Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. II

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Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 114-130).

Chapitre II.

La Religion considérée en général.


Ce que je viens de démontrer sur la corrélation entre le sujet et l’objet en général, je le dois maintenir et appliquer à l’objet religieux en particulier, à Dieu.

En effet, dans les relations qui existent entre la conscience humaine et les objets naturels ou matériels, je distingue cette conscience en une conscience qu’on a de l’objet matériel et la conscience du moi, ou la conscience de la conscience. Dans la contemplation de l’objet de la religion, cependant, ces deux faces de la conscience ne font plus qu’une. L’objet matériel existe en dehors de l’homme, l’objet religieux existe dans l’intérieur de son âme ; l’objet matériel change de place, l’objet religieux ne le quitte jamais ; c’est l’objet le plus intime, et qui est inhérent à l’homme, tout à fait comme la conscience morale et la conscience du moi personnel ; Augustin a raison quand il s’écrie : « Dieu est bien plus rapproché de nous, plus parent de nous, et, par conséquent, plus facile à reconnaître que les objets physiques » (de Genesi ad literam, 516). L’objet de nos sens est, en quelque sorte, indépendant de notre jugement, indépendant de nos opinions, tandis que l’objet de la religion est un objet élu, l’être primitif, l’être suprême, l’être le plus sublime, et, par tant, un objet qui suppose un raisonnement, une comparaison critique, un discernement entre ce qui est divin et ce qui ne l’est pas, entre ce qui mérite d’être adoré et ce qui ne le mérite pas. Ainsi, nier que l’objet choisi, en ce cas, par le sujet reflète l’être intérieur du sujet, reflète comme un miroir sans tache la nature essentielle du sujet, serait se refuser à l’évidence la plus frappante et j’avance hardiment cette thèse : « L'objet religieux d’un homme individuel, c’est sa nature individuelle devenue objet. » Le Dieu d’un homme est, pour ainsi dire, mathématiquement accommodé à sa façon de sentir, à sa méthode de méditer, à sa manière d’agir ; le Dieu devant qui un homme individuel, on un homme collectif, un peuple, s’agenouillent, porte en lui rigoureusement la mesure de la valeur morale, intellectuelle et physique de cet individu, de ce peuple.

La science qu’un homme a de son Dieu, la conscience qu’il a de son Dieu, n’est qu’un autre nom pour désigner la science qu’il a de lui-même, la conscience qu’il a de son moi. Son Dieu, c’est son âme manifestée, son intérieur expliqué et interprété au dehors ; son Dieu, c’est son caractère sans masque, son cœur dévoilé.

Gardons-nous, du reste, de croire qu’un homme religieux pourrait savoir cette vérité si mystérieuse et si simple à la fois. Il l’ignore complètement, il le doit, sa religiosité cesserait sur-le-champ, car c’est précisément l’absence entière de toute réflexion de cette sorte, qui constitue la nature de la religion en général comme de chaque système religieux en particulier. La religion est donc partout antérieure à la philosophie, et l’histoire du développement d’un individu ressemble sous ce rapport exactement à celle du développement d’une nation et du genre humain tout entier.

La religion, c’est un état de l’homme comparable à l’enfance. L’enfant aussi voit son être sous la forme d’autrui, d’un père, d’une mère, d’un précepteur. De là vient que chaque religion ne reconnaît plus que comme quelque chose d’humain ce que la religion précédente avait vénéré comme quelque chose de divin : l’objectif se transforme en subjectif, dirait un métaphysicien. Cette manière de transformation perpétuelle, on pourrait presque dire de transsubstantiation, constitue ce qu’on est parfaitement autorisé d’appeler le progrès dans les religions. Chacune, il n’y a point d’exception, va taxer d’idolâtre et blasphème la religion antérieure, en lui reprochant d’avoir déifié et idolâtré l’homme ; en marchant ainsi péniblement, lentement et d’étape en étape, ce long développement historique des religions successives n’est point autre chose qu’une connaissance de plus en plus approfondie, qu’une étude de plus en plus élargie et enrichie, que l’homme fait de sa nature essentielle. Chacune aussi, après avoir lancé l’exécration et la proscription contre celle dont elle a pris la place historique, croit fermement que le triste sort des religions précédentes ne sera jamais le sien, parce que son objet diffère un peu de ceux des autres. Mais, hélas ! elle est à son tour irrévocablement condamnée, condamnée d’avance, de subir cette illusion fantasmagorique qui constitue la vraie nature de la religion en général : elle aussi doit se courber sous les lois éternelles qui régissent celle-ci. Il n’a été donné qu’au penseur, de jeter le regard pénétrant de l’intelligence philosophique sur les religions et de dévoiler leur essence secrète, leur nature intérieure et mystérieuse, dont elles-mêmes, je l’ai expliqué plus haut, n’ont jamais pu avoir conscience ; si — par impossible — une religion avait conscience d’elle-même, elle cesserait sur-le-champ d’être religion.

« Les perfections de Dieu dit Leibnitz dans la préface de sa Théodicée, sont celles de nos âmes, mais il les possède sans bornes… il y a en nous quelque puissance, quelque connaissance, quelque bonté, mais elles sont toutes et entières en Dieu. »

Grégoire de Nysse (édit. Krabinger. Leipz. 1837, p. 43) dit Nihil in anima, etc. « Nous croyons qu’il n’y a rien de grand, de sublime dans nos âmes, qui ne soit aussi la propriété de la nature divine ; tout ce qu’il y a d’étrange ou de contraire à Dieu n’entre point dans la définition de l’âme, » Quidquid a Deo alienum, extra definitionem animae, et Clément d’Alexandrie (paed. 3, 1) va plus loin encore, en disant hardiment plus : « La plus élevée, la plus belle de toutes les sciences c’est donc de se connaître soi-même : si quelqu’un se connaît lui-même, il connaîtra Dieu. » Si quis enim se ipsum novit, Deum cognoscet.

La religion chrétienne ne tient pas beaucoup aux attributs dont elle entoure son Être suprême, elle permet même d’assez bonne grâce de les nier comme divins et de les appeler des attributs humains ; mais elle est toujours prête de foudroyer l’anathème et l’accusation d’irréligiosité et d’athéisme contre celui qui oserait nier le sujet de ces mêmes attributs. Elle ne veut pas qu’on nie le sujet comme divin, mais pourquoi nous a-t-elle permis d’effacer les attributs divins ? Ne sait-elle donc pas que, détruire tous les attributs d’une chose signifie autant que détruire la chose elle-même ? Effacez les attributs, les manifestations, les fonctions d’un être vivant quelconque, et vous annulez d’un coup toute influence qu’il pourrait exercer sur les autres objets, vous l’annulez, vous l’annihilez lui-même. La religion ne doit jamais admettre la thèse sur l’impossibilité de connaître Dieu ; cette prétendue impossibilité renferme déjà en elle l’athéisme qui n’attendra pour éclater qu’un moment favorable. Ce Dieu qu’on n’est pas capable de connaître, on pourrait très-bien l’appeler une existence non existante, un être de contradiction, un non-sens, par la simple raison que toute existence réelle et véritable est en même temps une existence qualitativement spécifiée, différente de toute autre existence. Il n’y a pas d’existence en général ; ce qu’on serait tenté de nommer ainsi, c’est à peu près le néant, le zéro ; c’est au moins une existence insipide, languissante, et ce n’est que là où l’homme a perdu le goût de la religion de ses pères, que la religion elle-même et son Dieu perdent aussi, pour ainsi m’exprimer, le goût d’exister comme jadis. Je sais qu’il y a encore une autre manière moins directe de nier et d’effacer les attributs de Dieu : elle consiste en ce qu’on reconnaît leur origine humaine, mais en même temps leur nécessité pour l’entendement de l’homme, dont la faiblesse ne permettrait point, dit-on, de se faire de Dieu des idées autres qu’humaines. C’est la fameuse distinction entre Dieu tel qu’il est en lui, à lui, pour lui, et Dieu tel qu’il est à moi, pour moi. Cette distinction, assez subtile et spécieuse au premier coup-d’œil, a deux fautes également grandes : elle est louche, fausse en elle-même, et elle n’en détruit pas moins la tranquillité religieuse. Les attributs de Dieu, dites-vous, tels que nous les figurons par des qualités humaines, ne signifient rien objectivement, rien pour Dieu ; ils signifient assez pour nous, et le Dieu qu’ils constituent, quoiqu’un peu ressemblant à l’homme, est le seul que nous sommes en état de comprendre. Très-bien : mais savez-vous peut-être si Dieu est un autre pour moi, un autre en lui ? Et qu’aurez-vous à répondre si nous vous objectons que notre connaissance des qualités de Dieu constitue précisément son essence et son existence ? Un homme religieux se trouve parfaitement heureux de ce qu’il a reconnu de la nature de son Dieu, il n’en cherche point à savoir davantage ; mon Dieu, se dit-il, s’est révélé à mon âme, et aucune âme humaine ne serait capable d’en embrasser, d’en supporter une plus grande révélation. Dans la distinction faite entre Dieu en lui et Dieu pour moi, on subit cette illusion de croire qu’il pourrait se révéler, se manifester à nos yeux autrement encore. En effet, si un objet peut paraitre à mes yeux sous plusieurs formes, j’ai raison de parler d’un objet en lui et d’un objet pour moi. Or Dieu parait tel que l’homme est capable de le comprendre. Jamais le genre humain, dit la religion, ne pourra, même dans l’avenir le plus éloigné, comprendre Dieu différemment de Dieu tel que je vous l’ai donné une fois pour toutes. Son Dieu est donc parfaitement connu, circonscrit, pesé par elle pour ainsi dire. Elle, qui se proclame la religion absolue, qui avec un dédain souverain, de par le droit inexorable de l’histoire, passe en revue toutes les religions précédentes, en les condamnant sans exception, elle a sans doute le droit de se dire : « Dieu est Dieu : moi, je le reconnais tout entier et en sa vérité totale ; Dieu est personnalité, je déclare que la personne divine ou le Dieu personnel, c’est l’essence divine elle- même qui s’est montrée sous une forme religieuse. » Elle doit parler ainsi, sous peine de se tuer par le scepticisme ; la distinction susmentionnée entre Dieu en lui et Dieu pour l’homme n’est, au fond, qu’un beau sophisme sceptique et irréligieux.

L’homme appelle, sans hésitation, Dieu ou Être divin, celui qui est l’être le plus élevé, qui est si haut placé que l’homme ne saurait imaginer un être supérieur à celui-là. Comme d’autres créatures peuvent fort bien être comparées à la créature humaine, nous inférons que l’oiseau, si Dieu, par impossible, devenait objet pour l’intelligence de cet animal, se figurerait Dieu nécessairement sous la forme d’un être ayant des plumes et des ailes ; ceci arriverait nécessairement,je le répète, parce que l’oiseau ne doit point connaître une existence, une forme supérieure à la sienne. Mais, si l’oiseau disait : « Dieu qui m’apparaît à moi sous ma forme, sous la forme générale de l’espèce des créatures organiques à laquelle j’appartiens, ce Dieu est probablement en lui un autre ; seulement je ne le sais point au juste. » — L’oiseau ferait un raisonnement peu logique, encore plus, il ferait un raisonnement antireligieux. — Faisons maintenant un pas en avant, et disons que, quand les attributs ont été classifiés parmi les qualités humaines, leur sujet lui-même éprouve forcément le même sort aussitôt que ceux-là sont devenus des anthropomorphismes, celui-ci le devient également ; en d’autres termes, après avoir rencontré dans les qualités divines d’amour, de charité, de générosité, de personnalité intelligente et morale, autant de qualités humaines, nous voyons que l’existence du sujet divin, la foi religieuse elle-même, sont d’origine humaine, sont des idées humaines. L’homme qui dit que la sagesse, la charité, etc., sont des qualités de son Dieu, prouve par là indirectement qu’il aime la charité, la sagesse, la bonté, la pureté du cœur humain, qu’il les reconnaît comme les qualités les plus nobles, les plus essentielles de l’être humain. Cet homme, pénétré qu’il est des sensations et des sentiments qui se réveillent en lui à tout moment, à chaque impulsion du sang et à chaque mouvement de la respiration, se trouve tant d’existence énergique, tant d’instinct vital qu’il n’hésite point de dire : Mon Dieu lui aussi existe et doit exister.

L’homme déclare donc que son Dieu est un être réellement existant, un être intelligent, un être généreux, un être personnel ; il le déclare par ce très-simple motif que lui-même se reconnaît comme doué de personnalité, de générosité, d’intelligence, d’existence, et que, sans le moindre doute, ces biens-là sont pour l’homme les biens suprêmes, surtout l’existence. La seule différence qu’il y a entre les attributs divins et leur sujet divin, la voici : le sujet avec son existence, l’existence divine, n’apparaît point au raisonnement ordinaire sous la forme anthropomorphique, parce que l’existence de l’homme, cette base primitive de tous les autres biens, porte dans son sein une nécessité tellement impérieuse que l’existence de Dieu est devenue quelque chose d’immédiatement présent à l’esprit humain, quelque chose qui n’a pas besoin de réclamer l’appui de la réflexion tandis que les attributs divins et humains renferment une nécessité qui, n’étant point immédiatement identique avec l’existence de l’homme, doit être circonscrite, déterminée par la conscience, ce qui suppose un acte de méditation. En effet, nous voyons — et c’est une vérité un peu banale — que l’homme existe, soit bon, soit méchant, soit ignorant, soit savant.

De là, l’existence de son Dieu lui parait être au moins aussi indubitable, aussi primitive, aussi acquise à la réalité que la sienne ; j’existe, dit-il, donc mon Dieu existe.

Eh bien ? cette distinction n’est pas inattaquable par la critique ; au contraire, la nécessite des attributs est la base sur laquelle s’érige. pour ainsi dire, la solennelle pyramide de la nécessité de leur sujet, et quand cette base disparaît, la pyramide s’affaisse aussi. L’homme, le sujet humain (Il est permis, ce me semble, d’appeler philosophiquement sujet tout ce qui existe, soit une substance, soit une personne, soit un être ou autre) n’est sujet qu’en sa qualité spéciale d’homme ; ôtez-en les spécialités, les qualités humaines, et l’existence réelle du sujet-homme s’évanouit. L’attribut, voilà la véritable source d’où vient le sujet ; l’attribut, c’est la vérité du sujet, et le sujet, c’est l’attribut personnifié. Le sujet, c’est l’existence ; l’attribut, c’est l’essence.

Ainsi, la certitude de l’existence de Dieu est entièrement subordonnée à la certitude des attributs, des qualités de Dieu ; les chrétiens reconnaissent comme certaine l’existence de leur Dieu chrétien, tandis qu’ils refusent d’ajouter foi à l’existence des dieux des polythéistes. Le païen, de son côté, ne pouvait, ne devait avoir le moindre doute sur l’existence objective de son Jupiter, dont les attributs lui paraissaient tout à fait divins et dignes du roi de l’Olympe. En d’autres mots, l’existence de ce Jupiter n’était basée que sur l’existence des attributs que les croyants lui prêtaient. Ce dont l’homme a reconnu la vérité, il se le représente aussi comme réellement existant ; primitivement, ce ne sont que les choses réelles qui sont à ses yeux des choses vraies, et il les oppose aux choses non réelles, aux choses idéales, aux songes, aux rêveries. L’homme, dans son raisonnement, commence par déduire le vrai du réel, de l’existence, et ce n’est que plus tard qu’il déduit l’existence d’un objet de la vérité de cet objet. Dieu, c’est l’essence de l’homme, mais cette essence considérée comme vérité absolue, comme la vérité de l’homme ; or, l’essence, la nature de l’homme peut être considérée sous plusieurs points de vue assez différents l’un de l’autre ; par conséquent, les dieux de l’homme différeront entre eux également, et cela de la même manière. L’homme qui s’est fait une idée, un idéal si vous voulez, de sa nature essentielle, conclut nécessairement de là à l’existence réelle du Dieu qui, nous venons de le dire, est précisément cette nature essentielle humaine, mais représentée comme image dans des proportions gigantesques et transcendantes.

Au Romain de l’antiquité, par exemple, on ne pourrait ôter sa qualité de romanisme ; le Grec du paganisme ne saurait être dépouillé de l’hellénisme, sans cesser d’exister ; les divinités de la nationalité hellénique comme celles de la nationalité romaine étaient en effet des êtres grecs et romains, ou plutôt les incarnations des forces, des talents, des passions qui constituaient l’une et l’autre. De là la foi que ces populations ajoutaient pendant si longtemps à leur mythologie ; comment auraient-elles pu douter de l’existence de ces dieux et déesses, de ces héros et daimones, qui, au fond, n’étaient que l’être romain, l’être hellénique dans ses formes et manifestations si multiples et nombreuses ? Ces anciens païens auraient dû douter d’eux-mêmes pour douter des idoles et des mythes.

Plus tard, il est vrai, la réflexion abstraite se lève, elle observe, elle tourne et retourne son objet, elle le dissèque, elle le décompose chimiquement, et elle arrive cette fameuse thèse, qui établit une différence entre le sujet, l’existence d’un côté, et l’attribut, l’essence de l’autre ; mais cette thèse est fausse. L’identité du sujet et de l’attribut résulte de l’histoire du développement des religions, qui coïncide avec l’histoire des civilisations. Ainsi, l’homme sauvage, dit de la nature n’adore que des dieux de la nature ; plus tard, l’homme, en se construisant des maisons, renferme son idole dans un temple. L’architecture s’en trouve peut-être plus honorée que le dieu : les temples divins, il me semble, prouvent qu’un peuple a déjà une juste idée de la haute valeur de la maison humaine. L’homme, s’émancipant peu à peu de la brutalité primitive, établit des distinctions entre ce qui est convenable son Dieu, et ce qui ne l’est point, en même temps qu’il en établit entre ce qui convient à l’homme et ce qui ne lui convient point : voilà Dieu devenu l’idée collective de la dignité suprême, de la majesté, de la générosité ; le sentiment religieux devenu le sentiment de la morale. Ce ne furent que les artistes de la Grèce civilisée qui trouvèrent en eux assez d’intelligence et de goût esthétique pour incarner dans les belles idoles des anciennes divinités nationales et locales la tranquillité de l’âme courageuse, l’énergie du cœur généreux, la grandeur de la majesté souveraine, le sourire de la gaîté sans peur et sans remords. Toutes ces qualités essentiellement humaines n’étaient, aux yeux de l’artiste, des attributs divins que parce qu’elles lui paraissaient elles-mêmes des divinités, en elles-mêmes des perfections divines, des puissances absolument bonnes, fortes et belles[1].

Ces mêmes artistes excluaient de leurs dieux les désirs ignobles, les passions basses et mesquines, parce que ces attributs leur semblaient peu dignes des immortels et des mortels à la fois. Ainsi, les dieux d’Homère mangent et boivent en d’autres termes, manger et boire est une jouissance parfaitement divine. Les dieux d’Homère manifestent une grande force musculaire ; leur roi a le bras le plus fort parmi tous les habitants immortels du manoir céleste au sommet de l’Olympe ; en d’autres termes, la force, l’adresse musculaire en elle-même, et abstraction faite des divinités surhumaines, était considérée comme sublime, divine. Chez les anciens Germains, la vertu guerrière était la plus haute de toutes : par conséquent, le plus haut de leurs dieux était nécessairement le dieu de la guerre, Odin. Il résulte de tout ceci que les théologiens, comme les philosophes, jusqu’aujourd’hui se sont singulièrement mépris, en proclamant les qualités, les attributs de leur dieu, au lieu de proclamer la divinité de ces attributs, de ces qualités ; en effet, c’est la qualité, la réalité, si méprisée par eux, qui mérite pourtant le nom de « Dieu ». Un athée ne doit être appelé que celui qui ne voit rien dans les attributs divins, qui se moque de la charité, de l’amour fraternel, de la justice, de la liberté, de la générosité, de la science, de la vertu, etc. Mais ne dites point qu’on devient athée en ne reconnaissant pas, eu niant le sujet auquel tous ces attributs-là appartiennent. Les attributs sont d’une force assez grande pour survivre au sujet qui en avait été orné, car ils ont une réalité intérieure, indépendante de toute autre chose ; ils se font admirer et adorer, aimer et imiter par l’homme, qui ne cesse jamais d’éprouver leur vérité ; ils se produisent, ils se manifestent d’eux-mêmes. Quelle logique plus triste et erronée que celle qui conclut de la non-existence d’un dieu, à la non-existence des attributs dont il avait été composé ! Vous avez beau crier contre moi l’athée : tant que vous n’aurez pas démontré que la bonté, la charité, la justice et les autres qualités divines sont à mes yeux des êtres chimériques, des idées fausses et perverses, je ne suis point athée.

Le raisonnement de mon système me conduit à reconnaître que le sujet divin est déterminé par tout l’ensemble de toutes ses qualités divines déterminantes en d’autres termes, que ce dieu ne devient dieu qu’à la force collective de toutes les puissances qualitatives dont je l’entoure ; il en résulte, par conséquent, que les qualités sont primaires, et que le sujet divin est secondaire. L’origine de la religion s’oublie, quand on réunit plusieurs qualités diverses ou contradictoires en un seul être personnel, en relevant surtout la personnalité, et qu’on la décompose après, jusqu’à ce point qu’on transforme ses diverses qualités, ses désirs, ses passions, ses manifestations, en autant de divinités particulières[2]. Au reste, l’homme religieux incline continuellement à personnifier sous une forme divine quelconque tout ce qui a touché ses nerfs, frappé ses sens, excité son intelligence et son imagination ; il personnifie une couleur, un bruit, un ton, un corps d’une forme particulière, dont son intelligence ne peut pas se rendre compte : il les déifie, ce sont des fétiches pour lui. La religion embrasse ainsi tout, absolument tous les objets de la nature ; chacun à son tour a été un objet des divers cultes religieux, ou, si vous voulez, de la superstition. En d’autres termes, la religion n’a point quelque chose de particulier, elle ne reconnaît point des choses étrangères au monde naturel, étrangères à la conscience du Moi. À Rome, il y avait même des temples élevés à la Peur et à la Terreur, et les chrétiens ont personnifié les affections de leur âme et les qualité des choses ; ils ont fait de ces attributs de leur propre être autant de sujets indépendants, autant de puissances qui, selon eux, gouvernaient l’univers physique, intellectuel et moral. Leurs démons, leurs lutins, leurs fées, leurs sorciers, leurs anges, étaient autant de vérités sacrées, lorsque l’homme en totalité était sous l’empire de la religiosité sincère et indivise.

Pour obvier à l’identité des attributs divins et des attributs humains, on a dit que Dieu, l’Être absolument réel par excellence, est une composition d’une masse innombrable des attributs les plus divers, et que parmi eux nous ne pouvons reconnaître que quelques-uns offrent de l’analogie avec l’être humain, tandis que tous ses autres attributs ne sont à reconnaître par l’âme qu’après la mort de l’individu.

C’est précisément par ces attributs ultérieurs que Dieu, dit-on, est un être entièrement différent de l’homme. À quoi je réponds qu’une multitude innombrable d’attributs vraiment différents entre eux, tellement différents que nous ne pouvons déduire de quelques uns l’existence qualitative des autres ne peut se réaliser, se constituer que dans une multitude innombrable d’individualités différentes. L’être humain est en lui-même sans doute une abondance vivante d’innombrables attributs, et c’est à cause de cela qu’il doit se déployer, s’élargir pour ainsi dire en une multitude innombrable d’individus humains, qui tous différent entre eux. Chaque homme est lui-même un nouveau talent de l’humanité. Dans tous les hommes existe la même puissance qui existe dans chaque individu, mais elle se façonne particulièrement dans chaque individu, et elle se manifeste dans chacun comme puissance individualisée et caractéristique. Je ne me trompe donc point, en disant que le mystère religieux de cette abondance infinie des attributs qu’on prête à Dieu, équivaut au mystère de l’être humain infiniment multiple, varié, déterminable à l’infini. Précisément par là cet être est un être du monde physique, du domaine des sens, un être dans l’espace et dans le temps. La diversité des attributs ne se manifestera que dans la diversité du temps et de l’espace tel homme est bon musicien, bon médecin, bon écrivain mais il ne manifeste point toutes ces qualités en même temps. Ce n’est point la dialectique hégelienne, c’est le temps qui sait réunir dans un individu tant de contrastes et tant de forces contradictoires.

Voyez maintenant ce qui en arrive quand vous séparez de l’être humain cette variété immense d’attributs : vous en faites une idée sans réalité, une idée fantastique par conséquent, une abstraction, une ombre de la réalité physique qui est en même temps dépouillée de toute réalité physique ; vous en faites évidemment une idée qui harmonise fort mal avec l’être divin conçu comme être spirituel, être simple et abstrait ; les attributs de Dieu ont cette particularité qu’en posant un seul, vous les posez tous à la fois, parce qu’il n’y a pas entre eux une différence réelle. Ainsi, en n’ayant pas dans les attributs présens les attributs futurs, ou dans le Dieu tel que nous le concevons à présent, en deçà de la tombe, le Dieu tel que nous le concevrons dans l’avenir au delà de la tombe, nous n’aurons point le Dieu d’à présent dans le Dieu futur ; ces deux dieux seront deux êtres différens. Or, cette différence est insoutenable quand il s’agit de la parfaite unité, homogénéité, identité et simplicité du Dieu des théologiens[3]. Vous dites : tel attribut doit être un attribut divin, parce qu’il est de nature divine, c’est-à-dire, qu’il ne renferme point de bornes, point de limites ; or, les autres attributs de Dieu valent évidemment autant ; tout différens qu’ils sont entre eux, ils désignent tous une perfection illimitée ; vous pouvez donc imaginer des attributs divins innombrables qui tous coïncideront dans l’idée abstraite de Dieu, et qui tous auront de commun ce qui rend chaque attribut un attribut divin. Il en est ainsi chez Spinosa.

Ce philosophe parle d’une multitude innombrable d’Attributs divins que la Substance divine possède : il n’en nomme aucun, excepté l’Extension et la Pensée, puisqu’il est en effet très-inutile de les connaître particulièrement. Les attributs eux-mêmes sont inutiles et superflus, ils signifient évidemment chacun la même chose, et en les énumérant tous la philosophie spéculative ne prononcerait pas davantage qu’en énumérant deux seulement : le penser et l’extension. Le penser, pourquoi est-il chez Spinosa attribut divin sinon parce qu’il est compris, conçu, entendu par et de lui-même, ou parce qu’il exprime une chose indivise, primitive, parfaite, infinie ? L’extension de la matière, pourquoi est-elle encore un attribut spinoziste ? évidemment parce qu’elle est dans le même cas.

Ainsi, la Substance, Dieu, peut très-bien avoir des attributs d’un nombre indéfini ; ce n’est point la différence qualitative entre eux qui les rend dignes de figurer comme attributs divins, mais plutôt leur indifférence, leur identité absolue, leur égalité parfaite. En d’autres termes, cette Substance n’a une multitude innombrable d’attributs que, remarquez bien ceci, uniquement parce qu’elle n’a point d’Attribut exactement défini, exactement circonscrit et réel, c’est-à-dire parce que la Substance n’a point d’Attribut du tout. On peut s’étonner de la tournure inattendue que prend ici ce mouvement spéculatif, mais on se convaincra bientôt de sa vérité logique, en voyant comment la vide et simple unité de la pensée se complète par la multiplicité également indéterminée de l’imagination, de sorte que l’attribut, qui n’est point un multum, devient forcément multa. Le vrai est que le penser et l’extension sont les deux attributs positifs et précis ; ils sont déterminés, et, en ne nommant que ces deux-là, on dit infiniment plus que par tout le reste des attributs qui n’ont pas de nom.

Revenons à notre thèse. Il est maintenant acquis que, comme les attributs sont véritablement le sujet, un sujet divin, les attributs duquel sont des attributs humains, doit être un sujet humain. Les attributs sont des attributs généraux et des attributs personnels. Les généraux, de nature métaphysique, ne servent à la religion que pour point d’appui assez lointain, ce n’est pas de là qu’elle tire son caractère particulier. Les attributs personnels, au contraire, sont les éléments constituants de la religion ; Dieu est personnalité, Dieu est législateur, Dieu est père de l’homme, Dieu est le miséricordieux, le juste, etc. Or, toutes ces qualifications sont d’une manière plus ou moins évidente des qualités humaines. La religion, qui, on le verra bientôt, ne sait point ce que c’est qu’un anthropomorphisme procède pourtant uniquement par eux. Elle voit sous ces attributs humains l’essence divine, mais sans soupçonner le moins du monde leur nature humaine ; ce n’est que la réaction sur la religion qui nous apprendra que ce sont des images empruntées à l’humanité. Aux yeux de la religion la phrase : Dieu est le père de l’homme, est une réalité. La religion a cette particularité qu’elle exprime, par la bouche du Concile de Latran, par exemple, dans le 2e canon (Summa omnium Concil. Carranza, Antwerp. 1559, p. 326) de la manière suivante : Inter creatorem et creaturam non potest tanta similitudo notari, quin inter eos major sit dissimulitudo notanda ; ce qui se réduit en dernière instance indubitablement à ceci : Dieu est Ens; l’homme est Non-Ens, Dieu est Quelque chose, l’homme est Rien. Et c’est en effet la plus sublime hauteur à laquelle l’imagination spéculative et religieuse peut s’élever. Le raisonnement résulte nécessairement de la nature de la spéculation elle-même. Elle a retrouvé toutes les grandes qualités humaines dans l’être divin, elle les y considère comme le côté le plus positif, le plus réel, le plus divin de Dieu, comme elle dit : en se tournant après vers l’être humain, elle n’y voit qu’une large et triste lacune, qui a été formée par ce dépouillement préalablement opèré ; elle en conclut logiquement que l’être humain est un être mesquin, misérable et réprouvé.

On peut dire que la richesse et la pauvreté de l’être humain et de l’être divin sont en raison inverse l’une vis-à-vis de l’autre. La religion est loin de s’apercevoir de cette illusion, d’autant plus loin que tous les trésors dont elle dote son Dieu ne sont point ses yeux perdus pour l’homme, car le dogme dit que l’homme religieux va se retrouver en Dieu. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, les moines prêtant le grand serment de chasteté devant l’autel du Seigneur, condamnaient l’amour sexuel dans leurs personnes, mais ils retrouvaient l’amour dans le ciel, en Dieu, dans la Sainte Vierge, qui en elle représente le sexe féminin, la Femme par excellence, la femme divinisée. Les moines, on le sait, proclamaient la Mère du Christ la reine de leur cœur, et cela n’était point un jeu de mots ; cette Femme-Déesse était une femme idéalisée, mais en même temps un objet de leur amour également idéalisé.

Je suis convaincu que cet amour mystique du moine pour la Sainte-Vierge, dans les cas qui en offrent le véritable type, et qui, comme règle, dominent sur les exceptions, était un amour parfaitement sérieux : pas moins sérieux que l’amour de la nonne pour le Christ. Les moines plaçaient, pour ainsi dire, la Sainte-Vierge sur le trône de Dieu lui-même ; plus ils détestaient la sexualité, et plus leur Dieu, auquel ils sacrifiaient cette sexualité devait nécessairement entrer dans le domaine des sens. On ne sacrifie à Dieu que ce qu’on aime le plus, ou dont on fait grand cas. C’est toujours aussi ce que Dieu regarde avec le plus d’intérêt. Les Hébreux ne sacrifiaient point à leur Jéhova des bêtes qui faisaient naître en eux le dégoût, mais celles qui avaient beaucoup de valeur à leurs yeux : Cibus Dei, la nourriture de Dieu, dit le Lévitique 3. 11.

Par conséquent, lorsqu’on fait de la négation de la sensualité un sacrifice agréable à Dieu, on rétablit, on regagne involontairement, du moins indirectement, l’objet sacrifié, auquel on a évidemment imputé la plus haute importance, et on le remplace par ce Dieu qui vient d’accueillir le sacrifice. Ainsi, l’homme religieux renie sa raison ; il proclame hautement de ne point connaître Dieu par lui-même, et de ne le comprendre qu’à l’aide de la révélation divine. Mais voyez, en revanche, ce Dieu s’occupe des affaires humaines, il s’accommode paternellement à ses créatures mortelles, il se fait leur guide, leur précepteur, il ne perd jamais de vue ses élèves chéris ; en d’autres termes, l’homme en abdiquant son savoir humain, le place plus haut, le place en Dieu. L’homme abdique entièrement sa personnalité, il s’humilie jusqu’au dernier degré ; mais son Dieu en devient la personnalité suprême, le Moi par excellence, l’honneur personnifié ; gloriam suam plus amat Deum quam omnes creaturas. L’homme est méchant, dit la religion, et elle se hâte d’ajouter Dieu est bon ; assertion qui, soit dit en passant, se détruit elle-même. Un être absolument méchant, méchant par nature, ne saurait jamais aspirer vers le bien, et c’est précisément ce que la religion ne cesse d’exiger de lui. La moindre réflexion en démontre déjà le non-sens ; je ne saurais apercevoir la qualité d’un tableau si je manque absolument de la faculté esthétique. Il faut donc plutôt poser ce dilemme : ou le bien n’existe point pour l’homme, ou il existe pour lui, et en ce cas l’existence du bien prouve à l’homme individuel d’une manière frappante que l’essence, que la nature humaine en général, est belle, bonne et sainte. Et c’est précisément de là que nait le péché et, remarquez-le bien, la conscience du péché, la conscience du mal ; l’individu humain s’aperçoit de sa petitesse individuelle qui est en contradiction avec la grandeur sublime du genre humain ; il reconnaît ses péchés individuels en les comparant à la sainteté de la nature essentielle de l’homme ; il ne saurait la mesurer par la nature d’un autre être absolument différent de lui.

Toute la différence entre l’Augustianisme et le Pélagianisme se résume en deux mots : celui-là dit par la bouche de la religion ce que celui-ci dit par la bouche du rationalisme. L’un et l’autre font de la vertu une qualité humaine ; saint Augustin le dit indirectement, d’une manière mystique ou religieuse, Pélage d’une manière directe, rationnelle, morale. Si Augustin nie l’homme, il abaisse Dieu en lui imposant l’humiliation de la croix ; Pétage nie Dieu et la religion : Isti tantam tribuunt potestatem voluntati, ut pietati auferant orationem, s’écrie saint Augustin (de nat. et grat. cont. Pelag. c. 58). Pélage prend pour base uniquement le Créateur, c’est-à-dire la nature, et point le Sauveur, c’est-à-dire le Dieu de la religion ; il abaisse Dieu en élevant l’homme à la hauteur de Dieu ; Pélage fait de l’homme un être indépendant qui marche seul et sans l’appui de son Dieu. Bref, l’augustianisme n’est qu’un pélagianisme pris rebours, il pose comme sujet ce que celui-ci pose comme objet. Toute leur différence n’est qu’une pieuse illusion : il y a bien identité complète entre le pélagianisme qui met l’homme à la place de Dieu, et l’augustianisme qui met Dieu à la place de l’homme. Ce qu’on prête au Dieu de l’homme, on le prête réellement à l’homme même. L’homme a beau glorifier les qualités de son Dieu, il ne glorifie que les siennes. L’augustianisme serait une vérité opposée au pélagianisme, si l’homme adorait le démon comme Être-Suprême ou Dieu, et cela en ayant la conscience de cette adoration diabolique ; chaque fois au contraire que l’homme adore comme Dieu un être boa et bienfaisant, il fait par là même l’aveu solennel, quoique indirecte de la bonté naturelle de l’essence humaine, et tout cet échafaudage augustinien de la perversité primitive, du fameux péché originel, tombe nécessairement en poussière.

Il en est de même quand on nous parle de la doctrine, identique avec l’augustianisme, qui dit : l’homme ne peut point faire le bien par sa propre force. Cela signifie qu’il ne peut rien faire du tout. Chaque fois qu’on entendra sous Dieu un être moralement actif, moralement critique, un être qui possède au plus haut degré la faculté de discerner entre le bien et le mal de récompenser l’un et de punir l’autre en ce cas on nie si peu l’activité morale de l’homme qu’au contraire on en fait la faculté principale. Ce n’est que le panthéisme et le nihilisme des Orientaux, qui nient notre activité morale en niant l’activité morale de Dieu, en définissant Dieu comme un être indifférent au bien et au mal.

Le grand mystère, ou plutôt le grand secret, de la religion, le voici : l’homme objective son être, et après l’avoir objectivé il se rend lui-même objet de ce nouveau sujet. Dans la religion cette opération se fait d’une manière naïve, immédiate, involontaire pour ainsi dire ; dans la théologie elle se fait d’une manière réflective, spéculative. L’opération dans la religion doit toujours précéder l’autre ; elle est aussi nécessaire que dans l’art et dans la parole, qui sont également deux objectivations de l’être humain. On aura beau dire : l’homme, méchant et mauvais de nature, aspire vers le bien moral parce que Dieu, son créateur, est bon. – Cette phrase insolente, qui lance la plus affreuse de toutes les calomnies contre l’homme, va se changer victorieusement sous les yeux de la critique intelligente en celle-ci : l’homme aspirant vers le bien moral, est nécessairement bon de nature, Dieu dit-on, ne s’occupe que du salut de l’homme ; or, l’homme aspire vers Dieu, donc l’homme s’occupe du salut de l’homme. Voilà par conséquent l’homme, cette misérable et mesquine créature, humiliée par la religion jusqu’au dernier degré, qui s’élève tout coup jusqu’à devenir le seul but de toute l’activité de Dieu. On peut très bien comparer la religion dans ce double mouvement à la systole et à la diastole du cœur physique ; l’activité des artères, qui pousse le sang jusqu’aux extrémités de notre corps, c’est la systole religieuse par laquelle l’homme pousse au loin son être humain, qui par là devient étranger à lui ; l’activité des veines, qui ramène ce sang des extrémités de notre organisme vers le centre, vers le cœur, c’est la diastole religieuse par laquelle l’homme reçoit de nouveau son être humain.

Quand on contemple les religions qui vont en se développant dans le progrès historique, on voit que l’homme est occupé d’un travail anti-religieux, c’est-à-dire qu’il ôte à la religion peu à peu les trésors dont il enrichit insensiblement l’être humain.

Ainsi, la religion révélée des Hébreux (Moïse, V, 23, 12, 13), humilie l’homme tellement qu’elle lui fait voir des commandements positifs de Dieu dans les instincts primitifs et naturels de l’organisme humain : entre autres celui de la propreté, de la décence la plus vulgaire. Plus tard vient la religion révélée des chrétiens : elle sait déjà classer les affections, les instincts, les besoins de l’homme, selon leur but, leur contenu, leur objet, elle attribue les bons à Dieu, elle exclut de Dieu ceux qu’elle ne juge pas dignes de lui. Elle distingue ainsi entre la propreté morale intérieure, et la propreté matérielle extérieure ; le mosaïsme avait identifié l’une avec l’autre (Moïse, I, 35, 2 ; III, 11, 44, 20, 26, et le Comment. de Clericus). Le christianisme, comparé au mosaïsme, est la religion de la critique et de la liberté. L’israélite n’osait pas choisir ses aliments sans consulter son Code religieux, le chrétien était un esprit-fort, un athée sous ce rapport. Voyez donc combien ces choses changent ; la religion d’hier n’est plus la religion d’aujourd’hui, et ce qui est athéisme aujourd’hui, s’appelle demain religion.

  1. L’art des Mexicains, des Indiens, des Égyptiens, des nations sémitiques représenta toujours les dieux comme autant d’agglomérations d’attributs : à membres multiples, à têtes d’animaux, etc., sans montrer le moindre goût esthétique ; l’art des Hellènes s’en dégagea de bonne heure, en passant par une époque transitoire : voyez, par exemple, la grande Diane d’Éphèse. (Note du traducteur.)
  2. Jupiter, par exemple, comme Jupiter Tonant, Jupiter Summanus, Jupiter Stator ; Vénus comme V. Verticordia, V. Libitina. Les mythologies se compliquent surtout par ces décompositions et recomposition. (Note du traducteur.)
  3. Aux yeux de la foi religieuse, la seule différence est que le Dieu présent est un objet de la croyance imaginative, et le Dieu futur un objet de l’intuition directe, immédiate, personnelle ; c’est le même, mais dans deux degrés différens de clarté.