Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. X

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Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 202-211).

Chapitre X.

Le Mystère de la Nature en Dieu ou du Mysticisme.


M. de Schelling a renouvelé la doctrine du théosophe allemand Jacob Bœhme, celle de la nature éternelle en Dieu ; nous allons nous en servir pour la critique du principe cosmogonique et théogonique.

Dieu, disent les théosophes, est un esprit pur, une conscience lucide, une personnalité morale, tandis que la nature n’est que trop souvent confuse, ténébreuse, et tout à fait séparée de la loi morale. Comment expliquer cela ? comment faire remonter à Dieu, ce principe de la lumière et de la pureté, la nature, ce principe des ténèbres, et de l’impureté nous ne le pouvons point autrement qu’en plaçant en Dieu même les ténèbres et l’impureté.

En d’autres termes, pour nous expliquer logiquement l’origine de cet ténèbres, il nous faut rayer tout à fait l’idée d’une origine et poser les ténèbres comme primitives. Je ne m’occuperai point ici de critiquer ce système mystique, qui est même assez grossier ; je dirai seulement qu’on ne pourra jamais expliquer les ténèbres si l’on ne les déduit de la lumière ; cette explication si simple et logique effraye ceux qui ne sont pas habitués de voir de la lumière même dans les ténèbres, ceux qui ne comprennent pas que l’obscurité loin d’être absolue est une obscurité toujours plus ou moins modifiée par la lumière (voyez Goethe : Théorie de la lumière et de la couleur).

Et d’abord, les ténèbres naturelles sont précisément le côté irrationnel, réfractaire à la raison, le côté grossièrement matériel de la nature ; c’est pour ainsi dire la nature proprement dite en opposition avec l’intelligence. Cela signifie que la nature, en tant que matière, ne se laisse point déduire ni expliquer comme née de l’intelligence ; cette nature est plutôt le fondement primitif de celle-ci, le piédestal de la personnalité comme dit un poète, et ainsi définie elle n’a plus besoin, à son tour, d’une autre base ; l’esprit sans elle serait une abstraction vide de sens et de réalité ; le moi ne naît que de cette nature. Cette doctrine n’est point spiritualiste, mais on l’enveloppe soigneusement d’un voile mystique et mystérieux en y faisant intervenir Dieu, au lieu de l’exprimer dans un langage clair et rationnel. Or, les deux principes en Dieu dont cette théorie parle, sont la Nature telle qu’elle existe dans notre tête, abstraction faite de toute réalité, d’un côté, et Dieu, c’est-à-dire, esprit, conscience, personnalité de l’autre ; on appelle celui-ci Dieu, c’est pour ainsi dire la face, mais on refuse ce nom à l’autre au revers. La lumière en Dieu selon cette doctrine, naît des ténèbres en Dieu cela veut dire que ce Dieu n’est qu’un attribut du non-Dieu, qui est ici sujet. Voilà l’erreur, mais cette erreur est un résultat nécessaire de l’imagination mystique, qui en effet précède le raisonnement logique.

Qu’est-ce que le mysticisme dont il s’agit ici, si non une véritable deutéroscopie, une double vue ? Le philosophe mystique médite sur la raison d’être de la nature et de l’homme, mais il le fait dans l'imagination, il croit méditer ou spéculer sur un autre Être personnel, différent de l'homme et de la nature. Le philosophe mystique s'occupe assurément de tous les objets qui sont aussi accessibles au simple penseur rationnel : mais un objet réel quelconque n'entre dans la spéculation mystique que sous forme imaginaire. Par conséquent un objet imaginaire devient-il là un objet réel; c'est un bouleversement complet de la pensée. Dans la doctrine mystique des deux principes en Dieu, l'objet réel et l'objet imaginaire se sont mutuellement remplacés l'un l'autre. On voudrait peut-être dire : le procédé spéculatif n'a rien de choquant parce qu'il opère ce changement en bonne connaissance de cause ; mais on s'y tromperait. Ce procédé a précisément le malheur de tomber dans une faute toute théologique ou du moins fantastique : il promet de nous révéler la vie d'un autre être différent de l'être humain, et cet être est néanmoins le nôtre. C'est contre cette illusion, qui est une véritable fantasmagorie, que la critique doit lutter.

Comment, vous dites de Dieu que la Lumière, ou son Intelligence, a été précédée par ses Ténèbres, par le confus et sombre chaos de ses instincts et passions ! Les aveugles terreurs des ténèbres, dites-vous, auraient été, en Dieu, antérieures aux pures évolutions des lumières ! Quel anthropomorphisme ! Et vous, théosophes mystiques, ne voyez-vous pas encore que votre être divin est tout simplement l'être humain ?… Le procédé cosmogonique (vrai procédé chimique) en Dieu se manifeste donc par la Lumière de l'Intelligence ; de même, les Ténèbres en Dieu sont représentées dans la philosophie de Leibnitz par les Pensées confuses, puissances divines qui sont l'expression mystique de la Matière, de la Chair. Bref, les Ténèbres en Dieu se traduisent par la phrase suivante : Dieu est un Être spirituel et charnel à la fois. Voilà ce que c'est que le Mystère du Mysticisme, quand on le réduit à dire son dernier mot, et M. Schelling a beau faire, il n'en prouvera jamais le contraire, quand il écrit, par exemple : « Dieu doit avoir en lui l'origine de son existence, car il n'y a rien qui soit en dehors de Dieu, comme le disent tous les philosophes sans exception. Seulement, ils parlent de cette base de l'existence de Dieu comme d'une simple abstraction, et ils ne veulent point en faire quelque chose de réel. Eh bien ! cette base, ce point de départ de l'origine de Dieu, il faut l'appeler Nature en Dieu, c'est un Être inséparable de Dieu et en même temps différent de Dieu. La physique nous en montre une analogie dans la lumière et la force de la pesanteur. Ce qui est à l’origine d’une intelligence, ne peut pas être intelligent ; l’Intelligence naît de la Non-Intelligence, et les Ténèbres précèdent nécessairement l’Existence réelle, la Créature réelle. On n’avance point quand on s’attache trop aux conceptions abstraites des philosophies précédentes, par exemple, de Dieu comme actus purissimus ; la philosophie moderne les imite malheureusement, elle aussi veut que Dieu s’éloigne le plus possible de la Nature. Nous, au contraire, disons que Dieu est infiniment plus réel que, par exemple, le simple ordre moral du monde ; Dieu possède en lui des forces productrices bien autrement énergiques qu’on serait tenté de croire en lisant les systèmes si subtils et si mesquins des idéalistes abstraits. L’idéalisme, si vous ne lui donnez pas pour base un réalisme vivant, dégénère et devient un système aussi creux, aussi aridement abstrait que les systèmes de Leibnitz, de Spinosa ou tout autre système dogmatique. Et, sachez-le bien, la science sincère devra nier un Dieu personnel tant que le Dieu du théisme moderne reste ce qu’il est dans dans tous vos systèmes modernes : un Être simple, auquel on impose d’être Essence pure, c’est-a-dire, Essence nulle ; enfin, tant que vous ne reconnaîtrez pas en Dieu une dualité réelle, une force expansive, affirmative et une force restrictive, négative. Conscience du Moi est toujours une collection, une concentration de soi-même ; cette force négative d’un être qui se replie sur elle-même est la véritable énergie de sa personnalité, de son égoïté. La crainte de Dieu ne peut pas exister, si ce Dieu n’a pas de la force et de la consistance. Il y a en Dieu quelque chose qui est Force pure, énergie pure mais à coté de cela, il y a en lui encore autre chose » Schelling, Essence de la Liberté humaine, 129, 432, 427 ; Monument de Jacobi, 82, 97-99).

Soit. Or, quelle est cette Force pure, cette Énergie pure, sinon la Force physique ? Il existe en effet, à côté de la Force spirituelle qu’on appelle Bonté morale ou Énergie intellectuelle, une autre Force, mais c’est bien celle des muscles. Lorsque vous ne pouvez plus rien faire par des démonstrations rationnelles, vous aurez assurément recours à la force de vos bras. Vous me parliez tout-à-l’heure d’une force différente de la force intellectuelle et morale : ne serait-ce pas la force de la chair et des os, des nerfs et du sang, la force animale des instincts, la fore du corps organique et vivant ? Ne disiez-vous pas tout-à-l’heure : « La Nature sans un corps organique, sans un organisme corporel, n’est qu’une abstraction sèche et mesquine ? » Ayez maintenant le courage de votre opinion, et ne reculez point devant les conséquences de vos prémisses. Faites encore un pas en avant cette Nature, opposée à la Lumière intelligente, vous voulez qu’elle soit placée aussi en Dieu, cherchez donc à cette Nature en Dieu l’expression la plus précise, la plus réellement physique, la plus concrète, et vous trouverez la Chair avec son instinct charnel ; en d’autres termes l’Instinct sexuel, l’Instinct de la Génération ; lui, sans doute, est le plus énergique, le plus despotique de tous. Ainsi, voyez votre Dieu-Nature, ou, si vous voulez, votre Nature-Dieu c’est amare et sapere, c’est Esprit et Chair, c’est Liberté spirituelle et Instinct sexuel. Vous frémissez d’horreur. Cette impitoyable rigueur de la logique ne vous plaît pas ? Mais je n’ai fait que développer le germe de l’idée que vous venez d’émettre.

Personnalité, égoïté, connaissance de soi-même sans nature, n’est qu’un spectre ; la nature, de son côté, sans corps organique, n’est qu’un fantôme. Le corps organique, c’est la base, le sujet de la personnalité ; c’est lui qui donne à cette personnalité ce qui la distingue de toutes les autres ; l’impénétrabilité de son corps est le sceau caractéristique d’une personnalité, Or, l’organisme individuel ne l’est que comme organisme sexuel ! la personnalité de la femme se distinguera toujours de celle de l’homme, et je vous défie de me montrer un vrai organisme réel, individuel, qui ne soit ni homme ni femme.

Vous dites qu’il ne faut pas s’effrayer de la réalité physique mise en contact avec ce qu’il y a de plus spirituel ; ne vous effrayez donc pas non plus quand nous en inférons la nécessité logique de donner à Dieu un sexe. Vous reculez, parce que votre Dieu-Nature vous convient mieux enveloppé dans ses Ténèbres divines et mystérieuses, et que vous n’aimez point la Lumière de la logique, qui est pourtant aussi divine. Nous vous sommons, par conséquent, de prouver d’abord a priori, sans détours et spéculativement, que l’idée de Dieu n’est point incompatible avec forme, localité et différence sexuelle, et de démontrer ensuite a posteriori par la méthode empirique, quelle est sa forme, où il existe, et quel est son sexe. Un simple théologien, en 1682, avait déjà hardiment demandé : « Est-ce que Dieu est marié[1] ? » Vous riez, philosophes allemands de la haute spéculation ; mais veuillez enfin, je le répète, avoir le courage d'aller jusqu'au bout.

Dans les écrits de Jacob Boehme, le cordonnier de la ville de Goerlitz, la doctrine de la Nature en Dieu a une signification beaucoup plus intéressante et profonde, que dans ceux de ces imitateurs modernes. Jacob Boehme a une âme profondément religieuse, la religion est le centre de ses actions et de sa pensée. En même temps, il a ouvert ses yeux à l'étude moderne de la nature, au spinosisme, au matérialisme philosophique, à l'empirisme scientifique, et il s’effraie à l'aspect de l'essence mystérieuse de cette natures il 8e sait plus comment faire pour mettre tout cela en harmonie avec ses idées religieuses. Écoutez-le, comme il décrit cette terrible lutte (Extrait de J. Boehme, p. 58, Amsterdam, 1718)[2] : « Lorsque j'avais jeté un regard dans les grandes profondeurs de cet univers, avec le soleil et les astres, les nuages de pluie et de neige, je contemplai en mon esprit toute le création, et j'y trouvai dans chaque chose du bien et du mal, de l'amour et de la colère dans les créatures dépourvues d'intelligence, dans les bois, dans la pierre, dans la terre, dans les éléments, comme dans l'homme ; et quand je vis qu'il y avait du bien et du mal, et que les impies se trouvaient mieux que les pieux, et que Les barbares jouissaient des meilleures contrées, alors j'en devins triste et mélancolique, et les livres bibliques, que je connais si bien, ne purent point me consoler, et le démon m'aura probablement envoyé les affreuses pensées que je veux taire ici. » D'un autre côté, Boehme admire ce qu'il y a de beau dans la nature ; il jouit de la minéralogie, de la botanique, de la chimie il s'enivre des couleurs des pierres précieuses, du son des métaux, du parfum des fleurs, du caractère doux et folâtre de quelques animaux : « Cette grande révélation de Dieu dans le monde lumineux, lorsqu'en Dieu se manifeste la figure merveilleuse et belle du ciel avec force couleurs diverses, je ne la saurais comparer qu’aux plus nobles pierres, émeraudes, jérubines, deltines, onix, saphirs, diamans, jaspes, hyacinthes, améthystes, sardes, berilles… Quant aux nobles pierres, jérubines, delfines, émeraudes et autres, qui sont les plus belles, elles ont leur origine là où l’Éclair de la Lumière est monté dans l’Amour. Car cet Éclair est né de la Douceur de l’Âme, il est le Cœur au centre des Esprits des Eaux ; c’est pour cela que les pierres dont je parle sont si douces, si puissantes, si sublimes. » Boehme, on le voit bien, avait du goût esthétique aussi pour les végétaux : « Les puissances célestes font naître des fruits et des fleurs célestes, riches de plaisir et de délectation, et beaucoup d’arbrisseaux et de buissons et d’arbres, c’est la que croissent les jolis et tendres fruits de la vie ; et les belles couleurs célestes s’épanouissent dans les fleurs odorantes. Ah ! voyez, voyez donc comme leurs ornemens sont variés, chacune a sa parure à elle selon sa qualité et son espèce tout ceci est tout beau, tout divin, tout joyeux… Si tu veux contempler l’immense splendeur et la majesté célestes de Dieu, et savoir les plantes et les joies qui sont là-haut, tu n’as qu’à regarder avec soin ce monde d’ici-bas, les fruits magnifiques qui poussent chez nous sur le sol de la terre, les arbres, les herbes, les fleurs, les vignes, les grains, les oliviers, enfin tout ce que ton âme puisse embrasser et observer, car tout ceci n’est qu’une copie de la grande splendeur des cieux (p. 480, 338, 340, 323). » Cet homme ne peut pas se contenter de la notion d’un Dieu despote qui aurait dit : « Que l’univers se fasse, car tel est mon plaisir ; » Boehme aime trop passionnément, adore trop saintement la nature pour ne pas chercher un autre motif de l’existence de sa bien-aimée, un motif naturel au lieu de l’explication morte et scolastique que lui en fournissent les théologiens. Il n’en trouve point d’autre explication que les qualités naturelles, et c’est par conséquent à celles-ci que son âme s’ouvre avec un indicible enthousiasme. Boehme mérite en effet d’être mentionné comme philosophe ou théosophe-naturaliste, il est neptuniste et volcaniste à la fois : « Toute chose est née du feu et de l’eau. » dit ce philosophe teutonique comme ses contemporains l’appelaient.

Son âme religieuse est fascinée par l’univers, la nature a jeté un charme sur elle c’est par le rayon éblouissant d’un vase d’étain, on le sait, que la lumière mystique s’était enflammée dans cet homme si étrange et aimable. N’oublions pas du reste que sa ville natale repose sur un terrain volcanique ; les rues sont pavées de basalte. — Un homme religieux est tout à fait incapable de voir le monde autrement que par le médium de la religion, dans les brouillards resplendissants de l’imagination comme dans un miroir merveilleux, et Boehme avec sa sympathie infinie pour la nature est forcé de distinguer en Dieu deux êtres divins. Il aurait été affreux pour cette âme pieuse d’admettre la co-existence de deux principes indépendants l’un de l’autre, comme les anciens mages et les manichéens l’avaient fait : mais il déduit tout ce qui est amer, acide, âcre, froid, sombre de l’Acreté et de l’Amertume de Dieu ; tout ce qui est doux, suave, tiède, lumineux, il le déduit de la Douceur et de la Lumière de Dieu. « Voilà donc, dit-il, les créatures sur la terre, dans l’eau et dans l’air, chacune ou bonne ou mauvaise : des bêtes venimeuses de par le centre des Ténèbres, d’après la force de la sombre Fureur, ce sont des animaux qui demeurent dans des trous obscurs et n’aiment point à sortir, le soleil leur fait peur. Tu dois savoir l’origine d’une bête quand tu sais ce qu’elle mange et comment elle demeure, car chaque créature veut rester là où est sa source et sa racine : ce que je dis n’est guère difficile à comprendre. » II continue dans son langage naïf et éloquent : « Regardez l’or, l’argent, le diamant, bref tout métal luisant, cela vient de la Lumière qui a lui avant l’époque de la Colère de Dieu, etc. » Tout ce qu’il y a sur terre, la théosophie le met pour ainsi dire en double en le répétant dans le ciel. Swédenborg trouve dans ses visions que « les anges ont là-haut des maisons à plusieurs étages, avec des chambres à coucher, des salons, des antichambres, entourées de jardins à fleurs et de prairies, ils ont aussi des vêtements, mais tout bien plus beau que chez nous » (Écrits choisis, 1, 190), et Boehme voit même une faible image de l’Éternité céleste dans tout ce qui est liquide et vaporeux sur terre. « Mais, dit il, je vous prie, n’entendez pas cela à la lettre, comme s’il y avait réellement un arbre de bois dans le ciel, ou un rocher de qualité terrestre : non, ce n’est pas ainsi je veux dire qu’il y est véritablement et spirituellement à la fois. » Boehme veut dire imaginativement, imaginairement ; les objets terrestres se reflètent dans le miroir de son âme et leurs images sont transférées dans le ciel par son imagination, après avoir été embellies. La simple intuition, au contraire, reproduit les objets directement et sans les idéaliser : « Je ne suis point un savant, je ne décris point d'après l'intuition, mais d'après l'imagination de mon esprit ; je ne veux point écrire ce qu'il y a à apprendre à l'égard des astres ; toute la science, par exemple, qui s'en occupe a été déjà inventée et étudiée par les grands génies qui y ont calculé, observé et publié des livres (339, 69). »

La doctrine de la nature en Dieu tâche de soutenir par le naturalisme ce théisme qui adore l'Être suprême sous forme d'un Être personnel.

Le théisme personnel se représente Dieu comme un être abstraitement personnel séparé de toute matière, la simple unité de essence et existence, réalité et idée, volonté et action : Deus suum esse est ; le théisme dans cette forme est, comme toute autre phase de la religion en général, en rapport direct avec la manière d'être de l'homme, avec sa politique, avec sa science, avec son caractère. Or toute abstraction exprime un jugement, affirmatif et négatif à la fois, il implique à la fois un reproche et une louange, car ce que l'homme rejette, c'est le contraire de son Dieu, et ce qu'il loue, c'est son Dieu : « Ce qu'un homme adore (colit) plus que toute autre chose, cela est Dieu pour cet homme, » dit Origène (Explan. in epist, Pauli ad Rom. 1). Ainsi la religion est un jugement, une critique, et le culte est en effet un acte perpétuel de discernement (Krisis) entre ce qui est bon et mauvais.

Dans la religion l'homme franchit les étroites barrières de son existence ordinaire, il s'y émancipe de tout ce qui le gène et aigrit : elle est son dimanche, pour ainsi dire; ce Dieu est la subjectivité de l'homme, la plus abstraite de toutes les abstractions, le vrai nec plus ultra : « Là où la nature finit, Dieu commence, » Id, quo majus nihil potest cogitari, Deus est. Ce Dieu est le dernier résultat d'une longue et pénible série de raisonnemments, c'est l'oméga. Mais cet oméga devient aussitôt l'alpha, le Dieu-résultat devient le Dieu-commencement du raisonnement, et par un procédé syllogistique qui s'opère dans l'homme religieux à son insu, Dieu est placé subitement en arrière, à l'origine de l'univers, Voilà la Création du Monde.

Reprenons. Ceux qui veulent déduire de la Nature impersonnelle la personnalité de Dieu, font une confusion très illogique entre religion et philosophie, et ils ne savent pas mème ce que signifie la Personnalité de Dieu dont ils viennent de parler. Ils mêlent ensemble la Personnalité et l’Impersonnalité.

Dieu comme Esprit pur, Substance pure, ne convient qu’à un homme abstrait, à celui qui se trouve heureux et tranquille dans l’intuition des choses objectives, dans les études astronomiques, dans les recherches de ce que Hegel appelle la raison qui est dans les objets. De là l’aversion de Jacobi pour le Dieu-substance de Spinoza. Voulez-vous, personnalistes, construire logiquement l’idée de la Personnalité, alors vous ferez bien de la réduire à celle de l’homme naturel et concret, rayez hardiment la personnalité de celle-ci, n’y mêlez jamais la nature impersonnelle. Et en effet, pourquoi voulez-vous expliquer la Nature ? Vous avez posé la Personnalité comme vérité absolue, et à côté d’elle l’Impersonnalité ne signifie plus rien ; Dieu est ici UN, et la Nature n’est que ZÉRO.

  1. Dans le Talmud on trouve même cette autre question : « Jehovah est-il du sexe masculin ou du sexe féminin ? » (Le traducteur.)
  2. En allemand : Kernhafter Auszug. etc.