pas non plus être connu et expliqué par eux. Au fond, l’admiration de la puissance, de la sagesse et de la bonté surnaturelles n’était que l’admiration des objets eux-mêmes, attachée subjectivement dans l’esprit du contemplateur à l’idée religieuse, mais pouvant être ressentie sans elle. Et parce qu’entre l’objet de l’admiration et les attributs divins il n’y avait pas de rapports nécessaires, l’idée de ces attributs en se mêlant à l’étude avait pour résultat de détourner l’esprit de la réalité, d’ôter à l’objet, en le rabaissant au rang de créature, le seul intérêt qu’il puisse avoir pour la science. Quelque distingués que fussent, à leur manière, les naturalistes des derniers siècles, quelque infatigables dans leur zèle, quelque ingénieux dans leurs recherches et dans leurs moyens d’épier les secrets des choses, ils n’en étaient pas moins complètement bornés, car le sens profond de l’universel leur manquait. La théologie avec sa foi aux miracles, avec son idée d’un être personnel existant en dehors et au-dessus du monde et le gouvernant comme une machine selon son bon plaisir, avait rendu l’humanité étrangère à la nature, lui avait ravi la faculté de se penser, de se sentir en elle. Ce qui attirait en effet la plupart des savants à l’étude de la nature, ce n’était pas le désir d’entrer, pour ainsi dire, dans leur patrie, le pressentiment de sa parenté avec leur propre être, mais la surprise, l’étonnement en face de son essence énigmatique ; ce n’était pas une admiration profonde, mais une simple curiosité ; aussi leur attention ne s’attacha-t-elle à la fin qu’aux bizarreries. Ce que le monde était pour leur Dieu, il le fut pour eux, une machine pure. L’idée de ce Dieu théologique était la frontière de leur esprit ; ils voyaient partout un arrangement préconçu, un plan, un ordre tout extérieur et dénué d’âme et de vie. De cette époque date la sentence : « Aucun esprit sensé ne peut pénétrer dans le sein de la nature ; trop heureux celui à qui elle montre seulement son écorce. » Rob. Boyle et Christ. Sturm voulaient même bannir son nom comme une fiction païenne[5].

Déjà cependant l’esprit éprouvait une certaine joie à contempler les choses ; l’homme ne levait plus seulement ses regards vers le ciel ; ses yeux étaient ravis des trésors de la terre et bien des poésies pieuses s’égaraient jusqu’à les célébrer ; mais toujours au milieu de ses joies contemplatives l’homme était ressaisi par un frisson théologique qui le ramenait de ce monde à l’autre. Cette scission, ce dualisme entre le ciel et la terre produisirent un effet original. La dualité est mère de la pluralité, et la théologie, gagnant en extension à mesure que son esprit perdait en intensité, se scinda en une foule de théologies spéciales. Le savant et crédule naturaliste Athan. Kircher (+ 1680), un jésuite, ne compta pas moins de 6561 preuves de l’existence de Dieu. Bientôt il n’y eut plus de règne naturel qui ne donnât lieu à une théologie particulière. On eut une astrothéologie, une lithothéologie, une petinothéologie, une insectothéologie. Les espèces d’animaux particulières eurent aussi la leur. En 1748, des foules innombrables de sauterelles ayant fait invasion dans le pays, Rathlef, pasteur à Diepholz, profita de l’occasion, et la même année il fabriqua une akridothéologie ou théologie des sauterelles, où, entre autres preuves de « la grande intelligence de Dieu, » on rencontre celle-ci : « Il a organisé leur tête d’une manière admirable ; longue et ayant la bouche en bas, elle permet aux sauterelles de manger sans avoir besoin de se courber beaucoup et de prendre leur nourriture avec autant de facilité que de rapidité. » On peut dire qu’il n’y eut pas un seul être dans le monde que la théologie n’adoptât et auquel elle ne léguât son nom sacré en souvenir des services rendus par lui dans le combat contre les incrédules. J.-A. Fabricius écrivit une hydro-et une pyrothéologie ; un intendant supérieur à Pfedelbach « une doctrine spirituelle sur la neige » ; P. Ahlwardt, une brontothéologie ou « des considérations théologiques et rationnelles sur le tonnerre et l’éclair » ; J.-S. Preu une sismothéologie ou étude physico-théologique sur les tremblements de terre. Même les monstres qui, tout d’abord, pouvaient faire conclure à un développement intime dans la nature, même les diables furent créés docteurs en la sainte faculté. Ainsi le savant J.-C. Schwartz fit un discours de usu et proestantiâ demonium ad demonstrandam naturam Dei. Altdorf, 1715. — Il n’y eut pas un seul organe du corps humain dont on ne se servît comme d’un instrument meurtrier contre l’athéisme. Ce n’est pas de l’idée de la perfection, de la sainteté, non ! mais des yeux, des oreilles, du cœur, du cerveau, de la langue, des mains, des pieds, de l’épine dorsale, de l’estomac, des parties sexuelles, qu’on tira des preuves en faveur de l’existence divine. Les penseurs parmi les naturalistes abandonnèrent, il est vrai, rejetèrent même, comme témoignage d’une audace effrontée, toute tentative de scruter les desseins de Dieu en particulier ; ils sentaient plutôt, comme Bacon et Descartes, l’inutilité de ces recherches. Malgré tout, l’idée d’un plan extérieur, d’une conformité à un but dans les choses naturelles, était une forme de leur esprit dont ils n’avaient pu se débarrasser. Même le digne Réaumur, incontestablement un des penseurs les plus libres de la première moitié du dix-huitième siècle, qui, dans ses études, s’était placé au vrai point de vue objectif, qui osait dire : « Il y a assurément des fins particulières que nous connaissons ; mais il y en a peut-être beaucoup moins que nous pensons » et qui le prouvait, même Réaumur était pris dans les mailles du concept théologique. La sagesse, l’intelligence de Dieu n’étant comprises que dans un sens subjectif, que d’après l’analogie avec l’intelligence humaine pratique qui se sert des choses dans un but qui leur est complètement indifférent, l’homme ne sortait jamais de lui-même et restait par conséquent en dehors de la nature. Le matérialisme, le mécanisme, l’occasionalisme étaient les conséquences nécessaires de cette manière de voir ; tout esprit, toute vie, toute raison se perdant dans l’idée de Dieu qui n’était pas encore pensé d’une manière spirituelle, rationnelle et vivante, tout regard profond dans les choses, comme, par exemple, ce mot d’Hippocrate, que la nature trouve sans jugement les moyens les plus courts pour arriver à ses fins, passait pour hérésie, paganisme ou athéisme. Ici, comme dans toutes les sphères, le Dieu avait repoussé le divin. Giordano Bruno et Spinosa étaient les seuls qui eussent une idée de la vraie vie intime du monde.

Le résultat déplorable des persécutions que l’esprit scientifique eut à supporter se fait sentir encore aujourd’hui dans ce qui regarde la bibliologie. Les écrits philosophiques les plus intéressants pour leur temps, les plus riches d’idées, comme ceux d’un Giordano Bruno et d’un Nicolas Taurellus, ne sont devenus des raretés littéraires que parce que l’esprit étroit des théologiens les mit au rang des écrits athéistes. — Et qu’était le crime d’athéisme ? Ce qu’en politique, à certaines époques d’ailleurs bien connues, était le crime de haute trahison.

Mais pourquoi donc l’esprit de la théologie est-il opposé à l’esprit de la philosophie ou de la science, car la philosophie représente, comme nous l’avons dit, l’esprit de la science ? Quel est le principe suprême de cette opposition ? Le voici : le fondement de la théologie est le miracle, la volonté, refuge de l’ignorance, principe de l’arbitraire ; le fondement de la philosophie est la nature des choses, la raison, la mère de la loi et de la nécessité. La philosophie considère les lois de la morale comme des rapports moraux, comme des catégories de l’esprit ; la théologie comme des commandements de Dieu. Ce que Dieu, ou, pour parler comme les nouveaux casuistes qui trouvent Dieu trop abstrait, ce que le Maître, ce que le Seigneur veut, cela seul est juste. Que ce soit bon ou mauvais en soi, qu’importe ! la volonté de Dieu est la source du bien et du mal, — que cette volonté s’accomplisse ! L’objection faite par le théologien au philosophe qui combat le principe de la volonté, l’objection que Dieu étant l’être parfait et saint par excellence ne peut vouloir que le bien et la justice, et que, par conséquent, l’obéissance n’est pas aveugle, est un pur sophisme qui accorde à l’adversaire qu’il a droit, en voulant s’en débarrasser. La volonté et ses commandements sont ici subordonnés à l’idée du bien absolu. Ce n’est pas ainsi que le raisonneur orthodoxe entend les choses. « Je veux, voilà la raison dernière ; aucune loi ne m’enchaîne, je suis maître de tout, le suprême législateur, et rien ne m’est impossible. » — Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas. Telle est chez lui la manière de s’exprimer du maître. Mais, si la nature même des objets n’est pas le dernier et l’unique fondement du bien qui est en eux, dès lors on est obligé d’admettre que Dieu n’est pas bon ou saint en vertu de sa nature, mais en vertu d’un acte d’arbitraire, et que Dieu, par conséquent, s’est fait lui-même Dieu. Dès que l’arbitraire est une fois principe, toute borne qu’on lui oppose est arbitraire elle-même, la déraison en est la seule conséquence nécessaire et raisonnable, l’absolu non-sens est le premier être, l’alpha et l’oméga de l’univers.

Ce procédé sommaire, pour établir les lois de la morale, n’est qu’un cas particulier ; mais tous les autres lui ressemblent. La tendance spéciale de la théologie est en général de tout faire aboutir à Dieu dans ses explications. Son principe métaphysique suprême, pour ainsi dire, car ce n’est point un principe rationnel, mais un subterfuge tout à fait vide, quelque profond qu’il paraisse, et qui n’a pas le moins du monde son origine dans la tête de saint Augustin, c’est la création ex nihilo, c’est-à-dire par la volonté. Il est ridicule de chercher derrière ce néant, ce rien, quelque mystère. Le rien n’est rien que l’expression métaphysique ou ontologique de la volonté pure et sans fondement. « Pourquoi, dit saint Augustin, Dieu fait-il le ciel et la terre ? Parce qu’il le veut. » La tendance de la philosophie, au contraire, est de faire dériver les choses de leurs fondements naturels, c’est-à-dire de fondements qui sont une matière pour la pensée, de leur nature même, ou, pour parler comme les nouveaux, de leur idée. Prenons un exemple, et un seul suffit, pour montrer la différence absolue des deux procédés. Si l’on demande au théologien : Comment expliquez-vous l’apparition du christianisme ? Il répondra tout de suite, sans hésiter et sans réfléchir : « Le christianisme n’a point d’origine naturelle ; il est inutile de se casser la tête pour n’arriver à rien ; Dieu l’a établi pour le salut du genre humain, lorsqu’il a jugé bon et convenable de l’établir. » Mais la philosophie est entraînée par cette question à des réflexions profondes, et ce n’est qu’après avoir longtemps réfléchi qu’elle rompt le silence en ces termes : Vous me posez un problème qu’il n’est pas facile de résoudre, et je serais obligée de faire un long, un très-long chemin avant de trouver une solution qui pût me satisfaire ; — la raison est un pain amer et dur à digérer, — mais, pour montrer la différence de ma méthode avec la vôtre, je me contenterai de ces quelques mots : un point d’appui suffisait au mathématicien pour mettre la terre en mouvement ; le philosophe n’est pas si heureux ; deux choses lui sont indispensables, le temps et la nature : — le temps dévoile tous les secrets et la nature est toute-puissante ; mais sa toute-puissance est la puissance de la sagesse, et non de la volonté pure.

La nature de la religion est mon point de départ. Je dis donc dans mon langage : la religion est une forme essentielle de l’esprit humain, surtout de l’esprit populaire ; les religions différentes ont donc un fondement commun, et quelle que soit la diversité de leur contenu, des lois communes. Quelque différentes que soient la philosophie de l’Orient et celle de l’Occident, non-seulement les lois logiques, mais encore les lois métaphysiques, les formes de la raison, les idées générales sont pourtant partout les mêmes ; de là une ressemblance qui frappe tous les regards, de là ce phénomène que même des expressions techniques qui semblent inventées à plaisir, comme par exemple le terme scolastique hœcceitas, se retrouvent dans le sanskrit. Il n’en est pas autrement des formes religieuses diverses. Ou bien, il ne faut pas parler d’une religion des païens, ou il faut reconnaître une certaine identité entre elle et la religion chrétienne. Cette identité n’est pas autre chose que l’esprit religieux en général. Même le fétichisme porte les traces de cet esprit, horriblement défigurées, si l’on veut, et comme caricature ; mais ces traces sont aussi importantes pour le penseur qui s’efforce de pénétrer l’essence intime de la religion, que la passion et l’hallucination pour la connaissance de l’être humain psychologique. Les conceptions, semblables aux conceptions chrétiennes qu’on trouve chez les différents peuples, dans l’Orient surtout, ne sont pas des restes d’une religion primitive, ou des préparations, des préconceptions au christianisme, mais des conceptions nécessaires provenant de la nature de la religion et de ses lois intimes. Elles sont elles-mêmes ces lois, et les phénomènes qu’elles régissent, et dont la diversité forme les sectes diverses, sont quelquefois impies, c’est-à-dire contraires au véritable esprit religieux. Le christianisme a donc son origine fondée dans la nature de la religion, et il n’en pouvait être autrement.

Sa seconde origine est temporelle, historique. Le christianisme ne pouvait venir au monde qu’à l’époque où il y a fait son apparition, à l’époque de la ruine universelle, de la plus horrible corruption, de la disparition de toutes les différences nationales, de tous les liens moraux entre les peuples, en un mot de tous les principes qui soutenaient et agitaient le monde ancien pendant toute la durée des peuples et des âges classiques. Ce n’est que dans un temps semblable que la religion pouvait revêtir une forme pure, dégagée d’éléments étrangers, conforme à sa vraie nature. Combien de fois dans une famille corrompue, brisée au point de vue moral et économique, arrive-t-il qu’un enfant seul conserve un cœur pur et l’esprit domestique le plus saint et le plus profond ! Ce phénomène qui paraît extraordinaire, c’est-à-dire en contradiction avec l’attente naturelle et l’expérience, n’en est pas moins naturel et conforme à la loi. Le malheur causé par la discorde inspire à l’enfant la terreur et l’horreur de la discorde, le fait rentrer en lui-même et y chercher ce qu’il ne trouve pas dans les êtres et les choses qui l’entourent. Il en fut alors ainsi pour le christianisme. Le bien, dit-on, ne peut être reconnu que par lui-même : c’est vrai ; mais c’est aussi le reconnaître par lui-même que le reconnaître par le mal. Le sentiment du malheur causé par le mal est le sentiment du bonheur dont le bien est la source. Le manque d’un bien produit souvent les mêmes effets que sa possession. Les philosophes païens n’avaient pas conçu entièrement pour elle-même l’idée de la moralité, ne l’avaient jamais poussée à ses dernières conséquences, détournés qu’ils étaient par un but national ou politique. De là leurs considérations sur la communauté des femmes, l’exposition des enfants faibles, choquantes pour nous et immorales, et qui ne peuvent être expliquées que par leur époque et la direction de leur esprit vers les questions sociales. Le christianisme doit sa pureté, sa sévérité, sa conséquence, précisément à la corruption morale de son temps. L’esprit se détourna de toute politique, rejeta avec ce monde mauvais tout autre monde. Il n’y avait rien en effet en dehors de lui qui pût l’attirer, rien qui pût charmer ses yeux ou séduire son cœur. L’homme était rassasié de la vie, las de la jouissance dans la jouissance même. La recherche des plaisirs, la volupté de l’empire romain n’étaient qu’une joie désespérée, se haïssant et se détruisant elle-même, un malheur brillant. Ce n’est que dans un temps et un monde aussi nuls que pouvait être conçue l’idée de la moralité pure qui est le seul point essentiel et vrai du christianisme, si du moins on saisit son but final, si on dépouille le sens propre caché sous ses images, des ornements orientaux de la fantaisie.

Si cette origine du christianisme, tirée de la nature de la religion et d’une époque particulière, vous paraissait trop méprisable, trop commune, alors je vous rappellerai cette foi aux miracles que tous les peuples ont eue avant vous, et qu’avec vous quelques-uns partagent encore. Quoique vous parliez beaucoup de la divinité et de la vérité intime de votre doctrine, que vous n’ayez pas l’air d’attacher aux miracles grande importance, on voit cependant, à votre fureur contre ceux qui les mettent en doute, qu’ils sont pour vous quelque chose de très essentiel, et qu’ainsi vous pensez autrement que vous ne parlez. Quiconque les nie n’est pas chrétien. La foi aux miracles a cru avec vous, ne fait qu’un avec le christianisme, et, comme on la trouve dans toutes les religions, on peut en conclure, d’après toutes les lois de la vérité, que le miracle est un besoin naturel, une forme de représentation religieuse nécessaire. Les miracles du christianisme proviennent du même besoin, de la même nécessité que ceux du paganisme. Loin d’être des phénomènes surnaturels, ils sont au contraire des phénomènes légitimes régis par une loi psychologique. Ils diffèrent de ceux des païens seulement par le but, et si vous m’objectez qu’ils sont vrais et que les leurs sont faux, que votre croyance est fondée et que la leur ne l’était pas, je réponds que cette question : si un miracle est vrai ou faux, mieux encore, réel ou imaginé, — car la vérité n’est rien de miraculeux, la vérité est loi, raison, règle et non exception, destruction de la loi, — que cette question, dis-je, est tout à fait secondaire. Lors même que les miracles des païens seraient faux, inventés, ils n’en étaient pas moins chez eux comme chez vous une conséquence nécessaire de l’esprit religieux. Vos vrais miracles reposent sur le même fondement que leurs faux miracles, quelque effort que vous fassiez pour les distinguer et pour faire ressortir que, servant chez vous à constater des vérités, ils ont un tout autre sens que chez eux. La foi au miracle est la nature, la condition du miracle. La foi ne tient pas compte des lois de la raison et de la nature, et pas davantage des lois de la vérité et de la réalité historique. Il y a en elle une contradiction remarquable ; elle veut avoir de son côté les sens comme dernier et décisif témoignage de certitude, et, en même temps, elle leur refuse toute certitude et toute vérité en détruisant les lois de la perception externe. Elle veut, elle croit pouvoir voir avec les yeux naturels ce qui est contre nature ; le miracle est aussi peu un objet des sens qu’un objet de la raison.

Si, par exemple, de l’eau était changée en vin, il faudrait, pour constater ce miracle comme un fait sensible, qu’il se passât devant mes yeux, c’est-à-dire que je visse cette transformation. Je ne pourrais avoir la certitude que par la vue de ce qui se passe, par la marche de la métamorphose ; — mais alors le miracle n’en serait plus un. Pour éviter toute illusion, qu’on se représente le miracle ayant lieu non dans une cruche, mais dans un verre transparent ; — que verrons-nous ? tout simplement le vin à la place de l’eau, un objet naturel à la place d’un autre objet naturel sans nous rendre compte de ce qui s’est passé. Nous croyons donc tout simplement le miracle, mais nous ne le voyons pas. Aussi peu le vide de l’espace est un objet des sens, de l’expérience, aussi peu l’est le vide qualitatif, l’abîme infini qui sépare une substance d’une autre ; — mais la foi le franchit. Les miracles réels n’ont donc aucun signe caractéristique qui les distingue des miracles imaginés, de pure hallucination. Ils n’ont rien de commun avec les faits historiques, les événements réels. Le fait véritable est celui qui, au moment où il se passe, exclut la possibilité qu’il en soit autrement et dans le spectateur la possibilité du doute. Le miracle est quelque chose qui est arrivé sans être arrivé, un pur perfectum sans imperfectum, un fait sensible sans développement sensible, sans fondement naturel. Après l’avoir vu on peut croire qu’il s’est passé naturellement. Le fait ne se donne pas pour autre chose que ce qu’il est ; s’il ne dévoile pas toujours son origine, il ne la nie pas non plus et invite l’esprit à la rechercher ; le miracle veut en imposer, s’attribue une certaine importance qui ne porte pas le cachet de la réalité, parle autrement qu’il ne pense, emploie les mots et les signes les plus communs, mais dans un sens arbitraire opposé aux coutumes et même aux lois du langage. La vérité se fie à elle-même, elle dédaigne d’arracher à l’homme son assentiment par des moyens séducteurs qui excitent la fantaisie et écrasent la raison. La foi repose sur une vue fausse et superficielle de la nature, sur un jugement dont la base n’est pas la science mais l’ensemble des besoins pratiques, des impressions de chaque jour. De même que pour l’homme du monde la vie d’un homme occupé des choses intellectuelles paraît triste, malheureuse, parce qu’elle lui semble uniforme et qu’il n’a pas le pressentiment que cette uniformité extérieure témoigne d’une richesse et d’une satisfaction intimes ; de même au point de vue du cours ordinaire des choses où les mêmes phénomènes se reproduisent sans cesse, où l’on ne considère que les suites de la régularité sans en pénétrer l’esprit, la nature paraît à l’homme commune et triviale, et il croit ne sentir les traces de l’esprit divin que dans les interruptions violentes, les spectacles théâtraux, les intermezzos miraculeux. — Mais en fait, le merveilleux dans la nature, le souffle divin qui l’agite et la pénètre, c’est la loi qui est en elle. — La loi n’est rien moins qu’une lettre morte, c’est l’esprit profond et vivant, l’âme intérieure, créatrice et ordonnatrice. La philosophie croit aussi assurément aux miracles mais non à ceux de la foi ; du moins la philosophie digne de ce nom, qui à chacune de ses paroles ne demande pas pardon à la théologie d’un ton larmoyant pour ne pas perdre la paix confortable que lui procure son entente avec elle, qui ne courbe pas la nuque avec une âme esclave sous le joug des préjugés séculaires. Elle ne croit pas aux miracles de l’arbitraire, de l’imagination, mais aux miracles de la raison, de la nature des choses, aux miracles silencieux de la science que l’esprit concentré du sage ne perçoit que dans le temple solitaire des muses, aux heures de l’enthousiasme scientifique le plus profond ; elle ne croit pas aux miracles qui se font sur la place publique et s’annoncent aux sens populaciers d’une foule crédule par le bruit des tambours et des trompettes, mais aux miracles éternels, vivants, universels, se renouvelant sans cesse, et non aux miracles particuliers, temporels, morts, sans aucun sens ni esprit. — La philosophie n’est point attachée de cœur aux choses temporelles ; — encore moins au culte égyptien des momies du passé. ( Voir la note à la fin du volume.)

  1. Apoc. 3, 21.
  2. Eichhorn, Histoire de la littérature. 1er  vol., p. 710.
  3. Voir appendix no 1.
  4. Petro Ribadeneira, Vita I. Loiolæ.
  5. Voir appendix no 2.