Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence de la Religion

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Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 1-29).


L’ESSENCE
DE LA RELIGION.

— LOUIS FEUERBACH (1845) —




Je parlerai ici de la religion en tant qu’elle s’occupe de la nature. Dans ma dissertation sur le christianisme catholique et le luthéranisme, qui trouvent leur Dieu dans l’homme, je n’ai pu traiter cet autre objet de la religion. Nature est un mot général que l’homme applique à tout l’ensemble des choses et les êtres qui diffèrent de lui et de ses produits ; mais il faut se garder d’entendre par ce mot un être général, une abstraction faite de tous les objets réellement existants, un être personnifié et mystérieux. En d’autres termes, la nature est ce qui diffère de l’être personnel humain ou de Dieu, ce qui n’a ni qualités humaines ni individualité humaine.

La base de la religion est le sentiment que nous avons de notre dépendance ; nous nous sentons tous dépendants de la nature, elle est par conséquent l’objet primitif de la religion. L’histoire le prouve suffisamment. Dans cette acception du mot, la religion est innée à l’homme, mais elle ne l’est point quand on entend par ce mot le théisme, la croyance particulièrement religieuse.

Les animaux et l’homme dans son état primitif ne sentent leur dépendance que très obscurément. La lumière qui éclaire l’œil, l’atmosphère qui remplit les poumons, l’aliment qui nourrit l’estomac, tout ceci est un ensemble d’objets auquel l’individu se trouve subordonné. La réflexion qu’il fait à propos de ces objets, est religion. Ainsi, par exemple, toute existence organique dépend du changement des saisons et de la température, l’homme s’en aperçoit et le solennise dans les fêtes du culte national ; c’est là sa première confession religieuse. Tel homme, telle tribu, tel peuple ne dépend pas de la nature en général, mais des prairies, des marais, des monts, du désert, des eaux, des végétaux et des animaux qu’il trouve dans son pays natal ; l’Égyptien ne serait point Égyptien dans un pays autre que le sien, il adore les créatures de l’Égypte, les astres qu’il y voit, les météores qui sont propres à l’Égypte. L’idée de l’humanité n’existe pas encore pour les nations de la haute antiquité. Avec beaucoup de peine l’homme se dégage de l’état primitif, et il ne le fait au commencement qu’à l’aide des animaux, au lieu de se laisser instruire par des anges et des divinités, comme ont imaginé les théologiens. Quelques animaux sont dans ces premiers temps si nécessaires à l’homme, que sans eux il disparaîtrait de la terre.

Il adore par conséquent ces êtres, auxquels il doit et la conservation de son existence et l’origine de sa civilisation[1] : le taureau et la vache dans l’Inde orientale, en Syrie, Phénicie, Égypte et Italie ; le cheval chez les Germains et les Parses ; « sans l’intelligence du chien (dit le Zendavesta dans le Vendidad, qui en est le livre le plus authentique) il n’y aurait pas de société humaine, si le chien ne gardait plus les rues et les chemins, tous nos biens seraient enlevés par des brigands et des loups. » Et les chrétiens, qui n’adorent plus la nature parce que leur existence ne dépend pas à leurs yeux de celle-là, mais d’un tout autre être, ne s’inclinent devant lui que parce qu’ils y voient l’Être-Suprême, ou l’Être dont le leur est dépendant, l’Être de leur être. En d’autres termes la vénération de Dieu est un résultat de la vénération de l’homme pour lui-même. Quand vous méprisez votre vie ou vous même — au commencement et normalement l’homme ne distingue pas entre sa vie et soi-même — vous ne pouvez estimer la cause de votre vie méprisée, mais plus vous tenez à la vie, plus vous estimerez les auteurs divins, eux qui donnent tout ce qui est bon et beau. Ainsi, la distance de l’énergie active et magnifique des Hellènes à l’énergie passive et langoureuse des Indiens, ou celle de l’amour de la vie au mépris de la vie, n’est pas moins grande que la différence entre la mythologie hellénique et celle des peaux rouges, entre le père olympien des dieux et des hommes et la grande tortue ou le grand rat, qui est le grand père de certaines tribus américaines. Les chrétiens reprochent à ceux qu’ils appellent idolâtres, de ne pas adresser des prières au Créateur mais à ses créatures.

Ils exigent ainsi que nous fassions remonter nos sentimens de reconnaissance et de piété filiale jusqu’à Adam, et de là à son créateur ; mais dites-moi, comment voulez-vous qu’un individu humain étende son horizon individuel au-delà de son père et de sa mère ? Son individualité physique et morale est déjà tellement liée à la leur qu’il n’a pas besoin d’en chercher l’explication naturelle ailleurs. Certes, nous ne devons aucune piété filiale à Adam.

La série interrompue des causes ou choses dites finies est appelée par les athées de l’antiquité une série sans fin, et les théistes la disent limitée ; mais elle n’exige que dans l’imagination, comme le temps, dont on s’est accoutumé de dire qu’il se compose d’innombrables momens, qui sont attachés les uns aux autres sans la moindre différence.

En réalité, au contraire, cette ennuyeuse identité est perpétuellement interrompue par les changemens qu’y produit la différence individuelle des objets, et celle-là est toujours quelque chose d’absolu et de primitif. Les qualités individuelles des choses sont assez puissantes pour attirer notre intérêt ; le Persan de l’antiquité n’avait point besoin, en vénérant dans ses prières la vigilance, la fidélité, la constance du chien, de chercher à grands frais de raisonnement et d’imagination, une puissance supérieure qui a doté le chien de tant de qualités utiles et agréables : car le Dieu qui a créé le chien ami de l’homme, est en même temps le créateur du loup, ennemi de l’homme, et on se voit obligé, pour ne pas se laisser tuer, d’exterminer une créature en dépit du Créateur.

L’Être divin qui se révèle dans la nature, n’est rien autre chose que la nature divinisée et personnifiée. Les anciens Mexicains avaient, on le sait, parmi leurs nombreuses divinités un dieu ou une déesse du Sel. Les effets médicaux, industriels, économiques des sels nous fournissent un bon exemple de cette bienfaisante utilité de la nature que les théistes ne cessent de vanter, la beauté harmonieuse des cristaux salins ravit l’œil et impressionne l’âme, enfin, leur composition d’élémens diamétralement opposés rappelle, d’une manière frappante, l’organisme de l’univers, dont la totalité est le produit de la combinaison des extrêmes. Les théistes se servent de cet argument pour prouver l’existence d’un gouverneur suprême résidant en dehors du monde, parce qu’ils ne savent pas, ce semble, que des choses polairement opposées se recherchent pour en engendrer d’autres.

Eh bien ! ce dieu mexicain du Sel, c’est l’ensemble de toutes les impressions que ce corps inorganique fait sur les organes de l’homme mexicain ; ces impressions sont telles que le Mexicain les appelle bienfaisantes, magnifiques, sublimes, c’est-à-dire, divines. Homère aussi donne au sel l’épithète theion, divin. Mais l’ensemble de toutes ces impressions répond exactement à l’ensemble de toutes les qualités du sel ; or, toutes les qualités réunies ne sont jamais autre chose que la chose elle-même, donc le sel est divin. De même, le Dieu de la nature ou de l’univers, est l’expression et l’impression à la fois de l’univers ou de la nature, c’est-à-dire, la nature. La croyance qu’un autre Être, différent de la nature, se manifeste par elle en la gouvernant, coïncide au fond avec l’ancienne croyance aux esprits, aux démons qui possèdent l’homme. La nature est en ce cas vraiment possédée par un esprit étranger à elle, mais cet esprit est celui de l’homme, l’imagination humaine, qui se fait de la nature un miroir plus ou moins fidèle.

La nature est non-seulement l’objet primitif de la religion, elle est aussi sa base permanente, son fond immuable et caché. On veut donner à Dieu une existence personnelle et objective, en se le représentant comme un être différent de la nature ou surnaturel, mais c’est une illusion qui vient de ce que la nature, qui existe hors de l’homme et qui est un être objectif, a été regardée au commencement comme Dieu. Les théistes disent : l’existence du monde se base sur celle de Dieu, au lieu de dire : l’existence du monde est la base de l’existence de Dieu ou plutôt du dogme de l’existence de Dieu. Si l’on dit : Dieu a déjà existe avant moi, on n’est amené à former cette pensée que par la simple considération que la nature a existé avant moi. Cette préexistence de la nature, il faut l’avouer en toute modestie, est un fait tellement absolu qu’il n’a pas besoin de se faire expliquer par l’existence de l’homme, ni par des raisons péniblement inventées par notre intelligence. La théologie rationaliste a donc tort de mettre l’honneur de son Dieu surtout dans son existence indépendante de la pensée de l’homme, car une existence de cette sorte fut aussi celle de tous les dieux païens et des fétiches ; une existence indépendante de la pensée, serait en outre une existence quelque peu déraisonnable, comme par exemple jadis celle du dieu quadrupède et ruminant Apis.

Les qualités de Dieu qui font le caractère distinctif entre lui et l’homme sont originairement, au fond, les qualités de la nature : « saurais-tu, dit Dieu à Job, nouer le lien qui rattache les sept étoiles du nord ? saurais-tu délier le nœud de l’Orion ? saurais-tu lancer des éclairs afin qu’ils disent en sautant : nous voilà ? saurais-tu donner sa force au cheval ? est-ce que le vautour monte dans l’air par ton intelligence ? ton bras est-il égal à celui de Dieu et saurais-tu tonner avec une voix égale à la sienne ? » La puissance divine qui d’après ce passage biblique est infiniment supérieure à celle de l’homme, n’est rien autre chose que la nature. Socrate détestait la physique en disant que, même si nous savions l’origine de la pluie, nous resterions toujours incapables de la produire ; Socrate ne s’occupait strictement que des choses humaines ou morales qu’on peut produire à l’aide de la science. Eh bien, cette bizarrerie apparente du bon Socrate signifie : « humain est tout ce que l’homme peut faire, surhumain ou divin ce qu’il ne peut pas faire ; c’est comme les Indiens et les Cafres qui disaient aux missionnaires : nous croyons à une puissance invisible qui fait du bien et du mal, des orages, des ouragans, enfin tout ce que nous ne pouvons imiter ; pouvez-vous faire croître l’herbe ? non, il n’y a que le grand Manitou qui le peut. » C’est évidemment la force créatrice et destructrice de la nature. La bible dit : « une génération décède, une autre arrive, la terre reste. » Le Zendavesta[2] appelle le soleil et la lune les deux Immortels.

Un Inca péruvien objectait à un dominicain : « comment, tu adores un dieu qui a été tué sur la croix ? moi j’adore le soleil qui ne meurt jamais. » Dieu est appelé aussi « celui qui fait pleuvoir et luire le soleil sur les têtes des bons comme des méchans ; » c’est encore l’être universel de la nature qui embrasse tout « sans acception de la personne. » Il n’y a qu’une nature, donc il n’y a qu’un Dieu, dit Ambroïse. Les Germains, les Parses n’adorent leurs dieux que sous la voûte du ciel, ils disent : « le soleil est grand et beau, son créateur doit être plus beau et plus grand. » Delà, le regard physique se portant en haut vers l’infini de l’azur céleste, le regard intellectuel croit y voir aussi le Dieu de l’infini. Ainsi, la nature est toute puissante, bienfaisante, immense, surhumaine, mystérieuse, incompréhensible, inexorable, immuable dans sa loi éternelle : toutes ces qualités deviennent plus tard les qualités d’un Dieu personnel.

Dieu comme créateur de la nature, dit-on, est un être différent de la nature, mais il ne faut pas oublier que leur essence est identique. Saint-Paul lui-même veut qu’on reconnaisse Dieu dans l’univers. En d’autres termes : Dieu, cette cause primaire du monde est un être naturel, l’ensemble de toutes les forces mécaniques, physiques, chimiques ; végétales et animales.

L’origine de l’enfant au sein de sa mère, la circulation du sang, la digestion et d’autres fonctions organiques ne sont point les effets de la raison ni de la volonté : la nature universelle n’est pas non plus l’effet d’un être personnel doué de conscience et de volonté. Si elle l’était, elle serait le produit d’un esprit et partant les effets et phénomènes actuels de la nature, loin d’être primaires, ne seraient également rien autre chose que des manifestations secondaires. Admettez-vous un commencement surnaturel, vous devez alors appeler ainsi tout ce qui suit : c’est tenir la porte ouverte aux miracles, aux anges, aux démons. On ne saurait rattacher un développement naturel à une cause première surnaturelle.

« Le fils de Dieu, ont dit quelques pères d’église, n’est pas un effet de la volonté de Dieu, mais bien de la nature essentielle de celui-ci : l’acte de la génération, acte simplement naturel, est antérieur à l’acte de la création. » Cette thèse des anciens théologiens, qui contient malgré eux une vérité physiologique, est entièrement opposée à celle qui fait dériver de l’esprit divin la nature existante ; d’abord le simple, plus tard le compliqué, d’abord la période géologique, plus tard les végétaux et les animaux, il serait du non sens d’avancer le contraire. Soyez logiques : vous admettez la cause première, permettez-lui aussi de se passer de toute cette foule innombrable de causes intermédiaires, véritables divinités subalternes, et ne vous offusquez pas quand on parle d’un Dieu qui comme Apollon tire directement avec des flèches sur des hommes, qui comme Jupiter fait trembler votre âme par le tonnerre, qui épouvante les pécheurs par ses comètes et les flammes infernales, qui de sa propre main attire le fer vers le magnète, qui de son doigt remue le flux et reflux de l’Océan. Les théistes, en supposant une cause première inexplicable, ne prouvent par là que leur impuissance d’expliquer la vie universelle : ils font des bornes de l’intelligence humaine autant de bornes de la nature. Remarquez cependant que cette impuissance est relative et subjective ; elle va en décroissant par le développement des sciences et de la vie sociale.

Il ne faut jamais séparer Dieu le créateur de Dieu le conservateur du monde ; Luther est logique quand il dit : « en un mot, toutes les créatures ne sont que les masques de Dieu, dont il pourrait se passer s’il le voulait. » Mais, s’il s’en passe, le monde disparaît ; si Dieu ne peut pas s’en passer, le monde peut se passer de lui ; voilà un dilemme.

Notre globe pour arriver à son état actuel, a dû parcourir une longue série d’évolutions et de révolutions. Sans adhérer strictement à cette hypothèse qui veut qu’à une certaine époque il n’y avait absolument que des coquilles et des moules, ou des poissons, ou des amphibies et point d’autres créatures en même temps, on doit avouer que la vie se développe par des conditions successives. Encore aujourd’hui, c’est un fait aussi remarquable que mal expliqué, des végétaux et des animaux peuvent naître sans le concours de la génération dite organique. L’origine de l’existence organique n’est donc point un acte isolé, un acte séparé des conditions vitales ; au contraire, le moment où la température et les élémens se trouvaient dans des combinaisons suffisantes, était aussi celui où les corps organiques apparaissaient. La terre entrée, pour ainsi dire, dans sa phase humaine, devait donc par sa propre énergie produire des hommes.

Cette force productive de la nature, au reste, n’est point illimitée comme le sont l’imagination ou la toute puissance divine ; la nature ne peut pas produire sans des conditions suffisantes. Seulement il ne faudrait pas conclure de l’état actuel du globe à ce qu’il a été ; nous ne le connaissons que dans son statu quo, mais cette stabilité a été précédée d’un âge révolutionnaire. La plante se fait animal, comme dit M. Dumas, aux époques de germination, d’efflorescence et de fructification, en développant du calorique par la combustion du carbone et de l’hydrogène, ce qu’elle ne fait point ordinairement notre terre de même aura jadis manifesté des forces et des matières extraordinaires, lorsque les conditions particulières d’une production zoologique y subsistaient.

Je prie le lecteur, cependant, de me croire assez modeste pour ne pas vouloir expliquer, en si peu de mots, l’origine de la vie organique je ne m’occupe ici que d’une démonstration indirecte. Les chrétiens, loin d’être scandalisés du culte religieux des païens pour des êtres finis, auraient mieux fait de les admirer à propos de cela. Qu’est-ce à dire : naître ? c’est s’individualiser ; des élémens primitifs, qui n’ont pas d’individualité, des généralités universelles et fondamentales, n’ont pas d’origine du tout. La matière est sans origine. Or, un être individualisé est assurément supérieur à une généralité élémentaire dont il est né ; même dans la filiation individualisée l’être engendré se sert pour base de l’être engendrant, l’enfant prend sa chair, ses nerfs, son sang du sein de sa mère, il se la subordonne et elle se sacrifie pour lui, tant physiquement que moralement.

Faire naître l’univers d’un esprit, c’est comme si l’on faisait naître l’enfant du cerveau et non de la matrice de sa mère.

Les Parses, qui déduisaient toutes les montagnes du mont Albbordij, les anciens Hellènes chez lesquels toutes les rivières prenaient leur source dans le fleuve Okéanos, commettaient une faute logique analogue à celle des chrétiens : l’unité reste toujours stérile, ce n’est que la multiplicité qui est réellement la créatrice du Grand-Tout. Le même illogisme se trouve dans la célèbre phrase théiste : « celui qui a fait l’œil et l’oreille, voit et entend ; » là aussi il y a ce principe stérile de l’unité, auquel on veut réduire une création si infiniment variée.

Quand les petits enfans demandent, d’où ils sont venus ? on leur répond souvent que leur nourrice les a pris dans un étang où des enfans nagent comme de petits poissons. C’est précisément l’explication que la théologie fournit de l’origine des êtres organiques ; Dieu est ce lac profond et magnifique de notre imagination, où toutes les réalités, toutes les perfections, toutes les forces sont réunies, où les choses par conséquent nagent déjà comme choses réellement accomplies, et la théologie ? — C’est la bonne nourrice.

La nature, la vraie mère, n’a pas même l’honneur d’être mentionnée… Quand nos anciens expliquaient surnaturellement les phénomènes atmosphériques, les épidémies et les épizooties par des sorcières et des magiciens, ils parlaient d’une façon plus poétique et plus prompte, que nous avec nos sciences naturelles, mais ils se trompaient.

L’origine de la vie, dit-on, est inexplicable. Soit, mais cela ne nous autorise point à en tirer des conséquences superstitieuses. Notre ignorance actuelle ne nous permet pas, en effet, d’y voir clair, mais pour l’amour de la vérité, ne divinisez, ne personnifiez pas cette ignorance sous la forme du Dieu des théistes, qui assurément n’est rien autre chose qu’une table rase où il n’y a pas des causes matérielles, cosmiques, corporelles, où il n’y a que ce que nous ne savons pas. L’imagination est chaque fois prête, et avec empressement elle vous fournira par un de ses tours de main des puissances célestes, sublimes, suprêmes pour remplir les lacunes de votre savoir ; mais il faut la discipliner.

Elle est tout à fait dépourvue d’intelligence quand elle parle d’un néant qui aurait été antérieur au monde, et quand Aurèle Augustin dit : « tout singulier et pourtant vrai, est que l’univers ne nous serait pas connu s’il n’existait pas, et qu’il n’existerait pas, s’il n’était pas connu à Dieu, » il dit par là malgré lui que la réalité suit la pensée, que l’original vient après la copie, que l’essence est déduite de l’image. Cette illusion syllogistique vient de ce que la généralité que nous avons créée en fermant nos yeux et nos oreilles, en effaçant toute empreinte faite dans notre mémoire par des objets naturels, est en effet une entité composée de pures et creuses abstractions, telles que puissance, unité, éternité, infini, nécessité et autres ; ce Dieu n’est rien autre chose que l’extrait, ou plutôt l’abstrait, de l’univers concret. La théologie y opère par deux fois : d’abord elle fait l’extrait, et après elle revient de l’extrait au concret ; rien de plus nécessaire par conséquent pour elle que d’insister sur la finalité du monde.

Le monde, qu’on n’oublie jamais cette vérité si triviale aux yeux des enthousiastes religieux, le monde n’existe point pour nous par la pensée métaphysique ou hyperphysique, mais par la vie immédiate, par l’intuition, par nos sens.

La réflexion métaphysique, il est vrai, ne voit aucune puissance, aucune divinité hors d’elle, et le Dieu qu’elle finit par mettre sur l’autel de l’abstraction pure, c’est elle-même. Pour un être abstrait qui ne fait que penser, il n’y a ni chaleur, ni lumière, ni sensation quelconque parce qu’il manque d’organes de réception pour les impressions du dehors, et si nous étions des êtres de cette espèce, le monde des choses palpables n’existerait pas pour nous. Nous sommes heureusement quelque chose de plus que pensée abstraite, que réflexion pure ; les métaphysiciens diraient : malheureusement quelque chose de moins, car pour eux la nature n’est que l’autre côté, le revers de l’esprit, ce qui est une définition abstraite et négative qui n’explique rien du tout. Le métaphysicien fait de cette définition négative une définition positive et essentielle, en d’autres termes il vous prouvera, si vous le laissez faire, que la nature est nulle et que l’esprit est tout. L’esprit spéculatif ou métaphysique ne saurait être content qu’en se pensant lui-même, et il doit lui répugner de penser ce qu’il appelle son autre côté ; la nature. Elle existe cependant, et pour l’expliquer tant bien que mal, il ne trouve rien de mieux et de plus commode que de faire dériver la physique de la métaphysique, la nature de l’esprit, l’univers de Dieu. Ce sont des jeux logiques, et rien de plus.

La nature, même quand les hommes l’adorent dans des religions dites naturelles, leur paraît être personnelle, vivante, douée de sensation et de sentiment : c’est l’être humain qui s’y reflète. Les sensations agréables qu’il éprouve, viennent, dit-il, du bon côté de la nature, et les douleurs du mauvais, celles-là du bon Dieu, celles-ci du bon Dieu en colère ou, ce qui revient au même, du mauvais Dieu, du démon. Voilà donc la nature universelle humanisée, et à ce point que les Patagoniens disent : « les étoiles sont les âmes de nos ancêtres ; » les Groenlandais : « le soleil et la lune ont jadis été deux hommes ; » les Orinoquiens : « les astres ne sont que des hommes semblables à nous ; » et les Mexicains : « la lune et le soleil, après avoir vécu en hommes sur notre terre, ont été élevés à la hauteur du ciel. » Le fétichiste n’adore les misérables objets de son culte que par ce qu’il découvre en eux un esprit, une affection, un désir, un instinct, un mouvement analogue avec l’être humain. L’homme n’adore un objet qu’après s’être transporté dans cet objet, c’est la formule définitive qui en résulte, et qui se concentre plus énergiquement en celle-ci : « L’homme s’adore lui-même, l’homme ne peut point ne pas s’adorer lui-même. Le développement des religions veut du reste, que dans leur naturalisme elles adorent l’être non-humain parce qu’il leur paraît humain, et que dans leur théisme ou anthropologisme elles adorent l’être humain parce qu’il leur paraît différent de l’homme, un être non-humain, une contradiction qui est nécessaire dans la vie de la religion.

La nature ressemble à un être personnel surtout parce qu’il y a en elle des changemens aussi brusques que dans l’humeur d’une personne humaine ; ce sont précisément les hasards, les caprices de la nature qui lui ont valu de tout temps la personnification religieuse et les sacrifices. Plus on se sent en dépendance d’elle, plus on veut la concilier par des offrandes, surtout quand le besoin se met à lutter contre la jouissance.

Dans le besoin nous nous apercevons de notre dépendance, et il est partant humble et pieux, tandis que dans la jouissance nous recouvrons le sentiment de notre égoité, nous nous sentons rétablis et même indépendans, enhardis vis-à-vis de la nature. Mais l’homme mourrait vite d’exanition s’il n’osait plus jouir, et c’est pour ne pas exaspérer la nature dont il se voit obligé de s’approprier les trésors, qu’il lui offre des dons. Il la croit jalouse et vindicative comme un homme. Delà tant de restrictions qu’il s’impose par religiosité : le Romain n’aurait jamais coupé les arbres de son lot de terre sans sacrifier un jeune cochon en l’honneur de ses divinités ; les Germains en coupant des aunes adressaient une prière à la déesse de cet arbre : « donne moi, ô reine de l’Aune, quelque peu de ton bois, plus tard je te donnerai du mien s’il en est dans cette forêt ; » les Ostiaques en Sibérie, après avoir chassé l’ours, attachent les peaux aux arbres, s’inclinent et demandent pardon à l’âme de l’animal tué ; beaucoup de tribus dans l’Amérique septentrionale en font autant ; les habitans des Philippines tremblaient quand on les força de parcourir leurs montagnes et de scier un arbre âgé ; le Bramine n’ose presque ni marcher ni boire, parce que à chaque pas et à chaque bouchée d’eau il va détruire une foule de petits êtres, et il est pour cela tenu à faire pénitence jour et nuit ; les Hellènes ne traversaient aucun fleuve sans s’être lavé les mains ; l’adorateur d’Ormuzd ne marchait jamais à pieds nus sur le sol sacré. Dans le sacrifice l’essence de la religion trouve sa véritable expression : l’homme y arrive dans sa contrition, dans le sentiment de sa dépendance, comme un humble serviteur, mais après avoir sacrifié il s’en va triomphant comme un maître de la nature. Nous commençons par adorer la divinité de la nature, nous finissons par trouver celle de l’homme.

Nous commençons par un être suprême qui n’est rien autre chose qu’un être météorologique, auquel on s’adresse pour la pluie et le beau temps, et que nous faisons céder à notre prière ; nous finissons par le Dieu anthropomorphe de la trinité.

La prière est l’expression d’un désir. Le désir, voilà le grand mot qui renferme en lui l’existence des dieux bienveillans. « Bénir, dit Luther, signifie au fond souhaiter du bien à quelqu’un. » En d’autres termes : les hommes prononcent leurs désirs et les dieux les accomplissent. Le mot Dieu n’exprime dans la conversation pas d’autre chose : « que le bon Dieu te donne de la fortune » signifie : « je te souhaite de la fortune ; » la première phrase est augustinienne, religieuse, objective, la dernière est pélagienne, irréligieuse, subjective. Et certes, comme les dieux sont des êtres surhumains et surnaturels, nos désirs le sont aussi dans l’ancienne langue germanique le verbe wünschen (souhaiter, désirer) signifie zaubern (enchanter, faire de la magie).

Les désirs d’une nation sont toujours en proportion directe avec ses dieux, et vice versa.

On peut voir ce que c’est que la religion, quand on prend en considération l’irréligion. L’homme s’adresse aux dieux surtout lorsqu’il est dans la misère, et il les néglige dans le bonheur. Cette remarque que les pieux, parmi les païens, ont déjà faite, témoigne en faveur de ma théorie ; les désirs humains sont incomparablement plus puissans dans les mauvaises situations, et les dieux sont de la sorte véritablement les désirs personnifiés, abstraction faite de toute limite temporelle et locale. Le simple Désir, la Volonté est ce qui s’exprime dans les légendes de Josua qui arrête le soleil, d’Élie qui fait la pluie, du Christ qui par un mot apaise un lac, guérit des malades et ressuscite des cadavres ; c’est absolument comme dans la sorcellerie, et la seule différence est que dans les légendes religieuses le thaumaturge s’adresse à Dieu, tandis que les magiciens puisent dans eux-mêmes la force miraculeuse.

Mais il ne faut pas oublier l’ancienne vérité : Quod quis per alium fecit, ipse fecisse putatur, tout ce que tu fais par un autre, on l’imputera à toi ; ainsi, les miracles d’un prophète religieux, bien qu’ils paraissent avoir infiniment plus de valeur intérieure que ceux d’un magicien, doivent être imputés à ce prophète ; son Dieu n’est ici qu’un tour rhétorique et poétique.

Dans le grandiose développement physiologique et pathologique du genre humain qu’on appelle l’histoire, nous voyons l’anthropologie toujours et partout précédée de la théologie : dans la jurisprudence (ordalies, oracles juridiques des Germains), dans la politique (oracles des Grecs), dans la médecine (cliniques des temples, magie hygiénique), dans les beaux-arts (théâtres et jeux romains et helléniques). Partout le désir de changer la nature, cet être mystérieux et non – humain, en un être humain et de la disposer en faveur de l’homme.

Certes, la civilisation n’a point d’autre but, mais celle-ci se sert de moyens pris dans la nature, et triomphe de la nature par la nature, tandis que la religion choisit des moyens surnaturels, la prière, la foi, les saints sacremens, la magie ; c’est-à-dire, elle veut obtenir ce but sans les moyens, car ce qui est surnaturel n’est pas du tout. Il s’ensuit que chez des nations arriérées, la religion est un grand instrument du progrès humanitaire, et qu’elle ne l’est plus dans une époque postérieure. La civilisation, comparée à la religion, est toujours et nécessairement en retard, parce qu’elle ne peut pas franchir les limites réelles de l’essence humaine ; ainsi elle inventera bien la macrobiotique, mais point l’immortalité, qui restera toujours en état de désir surnaturel et théologique.

Dans la religion dite naturelle les hommes s’adressent à un objet qui est en contradiction flagrante avec l’essence de la religion, ils sacrifient leurs sentimens à un être insensible, et leur intelligence à un être inintelligent ; ils placent au – dessus d’eux ce qu’ils désirent de gouverner, ils s’inclinent devant ce qu’ils détestent. Ainsi les Hellènes pour apaiser la fureur de l’ouragan, lui sacrifiaient dans la ville Titane, les Romains érigeaient une chapelle à la fièvre, les Tangouses en Sibérie supplient à genoux l’épidémie de bien vouloir passer sans s’arrêter à la porte de leurs cabanes, les nègres de Wida en Guinée sacrifient à la mer houleuse, d’autres peuples adorent directement le mauvais principe de la nature, en disant que le bon n’a pas besoin d’être concilié avec eux. De là aussi le culte religieux des animaux nuisibles. Tant que l’homme occupe ce triste point de vue, il est bien près de la démence, et dans son désespoir il se déshumanise pour humaniser la nature qu’il craint jour et nuit : il verse avec une rage haletante de joie et de douleur le sang des victimes humaines, afin que ses gouttes inspirent un sentiment humain à la puissance inhumaine.

« Les statues de bois de nos divinités, disaient les Allemands du Nord, et les pierres aux portes de nos maisons sacrées, quand nous les humectons du sang de l’homme, deviennent sensibles et parlent en langue humaine ; nous avons grand besoin de leurs oracles. » Mais hélas ! la nature n’y répond jamais, elle refoule impitoyablement l’homme sur lui-même, sur sa vie sociale.

Les bornes telles que l’homme religieux les considère, de ne pas pouvoir marcher dans l’air, de ne pas savoir l’avenir, de ne pas vivre éternellement, de ne pas être toujours heureux, de ne pas avoir un corps sans pesanteur, de ne pas pouvoir faire des éclairs et de la pluie, de ne pas pouvoir à volonté prendre une forme quelconque, de ne pas vivre sans besoins ni instincts comme les anges, toutes ces bornes sont imaginaires, et autant de conditions absolument nécessaires à son essence naturelle. Également imaginaire est l’être auquel il a donné le privilège de demeurer libre de toute restriction humaine ; tout sans exception, tout ce qui est un objet du culte, jusqu’à la pauvre coquille et au chétif caillou, doit passer par l’imagination avant d’entrer dans le sanctuaire religieux. J’insiste principalement sur ce point, et j’avance que les soi-disant esprits de tous les fétiches ne sont rien autre chose que les images qui les représentent dans le cerveau de l’homme, tout comme les esprits des morts qui ne sont rien autre chose que le souvenir que nous en gardons. Mais l’homme ne sait pas encore distinguer entre les objets et les images intérieures des objets : « Il a des yeux et ne voit pas, il a des oreilles et n’entend pas. » Cette religion naturelle, si riche en illusions, est exposée aux plus désagréables désillusions on n’a qu’à couper un de ses arbres vénérés, pour lui démontrer matériellement qu’il n’y a pas là une goutte de sang : elle s’élèvera donc dans une région plus imaginative encore, elle proclamera son Être-Suprême sous la notion d’un être spirituel en lui-même, au-dessus de tout contrôle des sens. Cette transformation coïncide avec un changement que l’homme éprouve, quand il devient un être politique après n’avoir été qu’un être assujetti aux impressions immédiates de la nature. Alors on commence à subordonner l’existence physique à l’existence morale, intellectuelle et sociale, on prend la puissance de la nature sur la vie et la mort pour symbole et on en fait un attribut, un instrument du pouvoir politique. Ainsi, Zeus ne tiendra désormais l’arme foudroyante de l’éclair, que pour punir les injustes. Hésiode et Homère l’appellent le père des rois. Le code de Menou dit : « Le roi sait brûler comme le soleil les yeux et les cœurs ; aucune créature humaine ne peut le regarder. Le roi est à la fois lune et soleil, air et feu, il est le dieu des lois pénales. Et la flamme terrestre ne dévore qu’un individu qui s’est trop rapproché par mégarde : mais la flamme royale, quand il est en colère, brûle toute une famille avec la maison et le bétail… dans le courage du roi demeure la conquête, dans sa colère il y a la mort. » Ceci est bien différent de la prière que les Tartares de Catchine, pauvres esclaves de la nature, adressent au soleil naturel : « Veuille ne pas me tuer. » L’esclave politique s’agenouille devant le soleil hyperbolique de la Majesté royale : les premiers chrétiens appelaient l’empereur romain comme les païens : « Votre Divinité, votre Éternité, » et cette idolâtrie dure encore aujourd’hui. L’homme voit dans son essence celle de l’univers, l’homme s’adore lui-même.

Pourquoi l’Orient n’a-t-il pas une histoire aussi progressive que l’Occident ? évidemment parce que les Orientaux admirent plus la nature que l’homme ils sont plus touchés par les rayons des globes célestes et des pierres précieuses que par ceux de l’œil humain, plus impressionnés par l’éclair et le tonnerre de l’atmosphère que par l’orage de l’éloquence, plus absorbés dans la contemplation du cours des astres que de la vie ordinaire, plus frappés par les changements des saisons que des habitudes de l’homme. Les Orientaux sont aux Occidentaux comme des campagnards aux habitants de la ville. Anaxandride, poète comique en Grèce, dit dans Athénée aux Égyptiens : « Je n’aime pas votre compagnie, braves gens : vous adorez le bœuf que j’immole aux dieux, l’anguille est pour vous une grande divinité et pour moi un bon repas, vous détestez le porc que je mange avec plaisir, vous vénérez le chien, moi je lui donne des coups quand il m’a volé un beau morceau, vous pleurez quand un chat se trouve mal, moi j’en suis content et je l’écorche quand il est mort, vous tenez beaucoup à la musaraigne, moi je n’en fais aucun cas. » Ces mots expriment à merveille la différence entre la manière de voir d’un homme religieux ou lié (re-ligare) et celle d’un homme irréligieux ou libre. Là la nature est un objet pour le culte, ici pour la jouissance, soit matérielle, soit esthétique, là elle existe pour l’homme, ici l’homme pour elle, là elle est but, ici moyen, là elle est au-dessus de l’homme, ici au-dessous. L’un est dans les transports de l’enthousiasme, l’autre est prosaïque et réfléchi, même sarcastique. Selon Hérodote, le fanatisme égyptien était assez conséquent pour aller parfois jusqu’à la sodomie bestiale ; en Grèce il y avait des liaisons d’amour entre les mortels et leurs divinités.

Plus l’homme s’élève au-dessus du niveau de la nature, plus son Dieu devient supranaturaliste ; elle reflète toujours fidèlement l’image humaine idéalisée, et il adore cette image chérie. Il reste désormais convaincu que volonté et intelligence sont les deux puissances principales de son essence : son Dieu doit par conséquent les posséder au plus haut degré.

Il attaque la nature, il met le pied et la main sur elle : son Dieu devient donc non-seulement le souverain de la nature, mais aussi créateur ; les dieux païens n’avaient pas encore créé le monde, ils n’étaient que ses monarques constitutionnels, mais le Dieu chrétien en est le monarque unique et absolu. Et cela doit être : tout varié que soit l’univers, avec la terre et le ciel, avec le présent et l’absent, le cerveau humain l’embrasse dans l’unité ; de là le monothéisme, et les théistes n’ont pas besoin de donner leur système comme une révélation venue du dehors. Sa source est dans la tête de l’homme, et s’il transforme en êtres réels les êtres de l’imagination et de l’intelligence, ou plutôt en être absolu et suprême l’essence de sa force imaginative et intellectuelle, il faut dire que les polythéistes en font précisément le contraire, car ils changent en êtres imaginés ceux de la réalité. Le pouvoir de l’imagination humaine est sans bornes, par conséquent celui de l’Être-Suprême imaginé l’est aussi : en d’autres termes, le Dieu absolu c’est l’essence absolue de l’imagination et de l’abstraction. Rien ne m’empêche d’imaginer la non-existence de l’univers, ou l’existence d’un univers tout autre : voilà le Dieu qui crée et qui anéantit selon sa volonté illimitée, car cette énergie de l’imagination abstractive et productive de l’homme est si gigantesque, qu’elle doit l’effrayer au point de l’adorer comme si elle était un être à part, un Être suprême. Le véritable monothéisme ne naît que là où l’homme se fait centre de l’univers syndesmos hapantôn, le lien de toutes les choses, comme dit un orateur de l’Église primitive. En d’autres termes, l’homme est sous ce point de vue la clé de la voûte, de sorte que la thèse : « Dieu a créé le monde, » ne trouve son interprétation dans cette autre : « L’homme est le but de la création. »

Les rationalistes ne rejettent l’Incarnation de Dieu, que parce que leur Dieu est un masque derrière lequel il y a la nature telle qu’ils l’entendent, surtout la nature astronomique. Comment, demandent-ils avec indignation, l’Être-Suprême et universel, lui qui ne trouve d’expression adéquate que dans l’univers, aurait-il jadis pris la forme humaine, et cela sur notre globe qui n’est qu’un grain de poussière dans le grand tout ? Ce serait comme si l’on voulait concentrer l’Océan dans une goutte, et renfermer en une bague de doigt l’anneau de Saturne. Très bien ; mais les rationalistes oublient que ce n’est pas l’idée de Dieu, mais celle de la nature, qui les empêche d’ajouter foi à l’Incarnation, à la combinaison des natures humaine et divine ; que par conséquent le lien, le tertium comparationis entre Dieu et l’homme ne peut point exister dans l’être auquel ils ont prêté la puissance et les effets de la nature, mais dans cet autre être qui ressemble à l’être humain ; ils ont do c tort d’attaquer l’Incarnation dogmatique de cet autre être. Les rationalistes n’ont pas le courage de la rigueur logique ; s’ils l’avaient, ils comprendraient que, quand on appelle l’Homme-Dieu un fantôme, il faut absolument donner le même nom à leur Dieu, créateur de la nature : l’un comme l’autre est le produit de l’abstraction et de l’imagination, qui s’adorent elles-mêmes en s’élevant hautainement au-dessus de la nature. Le reproche de l’autolâtrie, de l’anthropolâtrie, etc., qu’ils font à la théologie dogmatique peut aisément être retourné contre eux. Voulez-vous, théistes, un être suprême sans aucun anthropomorphisme, sans aucun mélange humain, soit intellectuel, soit moral, alors allez vite effacer aussi votre Dieu de l’intelligence, et contentez-vous de la nature pure et simple, dépourvue de tout Dieu, une vraie nature antithéiste ou athée, comme seule base de votre existence ; car, remarquez-le bien, tant que vous laissez debout la différence de Dieu et de la nature, vous anthropomorphisez.

Notre être se distingue de celui de la nature, il n’y que ces deux-là de même vous imaginez là-haut un être se distinguant de celui de la nature, vous transférez dans votre monde idéal et illusoire une différence réelle et rationnelle. J’insiste sur cette combinaison forcée de nature et homme, d’où naît le dieu du rationalisme et plus tard celui du mysticisme spéculatif : c’est un amphibie qui n’est ni homme ni nature, un véritable sphinx, mais qui s’efface quand on lui a dit le mot de son énigme. 

Volonté et intelligence paraissent à l’homme être les forces fondamentales, les causes motrices de la nature, parce qu’il considère constamment les effets et les phénomènes naturels comme les produits d’une intention. Et cela doit être : les phénomènes se reflétant dans l’intelligence humaine, y gagnent l’apparence d’être réfléchis, actes divins, manifestations de l’âme du monde, du Noüs, de la Providence, etc. La religion païenne dit que le dieu Hélios voit tout et entend tout cela signifie que dans les rayons solaires rien ne peut se cacher à l’homme ; le même syllogisme secret se trouve dans la phrase suivante : « Toute chose dans la nature a été pensée et méditée d’avance par son dieu. » Ce qui se traduit en celle-ci : « Toute chose peut devenir un objet pour l’intelligence de l’homme, » et c’est précisément parce qu’elle est objet qu’il la croit aussi produit de cette intelligence. Il mesure les astres et leurs distances, il en conclut qu’ils ont été mesurés d’avance ; il étudie les mathématiques et la chimie pour connaître la nature, il en conclut que ces sciences ont déjà préexisté dans le Créateur de la nature ; il prévoit ce qui va provenir d’un fait ou d’un mouvement donné, il en infère qu’il a été prévu et prémédité par la Providence. Enfin, il peut imaginer non-seulement le contraire de la situation d’un astre donné, mais encore mille autres variations, et il s’aperçoit qu’avec cela il n’y aurait plus tels ou tels effets salutaires : la position de cet astre à donc été, dit-il, calculée d’avance par la Sagesse-Suprême ; il pense la série des effets salutaires comme motif de la position présente. Il oublie seulement que toutes les innombrables positions qu’un astre pourrait occuper, n’existent que dans l’imagination.

L’homme commence donc par prendre le principe de la pensée pour celui de la réalité, l’idée qu’il se fait d’un objet pour l’objet même, bref tout a posteriori pour un a priori. Il pense la nature autrement qu’elle n’est en réalité, il y fait valoir son imagination, sa tête humaine, il déteste l’objectif. Il pose la pyramide de l’univers sur son sommet, la base en haut…

La téléologie est une théorie fondée sur la contradiction entre la nécessité de la nature et la libre volonté, ou plutôt le caprice, l’arbitraire de l’homme, entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il existe dans le cerveau humain. Ainsi, on vous dira : « Si la terre était à la place de la planète Mercure, le genre humain n’y subsisterait pas à cause de la chaleur qui fond dés métaux, la terre est donc placée à son endroit par une sagesse sans bornes. » Qu’on dise plutôt : Imaginer une autre place que celle qui correspond à sa qualité, est une folie sans bornes, une véritable dégradation de la pensée philosophique, que dis-je ? du simple bon sens. La téléologie continue : « Si la neige était de couleur noire, les régions polaires seraient un désert effrayant… tandis que dans notre monde actuel, la belle disposition des couleurs est une preuve des plus fortes en faveur de l’Intelligence divine… Qui est-ce qui a appris aux oiseaux les mouvements nécessaires pour traverser l’air ? Aveugle serait un homme qui n’y verrait le doigt et la pensée d’une puissance supérieure à ces animaux. » En raisonnant ainsi, on oublie entièrement la différence entre l’instinct et l’art. L’animal nage, vole, marche, rampe, saute parce qu’il est forcé à l’exécution de ces mouvements ; il a son mouvement caractéristique qui lui réussit toujours, tandis que l’homme est combiné d’organes qui sont aussi variés que flexibles, et qu’il doit discipliner pour telle ou telle chose : il apprend tout, mais à la sueur de son front ; il parvient ainsi à imiter, même à surpasser les mouvemens des animaux, mais il ne le peut que par l’art et l’industrie. L’animal a de l’instinct, précisément parce qu’il n’a pas de l’art,

On oublie cela quand on dit que l’araignée, le castor, l’abeille, sont des animaux artistes, comme s’ils étaient libres de faire leurs manipulations ou de les laisser. L’erreur est qu’on commence ici par une hypothèse fausse, qu’on ne veut pas abandonner dans la suite la nature, dit-on, est analogue à une œuvre humaine, et cette prémisse nous conduit à un ouvrier, à un architecte, à un artiste divin, mais analogue à l’homme ; il faut un chef à l’univers, afin que celui-ci ne tombe pas en anarchie. Toutes les démonstrations de l’existence de Dieu n’ont donc qu’une valeur logique ; or, comme les formes logiques, elles aussi, sont essentielles à l’homme, cette valeur logique est en même temps anthropologique et prouve en faveur de mon système. La téléologie est dans une ignorance complète quand elle nous demande : « N’est-ce pas Dieu qui enseigne à l’araignée d’attacher sa toile entre deux arbres qui sont placés de deux côtés d’un ruisseau ? » Elle confond ici l’araignée avec l’homme ; cet animal, au contraire, n’a point fait des études téléologiques, et il y a pour lui entre son corps et le corps où il attachera sa toile, une connexité intérieure pas moins grande que l’est le connexe entre l’os et les muscles de mon bras. Pour l’œil de cet animal n’existent point les distances et les variations innombrables que le regard humain aperçoit ; l’œil de l’araignée est bien différent du nôtre. Les sauvages au Groënland disent d’un poisson marin, qu’il est né de l’urine humaine, parce que cet animal exhale une odeur urineuse voilà une génération zoologique tout à fait de la même force que la génération cosmologique de nos théistes, qui font dériver le monde de l’intelligence parce qu’il impressionne vivement celle-ci. L’homme, quand il se lance dans cette théorie (la vue) de l’univers, fait de son nerf optique le nerf moteur de la nature, et de la lumière céleste un Être créateur dans le ciel.

Pourquoi la nature fait-elle des monstres, par exemple des acéphales, des bicéphales ? Parce qu’elle ne sait pas ce qu’elle fait, en d’autres termes, parce qu’elle ne sait pas combiner ses divers efforts ; elle laisse l’enfant là, sans les os du crâne, parce qu’elle ne regarde jamais d’avance le résultat futur. Elle fait des membres surnuméraires, parce qu’elle ne sait pas compter. Elle place à gauche ce qu’elle place généralement à droite, parce qu’elle ne sait pas distinguer la gauche et la droite, Il serait folie de lui imputer tout ceci comme si elle était douée de volonté, de conscience et d’intelligence mais il serait aussi inexact de l’appeler aveugle ou morte ; elle ne voit ni ne vit comme un organisme subjectif, sensitif, personnel, comme l’animal et l’homme ; elle ne produit pas d’après la nécessité de la logique, des mathématiques, de la métaphysique, elle ne fait pas des abstractions. La nature produit matériellement et partant irrégulièrement, elle ne doit pas être jugée comme si elle était humaine ; à chacun de ses produits on doit établir la différence entre ce qu’il est à notre intelligence et ce qu’il est en lui : nous parlons d’elle comme si elle était humaine, mais la cause en est dans notre langue, qui est basée sur les apparences subjectives.

Le Dieu créateur ou surnaturel est avec la nature autant en contradiction que l’eau naturelle avec l’eau surnaturelle, dite baptismale, et on est très peu logique quand on nie, en bon naturaliste théiste, la force miraculeuse de l’eau du baptême en laissant subsister le miracle des miracles, le Dieu créateur ou la création du monde.

La religion parle de la Providence, mais d’une autre que celle du naturalisme théiste. La providence religieuse est illimitée et embrasse maternellement tous les êtres individuels sans aucune exception, tandis que l’autre ne s’occupe que des espèces et des genres. Un naturaliste théiste s’étonne quand on adore la providence religieuse, il se contente d’un Dieu qui a été réduit au minimum, comparable au simple point des mathématiciens, mais, il faut l’avouer, la sienne est bien mesquine. Du reste, on se trompe en disant que la nature s’occupe des espèces ; celles-ci se conservent parce qu’elles sont la totalité de tous les individus qui se propagent ; la multiplicité est quelquefois à l’abri de beaucoup de dangers auxquels est exposé l’individu isolé, mais elle ne l’est pas toujours ni partout.

Ainsi quelques oiseaux australiens, le dronte et l’autruche géant, le cerf géant d’Irlande, n’existent plus depuis quelques siècles, sans compter les espèces antédiluviennes. Le hasard, qui joue son rôle inquiétant précisément dans les circonstances les plus personnelles, a été de tout temps un motif de religiosité, et aucun théiste naturaliste ne la refutera ; qu’on lise ce que Socrate, dans Xénophon, dit à propos des oracles helléniques.

Les dieux existent, d’après Épicure, dans les espaces intermédiaires de l’univers (intermundia), dans le vide qui se rencontre entre la réalité et l’idée, entre la loi et son application, entre l’action et son résultat, entre le présent et l’avenir. Très bien ; ils sont donc des êtres imaginaires, qui doivent leur existence non au présent, mais au passé et à l’avenir. Ceux du passé sont les morts, leur culte remplit quelquefois la religion toute et entière, comme en Chine. Ceux de l’avenir avec le paradis et l’enfer, sont plus puissants que ceux du passé avec ses doux et mélancoliques souvenirs.

Les dieux qui surgissent de la tombe, ne sont que des ombres divines, mais les dieux vivants et réels, qui gouvernent les éclairs et le tonnerre, la vie et la mort, le paradis et l’enfer, sont ceux de l’espoir et de la crainte, ils ne nous viennent que des profondeurs de l’avenir.

Le visible présent est de la prose, l’invisible futur est de la possibilité et du hasard. A moi le présent, qui ne me peut pas être ravi par les dieux ; ils sont eux-mêmes incapables, disait l’antiquité classique, de rendre non-fait ce qui a été fait ; leur domaine, c’est l’avenir inconnu. Le terrible abîme entre le moment actuel et le moment qui immédiatement va suivre, nous ne saurions le traverser qu’avec le secours des dieux qui nous servent de pont et de bouclier contre les innombrables causes de notre mort ; ce secours divin qu’ils nous prêtent avec leurs corps éthérés et invulnérables, est une manifestation de leur éternelle bonté.

La bonté, voilà donc une qualité essentielle des dieux. Mais pour cela ils ont besoin de pouvoir tout ; voilà la toute-puissance, et avec elle les miracles qui en sont les preuves les plus décisives. Et comment la toute-puissance se manifesterait-elle sans une durée sans fin ? Dieu est donc éternel, c’est-à-dire l’être humain sans interruption continué à l’infini, et en ce sens il fait perpétuellement des miracles, car il efface les bornes, les qualités ordinaires des choses naturelles, il renverse, pour le salut de l’homme, toute différence entre la règle et l’exception. Ainsi, quand les théistes disent : « Dieu ne fait pas des miracles parce qu’il a arrangé les choses une fois pour toutes dans l’ordre le plus parfait, » ils sacrifient l’homme à la nature et la religion à la raison, ils prêchent l’athéisme au nom de Dieu. Certes, un Dieu qui ne remplit pas les prières humaines quand leurs objets sont au-delà des conditions ordinaires, n’est rien autre chose qu’une personnification de la nécessité naturelle.

Ce Dieu est celui des rationalistes ; ils ne veulent pas entendre parler d’un Dieu incarné, ils détestent le miracle dévoilé et franc, sans s’apercevoir que leur Dieu est un miracle voilé. « Mais un temps viendra, a dit Lichtenberg, où la foi religieuse du rationalisme ne sera pas moins appelée superstition que la foi ecclésiastique, un temps où le cierge d’église et le crépuscule rationaliste seront remplacés par la lumière de la nature et la raison de l’humanité. »

Le monothéisme subordonne la nature à l’être humain, le polythéisme l’être humain à la nature, et cette différence dans les religions est fondamentale : mais toutes ont cela de commun qu’elles choisissent pour objet une chose seulement en tant que l’imagination s’en occupe, n’importe le nom : Jehovah ou l’Apis, le Tonnerre ou le Christ, l’Ombre optique du corps humain (chez les nègres de la Guinée) ou l’Ame humaine (chez les anciens Parses), le Génie protecteur ou le dieu de la Digestion ; et l’on connaît assez mal l’essence de la religion quand on veut le découvrir avec le télescope, le microscope, le scalpel, ou le marteau du minéralogiste : Dieu n’existe que dans le sanctuaire de l’imagination dont il est l’essence.

Les dieux que l’homme se fait, sont chaque fois analogues à ses désirs. La nation hellénique adorait des dieux limités, parce que ses désirs l’étaient aussi ; les Hellènes, loin de vouloir vivre éternellement, désiraient seulement de ne pas mourir dans la fleur de l’âge ni d’une manière douloureuse : comme dans l’époque si heureuse de Kronos, disaient-ils, où l’individu humain au bout de sa carrière se coucha pour dormir, et ne se réveilla plus. Les Hellènes ne prétendaient pas être bienheureux, mais tout simplement heureux, ils se subordonnaient sans arrogance aux limites et aux lois naturelles, ils ne se désolaient pas, comme les chrétiens, d’être assujettis à l’instinct sexuel, à la faim et à la soif, au sommeil ; ils n’avaient pas encore le dogme d’une création tirée du néant, ils ne changeaient pas encore l’eau en vin. Ils changeaient le vin et l’eau en bon et vaillant sang humain, ils érigeaient le ciel de leurs dieux sur le fondement de notre terre. Le prince de leurs penseurs, Aristote, ce vrai Jupiter de la philosophie, qui ne connaît rien de plus sublime que de méditer sur l’univers, dit que Dieu est la pensée permanente ; c’est là un acte qui reste dans le cercle naturel des choses réelles et dans la nature humaine. Les chrétiens et les talmudistes, au contraire, parlent d’un paradis fantastique où l’homme ne serait jamais devenu mortel s’il n’eût pas commis le péché originel ; tandis que l’homme quand il n’est pas dans un état d’exaltation idéaliste, n’a point des désirs extravagants : une longue vie, une forte santé corporelle, intellectuelle et morale, et une mort naturelle sans agonie, voilà où se bornent ses souhaits. Pour se défaire du dogme de l’immortalité personnelle, on n’a pas même besoin de recourir à la résignation surhumaine ou antihumaine des stoïciens : il suffit pour cela de se convaincre combien sont illusoires et supranaturalistes les désirs qui lui servent de bases. Le Coran et Luther, saint Augustin et le Talmud sont parfaitement d’accord lorsqu’il s’agit de l’accomplissement des désirs au ciel, ils diffèrent entre eux seule’ment dans leurs objets ; quant au bonheur céleste des chrétiens, en tant qu’il est article de la foi, il ne peut être acquis que par le secours divin, tandis que la morale s’exerce même sans ce Dieu. Kant, qui fit de la morale l’essence de la religion, ressemble fort à Aristote, qui fit de la théorie l’essence des dieux : l’un attaque par là le christianisme, l’autre le paganisme.

L’homme monte péniblement les degrés de la civilisation, il les arrose de sueur, de larmes et de sang : mais à chaque pas il y a analogie entre le matériel et le spirituel. Quant il a déjà marché longtemps sur ce douloureux chemin, il commence à ouvrir ses yeux à un horizon plus large et plus riche, il veut que le beau s’unisse à l’utile ; ce n’est qu’alors que ses dieux aussi deviennent des êtres esthétiques. Le pauvre nègre, après avoir pris dans la bouche un morceau de viande sacrée, va le cracher à la figure de ses hideuses idoles : l’Ostiaque sibérien frotte les siennes avec du sang et de la graisse, il jette du tabac à priser dans leurs narines : le culte divin de ces sauvages n’est pas moins dégoûtant que leur nourriture. Mais voyez les Hellènes, avec leurs beaux fétiches qui présentent la forme humaine la plus idéalisée, avec leurs magnifiques solennités religieuses, processions, musique, hymnes et nuages d’encens elles étaient en rapport direct avec leur goût physique, et je n’hésite pas à dire que les dieux des Hellènes étaient leurs sens cultivés. L’homme, quand il sacrifie à ses divinités, sacrifie à lui-même, et quand il offre des hécatombes, il le fait en l’honneur de son penchant pour le luxe. « Les sacrifices, a-t-on dit, sont la négation du fini. » C’est possible, mais n’oublions pas qu’il ne s’élève pas pour cela au-dessus de la sphère des choses finies, il ne fait que remplacer un fini par un autre. L’habitant des îles Sandwich s’arrache les dents incisives, celui des îles de l’Amitié se coupe le cinquième doigt ; ils espèrent que cette mutilation volontaire et partielle les garantira de la destruction involontaire et totale du corps ; ils vont immoler leur ami, l’enfant aîné, le grand-prêtre, mais ils le font pour le salut de leur nation, pour le bonheur des autres hommes. Le Germain du Nord se perce en chantant de son glaive, dans le but de gagner ainsi par une mort violente la vie douce et éternelle au Walhalla ; le chrétien et le bramine sacrifient le bonheur terrestre, mais dans le seul but d’acquérir celui d’outre-tombe.

Par le sacrifice, l’homme satisfait à ses sympathies et à ses antipathies. Dans le premier cas l’objet immolé est agréable à ses dieux et répond à leur essence, ils ne sont donc que les notions générales des objets, mais des notions personnifiées : au dieu de la guerre on sacrifie des bêtes sauvages ; à Moloch, ce dieu destructeur, l’enfant aîné, au dieu des troupeaux et des jardins, le lait, le miel et les fleurs, aux déesses de l’amour et de la fécondité, la chasteté virginale, aux divinités célestes les animaux de couleur blanche, aux sombres divinités du monde souterrain les animaux de couleur noire. Dans l’autre cas on immole à la divinité ce qu’elle déteste : le pénitent indien et le chrétien dogmatique lui sacrifient l’instinct sexuel, l’Israélite le bouc émissaire ; le peuple d’Athènes annuellement quelques criminels, après les avoir conduits par la ville. Thémistocle, à la veille de la bataille de Salamine, immole solennellement trois neveux du roi ennemi ; sur la place publique de Rome on enterre vivants deux prisonniers gaulois. Le sacrifice est donc une action dramatique par laquelle l’homme divinise son amour et sa haine comme des êtres extérieurs et surnaturels.

Or, de tous les objets dont l’homme peut disposer, le plus précieux, le plus important par une valeur toute intrinsèque et sans égale, est la vie humaine. L’immolation de l’homme par l’homme, le sacrifice dit humain qui est en même temps le plus inhumain, appartient donc logiquement à la notion de la religion. En tuant un homme devant l’autel, on exprime à la fois la plus énergique négation de l’être humain et sa plus énergique position : le sacrifice de la vie humaine est le plus intensif, le plus douloureux de tous les sacrifices : il satisfait donc d’une manière plus large et plus profonde que tout autre nos antipathies et nos sympathies personnifiées sous la figure de la divinité. Sur les sacrifices humains dans le culte hébreux voyez les recherches de MM. Ghillany et Daumer ; mais dans la religion chrétienne aussi la colère de Dieu n’est apaisée que par l’effusion d’un sang humain : le Fils de Dieu et de l’Homme doit mourir pour concilier Dieu avec l’Homme. Il fallut donc le noble sang d’un homme pur et sans péché : un pareil sang est précieux au-dessus de tout, lui seul possède une puissance si surnaturelle, si miraculeuse, si magique qu’il fait fléchir le courroux de Dieu. L’anthropothysie est donc la terrible et sublime fleur de la religion en général ; elle prouve que l’essence de la religion est non-seulement l’essence de la nature, mais aussi l’essence de l’homme[3].

« Pour l’Allemagne la critique de la religion est essentiellement finie ; or, la critique de la religion est la base de toute sorte de critique.

« L’existence profane de l’erreur est compromise, car son oraison céleste pro aris et focis a été réfutée. L’homme avait cherché un Homme surhumain dans la réalité imaginaire du ciel, et il n’y trouva que le reflet de son propre être ; l’homme ne sera pas non plus incliné désormais à se contenter d’un fantôme représentant son propre être dans cette vie terrestre, où il devra à présent chercher et trouver la véritable réalité.

La base de la critique anti-religieuse, la voici : l’homme fait la religion, ce n’est point la religion qui fait l’homme. Et remarquez que la religion est la conscience du moi ou le sentiment du moi dans un homme qui pour ainsi dire ne s’est pas encore trouvé, ou dans un homme qui s’est déjà de nouveau perdu. Or, l’Homme n’est pas une entité abstraite, un être résidant au-delà de l’univers ; l’Homme c’est le monde humain, c’est l’État, c’est la Société. Cet État et cette Société produisent la religion ; cet État et cette Société sont un monde faux et interverti ; la religion, leur produit, est donc la conscience de ce monde interverti, et partant une connaissance erronée, intervertie et perverse. La religion, c’est la théorie universelle de ce monde, c’est pour ainsi dire son compendium encyclopédique, c’est sa logique en forme populaire, c’est son point d’honneur spiritualiste, c’est son transport enthousiaste, c’est son extase fantastique, c’est sa sanction morale, c’est son complément solennel, c’est enfin sa consolation et sa justification universelles. La religion, c’est la réalisation fantastique de l’être humain ; fantastique parce que l’être humain ne possède encore aucune réalité vraie et convenable. Faire jouer la mine et ouvrir la brèche contre la religion, est par conséquent le combat indirect contre le monde dont l’arôme spirituel s’appelle précisément religion.

« La misère religieuse, la misère telle qu’elle forme un objet des lamentations de la religion, est à la fois une expression de la misère réelle et une protestation contre celle-ci.

« La religion, c’est le soupir que pousse la créature en angoisse, c’est l’âme affective et affectée qui appartient à un monde sans cœur, c’est enfin l’esprit d’un état de choses déraisonnables ; elle est l’opium du peuple.

« La religion c’est l’illusion que le peuple se fait de son bonheur : faire disparaître cette illusion, désillusionner le peuple, signifie donc demander un bonheur réel. Quand on abandonne les illusions qu’on avait sur sa situation, on fait par-là abandonner une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion contient ainsi en germe déjà la critique de cette vallée de larmes, dont l’auréole est précisément la religion.

« La critique, en effet, a arraché et éparpillé une à une toutes ces jolies fleurs imaginaires, dont l’homme religieux avait paré ses chaînes mais gardons-nous d’en conclure que l’homme devra encore porter le poids de ces chaînes désormais si désolantes et si dépoétisées : non, au contraire, il s’ensuit qu’il va jeter loin de lui ces chaînes et cueillir la fleur vivante.

« La critique de la religion a désenchanté l’homme, il va penser, il va agir, former sa réalité comme fait un homme désenchanté et arrivé à l’entendement dont il était séparé par l’imagination : il tournera désormais autour de lui-même, c’est-à-dire autour de son véritable soleil. La religion n’est qu’un soleil imaginaire tournant autour de l’homme qui n’a pas encore appris à tourner autour de lui-même.

« Maintenant, que le monde hyperphysique, cette vérité transcendante, s’est évanoui et évaporé à jamais, l’heure est venue pour établir la vérité terrestre, le monde naturel et humain, politique et social : voilà la tâche dévolue à l’Histoire. La tâche de la philosophie, qui travaille au service de l’Histoire, est de continuer l’ouvrage de sa critique : après avoir démasqué la figure sacro-sainte dont l’aliénation du Moi égaré s’était affublée, la philosophie doit maintenant pousser plus loin, elle doit arracher aussi sans retard tous les masques profanes, pour y flétrir encore ce qu’elle avait déjà flétri plus haut : l’aliénation, l’aberration du Moi égaré et devenu étranger à lui-même : par-là la critique du ciel devient une critique de notre terre, la critique de la religion se transforme en critique du droit, et la critique de la théologie en critique de la politique[4]. »

La religion en général est nécessairement un chaos rempli de contrastes et de contradictions, car elle est l’ensemble de toutes les qualités et fonctions essentielles de l’homme et de l’univers ; elle est par conséquent aussi favorable à la démocratie qu’au despotisme. Elle parle d’un Dieu, père des hommes, qui est tout amour et liberté, et un instant après elle parle d’un Dieu, maître absolu des hommes, qui est tout autorité et esclavage ; et la paternité divine même renferme déjà la patria potestas du droit romain, élément extrêmement antilibéral, qui n’est rien autre chose que l’obéissance aveugle en politique. La conséquence est que la religion fait dépendre le salut éternel des âmes de son cérémonial, absolument comme l’État fait dépendre le salut temporel de ses formalités juridiques ; celle-là établit des devoirs envers les dieux, celle-ci envers les rois ; mais ces devoirs sont en contradiction avec ceux qu’on doit à l’homme ; l’une pour sanctionner les barbaries qu’elle commet, prétexte les conseils impénétrables de ses dieux ; l’autre pour justifier les brutalités qu’il se permet, nous parle de je ne sais quels ineffables motifs d’une indicible importance politique ; l’une immole la raison, l’autre le droit naturel. Ainsi, les docteurs chrétiens du code n’ont pas eu tort de placer Dieu au sommet du droit criminel, en déclarant le blasphème le plus grand de tous les crimes possibles ; plus tard cette ardeur se refroidit du moins en ce sens, que le blasphème fut désormais puni comme une simple injure contre les adorateurs de Dieu, et non plus contre lui-même. En d’autres termes, le code pénal prenant si vivement le parti de Dieu, ne s’intéressa au fond qu’à l’Homme, dont l’honneur est partout et toujours en rapport direct avec les dieux qu’il vénère. Le résultat était cependant à peu près le même : en Égypte on noya quiconque avait offensé le saint crocodile, en Autriche on brûla celui qui avait parlé mal du Dieu trinitaire. L’État politique chrétien prouve de la sorte que les éternelles flammes de l’Enfer ne sont point une illusion fantastique, et les blasphémateurs qui subirent les tourments diaboliques du droit criminel sous Léopold Ier, empereur d’Autriche, trouvèrent sans doute un quart d’heure long comme l’éternité.


  1. On adore l’animal, dit Hegel quelque part, aussi parce qu’on est frappé par l’aspect de cet automate vivant et mystérieux, qui ne se trompe pas, qui sait tout ce qu’il lui faut sans l’avoir appris, et dont l’âme toujours naïve et instinctive, a pourtant des rapports si surprenans avec l’âme réflective de l’homme.  (Note du traducteur.)
  2. Dans le système de Manichée, si calomnié par le rhétheur saint Augustin, où l’évangélisme se combine assez ingénieusement avec le platonisme, le magisme et le braminisme, le soleil et la lune sont les derniers du Fils de Dieu et d’une autre puissance divine de premier ordre. (Le traducteur.)
  3. C’est donc ici que le traité l’Essence de la Religion se rattache à cet autre intitulé l’Essence du Christianisme. Le traducteur intercale ici une partie de sa belle introduction à la critique de la philosophie hégélienne du droit, par M. Karl Marx (Annales franco-allemandes. 1844. Paris).  (Le traducteur.)
  4. Fin de l’intercalation.  (Le traducteur)