Feuerbach - La Religion/Préface de Joseph Roy

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. i-xliv).

Les religions règnent seules et sans contrôle aussi longtemps que durent les circonstances qui les ont fait naître. Quand le milieu chaotique où plongent leurs racines commence à s’organiser pour des formes supérieures, elles se trouvent aux prises avec des besoins nouveaux qu’elles sont impuissantes à satisfaire. La contradiction éclate entre leurs brillantes promesses et le peu qu’elles sont capables d’en réaliser ; et les plus hardis parmi ceux qui s’en aperçoivent travaillent à détruire l’illusion universelle, sans crainte de voir périr le monde par la chute d’une erreur sacrée. Mais leur entreprise est difficile, et leurs efforts restent longtemps sans résultats, car bien des cœurs aiment leur illusion, et peu d’esprits se croient trompés ou veulent avouer qu’ils le sont. Une philosophie bienveillante se charge toujours d’accorder la foi avec la raison humaine, en lui faisant dire ce qu’elle n’a jamais pensé. Les interprètes de toute espèce, que ce soit de leur part sincérité ou hypocrisie, prenant les dogmes religieux pour point de départ comme symboles de vérités absolues, admettant même les miracles comme des faits réels un peu défigurés par l’imagination, s’efforcent dans leurs commentaires, de faire paraître l’absurde raisonnable, l’obscur profond, l’arbitraire nécessité, l’imaginaire réel, le mystère naturel. Notre siècle surtout a été fécond en essais de ce genre, et, malgré l’impossibilité flagrante d’une résurrection de l’esprit religieux tel que l’ont connu les âges antiques, c’est par milliers que l’on compte les œuvres d’exégèse, les interprétations philosophiques des idées et des croyances traditionnelles. En vain le siècle précédent avait-il démontré l’incompatibilité absolue de la religion avec la science, l’histoire, le droit, le progrès, et révélé à tous les regards ce qu’il y a d’injurieux pour l’humanité dans les sacerdoces et les théocraties : sa critique est restée, pour la plupart des gens, comme non avenue, et, parce qu’on ne s’était pas donné la peine de le lire, on a reproduit à satiété des explications et des arguments réfutés mille fois. Qu’il n’eût pas embrassé le problème de la religion dans toute son étendue, on ne peut le nier ; mais les trois quarts de ceux qui l’ont repris aujourd’hui feraient bien de retourner à son école. Les journalistes bourgeois perdraient l’habitude de délayer dans des phrases insipides ce qu’il a exprimé avec tant d’esprit et de vigueur, et les croyants sincères regagneraient peut-être leur retard de cent années sur la marche de la pensée humaine. Nonotte, Patouillet, l’abbé Guénée, dans le camp religieux, valaient tout autant et même beaucoup mieux que nos Nicolas et nos Nicolardot. Dans le camp opposé, il serait ridicule de faire la moindre comparaison entre Montesquieu, Diderot, Voltaire, et nos rationalistes théosophes. Que diraient les premiers de la religion nouvelle proposée par les seconds ? Et quand la religion en général est appelée devant la justice par ceux qui continuent leur œuvre et qui pensent aujourd’hui comme ils penseraient eux-mêmes s’ils vivaient encore, combien ne riraient-ils pas de voir leurs faux successeurs se rejeter à qui mieux mieux dans le christianisme !

À côté de défenseurs ineptes et d’agresseurs qui craignent plus que les premiers pour l’objet qu’ils attaquent, on trouve un grand nombre d’écrivains trop instruits, il est vrai, pour perdre leur temps à refaire ce qui a été fait, qui cependant prolongent les débats par une indécision d’esprit dont la source est tout ce qu’on voudra. On dirait que chez eux le cœur et l’intelligence ne sont jamais d’accord ; dès qu’ils ont fait un pas en avant, ils en font aussitôt un second en arrière et ce qu’ils ont accordé d’une main ils le retirent de l’autre. Ils écrivent pour un certain monde qui ne s’inquiète guère de la religion, mais qui en veut pourtant : monde sceptique, monde blasé, qui n’adore que les coupons de rente, et dont la Bourse est le temple. Comme ce monde-là exige qu’on parle idéal, amour, sentiment, peut-être parce qu’il en est complètement dépourvu, les études sur la religion sont pour ses avocats et ses représentants un prétexte à sentimentalité, un moyen d’exhibition d’une nature rêveuse et poétique. Ils ne disent pas un mot de la haine de l’esprit religieux contre la science ; mais ils font des livres sur ce qu’il paraît avoir de favorable à l’art en général. Ils ne protègent pas ce qui ne vit plus, la belle affaire ! mais ils en poétisent le souvenir et défendent de toutes leurs forces ce qui est encore debout, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus dangereux.

Si l’auteur dont je me propose de faire connaître au public les œuvres principales n’avait eu pour but, à propos de religion, que de présenter un miroir où chacun pût admirer son cœur et sa sensibilité de femme, ses regrets d’un passé plein de foi, son besoin d’émotions tendres et délicates, son aversion pour toutes les idées qui se présentent avec le caractère viril d’une critique agressive ; en un mot, s’il n’avait fait de son œuvre qu’un kaléidoscope de sa chère manière d’être, de penser et de sentir, tout en sachant fort bien que le passé ne peut revivre, et pour se donner un air d’agréable mélancolie, oh ! alors, il eût été inutile de le traduire. Par le temps qui court, nous avons assez des miroirs de toute espèce, présentés de face et de profil, dans lesquels nos hommes célèbres nous invitent à contempler leurs traits. Et l’on comprend d’autant moins qu’ils se donnent la peine de tenir le miroir eux-mêmes, qu’une nuée d’adorateurs, de flatteurs et de parasites est disposée à leur rendre ce service, et je ne dis pas à leur insu, mais en leur demandant d’avance de quel côté ils se trouvent le mieux et feront le plus d’effet. Non ! Feuerbach n’est pas de ces gens-là. Parler de religion dans une époque de science lui semble presque déroger, et c’est pour remplir un devoir pénible qu’il met la main à l’œuvre. Il ne vient pas faire des phrases prétendues poétiques, des complaintes hors de saison sur la ruine de choses qui devaient inévitablement périr ; il cherche à se rendre compte du pourquoi et du comment de leur chute, et à détourner les âmes de leur attachement à un cadavre. Cet attachement est pour lui une gangrène qu’il se propose de guérir, un chancre rongeur qu’il veut extirper ; et ce métier-là ne plaît pas ordinairement aux gens délicats, amis des émotions douces, et qu’un rien fait frissonner. Voilà ce qui explique la vigueur et l’amertume de ses accusations et la rudesse de son style ; mais il ne s’agit pas de faire l’aimable avec les dames et d’être un agréable causeur, quand, au lieu d’avoir à dissiper par des phrases des maladies imaginaires, on est obligé de se servir de la scie et du scalpel.

Qu’il y ait aujourd’hui des questions plus graves à traiter, d’autres plaies à guérir, et même des sujets plus féconds pour la pensée que celui dont il s’occupe, Feuerbach ne se le dissimule pas ; mais l’utilité pratique du but qu’il voulait atteindre lui a paru digne de tous ses efforts. Persuadé d’ailleurs que tous les maux sont, pour ainsi dire, d’accord ensemble et se soutiennent les uns les autres, « si je parviens, s’est-il dit, à briser quelques anneaux de la chaîne qui les unit et qui double leur puissance, la chaîne entière sera plus facilement détruite. Que d’autres l’attaquent vaillamment par d’autres points, et je me rencontrerai avec eux. » L’entreprise une fois commencée, il est allé jusqu’au bout. Tout ce qui, de près ou de loin, touchait à son sujet, était aussitôt disséqué et analysé. « Les lois de la maladie sont aussi belles que celles de la santé, » a dit un médecin enthousiaste ; bien connaître le mal, c’est déjà connaître le bien. Si l’on peut s’habituer au dégoût causé par les maladies du corps et se livrer avec ardeur à leur étude, il en est de même pour les maladies morales, et d’autant mieux, que celui-là seul peut les guérir qui en a lui-même souffert. Dans de pareils cas, ce n’est pas l’objet qui lui répugne que le penseur étudie, mais l’objet qu’il a aimé et que d’autres aiment encore ; il veut s’expliquer son genre d’attrait, en trouver le fondement dans notre nature. Rien n’est à négliger dans une affection pathologique qui fait croire aux malades qu’ils sont la santé en personne ; ils chérissent leur erreur comme la prunelle de leurs yeux ; aussi notre auteur se livre-t-il à des analyses microscopiques et reproduit-il ses preuves sous mille formes différentes, pour avoir quelque chance de l’extirper.

Il ne faudrait pas s’imaginer que Feuerbach avait fait son siège d’avance, et qu’il a pris à partie la religion pour la dénigrer. Il sait qu’il n’y a qu’un sot qui puisse calomnier un jésuite, et il ne se met pas une seule fois à découvert devant ses adversaires en hasardant une opinion tant soit peu incertaine. Sa méthode est celle de la science digne de ce nom ; il ne parle pas lui-même, il laisse parler les choses. La religion n’est pas avare de paroles ; depuis que l’homme courbe le front sous son joug et lui sacrifie son intelligence et son cœur, elle n’a pas cessé un instant de se mettre en évidence, d’exprimer clairement, bon gré mal gré, même ce qu’elle aurait voulu tenir secret. Il n’est besoin que de l’interroger, et, quelque question qu’on lui adresse, ses réponses sont écrites partout. Si quelquefois on n’y voit pas bien clair, si les réponses ont souvent un double sens ; si, avec la marche de l’histoire, on les voit se présenter sous des aspects toujours nouveaux et s’accommoder aux circonstances, eh bien ! cela prouve justement que la religion n’y voit pas clair, que souvent elle est pleine de duplicité et regarde d’un œil la terre et de l’autre le ciel ; enfin, qu’avec le temps son inspiration et sa naïveté premières sont remplacées par le calcul et l’intrigue. Rien ne peut se dissimuler, se dérober à des regards pénétrants ; la dissimulation elle-même, soit dans un homme, soit dans un corps social, est une expression de leur nature aussi éclatante que la sincérité et la franchise.

La méthode suivie par notre auteur d’un bout à l’autre de sa critique, et surtout à propos du christianisme n’a pas été comprise de la plupart de ceux qui l’ont lue. Ils ont pris pour des idées venant de lui, pour des conclusions par lui tirées et exprimant sa manière de voir, les idées et les conclusions du christianisme lui-même, les derniers résultats auxquels conduit l’analyse de ses dogmes d’après l’interprétation qu’en ont donnée ses propres défenseurs. Combien de gens ne se trouve-t-il pas pour affirmer qu’à la place du Dieu des religions et des philosophies théologiques, il propose pour idole l’humanité, remplaçant ainsi le christianisme par ce qu’ils appellent l’humanisme ! Une telle façon de le comprendre est absurde, bien qu’elle soit partagée par le plus grand nombre. Mais ce qui afflige le plus, c’est de voir des hommes d’une certaine distinction et connus du public tomber dans de pareils errements ou dans d’autres pires encore. Si des intelligences d’élite se laissent entraîner, par négligence ou par antipathie pour l’auteur, à le défigurer ainsi, on n’aura jamais que sa caricature. Bien que le nom de Feuerbach soit assez connu, ses œuvres, qui datent de plus de vingt ans, n’ont guère été appréciées que sur ouï-dire. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les articles publiés à ce sujet par MM. Renan, Scherer et Saint-René Taillandier. Les appréciations de ces messieurs se ressentent beaucoup trop de leur tempérament, bien qu’ils se vantent de n’en avoir aucun et soient souvent, en réalité, aussi neutres que l’eau claire ; mais, comme on est assez disposé à les accepter de confiance, je n’ai rien de mieux à faire qu’à en dire quelques mots au lecteur.

Je ne m’arrêterai pas à discuter les opinions de M. Taillandier. On trouve dans ses nombreux articles de la Revue des Deux Mondes une foule de choses bien pensées et bien dites sur divers sujets de littérature et d’histoire ; mais les pages qu’il a consacrées à l’examen du mouvement intellectuel en Allemagne sont un modèle de cette critique banale, convenable et ennuyeuse, que l’Académie, les journaux bien pensants et l’Université nous servent depuis trente années. Que d’autres y cherchent des idées, des principes, une conviction quelconque : pour moi, je n’y trouve qu’une forte somme de prose convenablement distribuée dans un nombre voulu de feuilles d’impression. On croirait qu’il nous a simplement rapporté ce qu’il a entendu dire chez les bourgeois de la Germanie conservateurs et piétistes qui l’invitaient à prendre le thé chez eux. Lui demander un jugement sur Feuerbach, c’est interroger Cousin sur Proudhon ou Auguste Comte, ou Nicolardot sur Voltaire. On peut rencontrer du talent chez les éclectiques, rationalistes, spiritualistes, qu’ils soient ou non tout cela à la fois, et M. Taillandier en est la preuve ; mais la vraie science, mais la vérité, jamais !

Dans les sciences en général, on ne se permet de rien affirmer sans avoir pesé auparavant chacune de ses paroles. L’amour du vrai étant le seul mobile des recherches, le mensonge est presque impossible, parce que chacun sait que le contrôle ne se fera pas attendre. Il en est tout autrement dès qu’il s’agit de questions dans lesquelles l’intérêt, l’esprit de parti, le caractère, le genre d’éducation, sont les facteurs de la pensée. Là on peut dire sans crainte : Dis-moi à quelle espèce de lecteurs tu t’adresses, et je saurai qui tu es. Il est des gens qui ne lisent jamais que ce qui est d’accord avec leur manière de voir toute d’habitude et de convention, et d’autres qui les servent à souhait. Ces deux moules sont créés l’un pour l’autre et se réjouissent de leur accord : Asinus asinum fricat. Bien des critiques supposent que parmi leurs lecteurs les trois quarts au moins prennent leurs paroles pour articles de foi. Dans ces conditions, il fait beau mentir, et la foule parasite des faiseurs de phrases n’a pas à craindre de voir son ignorance démasquée. C’est cette difficulté pour le vrai d’être connu, à cause de la paresse et du peu de loisir du grand nombre, qui devrait préserver les gens de bien de trop de laisser-aller dans leurs jugements. Il ne suffit pas de dire soi-même ce qu’on pense, il faut encore ne pas faire dire aux autres ce qui ne leur est jamais entré dans le cerveau. Sans cela, les hommes les meilleurs du monde, quoique d’accord au fond sur les choses principales, se méconnaîtront au point d’être ennemis jurés. Que M. Taillandier se figure que ce qu’il pense des autres est leur portrait bien réussi, je n’y vois pas grande importance : ceux qui le lisent penseront toujours comme lui, quoi qu’il arrive. Mais devons-nous en dire autant de M. Scherer ? Il s’adresse, je crois, à des lecteurs qui ne sont pas précisément abonnés à leurs opinions, et il doit supposer qu’ils aimeront à se rendre compte de ses paroles. Pourquoi donc a-t-il fait preuve, dans son appréciation de Feuerbach, d’une négligence impardonnable ? Il est impossible de pousser plus loin que lui la légèreté ou la malveillance.

« L’ouvrage de Feuerbach, dit-il, a développé la philosophie spéculative, mais en la corrompant. Il l’a jetée hors de sa voie en lui faisant abandonner l’absolu pour le fini, les préoccupations scientifiques pour des intérêts, l’idéalisme pour le naturalisme, etc. » Concilie qui voudra M. Scherer avec lui-même. S’il n’était qu’un abstracteur de quintessence, je comprendrais les lignes qui précèdent ; mais il a dit lui-même que la métaphysique idéaliste est une bulle de savon, — je n’en dirais pas autant ! — qu’elle a fait faillite, et que le positivisme a pris la suite de ses affaires. Or, que prouve Feuerbach autre chose, et qui le prouve mieux que lui ? Il ne s’occupe pas du fini, mais du réel, ce qui est un peu différent. Et puis, que signifient ces expressions : « préoccupations scientifiques ? » M. Scherer entend-il par là des discussions sur le péché originel comme on en trouve dans ses Études religieuses ? Quels sont les « intérêts » dont il parle ? Feuerbach plaide pour tous les intérêts, et surtout pour les intérêts de la science et de la vérité. « Nous n’aurons plus les sacrements, mais nous retrouverons l’eucharistie dans nos repas, et le baptême dans l’usage salutaire des bains froids. Qu’on ne croie pas que j’exagère, je résume fidèlement les idées, etc. » Ces mots : « qu’on ne croie pas que j’exagère, » devraient être écrits en lettres d’or. C’est la formule ordinaire de ceux qui, arrivant à des conséquences absurdes par leur fausse interprétation d’un auteur, aiment mieux croire à l’absurdité d’autrui qu’à la leur propre, lorsque cette absurdité aurait dû leur ouvrir les yeux. Puisque M. Scherer chicane Feuerbach sur des vétilles, il fera bien de lire les pages de l’Essence du Christianisme qui concernent les sacrements. S’il trouve une autre manière de les expliquer, il fera bien de nous la faire connaître. Mais non, il n’en pourra donner aucune, si ce n’est celle de l’auteur qu’il parodie et qui a soin de mettre le lecteur en garde contre de fausses interprétations dès les premières pages de son livre. On dirait qu’il n’en a pas même lu la préface.

Dans ce qu’il nomme ses études, M. Scherer ne nous dit pas un mot des idées de Feuerbach, ne se place pas un seul instant à son point de vue, et j’ai le droit d’en conclure, ou qu’il ne l’a pas compris, ou qu’il ne s’est pas donné la peine de parler sérieusement à ses lecteurs. Toutes les fois, d’ailleurs, que dans les ouvrages qu’il critique chaque alinéa ne commence pas par des phrases comme celles-ci : « Ce n’est pas à dire que… » « Il ne faut pas croire que… » « À Dieu ne plaise que… » « Que le lecteur n’aille pas s’imaginer… » et une foule d’autres locutions semblables ; en un mot, dès qu’un auteur parle nettement et dit en quatre lignes ce que lui-même ou ses auteurs favoris nous serviraient en quatre chapitres, aussitôt il crie à l’exagération et ses jugements ont alors ce ton exagéré, cassant et ridicule que nous venons de voir. Usant des mêmes procédés sommaires à l’égard de quelques successeurs de Feuerbach qu’il se contente de nommer, il termine son article en ces termes : « Après la loi d’amour nous avons eu la loi sacrée de l’égoïsme, et le plus puissant mouvement de la philosophie spéculative a abouti au scandale, à la folie et au néant. » Par ce mot vague et à double sens « aboutir » veut-il nous faire entendre que les écrivains dont il parle sont les derniers représentants de l’esprit métaphysique, ou bien que leurs ouvrages sont la conséquence de tous ceux qui les ont précédés ? M. Scherer ne s’explique pas là-dessus ; mais ce n’est pas la question. Par quelle fantaisie, après avoir transformé Feuerbach en entrepreneur de bains publics ou en maître d’hôtel, en fait-il une espèce de prophète, un prédicateur de l’amour ? Quoi ! un critique des religions, un penseur qui prétend mettre quelque chose à leur place, se contenterait de dire comme elles : « Aimez-vous les uns les autres » ? mais c’est une dérision ! Dans les pages de l’Essence du Christianisme, consacrées à l’amour et à la foi, Feuerbach démontre irréfutablement leur incompatibilité absolue et leur éternelle contradiction. Pour lui, l’intelligence seule, en vertu de sa puissance conciliatrice due à la lumière qu’elle verse sur toutes choses et qui fait ressortir les rapports qui unissent les hommes entre eux en rejetant dans l’ombre les différences qui les séparent, l’intelligence seule est capable d’engendrer l’amour universel. Mais l’intelligence ne vient qu’avec les années, et les hommes ne peuvent s’aimer que s’ils ont de bonnes raisons pour cela. L’amour est donc renvoyé au temps où régneront la science et la justice, et nul d’entre nous, je crois, ne peut se flatter de voir ce règne avant de mourir.

En général, les trois quarts des gens qui écrivent aujourd’hui, qui parlent de science et de progrès, qui se figurent représenter l’esprit de notre époque et se chargent même de faire sa profession de foi, ne peuvent s’empêcher, dès qu’il s’agit de questions religieuses, de prendre un ton plus haut que d’habitude et de faire tomber sur nous, ainsi que d’une chaire sacrée, leurs bénédictions et leurs anathèmes, comme si ces questions n’étaient pas de même nature que les autres et que la raison et l’expérience ne fussent pas capables de les résoudre. Sans faire mention des poètes, des théosophes, des palingénésistes, des écrivains ; de bon ton et à la mode, que dire des soi-disant libéraux, des inventeurs de la religion naturelle, des Saints-Simoniens, des doctrinaires de l’Institut, du corps enseignant tout entier, de cette quintessence de l’esprit bourgeois ? Et ce qu’il y a de curieux, c’est qu’ils se croient des esprits forts, c’est qu’à les entendre la métaphysique est morte et qu’ils diraient presque, à la façon de Rabelais, que ce n’est plus qu’un système de paroles gelées. Sans doute la métaphysique est un point de vue cristallisé ; mais elle a du cristal l’éclat, la solidité, la régularité ; on peut en admirer la structure et étudier en elle l’organisation de l’esprit humain. Eux, ils se contentent de la dégeler au feu de leur sentimentalité banale et ils nous en servent la dissolution amorphe, inodore, incolore et insipide. Aussi personne ne leur est-il plus antipathique que Feuerbach. Pour lui il n’y a qu’hypocrisie, qu’outrage à l’humanité dans la bouche de ceux qui prononcent les mots de liberté, d’éducation, de lumière, et qui veulent nous replonger dans la nuit du sentiment religieux. Sa critique met à nu leurs contradictions, leur nullité et leur impuissance ; nous rendant compte du passé et nous en délivrant par cela même, elle a pour but de rendre libres les voies de la science, d’en être une propédeutique ; elle continue le grand dix-huitième siècle en jetant la lumière sur quelques-uns des problèmes qu’il n’avait pas complètement résolus et nous permet de marcher en avant sans avoir besoin de regarder en arrière.

On aime à croire que M. Renan se donne la peine de lire les œuvres dont il veut rendre compte au public, et chacun est persuadé qu’il est capable de les comprendre. Il lui est arrivé cependant de juger l’Essence du Christianisme de manière à faire mettre en doute son intelligence ou sa bonne foi. Tout d’abord, selon son aimable habitude, se donnant l’air de dédaigner ce qui lui apparaît sous une forme nette et décidée, il nous dit négligemment que la nouvelle école allemande a bien peu d’importance ; mais comme elle a eu un certain retentissement, il veut bien nous en faire connaître quelque chose. Supposons, car ce n’est pas bien sûr, que dans tous ses travaux il n’a pas lui-même seulement pour but de nous raconter des faits, mais d’arriver par eux à des conclusions générales sur l’objet qu’il étudie, eh bien ! tous les résultats qu’il a déjà obtenus sont depuis longtemps le point de départ de cette école dont il veut paraître faire peu de cas. En nous exposant quelques-unes des idées de Feuerbach sur le christianisme, sur ses contradictions, sur son incompatibilité avec la science et le progrès, il l’approuve sans restriction ; il reconnaît avec lui que même dans l’art l’idéal chrétien est presque une monstruosité ; ce n’est plus la nature ennoblie, la perfection du réel, la fleur de ce qui est ; c’est, au contraire, l’antinaturel, la divinisation de la souffrance physique, de la maladie, la préférence pour tout ce qui excite le dégoût. En un mot, il ne le contredit en rien d’essentiel ; on peut même dire, sans crainte d’être démenti, qu’il n’y a pas dans ses ouvrages une seule idée que Feuerbach n’ait exprimée avant lui avec bien plus de force, et cependant il nous assure qu’il est presque inutile de le lire. Que M. Renan y réfléchisse bien, et il s’apercevra que toute sa vie à lui se passe et se passera probablement à démontrer l’inébranlable certitude des conclusions de l’auteur qu’il traite à la légère. C’est leur lumière qui l’a guidé ; il n’a fait que la tamiser pour la vue trop sensible des âmes faibles, et bien souvent il l’a mise sous le boisseau.

Les questions traitées par ces deux écrivains ne sont pas les mêmes, quoique appartenant à un même sujet, la religion, et leur manière de les aborder diffère complètement. M. Renan croit et s’efforce de nous faire croire que ce qu’il importe le plus d’étudier, c’est l’origine des traditions. Feuerbach ne dédaigne pas cette étude, mais il affirme qu’il est impossible de commencer par elle. Il est prouvé, en effet, que pour l’entreprendre il faut être déjà parvenu à un degré de culture très élevé, et ce degré n’a pu être atteint que de nos jours. L’homme doit être capable de se juger lui-même avant de pouvoir juger son espèce en général, et la conscience de sa propre nature le fait pénétrer dans celle du genre humain. Or Feuerbach n’a pas eu d’autre but que de nous dévoiler les mystères de l’esprit et du cœur de l’homme, et, pour en trouver la solution, il a brisé leur dernière enveloppe, c’est-à-dire l’héritière des religions, la métaphysique idéaliste. Son travail, analogue à celui qui se faisait en France à la même époque, mais beaucoup plus complet pour ce qui concerne la critique des idées religieuses, a fourni les principes qui ont servi de base à toutes les recherches ultérieures. C’est chose utile, assurément, d’interroger les premiers vagissements des religions encore au berceau ; mais comment en devinerait-on le sens si elles n’avaient jamais parlé, si, devenues grandes filles, elles n’avaient pas divulgué leurs secrets ? Il a fallu être délivré de leur séduction, être entraîné vers de plus nobles amours pour pouvoir les juger. Sans point de vue supérieur, non seulement on défigure les faits, mais encore on n’a pas même l’envie de les étudier, car on ne soupçonne pas qu’ils puissent avoir une signification.

Feuerbach part donc du présent pour remonter au passé ; M. Renan part du passé pour arriver au présent, et, s’il se figure suivre la meilleure voie, c’est une erreur dont les conséquences ne sont plus dangereuses, parce que la conscience d’aujourd’hui lui permet de se faire une idée de l’inconscience d’autrefois. Mais s’il diffère de Feuerbach par la méthode, il en diffère encore plus par le caractère, et c’est ce qui explique son antipathie pour le philosophe allemand. Celui-ci traite son sujet surtout en vue de la philosophie contemporaine et dans le but de démasquer son impuissance ; il s’adresse moins aux croyants qu’aux rationalistes incrédules qui défendent la religion et sèment l’hypocrisie. M. Renan, qui a la prétention de s’adresser à un public d’élite, se borne à entretenir ses lecteurs dans la conscience de leur supériorité vis-à-vis de la foule crédule ; il trouve que tout est pour le mieux s’il y a toujours des gens occupés à faire des livres sur la bêtise des autres, et il ne veut pas qu’on l’accuse de porter atteinte aux croyances des âmes pieuses. Aussi quand, après avoir cité ces paroles de la préface de l’Essence du Christianisme : « Par ce livre, je me suis brouillé avec Dieu et le monde », il s’écrie doucereusement : « Nous croyons que c’est un peu de la faute de l’auteur, et que, s’il eût voulu, Dieu et le monde lui auraient pardonné », il fait preuve vraiment d’une indicible naïveté. Ce que Feuerbach dit par ironie et en souriant, ou, si l’on veut, avec un profond dédain, M. Renan, qui veut la paix à tout prix, le prend pour un aveu de regret et de repentir. Et quand, irrité de l’accusation croissante et formulée avec de plus en plus de force contre le christianisme par le même écrivain, il l’accuse d’orgueil et presque de folie, en ajoutant : « N’est-ce pas, après tout, l’humanité qui a fait les religions, et peut-on lui imputer à crime ce qui était dans sa nature ? » oh ! alors, c’est à n’y rien comprendre. « L’humanité, dit Feuerbach, est toujours formée par elle-même ; toujours elle puise dans son propre sein ses principes de théorie et de pratique. Si les lettres de la Bible sont immuables, leur sens varie aussi souvent que l’humanité change de manière de voir. Chaque époque a sa Bible qu’elle fait elle-même, et où elle ne lit que ses propres pensées, etc., etc. » Ces paroles sont l’alpha et l’oméga de toute sa critique, et il n’a pas d’autre but que d’en faire ressortir toute la vérité. M. Renan lui reproche donc de n’avoir pas fait précisément ce qu’il a fait et de n’avoir pas tenu compte de ce qu’il démontre à chaque page. Ou bien il ne l’a pas compris, ou c’est de sa part une mauvaise plaisanterie.

Pour mieux apprécier la manière de réfuter de M. Renan, citons de lui une page : « Plût à Dieu que M. Feuerbach se fût plongé à des sources plus riches de vie que celles de son germanisme exclusif et hautain ! Ah ! si, assis sur les ruines du mont Palatin ou du mont Cœlius, il eût entendu le son des cloches éternelles se prolonger et mourir sur les collines désertes où fut Rome autrefois, ou si de la place solitaire du Lido il eût entendu le carillon de Saint-Marc expirer sur les lagunes ; s’il eût vu Assise et ses mystiques merveilles, sa double basilique et la grande légende du second Christ du moyen âge, tracée par le pinceau de Cimabué et de Giotto ; s’il se fût rassasié du regard long et doux des vierges du Pérugin, ou que dans la cathédrale de Sienne il eût vu sainte Catherine en extase, non, il ne jetterait pas ainsi l’opprobre à une moitié de la poésie humaine, et ne s’exclamerait pas comme s’il voulait repousser loin de lui le fantôme d’Iscarioth ! » Il peut se faire que des cœurs pleins de religiosité et de sensiblerie soient émus par de si belles phrases et ressentent de l’antipathie pour celui qui en est le prétexte. Mais ces belles phrases sont vides, et chaque mot est en contradiction avec la vérité. Le germanisme de Feuerbach a coutume de s’exprimer ainsi : « L’esprit, c’est-à-dire la parole abstraite, telle est l’essence du christianisme. La parole de Dieu n’exprime pas autre chose que la divinité de la parole, l’Écriture sainte, pas autre chose que la sainteté de l’Écriture. Ce christianisme n’a été parfaitement compris et réalisé que par les Allemands, « le seul peuple profondément chrétien. » Aussi les Allemands sont tout et ont tout en parole, mais rien en action, tout en pensée, mais rien en fait, tout en esprit, mais rien en chair, c’est-à-dire tout sur le papier, mais rien en réalité. » Sans doute il faut être Allemand pour parler de la sorte, mais, si je ne me trompe, M. Renan l’est bien davantage, car ce portrait lui ressemble à s’y méprendre, et l’on dirait qu’il a servi de modèle.

L’école romantique en Allemagne a fait sonner, en l’honneur du christianisme, le carillon des cloches et la nôtre en a fait tout autant, sinon même davantage. Mais faut-il beaucoup d’intellect pour s’apercevoir que l’on tombe dans une grande erreur en s’imaginant que les choses du passé étaient revêtues de la poésie que nous leur attribuons ? À moins de se laisser aller à un matérialisme ridicule, n’est-il pas évident que les sentiments éveillés en nous par des circonstances comme celles que nous dépeint M. Renan n’ont aucun rapport avec la religion ? S’il en était autrement, comment se fait-il qu’il n’y a que des individus d’une éducation supérieure, c’est-à-dire le plus souvent antireligieux, qui les ressentent ? Il n’y a pas aujourd’hui un catholique capable de les éprouver. Celui qui possède la foi nouvelle, c’est-à-dire l’amant de la science, le croyant à l’avenir, celui-là seul peut être ému par le souvenir du passé, parce que seul il le comprend, parce que l’histoire lui en a révélé les souffrances et les aspirations. Les classes de la société actuelle qui s’opposent à tout progrès et à toute réforme, et qui conservent à outrance tous les dehors de la religion, en ont tellement perdu l’esprit, que cette poésie dont parle M. Renan leur est complètement incompréhensible. Qu’on leur présente une œuvre d’art qui soit le plus bel écho d’un passé qu’elles admirent, comme le Tannhauser, par exemple, elles n’ont pas d’oreilles pour entendre, et cependant l’art est le seul lien par lequel elles se vantent d’être encore attachées à la religion.

Personne ne soutiendra que tout ce qui s’est produit pendant le règne du christianisme est dû à son influence. Pour les meilleures choses, c’est souvent le contraire qui a eu lieu. La philosophie, le droit, la science, n’ont pu faire quelques pas qu’en luttant contre lui ; et il en est de même de l’art, bien qu’on ne s’en aperçoive pas au premier coup d’œil. Les doctrines historiques qui ont cours depuis plus d’un demi-siècle nous ont tellement habitués à considérer les événements comme enchaînés les uns aux autres d’après un plan déterminé que, dans notre admiration banale pour la prétendue progression régulière des sentiments et des idées, nous oublions le rôle du hasard, des perturbations, des cataclysmes, dans les affaires humaines. Tant que la société ne se gouvernera pas elle-même par la raison, il n’y aura, comme aujourd’hui encore, que bien peu de raison dans ses actes, et celle qu’on y trouvera y aura été intercalée en grande partie. Il est impossible qu’un faux point de vue tel que celui des religions ait pu avoir les conséquences bienfaisantes qu’on lui attribue. C’est un fait inéluctable que partout où elles ont eu la prépondérance l’esprit de l’homme a été opprimé, et que partout où elles règnent encore il en est resté presque à son point de départ. Quand des circonstances heureuses, parmi lesquelles il faut compter surtout le caractère et le génie particulier des peuples, ne brisent pas leurs entraves, la marche de la civilisation est enrayée. L’art, pour ne parler que de lui, ne dépasse jamais le degré atteint à la même époque par les autres manifestations de la nature humaine, et il ne trouve sa voie que lorsqu’elles trouvent la leur. Ce n’est pas la beauté ni la perfection qui nous frappent dans les premières œuvres des peintres chrétiens. L’homme du monde et le croyant lui-même restent indifférents à la vue de ces peintures, et souvent elles leur répugnent. Leur impression sur nous est plutôt morale qu’esthétique. Celui-là seul qui est capable de se reporter par la pensée au temps qui les a produites et de vivre de la vie des contemporains, celui-là seul peut être saisi d’une émotion profonde. Dans la gêne du corps des personnages représentés, dans l’expression de leurs visages, dans la fixité mélancolique de leurs regards, se manifestent l’oppression qui les faisait gémir, et cette poussée intérieure par laquelle, comme la plante enfermée dans une cave, ils cherchent à fuir vers la lumière et l’air libre. C’est à mesure que l’esprit chrétien s’est affaibli qu’on a vu revenir la joie et avec elle l’art, la science, la liberté, si longtemps en exil. Si dans cet esprit, qui, après avoir longtemps consolé nos pères dans des temps affreux, a fini par les trahir parce que ses remèdes étaient imaginaires et illusoires ; si, dans cet esprit, il y a eu des éléments de beauté et de grandeur, ces éléments, inséparables de la nature humaine, existaient avant lui et lui ont survécu. Ils lui appartenaient même si peu, qu’on l’accuse de les avoir dénaturés, et que c’est en leur nom qu’aujourd’hui les penseurs le proscrivent.

Ce n’est pas devant le fantôme d’Iscarioth que Feuerbach a l’air de s’exclamer, comme dit M. Renan ; il ne croit pas aux fantômes et ne se bat pas contre des moulins à vent ; c’est devant Iscarioth lui-même, c’est-à-dire devant l’hypocrisie, le sophisme, la mauvaise foi, la perversité de la conscience et de la raison. Tous ceux qui jetteront un regard même superficiel sur dix pages de son œuvre s’apercevront immédiatement que ce n’est pas à la religion elle-même qu’il adresse ses invectives, mais à la prétendue philosophie qui s’appuie sur elle et en même temps lui sert de soutien. Il fait la guerre bien moins au passé qu’au présent. Il est vrai que, si le présent a ses racines dans le passé, les reproches adressés à la théologie et au rationalisme retombent aussi sur les religions. Mais celles-ci n’en reçoivent qu’une bien faible part, car elles ne les méritent qu’indirectement. S’il est impossible qu’un enfant se représente la lune plus grande qu’un fromage, de même il est impossible que l’homme encore enfant ne soit pas religieux, c’est-à-dire ne se figure pas que les choses sont ce qu’elles lui paraissent être. Si l’on ne reproche pas à l’enfant et à la religion leur naïveté et leur ignorance, on a le droit d’en faire honte à l’homme et à la philosophie. C’est ce que fait Feuerbach. Il n’intente pas un procès à l’humanité, ce qui serait ridicule et absurde, mais à ceux qui parlent en son nom et la calomnient ; et encore ne les déclare-t-il criminels que s’ils ont conscience de ce qu’ils font. Loin de médire du genre humain, comme on voudrait le faire entendre, il lui montre sa noblesse, sa dignité et la permanence de son idéal même sous les naïves pauvretés de la religion, les absurdités de la scolastique et les sophismes d’une science tout entière au service d’une société décrépite. C’est pourquoi sa critique, malgré son amertume, guérit comme la vérité les blessures qu’elle peut faire et réconcilie l’homme avec son résultat. Ce résultat définitif peut se formuler en peu de mots : Souvenons-nous de la religion avec un sourire, mais en même temps avec humilité, en voyant de combien bas nous sommes partis ; regrettons que l’état d’ignorance, de sottise, de contradiction ait duré si longtemps et avec lui cette passion de l’humanité semblable à celle qu’elle attribue à ses dieux, — et maintenant l’œil fixé sur l’avenir, avec la pleine conscience de nos droits puisés dans la vérité et la justice, faisons la guerre en hommes de bonne volonté à tout ce qui s’oppose à leur avènement et à leur triomphe.

Dans son appréciation de Feuerbach, M. Renan n’a obéi qu’à son antipathie pour tout ce qui est net, clair, précis, exprimé sans ambages et sans circonlocutions. Il trouve, dans un accent convaincu, dans la conviction elle-même, quelque chose qui décèle pour ainsi dire une nature bornée. La nuance, la délicatesse, la grâce, voilà ce qu’il aime par-dessus tout, et ces qualités nommées à chaque instant dans ses livres lui paraissent manquer à ceux dont la pensée ne craint pas de s’exprimer sous une forme intrépide. À force de le répéter, il a fini par le croire, et c’est une preuve qu’il ne comprend pas bien la véritable liberté intellectuelle. Les nuances proviennent de l’action d’un être ou d’un phénomène puissamment accusé sur le milieu qui l’entoure. Si je prends la lumière pour exemple, le soleil, qui en est la manifestation, produit des effets bien plus riches et bien plus variés là où il est le plus puissant que dans les contrées où ses rayons obliques colorent à peine une épaisse atmosphère. Les nuances ne sont que des reflets dont la vivacité est en raison directe de la force, en raison inverse de la distance de la cause qui les produit. Les gens dont l’esprit ne peut se dégager du doute ont une espèce d’aversion pour la rigueur de la forme scientifique ; ils croient être plus libres parce qu’ils ne sont pas gênés par leurs convictions, mais, en définitive, il n’y a dans leurs paroles qu’un écho affaibli de la vérité, et ils ne font que nous donner une édition expurgée des œuvres du génie, que verser leur eau insipide dans son vin généreux. Si l’on peut comparer les œuvres de l’écrivain vigoureux et agressif comme Feuerbach à une peinture de Rubens, celles de M. Renan, sur le même sujet, sont un lavis à l’encre de Chine. Pour éviter les tons éclatants, les couleurs tranchées, il nous plonge dans un brouillard où l’on ne voit plus ni dessin ni couleur. Il a beau prétendre que la roideur du caractère est un obstacle à la connaissance de la vérité et ne permet pas d’être libre ; si la liberté consiste dans notre délivrance de ce qui n’est pas nous, il ne la possède pas encore, car mille liens l’attachent au passé ; il ressemble à cet homme primitif qu’un peintre nous montre enfoncé jusqu’à mi-corps dans la terre, sa mère, et qui s’efforce péniblement de se dégager vers le ciel.

Si mon sujet me le permettait, je traiterais avec plus de développement cette question des nuances maintenant à l’ordre du jour, car j’avoue qu’il y a dans la manière dont on a coutume de la traiter quelque chose qui porte sur les nerfs. Ce qu’il y a de singulier, c’est que les écrivains qui aujourd’hui se sont fait une spécialité de poser comme amateurs de la délicatesse, de la finesse, de la variation dans les motifs, de l’élégance dans la forme, de l’aménité dans les jugements, sont précisément ceux chez lesquels ces qualités se rencontrent le moins. Tout ce monde de critiques que l’on coudoie dans les revues, et dont les coryphées sont MM. Sainte-Beuve, Scherer, Renan, etc., vit et se meut dans un élément neutre, a fondé et continue en littérature ce que l’on est convenu d’appeler le genre ennuyeux. Sous le rapport du style, il n’a pas inventé une forme nouvelle, il n’a partout qu’un seul ton et une seule couleur ; sous le rapport de l’idée, il se contente d’exposer dédaigneusement le résultat des travaux des véritables penseurs en le rabaissant à son niveau, c’est-à-dire en lui ôtant toute espèce de caractère : car c’est le propre de ces amis des nuances, de ne vouloir que la leur et de s’étonner que les autres aient du sang dans les veines quand ils n’y ont que de l’eau claire. Leur manière d’être n’est pas autre chose que l’indifférence décorée du nom d’impartialité.

Dans le monde réel, les nuances, les différences presque insensibles ont une valeur immense, parce que chacune d’elles est un être déterminé, complet, formant pour ainsi dire une sphère d’où rayonne l’individualité. L’ensemble de ces diversités éphémères, mais éternelles par leur perpétuelle renaissance, forme pour l’œil et la fantaisie ; c’est-à-dire pour l’optique physique et l’optique intellectuelle, un tableau brillant des plus riches couleurs, un arsenal où l’imagination humaine puisera à jamais les types de ses créations. C’est aux artistes inspirés, c’est à un Goethe ou à un Shakespeare qu’est donnée la mission d’ouvrir sur ces merveilles les yeux des moins clairvoyants. Le philosophe a autre chose à faire. Il ne s’agit pas seulement pour lui de se délecter dans la contemplation des formes les plus diverses ; il veut deviner les lois qui président à leur génération, trouver l’unité dans la variété, la simplicité dans la complexité, et dans le désordre apparent l’harmonie. Mais parce qu’il est obligé en apparence de négliger les détails pour l’ensemble, d’analyser, de disséquer, de réduire à une formule simple les conditions de l’existence des choses, aller l’accuser de partialité, prétendre qu’il n’a d’yeux que pour un côté des phénomènes, leurs rapports, et qu’il est aveugle pour tout le reste, ce serait une insigne folie ! La science n’est indifférente à rien, ou si elle semble l’être quelquefois, c’est tout simplement parce qu’en s’occupant d’une chose elle ne peut pas en même temps s’occuper d’une autre. L’homme superficiel qui veut tout embrasser d’un coup d’œil et n’approfondit rien, qui se vante de ne rien dédaigner et fait parade d’une sympathie universelle, ne sait pas que ses facultés perdent en intensité ce qu’elles semblent gagner en extension. La science est plus minutieuse que l’art ; mais les détails ne lui font pas néanmoins perdre de vue l’ensemble. Un seul ordre de faits bien connu jette toujours une lumière immense et inattendue sur des milliers d’autres. Il est bon qu’il se trouve partout quelqu’un qui fasse la monographie de quelque chose, et dans chaque étude spéciale, malgré son caractère exclusif, il y a autant de respect pour l’individualité des êtres et autant d’égards pour les nuances les plus délicates que dans les créations poétiques les plus parfaites. La nature ne se laisse pas arracher ses secrets de vive force.

Dans le monde moral, le penseur n’a pas seulement pour objet d’étudier les phénomènes et d’en trouver les lois ; il a encore un but pratique dont la réalisation est entravée non par la difficulté de l’étude, mais par des causes d’un ordre bien différent. La nature est, l’homme devient. La nature est à chaque instant ce qu’elle peut et doit être, l’homme voit toujours devant lui quelque chose de mieux auquel il aspire. Les phénomènes naturels sont perpétuellement les mêmes ; les phénomènes moraux peuvent éprouver des modifications sous l’influence de la raison et de la volonté. Quand nous ne pouvons pas diriger les premiers selon nos desseins, nous gémissons de notre impuissance présente, mais sans trop nous sentir humiliés, et nous nous remettons à l’œuvre avec foi et patience, espérant être plus heureux à l’avenir. Quand, au contraire, il s’agit de lutter contre les désordres du monde moral ou contre les erreurs qui en sont la source, quand il s’agit des lois, de la justice, du droit, de la vérité, oh ! alors chaque effort suivi d’insuccès est pour nous comme une épée dans le cœur. Nous n’avons pas ici seulement à deviner par l’intelligence l’action de forces rebelles qui se laissent dompter pourvu qu’on leur obéisse ; la plupart des causes qui s’opposent à notre victoire sont factices, et c’est ce qui excite notre colère ; nous avons affaire à des êtres semblables à nous dont souvent l’ignorance soulève notre pitié, la mauvaise foi notre indignation ; nous croyons avoir les mains pleines de moyens libérateurs, et il nous est impossible d’en faire usage ; en un mot, tout conspire pour nous mettre hors de nous-mêmes et nous faire perdre patience. Rien d’étonnant qu’alors nous perdions un peu le sentiment des nuances et que nous repoussions loin de nous cette espèce de tolérance universelle et banale qu’on veut nous imposer comme une loi, sous peine d’être taxés d’injustice et d’étroitesse d’esprit.

Eh oui ! tolérance tant que vous voudrez pour les opinions d’autrui quand elles sont sincères, tolérance dans la vie pratique, d’individu à individu, par politesse d’abord, et parce que là les ménagements sont nécessaires ; mais devant l’opinion publique, mais dans les choses de l’intelligence, surtout dans celles qui ont rapport à la morale et quand on s’adresse soit à des partis puissants, soit à des institutions vieillies mais acharnées à vivre, là il est bon de parler hautement et sans détours. Voici, par exemple, un phénomène universel, l’existence des religions diverses et de leurs cultes. Après la critique qui en a été faite, quel est l’homme de ce siècle, ayant la moindre éducation, qui ne sache que dans ces représentations enfantines des peuples il n’y a pas d’absurdité qui n’ait sa raison d’être et par conséquent sa justification ? Quel est celui qui ignore que, s’il était né dans un autre pays, sous d’autres climats, dans des conditions différentes, il serait lui-même bien différent de ce qu’il est ? On est donc aujourd’hui assez bien disposé à ne se formaliser de rien. Ceux qui parlent de leur tolérance, qui la présentent comme un résultat intellectuel que peu ont encore atteint, sont parfaitement ridicules. Les persécuteurs, car il y en a, prétendent ne persécuter qu’au nom de la vérité ou pour le bien public, mais chacun sait, et ils le savent eux-mêmes, qu’ils n’agissent qu’en vue de leurs intérêts de caste ou de position sociale. On n’affiche aujourd’hui que des prétentions ; en réalité on fait le contraire de ce qu’on pense, si l’on pense. Tel qui soutient en public une opinion de parti soit par intérêt, soit pour soutenir un rôle dont il s’est affublé, s’en moque en petit comité pour ne pas paraître imbécile et donne pour excuse la mode, le ton, l’esprit de l’époque. C’est ce ton et cet esprit qu’il faut attaquer, et alors on s’inquiète peu de froisser des adversaires dont le métier est de condamner ceux qui pensent, je veux dire ceux qui parlent autrement qu’eux. Celui qui a pour but unique la vérité dédaigne ces démonstrations hostiles ; le dédain même est de trop et bon pour les poseurs ; il ne les voit pas, ne les entend pas et-passe tranquillement son chemin.

La plupart des écrivains nuancés et délicats semblent craindre que le progrès dans l’industrie et dans l’éducation, en détruisant l’erreur et ses formes diverses et en effaçant les différences trop sensibles entre les hommes et les peuples, n’aboutisse à faire régner partout l’uniformité et l’ennui. Ils diraient presque, s’ils l’osaient : « Plutôt l’ignorance et la misère avec la variété que la science et le travail avec la monotonie. » Vraiment ! mais n’est-il pas absurde de se figurer que la science, le commerce et l’industrie auront pour résultat de nous rendre uniformes ? Ce serait par trop prendre au sérieux la livrée des administrations, les casquettes et les boutons numérotés des employés des chemins de fer et des différentes compagnies. La science seule donne la liberté véritable, et avec elle le mouvement et la vie. Tandis que les religions, quelque diverses qu’elles soient, impriment partout à leurs adeptes un cachet d’uniformité ineffaçable, si bien qu’il n’y a rien au monde qui se ressemble plus que les peuples religieux, la science critique et guerrière fait la guerre précisément pour délivrer, l’homme de tout ce qui pourrait gêner son développement individuel et lui imposer une physionomie d’esclave. Tandis qu’en Orient et en Occident chaque peuple religieux a pour ainsi dire un type, et qu’on voit sur chaque visage humain briller le feu d’une implacable haine pour tout ce qui ne lui ressemble pas, la civilisation permet au premier venu d’avoir la figure qui lui convient, met sur son front la sérénité et délivre ses regards de cette fixité bestiale de l’œil du croyant, qui ne voit que lui-même, en les dirigeant sur tout ce qui mérite d’être vu. — Je n’ai pas besoin de pousser plus loin ce parallèle et je reviens à mon sujet, c’est-à-dire à M. Renan et à l’examen de ses idées religieuses.

« Laissons les débats théologiques à ceux qui s’y complaisent ; travaillons pour le petit nombre de ceux qui marchent dans la grande ligne de l’esprit humain. » Tel est le programme de M. Renan. Mais qui donc aime les débats théologiques ? Il ne s’agit pas de les renouveler, il s’agit de les expliquer. Sur quoi fondé affirme-t-il qu’il vaut mieux interpréter les premières idées religieuses des peuples que cette espèce de religion prônée de nos jours par des hommes de premier ordre, philosophes, naturalistes, historiens, et au nombre desquels on peut le ranger lui-même ? Pour quel motif renverse-t-il la méthode, et au lieu d’étudier les choses dans leurs fruits, se figure-t-il qu’il les connaîtra mieux par leurs racines ? Comment ne s’aperçoit-il pas que c’est la connaissance de ces fruits qui le guide, et que de sa longue excursion il ne nous rapporte rien que ce qu’il avait d’abord emporté ? Il travaille pour ceux qui suivent la grande ligne de l’esprit humain ; — si cette ligne est la science, ceux qui la suivent sont souvent obligés de se dire avec chagrin que ce n’est pas pour eux seuls qu’il écrit.

« La gloire des religions est de se poser un programme au-dessus des forces humaines, d’en poursuivre avec hardiesse la résolution et d’échouer noblement dans la tentative de donner une forme déterminée aux aspirations infinies du cœur de l’homme. Toute forme religieuse est dans une énorme disproportion avec son divin objet, et il n’en saurait être autrement. » Autant de mots, autant d’erreurs, et le vague des expressions s’accorde parfaitement avec le vague des idées. Un tel langage s’adresse non à l’intelligence, mais au sentiment ami du farniente et du rêve. La religion ne s’est jamais posé de programme, elle n’a rien fait avec conscience, c’est là le rôle du sacerdoce et de la théologie ; elle n’a jamais échoué dans ses tentatives, parce qu’elle n’a rien tenté, et d’ailleurs, en supposant qu’elle ait jamais eu une volonté réelle, elle l’a satisfaite complètement à sa manière. La foi est le fond et la forme de la religion ; le ciel, l’enfer, l’immortalité sont pour le croyant des solutions qui ne laissent rien à désirer, car elles dépassent toute la puissance de la nature et il croit à un être surnaturel. S’il y a disproportion entre une forme religieuse et son objet, c’est seulement pour celui qui commence à douter. Ce qu’il importe le plus d’étudier, c’est donc l’essence de la foi ; elle connue, tous les mystères sont dévoilés.

« Pour l’immense majorité des hommes, la religion établie est toute la part faite dans la vie au culte de l’idéal ; supprimer ou affaiblir dans les classes privées des autres moyens d’éducation, ce grand et unique souvenir de noblesse, c’est rabaisser la nature humaine et lui enlever le signe qui la distingue essentiellement de l’animal. L’élévation intellectuelle sera toujours le fait d’un petit nombre : pourvu que ce petit nombre puisse se développer librement, il s’inquiétera peu de la manière dont le reste proportionnera Dieu à sa hauteur. » — En général, on peut dire qu’il n’y a nulle part moins d’idéal que là où règne la religion ; il n’y a le plus souvent que superstition et idolâtrie. La religion est toujours une affaire pratique, une expression de l’égoïsme de l’homme, et elle tend bien moins à satisfaire ses besoins moraux et intellectuels que son instinct de conservation. Si son étude ne le démontrait pas, l’histoire de tous les peuples qui dans l’Europe moderne se trouvent encore sous sa tutelle et croupissent dans la misère et l’ignorance, suffirait pour le dévoiler à tous les regards. Les théosophes et les éclectiques n’attribuent à la religion des effets bienfaisants sur le peuple que parce qu’ils attribuent en même temps au peuple leurs propres idées sur la religion. Mais supposons qu’il en soit ainsi que M. Renan nous l’assure : il arrive toujours un moment où les classes privées des autres moyens d’éducation, — pourquoi en sont-elles privées ? — arrivent à l’incrédulité complète. La triste réalité leur fait sentir et leur enseigne ce que la raison apprend au philosophe. À quoi se décider dans ce cas ? Comment ressusciter ce qui est mort, même avec la meilleure volonté du monde ? Il faut donc recourir à ces autres moyens que M. Renan semble ne pas vouloir employer. Parce que le privilège d’une éducation supérieure lui a été accordé, voudrait-il le garder pour lui et ses amis ? Estil bien vrai que la plus grande partie des hommes soient condamnés à ne jamais s’élever à sa hauteur ? Illusion ridicule d’un aristocrate de l’intelligence ! Il ne faudrait pas longtemps pour mettre le peuple au niveau de ses idées sur la religion et sur la race humaine en général, — de la tâche qu’il y a aujourd’hui à accomplir, c’est la moindre partie et l’opposition vient moins du peuple que d’ailleurs. Croit-il que ce petit nombre dont il revendique les droits a besoin pour se développer de l’abaissement du plus grand ? Désirerait-il qu’il en fût ainsi pour paraître grand à peu de frais ? Ne sait-il pas que la liberté des uns ne peut exister qu’à la condition de la liberté des autres ; l’histoire ne le prouve-t-elle pas à chacune de ses pages ? Et de quel droit ose-t-il dire au nom des privilégiés qu’en général le degré d’éducation du peuple leur importe peu ? Blasphème ! Les trois quarts d’entre eux sont presque honteux de ce privilège et ils ne tiennent à rien tant qu’à se le faire pardonner. L’homme heureux désire voir des heureux partout, car la vue du malheur est un malheur aussi. L’homme digne de ce nom ne peut supporter autour de lui que des hommes élevés par l’art et la science, à ce degré de noblesse et de dignité qui convient seul à la nature humaine, et ce serait un affreux malheur qu’il en fût autrement, car la liberté provient moins des efforts de l’esclave pour briser ses fers que du dégoût de l’homme noble pour la servitude. Le bien, sous quelque forme que ce soit, n’a pas de besoin plus grand que celui de se communiquer, et c’est faire preuve d’une âme encore embarrassée dans les langes de la religion, que de ne pas soupçonner le plus beau côté de l’esprit scientifique, c’est-à-dire son désintéressement et son besoin d’expansion !

Voilà où conduit le désir de garder une espèce de milieu entre des extrêmes qu’on suppose. En ne voulant froisser personne, il arrive qu’on est applaudi par les indifférents et les éclectiques et qu’on blesse les meilleurs, les amis de la vérité et du progrès. Pour éviter des explications décisives, on empêtre ses lecteurs dans des phrases visqueuses dont le sens se dégage à peine ; on se pare d’une indifférence simulée que l’on prend pour une supériorité, et à force de chercher des déguisements pour sa pensée, on finit par se calomnier sans s’en apercevoir. M. Renan a beau faire, il ne nous persuadera pas qu’il a l’amour de l’étude et de la vérité sans avoir en même temps le désir de les voir se répandre partout. De même il aura beau faire parade de son dédain affecté, proclamer mille fois son dégagement de tous les préjugés et de tous les partis, ainsi que sa liberté et son indépendance, jusqu’à nouvel ordre, on n’y croira pas. Il ne sera libre que le jour où il comprendra ce qu’il a méconnu jusqu’ici, que le jour où la science pratique, l’industrie et la réalité ne seront pas pour lui un obstacle à l’idéal. Il a dit quelque part que le monde, tel qu’il est, est si drôle, que ce serait vraiment dommage qu’il changeât, Un tel mot et une telle idée ne s’expliquent guère chez lui que par son aveuglement sur le mal qui existe, ou par le besoin qu’il ressent quelquefois de sortir du ton doctrinaire ; mais enfin, puisqu’il aime la drôlerie, — j’aime croire qu’il entend par là la vie, l’esprit, l’animation, — il devrait savoir que la religion n’est pas drôle, et que ce n’est pas à elle qu’il faut s’adresser pour faire naître dans le peuple un esprit nouveau et une vie nouvelle.

Si je voulais feuilleter les œuvres de M. Renan, j’y trouverais cent pages pareilles à celles que je viens de citer ; je montrerais chez lui à chaque instant des contradictions palpables : d’une part, des affirmations éloquentes dans le sens du progrès, de la justice et de la vérité, et de l’autre, des complaintes sur le temps présent qui témoignent de ses regrets d’un passé mal compris et de l’incertitude de sa pensée. N’ayant par lui-même aucune idée originale, aucune méthode particulière, aucune vue propre des choses, il est de ces hommes chez lesquels on trouve à côté l’un de l’autre le oui et le non, le tant pis et le tant mieux, et dont on ne peut citer une phrase qui les accuse, sans qu’ils en citent aussitôt une autre qui les absout. Son dernier livre, la Vie de Jésus, ne contient rien qui me permette de retrancher une seule ligne de la critique qui précède. Quel a été son but en l’écrivant ? Celui de dire aussi son mot pour ou contre la divinité du Christ ? Sans doute, mais en même temps il a voulu faire de l’histoire, recréer par intuition un événement plongé dans la nuit du merveilleux, et, la tradition une fois expurgée, nous montrer son tableau tel quel et nous dire : « Que vous en semble ? N’est-ce pas ainsi que les choses ont dû se passer ? » Quel que soit le talent dont il a fait preuve, a-t-il réussi ? Les uns diront oui, les autres non, avec tout autant de raisons pour motiver leur jugement. Je n’ai pas à faire ici la critique du livre, je me contenterai de dire que Pierre, Paul ou Baptiste, se proposant d’écrire la biographie du Christ, et sachant à quoi s’en tenir sur sa divinité, comme M. Renan, s’en acquitteront chacun à leur point de vue d’une manière différente, seront tous également dans le vrai et dans le faux, et que le résultat final sera, en définitive, absolument le même. Dans un travail de ce genre, le talent est tout, l’intention philosophique presque nulle ; il s’agit de faire œuvre d’art. La démonstration de l’idée première, l’humanité de Dieu, si elle est réussie, est chose excellente assurément ; mais au point de vue de la science actuelle, si l’on ne s’occupe que d’un fait particulier, l’incarnation chrétienne, par exemple, on reste au-dessous de la critique. La question d’histoire et d’art mise de côté, quelle que soit son importance, je demande, et c’est là que je voulais en venir, si M. Renan nous a appris quelque chose. Que nous a-t-il dit de la religion, de ses racines dans l’esprit et dans le cœur de l’homme, de ses transformations parallèles à celles de la société, de ses rapports avec la science, l’art, la morale, de son influence dans le passé et dans le présent ? Rien, absolument rien. Il le fera plus tard, répondra-t-il. Soit, et c’est là que je l’attends ; nous verrons s’il ajoutera une idée à celles qu’ont émises l’écrivain allemand qu’il fait semblant de méconnaître, et un autre, celui-ci français, que je n’ai pas besoin de nommer. J’affirme d’avance qu’il ne dira rien de plus, qu’il dira mille fois moins, et que, s’il dit quelque chose, ce sera dans le même sens, sous peine d’erreur ou de manque de courage et de sincérité !

Manque de courage et de sincérité ; je l’ai dit et je le répète, voilà le péché irrémissible de la plupart des auteurs contemporains, et il faut que leur condescendance pour les classes imbues de préjugés, mais riches et puissantes, que leur crainte de violer l’étiquette et le ton de ce qu’on appelle la bonne société, soient bien grandes, pour leur faire commettre la seule faute que ne se pardonnent jamais les hommes d’intelligence, celle de risquer de paraître inférieurs à ce qu’ils sont, surtout inférieurs au milieu qui les entoure. Me trompé-je en ce moment en les croyant bien au-dessus de ce qu’ils paraissent être ? C’est possible, et je serais sur le point de n’en pas douter en voyant de quelle façon ils traitent les questions religieuses, principalement quand ils s’adressent au peuple. Il ne s’agit plus aujourd’hui de catholicisme et de protestantisme ; le débat s’est déplacé, et les ignorants seuls continuent à suivre la vieille ornière. Il s’agit de l’esprit qui les a créés, et qui, pour ne pas mourir, a revêtu une nouvelle forme adoptée à l’envi par les éclectiques, les rationalistes, les spiritualistes et tous les mystiques en général. Il s’agit de la religiosité nouvelle, de cette indifférence, de cette universelle apathie, de ce quiétisme fadasse qui en sont les conséquences inévitables, et que M. Renan ne contribue guère moins à répandre que le père Enfantin et ses confrères. Voilà ce que Feuerbach s’est proposé d’étudier pour lui faire mieux la guerre, et sur quoi il a laissé peu de chose à dire. Faites, si cela vous plaît, l’histoire du christianisme depuis son fondateur jusqu’à nos jours, mais ne parlez pas contre ceux qui ont proclamé d’avance les conclusions que vous tirerez de ce long travail, conclusions que vous n’aurez jamais peut-être le courage d’exprimer vous-même.

Si je me suis attaché à faire ressortir le peu de valeur des critiques de M. Renan avec une certaine animosité, c’est qu’aux hommes comme lui la vérité ne doit pas être épargnée, parce qu’ils ont charge d’âmes et que rien n’afflige plus que de voir les meilleures intelligences encourager par leur exemple les esprits inférieurs à prononcer des jugements prématurés sans autre base que la sympathie ou l’antipathie que leur inspirent les gens d’un autre tempérament que le leur. En critiquant chez lui cette manière d’être, qui repousse tout ce qui ne lui ressemble pas, cette fin de non-recevoir inadmissible dans un procès pendant depuis des siècles, je m’adressais à toute une classe d’hommes qui ne ferme les yeux à la vérité qu’à cause de la source d’où elle vient. Comme Feuerbach a répondu lui-même à toutes les objections qu’on a pu élever contre son œuvre, je n’avais pas à me charger du soin de le défendre ; le lecteur verra comment il s’en est acquitté. Je n’ai voulu, pour le moment, que prévenir les consciences timorées contre cette espèce de frayeur que leur inspire la parole d’un homme convaincu qui ne cherche pas de détours pour dire ce qu’il pense. C’est en vain que l’on voudrait faire entendre que les hommes qui écrivent avec passion ne sauraient être justes ; l’homme intelligent et libre ne renoncera pas pour cela à son caractère guerrier, et il n’admettra jamais que l’ardeur à défendre la vérité et la justice soit une preuve de partialité.

Nous savons tous aujourd’hui que la vérité est comme une vie qui se développe sans cesse. À chaque époque l’homme se représente les choses d’une manière particulière, et chacune de ces manières est pour ainsi dire légitime, excusable, quoique fausse souvent, parce qu’elle est nécessaire. Le but de l’étude est de trouver le lien qui unit ces divers modes de penser et de sentir, de démontrer que sous toutes ces formes diverses l’esprit est toujours le même. La vérité d’aujourd’hui éclaire ainsi la vérité d’autrefois, mais en nous faisant comprendre que telle ou telle doctrine du passé eût été la nôtre au temps où elle s’est produite ; elle nous donne la conviction que ses fondateurs, s’ils étaient sincères et conséquents avec eux-mêmes, seraient aujourd’hui nécessairement avec nous.

De cette conscience toute nouvelle de nous-mêmes, il résulte que l’esprit humain est enfin parvenu à trouver le secret de sa nature, à découvrir les lois de son développement. Désormais, connaissant la source de ses erreurs, le principe de sa force et de sa faiblesse, il se sent en pleine possession de lui-même et ne craint plus d’errer comme autrefois et de s’épuiser en de vains efforts. Avec l’aurore de cette conscience, tout a changé pour lui ; la vérité, autrefois expression de la fantaisie, exprime aujourd’hui et exprimera désormais la réalité inépuisable ; la science fait éclater de toutes parts les liens étroits dans lesquels la religion le comprimait. Arrivé à ce sommet sublime d’où il peut juger le passé et prévoir l’avenir, il efface de sa mémoire le souvenir des combats qu’il a dû livrer, des persécutions qu’ont subies ses représentants. Mais s’il offre l’oubli et le pardon à ses ennemis, il n’en est que plus sensible au manque de courage de ceux qui se proclament ses amis et le trahissent. Il ne faut donc pas s’étonner si ceux qui parlent en son nom mêlent à leurs discours un peu de colère et d’amertume.

En dépit de toutes les déclamations, il y a d’ailleurs dans l’ironie et l’invective bien plus de tendresse, bien plus d’amour de l’humanité que dans ces ménagements trompeurs, que dans cette doucereuse phraséologie et ce ton de convention qui dissimulent le mal sous prétexte de ne pas froisser des sentiments respectables, mais qui accusent une âme sans virilité et peu de haine pour le vice. L’ironie est la dernière arme de l’intelligence irritée, du cœur blessé, de la volonté opprimée. C’est le contre-coup dans notre esprit, l’expression involontaire, l’écho strident des dissonances qui résultent du peu d’harmonie des choses, de la rupture d’un équilibre, d’une injustice criante, du mensonge et de l’imposture. Quand malgré la science, les arts, les efforts réunis des hommes de bonne volonté depuis plusieurs siècles, le but qu’on voulait atteindre se dérobe à chaque instant sous nos pas, que reste-t-il à faire pour échapper au désespoir, sinon d’affirmer par un éclat de rire la permanence de la liberté et le triomphe de la raison, même dans sa défaite momentanée ? Mais cet éclat de rire déchire les entrailles comme un fer aigu, et lors même qu’on s’explique le pourquoi et le comment des choses, lors même qu’on ne fait un crime à rien ni à personne de la ruine de ses espérances, il est cependant impossible qu’on ne cherche pas à se soulager en objurguant le destin !

JOSEPH ROY.