Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. I

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Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 103-114).

Chapitre I.

L’Homme considéré en général.


La religion se base évidemment sur ce qui fait la différence essentielle entre l’homme et l’animal. Les anciens naturalistes, très faibles, on le sait, dans la critique et le discernement, attribuèrent à l’éléphant, entre autres qualités moins sublimes, aussi cette d’être religieux. Cuvier cependant ne veut point qu’on place l’éléphant sur un degré plus élevé que le chien. Ainsi, la fameuse, religiosité de ce pachyderme des tropiques n’est qu’une fable. Aucun animal n’a ce que nous appelons religion.

Quette est donc cette différence essentielle entre l’homme et l’animal ?

La réponse la plus simple, la plus populaire, c’est que la conscience du moi distingue l’un de l’autre. Conscience est un mot qui se dit dans deux sens. Dans son sens plus large il signifie ce sentiment qu’un être a de lui-même et de son existence, la force distinctive, la force perceptive, la force de former des jugements sur les objets matériels selon leurs signes et symptômes extérieurs ; dans ce sens le mot conscience est fort bien applicable aux animaux. Mais chaque fois qu’il est pris dans un sens plus étroit, plus rigoureux, il n’appartient qu’à l’homme. En effet, les animaux, ayant chacun le sentiment de leur moi particulier, si je puis m’exprimer ainsi, ne peuvent jamais embrasser l’idée de leur race, de leur espèce, de leur genre, et c’est précisément ce que l’homme peut très bien. La conscience, dans ce sens, est parente de la science. Où il y a conscience du genre, de l’espèce de la race, là il y a aussi possibilité de science. On saurait même dire que la science est la conscience des genres. Dans la vie ordinaire nous traitons avec des individualités, avec des personnes, mais dans la science il s’agit des genres des choses. Aucun animal n’a ce que nous appelons science.

L’homme mène une double existence, l’une extérieure, l’autre intérieure. L’animal ne mène qu’une seule existence, dans laquelle se confond sa vie intérieure avec sa vie extérieure. Cette vie intérieure de l’homme, c’est sa vie mise en rapport avec le genre humain, avec l’essence générale de l’homme. L’homme réfléchit, pense en d’autres termes il converse, il discute avec lui-même. Cette fonction vitale se rapporte au genre, elle élargit l’horizon de l’individu : et, remarquez-le bien, elle peut être exercée par cet individu sans le concours d’un autre individu humain, tandis que l’animal, quand il veut manifester une fonction vitale se rapportant à l’espèce, au genre, est nécessairement forcé de réclamer l’assistance d’un autre animal. L’homme est à la fois son propre moi et toi ; il est ego et son alter ego à la fois ; précisément parce que l’individu humain a la capacité de faire un objet à sa méditation et à son activité, non-seulement de son individualité isolée, mais aussi de son genre, de son essence humaine.

La religion en général se trouve être identique avec l’être humain, avec l’essence humaine, avec la conscience humaine, cela veut dire avec la conscience que l’homme a de son être.

La religion est la conscience que l’homme a de l’infini ; par conséquent, elle ne peut être autre chose que la conscience qu’il a de son être infini. En effet, une individualité réellement finie, circonscrite, renfermée dans des bornes et des limites ne saurait jamais avoir conscience d’un être infini. Ce qui fait sa limite, cela même fait aussi la limite de sa conscience ; ainsi une chenille, dont l’existence se borne aux végétaux d’une seule espèce, ne saurait avoir une conscience au-delà de ces végétaux-ci. Cette chenille distingue sa plante parmi toutes les autres plantes, voilà tout nous ne dirons point que cet animal possède, proprement parler, une conscience d’elle-même. Nous disons qu’elle a de l’instinct. Du reste, c’est déjà Gassendi qui a écrit : « Objectum intellectus esse illimitatum sive omnium rerum, ac ut loquuntur, omne Ens ut Ens, ex eo constat, quod ad nullum non genus extenditur, nullumque est cujus cognoscendi capax non sit ; licet ob varia obstacula multa sint quae re ipsa non norit. »Avoir conscience de l’infini, signifie avoir conscience de l’infini de la conscience.

Des matérialistes disent quelquefois : « L’homme ne diffère de l’animal que par la conscience, et l’homme est un animal doué de conscience » ; ces matérialistes-là sont assez pauvres d’esprit. Ils oublient, en parlant ainsi, qu’un être qui naît à la conscience du moi, éprouve un changement qualitatif, se change jusque dans ses racines. Cela soit dit en passant, et sans vouloir jeter un mépris quelconque sur l’être des animaux ; l’espace me manque ici pour en dire davantage.

Eh bien ! quelle est donc cette essence de l’homme, dont il a conscience ? Quelle est la véritable humanité, pour ainsi dire, dans l’homme ? Je réponds que c’est la raison, la volonté, le cœur. La puissance de réfléchir, de méditer, c’est la lumière de l’intelligence ; la puissance de la volonté, c’est l’énergie du caractère. La puissance du cœur, c’est l’amour. Ces trois puissances sont les trois perfections de l’être humain ; perfections absolues, c’est-à-dire au-delà desquelles il n’y a rien, forces suprêmes, qui forment en même temps la base de son existence tout entière. L’homme a pour but l’exercice de son intelligence, de son amour, de sa volonté ; or, le but, le véritable but d’un être est toujours aussi sa racine. Le but de la raison c’est elle-même ; nous pensons pour penser ; nous aimons pour aimer ; nous voulons pour vouloir, c’est-à-dire pour être libres. Cette trinité humaine ou humanitaire existe donc, si je puis m’exprimer ainsi, pour elle-même, à cause d’elle-même ; cette trinité, je l’appelle absolue, divine, parce que sans elle, l’homme individuel ne serait rien. Il ne faut donc point dire l’homme possède ces trois forces-là ; ces trois forces, comprises sous un nom unitaire, c’est l’homme.

En effet, il se trouve sons leur empire, et quel homme raisonnable pourrait résister à la raison ? quel homme aimant à l’amour ? Ne sommes-nous pas assujettis à la puissance de la musique, qui n’est rien autre que le langage du sentiment ? Le son, le ton musical n’est-il pas du sentiment qui se communique ? L’amour, n’est-il pas plus fort que l’homme individuel ? tellement qu’il pousse l’homme à se lancer dans l’abîme de la mort. Le penseur n’éprouve-t-il pas la suprématie absolue de la raison, de la méditation de la réflexion ? Elle se manifeste dans l’intérieur du cerveau, sans bruit, en secret, mais aussi irrésistible que l’amour le plus fougueux. Nous méditons, nous descendons dans les profondeurs sacrées de la réflexion, tout autour de nous disparaît dans l’oubli, et nous-mêmes nous y disparaissons. Certes, cet enthousiasme scientifique, c’est le plus beau triomphe que la raison puisse célébrer sur les penseurs, en les dominant, en les absorbant tout entiers. Et quand l’individu supprime une passion détestable, se défait d’une vieille et mauvaise habitude, il n’arrive à cette victoire que par l’énergie de la volonté, de cette force morale qui s’empare de l’homme individuel et qui le remplit d’une sainte colère contre son propre moi et les misérables faiblesses de sa personne.

L’homme, sans objet, n’est rien. En effet, les grands hommes de l’histoire, ceux du moins qui méritent véritablement ce nom, ne connaissent qu’une seule passion dominante ; toute leur existence est vouée, sacrifiée, pour ainsi dire, à la réalisation du but auquel ils se sont donnés. Cet objet de leur activité n’est rien autre chose que leur moi devenu objet. Ainsi, dans la nature inanimée, le soleil est un objet commun à toutes ses planètes, mais il l’est d’une manière différente à Mercure, à Mars, à Saturne, à notre terre ; on peut fort bien dire que chacune de ces planètes a son soleil particulier à elle. Le soleil tel qu’il luit pour Uranus, n’a pour notre globe qu’une existence astronomique, scientifique, et nullement une existence physique ; le soleil, tel qu’il existe pour Uranus, diffère essentiellement du soleil tel qu’il est pour la terre.

La totalité des rapports donc, dans lesquels se trouve la terre au soleil ; la proportion, la mesure de la masse, du volume, de la densité, de l’intensité de la lumière et de la chaleur, tout ceci, prit dans l’ensemble, donne, ou plutôt, est la nature spéciale de notre planète elle-même. En d’autres termes, une planète quelconque possède dans son soleil à elle le miroir de sa propre nature planétaire et spéciale, le miroir de sa propre essence à elle.

Ainsi, nous le disons encore une fois, c’est en sentant, en observant les objets, que l’homme acquiert la conscience de lui-même, de son existence individuelle, de ses forces, de ses facultés personnelles. « Connais-toi toi-même,» lui crient le soleil, la lune, les astres. L’animal, au contraire, n’est saisi, n’est touché que par les rayons lumineux dont sa vie animale est immédiatement affectée, tandis que l’homme aperçoit même le rayon de l’étoile la plus éloignée.

L’homme est donc susceptible de cette joie sublime, intellectuelle, esthétique, qu’on nomme à juste titre joie théorique ; l’œil humain, qui, par son appareil optique, aperçoit, absorbe, inhale, qu’on me passe ce mot, la lumière universelle du ciel étoilé, lumière éternelle et innocente qui n’a rien à faire dans les besoins terrestres, l’œil humain, dis-je, rencontre sa propre source dans cette lumière du firmament. L’œil est de nature céleste ; la vue, la théoria des anciens Hellènes[1] offre quelque chose de plus qu’un simple jeu de mots du dictionnaire grec. Les premiers qui ont philosophé étaient des astronomes ; ils se rappelaient par l’aspect de l’azur et de la lumière de la voûte céleste que l’homme n’a point seulement à agir, mais aussi à réfléchir, à méditer, à penser, à faire de la théorie, et non-seulement de la pratique.

L’être absolu de l’homme, c’est son être à lui l’être humain. Ainsi le pouvoir qu’exerce sur l'’homme un objet qui s’est mis en rapport avec ses sensations et son sentiment est bien la puissance de ces sensations et de ce sentiment ; ainsi, le pouvoir qu’exerce sur l’homme un objet qui s’est mis en rapport avec son intelligence, sa raison, est décidément la puissance de cette raison de cette intelligence ainsi, le pouvoir qu’exerce sur l’homme un objet qui s’est mis en rapport avec sa volonté, est à coup sûr la puissance de cette volonté elle-même. Voyez ce jeune homme, son être se trouve sous la domination du ton musical ; il est gouverné, absorbé par le sentiment qui s’est mis en rapport avec la musique, ou qui a son élément spécial dans la musique. Le sentiment n’est donc déterminé, gouverné, dirigé que par ce qui est du sentiment ; de même la volonté, de même l’intelligence.

Et comme ces trois grandes manifestations de l’être humain, vouloir, penser et aimer, sont des perfections, des réalités, des puissances, cet être doit nécessairement percevoir ces trois puissances comme autant de puissances infinies, non bornées ; et, en effet, nous ne percevons point, par la volonté, la volonté comme puissance bornée, ni par l’intelligence, l’intelligence comme puissance bornée, ni par le sentiment, le sentiment comme puissance bornée. Je dis borné, limité, c’est un euphémisme, il faudrait dire nul, néant. Nullité, c’est le nom pathologique pratique ; finalité, c’est le nom métaphysique théorique ; l’un et l’autre sont identiques.

Avoir conscience du moi personnel, c’est avoir affirmé ce met, c’est se manifester en pensant, aimant, agissant ; avoir conscience du moi, c’est éprouver de la joie à cause des puissances de ce moi. Même la vanité humaine en fournit an exemple l’homme se regardant dans le miroir, est ému de joie de sa forme humaine ou, Ainsi le pouvoir comme Cicéron l’exprime (liv. I De la nature des Dieux) : Homini homine nihil pulchrius, pour l’homme il n’y a rien de plus beau que l’homme. Il ne faut point, du reste, reprocher à l’homme cette joie comme un égoïsme mesquin et étroit : il possède en même temps la faculté de trouver belles aussi les autres créatures qui n’appartiennent point au genre humain : il admire le beau dans les contours, les formes, les couleurs du règne minéral, végétal et animal, le beau partout dans l’immense nature de l’univers. Il s’ensuit de là que la figure humaine est réellement la plus parfaite de toutes, et l’homme est incapable d’imaginer une forme encore plus riche plus sublime, plus tendre, plus forte, bref plus parfaite que la forme humaine. Entendons-nous cependant sur ce que je viens d’avancer. On me demandera peut-être : Êtes-vous assez aveuglé par votre système dialectique pour méconnaître les innombrables bornes, les limites dans lesquelles l’homme est renfermé ?

Voici la réponse que j’aurai à faire : ces limites, ces bornes qu’on oppose à la raison de l’homme, à l’essence humaine en général, sont le résultat d’une illusion, d’une erreur, en ce sens que l’homme individuel n’est que trop enclin à appliquer les bornes où se trouve renfermée son individualité, à toute l’humanité. Il tombe dans cette étrange erreur, aussitôt qu’il identifie sa personne isolée, assez mesquine sans doute, avec la grande totalité humaine, avec le genre humain. Un individu humain qui sent douloureusement le peu de valeur qu’il possède, s’efforce à se débarrasser de cette situation plus ou moins gênante il s’en console en imputant ses faiblesses individuelles à l’être humain en général, à la nature humaine : ce qui imprime à un être son caractère spécial, cela est précisément son talent, sa richesse, son ornement et si les végétaux étaient doués de sens optique, de goût esthétique et de jugement, ils vanteraient chacun sa fleur comme la plus belle de toutes.

Le contraire serait un non-sens, serait contre la nature, car quel être pourrait percevoir sa richesse comme pauvreté, son talent comme impuissance, bref son existence comme non-existence ? Dans l’exemple cité, l’intelligence, la faculté critique et esthétique d’un végétal serait évidemment en harmonie complète avec la force productrice de ce végétal, ou avec son essence spéciale. La mesure de l’être existant est égale celle de l’intelligence ; un être borné n’aura qu’une force perceptive bornée, qu’une intelligence bornée. Mais, remarquez-le bien, aucun de tous les êtres si bornés dans le règne de la nature ne s’apparaît comme borné ; ses bornes n’existent qu’aux yeux d’un être supérieur. L’éphémère, dont l’existence est si courte en la comparant à celle de tout autre créature, trouve sa vie aussi longue qu’un animal plus durable une existence de plusieurs dizaines d’années ; la feuille verte à laquelle la chenille est restreinte, est pour elle un espace immense, un monde, ou du moins, un endroit suffisant.

Ainsi, l’intelligence d’un côté, la nature essentielle de l’autre, correspondent entre elles, ne cessent point d’être deux corrélatifs et congruents. L’intelligence, cet horizon spirituel de l’homme particulier, ne va jamais au-delà de sa nature ; le désaccord qu’on trouve entre la force intellectuelle d’un individu et ses forces productives, ses talents, bref sa nature essentielle, ce désaccord n’a parfois qu’une signification individuelle, et dans le reste des cas n’existe point en réalité ; celui, par exemple, qui reconnaît que les poésies qu’il a faites ne valent pas beaucoup, est évidemment moins borné dans son intelligence, et par conséquent aussi dans sa nature moins borné qu’un homme qui, non content de produire des poésies sans valeur, les admire, en méconnaissant le peu de forces productives, le peu de talent qui constitue la nature essentielle de son être individuel.

Ainsi, en pensant l’infini, nous affirmons en pensant l’infini de la force méditative, l’infini de l’intelligence ; ainsi, en sentant l’infini, nous affirmons en sentant l’infini du sentiment. L’objet de la raison, c’est cette raison, devenue objet à elle-même ; l’objet du sentiment, c’est ce sentiment devenu objet à lui-même. En effet, celui qui n’aime pas la musique, c’est-à-dire, auquel manque le sens pour la percevoir, est peut-être plus impressionné par tes bruits du vent et du ruisseau, que par les harmonies célestes de la musique. Et quand on autre est saisi par le ton musical, ce monologue du sentiment, ne l’est il pas, à vrai dire, par la voix intérieure du sentiment, de l’âme, du cœur, de l’imagination ? Je le répète donc : le sentiment ne parle, n’est concevable, intelligible qu’au sentiment : — et comme le long et solennel dialogue de la philosophie est, au fond, un monologue que la raison fait avec elle-même, je dis encore une fois que la pensée parle seulement à la pensée. Le nerf optique est frappé par le jeu si varié des couleurs dans le cristal, le goût esthétique s’en réjouit : les lois rigides de la cristallographie n’offrent un intérét attrayant qu’à l’intelligence. Le vieux Reimarus l’a déjà très bien dit : «La raison n’est susceptible que de la raison et de ce qui en émane (Vérités de la religion naturelle, 4, 8). » Je suis donc parfaitement autorisé d’en conclure, que tout ce qui, dans le domaine de la spéculation transcendente métaphysique (plutôt hyperphysique) et le religion, n’a qu’une signification secondaire, la signification d’un moyen, d’un milieu, d’un instrument, d’un organe, que tout ceci renferme, à la vérité, la signification du primitif, de l’essence elle-même. Ainsi, pour n’en citer qu’un exemple des plus vulgaires, la religion dit : « Le sentiment doit être appelé l’organe essentiel de la religion, une faculté de l’organisme humain par laquelle l’homme religieux se met en contact avec son Dieu » ; phrase qui, après sa transfiguration rationnelle et philosophique, devient celle-ci « Le sentiment est ce qu’il y a de plus sublime, riche, grandiose, le sentiment humain est divin. » En effet, comment pourrait l’homme religieux percevoir les choses divines, si ce soi-disant organe de la religion n’était pas lui-même l’essence divine ? Ce qui est divin, n’est reconnu comme tel que par ce qui l’est également ; Dieu n’est reconnu que par Dieu.

D’ailleurs, l’objet de la religion, cela soit dit en passant, le véritable noyau de la vieille foi chrétienne, pour ainsi dire, disparaît aussitôt que le sentiment se voit proclamé élément principal de la religion. Le sentiment, auquel on a attribué de la divinité, se voit ainsi sacré, canonisé ; de là il n’y a qu’un pas à l’indifférence sur l’objet de ce sentiment divinisé, et à la proclamation de la thèse suivante : « Le sentiment, c’est l’Absolu, c’est Dieu. »

Remarquons seulement que la seule manière de sortir de cette difficulté, est de distinguer entre le sentiment personnel de l’individu humain, et la nature générale du sentiment, l’essence du sentiment en général. Le sentiment, dans la personnalité individuelle, est toujours sous l’influence d’éléments plus ou moins hostiles, tandis que la nature du sentiment est illimitée, infinie ; delà nous arrivons forcément à dire, que Dieu est le sentiment pur, sans bornes, sans limites. Ce sentiment est athée aux yeux de la foi orthodoxe ; celle-ci rattache soigneusement la religion à un objet extérieur, celui-là nie et renie le Dieu objectif, extérieur, le sentiment est son propre Dieu à lui, son Dieu intérieur, et il ne verrait de l’athéisme que là où on lui dirait : « Le sentiment n’existe point. » Il en est de même quant à toute autre puissance humaine, faculté, perfection force, — n’importe le nom, — qu’on proclame comme étant l’organe essentiel et particulier d’un objet extérieur ; j’aurais pu choisir un autre exemple au lieu du sentiment.

Voilà donc ce qui est démontré : l’homme individuel ne peut point au-delà de la nature humaine en général, et même quand il imagine des individualités, des personnalités de ce qu’il appelle une espèce supérieure, il ne saurait faire abstraction de l’espèce humaine ; de sorte que les qualités élémentaires qu’il prête aux personnages de ses rêves mystiques sont toujours les attributs très positifs, très réels qu’il a trouvés dans la nature humaine. Il y a sans doute des personnalités sentantes, méditantes, voulantes, qui habitent les autres globes de notre système planétaire, mais par cette supposition astronomique nous ne changeons que le côté quantitatif de la question ; le côté qualitatif demeure immobile. En effet, les autres planètes subissent, comme la nôtre, les lois du mouvement ; Par conséquent aussi les mêmes lois des sensations, des sentiments, des idées. Christian Hugen dans sa cosmothéorie avait déjà dit : verisimile est, non minus quam Geomatriae, etc. « Il est probable que d’autres êtres encore sont susceptibles de jouir de l’étude de la géométrie, du plaisir de la musique ; aussitôt que nous supposons l’existence de créatures animées dans d’autres astres, créatures douées d’ouïe et d’intelligence, il serait étrange de croire que les mortels de cette terre seuls, etc. »

L’homme, il est vrai, porte ainsi en lui-même ce qu’il adore sous le nom de Dieu, de l’être suprême, mais non en lui comme individu. Aucun de tous les individus composant un genre, n’est égal en valeur à ce genre ; ceci est une vérité assez banale dans l’histoire naturelle. Mais j’insiste sur ce que l’individu humain seul a conscience de cet abîme infranchissable entre lui et le genre humain. La personne humaine, tourmentée par les innombrables faiblesses et les défauts rebutants de son individualité, désire vivement d’en être délivrée, c’est-à-dire de s’affranchir d’elle-même. Voilà l’origine de toute sorte de religion, de foi religieuse, de culte divin. Il ne faut pas oublier, en outre, que cette grande et belle nature de l’être humain, cette sublime et riche idée, apparaît à l’individu ordinairement sous la forme d’un individu ; ainsi, l’enfant s’incline devant elle sous l’image de son père, de sa mère, l’élève s’incline devant elle sous l’image de son précepteur ; homo homini deus est.

Et Valère Maxime (II, 1) dit : « Manifestum igitur est tantum religionis sanguini et affinitati quantum ipsis Diis immortalibus tributum ; quia inter ista tam sancta vincula non magis, quam in aliquo loco sacrato nudare se, nefas esse credebatur. » Les ancêtres des Romains montrèrent donc aux liens de la parenté un respect égal à celui qu’ils offrirent aux divinités célestes. L’homme, vis-à-vis de son Dieu, n’éprouve point d’autres sentiments que ceux qui naissent en son âme vis-à-vis d’un autre homme ; dans les dangers, dans les angoisses, il s’agenouille et prie, non-seulement son Dieu ou ses dieux, mais tout aussi bien un autre mortel.

L’homme, dans l’émotion du sentiment, s’écrie en se tournant vers un simple mortel « Ô toi, mon ange-gardien, mon sauveur, mon Dieu ! » Nous autres hommes ordinaires, nous nous sentons remplis d’un respect, d’un frisson parfaitement religieux, à la mémoire d’un homme qui a été en vérité grand et noble, bel et bon, Kaloskagathos : Nous nous sentons, pour ainsi dire, réduits à zéro vis-a-vis des héros de l’humanité. Je suis donc parfaitement autorisé de dire, que des sentiments qui sont vraiment humains, qui ne sont pas altérés dans leur valeur intérieure, sont des sentiments religieux, et que, par conséquent, des sentiments religieux sont des sentiments humains[2]. Martin Luther fait l’aveu suivant (I, 72) « Mon cœur, mon sentiment est comme Dieu, Dieu est comme mon sentiment, mon cœur. » En effet, chaque fois qu’un système religieux pose son Dieu sous la forme bien déterminée d’une personnalité positive, ce Dieu devient, par ce fait seul, un être positivement humain, réellement humain et terrestre : l’âme du fidèle tremble, son Dieu est donc en colère ; le cœur du fidèle se remplit de joie, d’espoir, de confiance, son Dieu l’aime par conséquent. Et quand Melanchthon parle si souvent d’un Dieu qui se met en colère contre les mortels (Deus vere irascitur), après avoir sympathisé avec eux, alors, il me semble, il est temps de trancher le mot, et de dire, sans détour et hypocrisie, que ce Dieu-là ne diffère en rien de l’âme humaine, de l’être humain. Ainsi, dans la religion l’homme s’incline devant l’homme, devant un Dieu qui est la personnalité humaine elle-même, et la célèbre phrase quod supra nos, nihil ad nos, doit se traduire par celle-ci : « Un Dieu, qui ne nous impressionnerait, ne nous influencerait pas d’une manière humaine, en d’autres termes, qui ne réveillerait pas en notre cœur des sentiments humains, ne nous répéterait, pour ainsi dire, nos propres sensations et sentiments d’homme, bref qui ne serait homme avec les hommes Dieu serait nul, n’existerait point pour les hommes. » Luther l’a déjà dit mille fois.

La religion se trompe donc, quand elle croit posséder des sentiments propres à elle seule. Elle a l’habitude de revendiquer exclusivement a Dieu tous les sentiments, toutes les affections qu’un homme éprouve, soit vis-à-vis de ses semblables, soit vis-à-vis de son moi, de sa conscience, soit enfin vis-a-vis de la grande nature de l’Univers qui l’environne ; la religion, par exemple, dit Ne craignez point l’homme, craignez votre Dieu ; n’aimez point l’homme (c’est-à-dire aimez pour lui-même, par lui-même et à cause de lui-même), mais aimez votre Dieu ; ne vous humiliez point devant l’homme, mais humiliez-vous devant votre Dieu ; ne mettez point votre confiance dans l’homme, mais dans votre Dieu. De là vient le chagrin que l’idolâtrie inspire à Jehovah ; il est jaloux ce Jéhovah : « Ego Jehovah, Deus tuus, Deus sum Zelotypus. Ut Zelotypus vir dicitur, qui rivalem pati nequit : sic Deus ocium in cultu, quem ab hominibus postulat, ferre non potest (Clericus, dans les Commentat. in exod., 20, 5). » On devient jaloux, chaque fois qu’un être aimé par nous tourne vers d’autres son affection, sur laquelle nous avions cru d’avoir un droit de préférence, sinon de possession exclusive.

Inutile d’ajouter que la jalousie serait entièrement impossible. si les sentiments que je fais naître dans l’âme aimée, étaient entièrement différents de toutes les impressions que mon rival pourrait faire sur elle. Si les sentiments engendrés par la religion étaient, par conséquent, essentiellement et objectivement distincts de ceux qui ne sont pas religieux, alors l’homme ne se rendrait jamais coupable d’idolâtrie, et Dieu ne serait jamais jaloux. Et pour finir ce chapitre d’un exemple un peu banal, mais, je l’espère, point déplacé : Si le grand objet de la religion, Dieu, était en effet un objet réellement et spécifiquement différent de l’être de l’homme et de la nature, en ce cas les hommes n’auraient jamais eu l’idée d’accommoder à un être humain ou naturel les sentiments religieux, et on ne pourrait jamais confondre les impressions de l’un avec celles de l’autre, pas plus que l’impression faite par une trompette avec celle que fait une flûte, dont l’une est évidemment séparée de l’autre par une différence qualitative et spécifique.

  1. Et théos Dieu. (Note du traducteur)
  2. « Une même peine doit venger et la divinité et les auteurs de nos jours des crimes qui les outragent. » Pari vindicta parentum ac deorum violatio expianda est.
    Valère Maxime, après avoir dit que les anciens Romains vénéraient tellement leurs pères et mères, que l’enfant n’avait point le droit de dénuer son corps en leur présence, pas plus que dans celles des dieux romains, dit (I, 1), que le roi Tarquin fit coudre dans un sac de cuir et jeter à la mer l’employé qui, corrompu par de l’argent, avait secrètement permis à un citoyen de copier le livre du culte civil : ce genre de supplice devint plus tard celui des parricides. (Note du traducteur. )