Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XI

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Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 211-225).

Chapitre XI.

Le Mystère de la Providence et de la Création.


La Parole divine prononcée, c’est la Création ; prononcer une pensée est un acte de la volonté, la Création est un produit de la volonté. En d’autres termes : Dieu a crée le monde signifie, la volonté est divine, absolue. Mais cette volonté n’est point celle de la raison, c’est plutôt la volonté de l’imagination, la volonté du bon plaisir, la volonté subjective et illimitée : « Pourquoi Dieu a-t-il fait le ciel et la terre ? Parce qu’il la voulu (Quare fecit Deus cœlum et terram ? Quia voluit) » Et Aurèle Augustin continue : « Ainsi la volonté de Dieu, qui est la cause de leur existence, est plus grande que le ciel et la terre. Et si vous vous demandez : pourquoi l’a-t-il voulu ? Vous faites une question plus grande que la volonté divine, or il n’y a rien qui soit plus grand que cette volonté (Sur la Genèse contre Manichée, 1, 2). » C’est bien là, ce nous semble, le point culminant du principe subjectif.

L’éternité de la matière ou de l’univers, veut dire que la matière est une chose réelle, essentielle ; la création du monde signifie qu'il n'est qu'un fantôme, une chose nulle, Avec le commencement d'une chose est nécessairement posée aussi sa fin ; le commencement de la matière est déjà le commencement de sa fin. Et certes, il n'y a rien à opposer : la volonté absolue l'a fait naître, elle la fera aussi disparaître ; elle a été tirée du néant, c'est au néant qu'elle retournera. Il importe peu quand elle s'en ira ; il suffit de savoir que la possibilité de son existence comme de sa non-existence est renfermée dans la volonté d'un autre être.

La création de rien est la toute-puissance élevée à sa plus haute expression, Or, quelle est la faculté de poser subjectivement en réalité tout ce qui n'est qu'une idée, et en idéalité tout ce qui est déjà réel ? C'est l'imagination arbitraire, le bon plaisir. La création de rien est donc le miracle des miracles, et la théologie avait raison de prouver par celui-là tous les autres ; ici du moins elle était logique. Un être personnel qui a tiré le monde du néant, n'éprouvera aucune difficulté de transformer de l'eau en vin, de faire parler un mulet, de faire couler une fontaine d'un rocher. Nous verrons que le miracle à son tour n'est qu'un produit et un objet de l'imagination. Les philosophes païens respectaient trop la réalité pour permettre cet élan illimité à leur subjectivité ; ils posaient tous comme base fondamentale de leurs systèmes la formation du monde par l'intelligence divine, mais, bien entendu, la matière brute de ce monde avait déjà préexisté.

La création tirée du néant est identique avec le miracle, identique par conséquent avec la providence, car l'idée de la providence l'est primitivement avec l'autre. Certissimum divinæ providentiæ testimonium præbent miracula, dit Hugo de Groote (De verit. rel. 1,13).

Croire à une providence, signifie croire à une puissance qui dispose librement, arbitrairement de toute chose, de sorte que le monde réel vis-à-vis d'elle n'a plus la moindre valeur. La providence abolit quand elle veut les lois de la nature, de sorte qu'elle interrompt ce lien de fer, la nécessité, qui rattache la conséquence à la cause, Et quant au miracle proprement dit, il est dans toute sa beauté dans la creatio ex nihilo : la transformation de l'eau en vin est égale à une création du vin de rien, car la cause suffisante d'où le vin naît, n'existe point dans l'eau ; si elle y existait, le changement de l’eau en vin n’aurait pu être appelé un acte miraculeux du Fils de Dieu, mais tout simplement un acte naturel.

La providence se rapporte spécialement à l’homme, car c’est pour lui qu’elle bouleverse arbitrairement, ou plutôt capricieusement, les lois qu’elle avait jadis établies ; elle se manifeste surtout dans le miracle de l’Incarnation, qui est le centre de la religion chrétienne. Dieu, disent les chrétiens, ne s’est jamais fait plante ni animal, mais homme ; Dieu ne s’occupe donc en opérant les miracles que du genre humain. Un malheureux figuier qui était sans fruits dans une saison où aucun arbre n’en a, fut maudit par le Dieu chrétien et se dessécha pour donner aux mortels un bel exemple de la puissance divine ; les esprits infernaux furent chassés de l’âme possédée et introduits dans des quadrupèdes. « Aucun moineau, est-il dit, ne tombe du toit sans la volonté du Père céleste ; » mais ces oiseaux n’ont pas une importance plus grande que les cheveux qui tous sont comptés sur la tête de l’homme. La providence naturelle donne à manger aux corbeaux, elle a vêtu les lis ; elle laisse se noyer un individu qui n’a pas appris l’art de nager. La providence religieuse lui tend une main et le fait marcher sur l’eau.

L’admiration pour la providence naturelle appartient surtout au naturalisme religieux ; elle est un élément moins essentiel dans le christianisme que dans le mosaïsme, qui est une religion très amie des animaux. L’animal, sans parler de l’instinct, n’a pas d’autre ange gardien, d’autre providence que ses sens, ses organes. Un oiseau devenu aveugle, doit mourir. Le prophète Élie reçoit des aliments d’un corbeau, mais je ne me rappelle pas d’avoir lu dans la bible d’un animal qui serait sauvé d’une façon autre que naturelle. Croire donc que l’homme aussi n’a pas d’autre providence que ses forces physiques et psychiques, est aux jeux de la religion une hérésie ; la providence naturelle ne vaut rien, la providence religieuse est tout.

Jonas dans le ventre d’un poisson, Daniel parmi les lions, font voir combien la providence distingue entre l’homme religieux et l’animal ; et si tant de naturalistes très chrétiens en Angleterre se plaisent a admirer la providence dans les organes de la locomotion ou l’appareil mandibulaire, ils oublient qu’ils dégradent, qu’ils nient par cela la providence religieuse. La Bible et la nature sont deux pôles éternellement ennemis, jamais vous n’y découvrirez le moindre rapprochement ; le Dieu naturel, par exemple, se manifeste en donnant au lion de la force musculaire et des organes convenables pour défendre sa vie même aux dépens de celle d’un individu humain, tandis que le Dieu biblique arrache un homme aux griffes d’un lion.

La providence est évidemment la conviction que l’homme a de la valeur infinie de son existence ; c’est l’idéalisme religieux. Sous ce point de vue l’homme ne croit plus à la réalité des choses extérieures. Il y a identité entre la providence et l’immortalité personnelle de l’âme ; seulement cette dernière exprime la valeur de l’existence personnelle sous l’image d’une durée perpétuelle. On ne croit pas à une providence quand on s’identifie avec l’univers, quand on se regarde comme une particule de l’immense totalité qui nous absorbe sans retour ; mais la providence est vénérée comme un article principal de la foi, quand on fait grand cas de l’égoïté.

De là les conséquences de cette croyance, en partie salutaires, en partie dangereuses : une fausse humilité, l’orgueil religieux qui ne se repose pas, il est vrai, sur lui-même, mais sur un Dieu qui n’est rien autre chose que l’être humain idéalisé. Dieu, en effet, se soucie de moi, il veut mon salut, je le veux aussi, mon but est donc ici le sien propre, ma volonté la sienne propre, donc l’amour que Dieu a pour moi n’est rien autre chose que mon amour-propre divinisé et personnifié ; je crois donc a moi-même et à nulle autre chose.

La providence est un article de foi plus énergique que l’existence de Dieu : nier une providence divine, c’est nier Dieu comme étant Dieu. Un Dieu qui n’est en même temps la providence pour l’homme ne mérite pas d’être adoré, c’est un Dieu ridicule qui manque de la plus divine et la plus adorable de toutes les qualités essentielles. Croire en Dieu, c’est donc croire à la dignité humaine, comme Vérulame a dit : Qui deos negant, nobilitatem generis humani destruunt (Baco Ver. Serm. fidel. 16). Toutes les choses n’existent donc que pour l’homme, et non pour elles-mêmes, et les naturalistes dits très chrétiens ont tort d’appeler cette thèse un produit orgueilleux, car cela posé le christianisme lui aussi serait orgueilleux quand il dit, comme saint Paul, que Dieu ou un être presque Dieu n’est devenu homme que pour sauver l’homme : voilà, ce me semble, un orgueil plus grand que celui à l’égard du monde matériel, que les naturalistes très chrétiens ne veulent pas qu’il soit déclaré existant pour l’homme.

Mais, si l’homme est le but de la création, il en est aussi le motif : tout but est en même temps l’agent moteur de l’action. La différence entre l’homme but et l’homme motif de la création est fort simple : le motif est occulte, le but est manifeste. L’homme se comprend bien comme le but, mais non comme motif ; celui-ci lui apparaît sous la forme d’un autre être personnel. Clément d’Alexandrie déjà s’est prononcé (Coh. ad gent.) dans une phrase remarquable comme suit « At nos ante mundi constitutionem fuimus, ratione futuræ nostræ productionis, in ipso Deo quodammodo tum præexisantes[1]. Divini igitur Verbi sive Rationis, nos creaturæ rationales sumus, et per eum primi esse dicimur, quoniam in principio erat Verbum. » Le mysticisme chrétien est encore plus vrai et plus explicite « L’homme qui date de l’éternité, avant tout temps, fait avec Dieu toutes les œuvres que Dieu a faites il y a mille ans ou qu’il fera dans mille ans. C’est par l’homme que toutes les créatures sont entrées au monde (Sermons de quelques maîtres allemands avant Tauler, p. 5, p. 119). » Mais cette puissance supérieure et créatrice est évidemment son propre être à lui, sa volonté illimitée, sa personnalité mise hors tout contact avec l’univers, sa subjectivité séparée de tout le reste et idéalisée. l’intérêt qu’on prend à ce mythe d’une création tirée du néant, et l’antipathie pour les cosmogonies panthéistes. Tout effort de la théologie spéculative, ou de la philosophie spéculative, de dériver de Dieu l’univers, doit donc rester stérile, puisqu’on ne sait pas même ce que c’est que création.

L’homme se distingue de la nature. Cette différence, c’est le Dieu de l’homme : la différence de Dieu et de la nature est identique avec celle de la nature et de l’homme, le panthéisme et le personnalisme arrivent à la fin également à cette simple question : « L'être humain est-il transcendant et surnaturel, ou est-il immanent et naturel ? Toute recherche spéculative sur la personnalité et l'impersonnalité de Dieu est vide de sens et de critique, parce que les défenseurs du Dieu personnel manquent de cette sincérité sans laquelle la science ne peut pas subsister. Ces hommes font de la philosophie sur le principe de leur bonheur personnel et individuel, tandis qu'ils s'imaginent de traiter des mystères d’un autre être. Le panthéisme identifie l'homme avec la nature (soit la mature phénoménale, matérielle, soit la nature abstraite), mais le personnalisme l'isole d'elle, en le rendant, de partie qu'il était, un être absolu. Pour s'éclairer sur ces choses, il faut remplacer l'anthropologie mystique et contradictoire, la théologie, par une anthropologie réelle : en d'autres termes, il faut discuter la différence ou l'identité de l'être de l'homme et de l'être de la nature. Vous-mêmes ne voyez dans l'essence du Dieu panthéiste que l'essence de la nature, et vous avez raison ; mais permettez aussi que nous ne trouvions dans votre Dieu personnel que votre essence personnelle, votre personnalité. Vous construisez votre Dieu personnel et hyperphysique en transformant votre propre personne en un être surnaturel.

Le principe de la création est un peu embrouillé par une foule de termes généraux, métaphysiques, voire panthéistes ; mais si on l'en a déblayé on voit qu'il n'est rien autre chose que l'affirmation de la subjectivité prise dans sa différence d'avec la nature : Dieu produit l'univers en le mettant hors de lui, l'univers n'était auparavant qu'une pensée, qu'une résolution de Dieu, plus tard elle devient action et se manifeste en sortant du sein de Dieu. Ainsi Dieu est sujet en face de l'univers créé, qui est son objet, au moins relativement objet. En mène temps, d'un autre côté, la subjectivité est posée comme extra-mondaine, séparée du monde ; voilà votre Dieu : et ne m'objectez pas ici sa toute-puissance, sa toute- présence, sa présence en toute chose, ou l'existence en Dieu de toute chose, Car malgré cela Dieu est si peu inhérent au monde qu'il le détruira un jour, ce qui prouve d'une manière irréfutable la non-divinité du monde ; en outre, Dieu n'existe particulièrement et par préférence que dans l'homme : « Nulle part Dieu n'est si proprement Dieu que dans l'âme humaine, » dit le grandiose mystique allemand Tauler (p. 19): « dans toute créature il y a quelque chose de divin, mais dans l'âme, oui dans l'âme, Dieu est divin ; elle est son domicile et son séjour. » Or, un être ne demeure que là où il demeure par préférence. Quant à l'existence des choses en Dieu, elle peut avoir une signification panthéiste, mais ici elle ne l'a point, elle est ici une idée creuse et vide, elle n'exprime pas ici les vrais sentiments de la religion. Dieu est donc précisément votre être subjectif, aussitôt que ce Dieu est pensé comme en dehors de l'univers; la réflexion qui procède volontiers avec de l'astuce, nie cette différence entre extra et intra, mais c'est une réflexion qui n'a jamais réfléchi sur l'essence de la religion, et qui ne mérite pas qu'on s'en occupe. Si, au contraire, nous prenons au sérieux ce raisonnement qui nie la différence, alors toute la conscience religieuse s'écroule comme par enchantement, et la possibilité d'une création, même son principe qui n'est basé que sur la réalité de cette différence entre extra et intra, disparaît. L'âme et l'imagination n'ont assurément plus rien à admirer dans l'acte de la création, tout l'effet théâtral et lyrique de cette manifestation majestueuse tombe infailliblement aussitôt que vous ne comprenez plus réellement et à la lettre l'existence du monde hors de Dieu, et l'existence de Dieu hors du monde. 11 ne faut pas faire des jeux de mots, il faut savoir penser et maintenir la pensée : alors on verra que produire signifie objectiver ce qui n'est que subjectif, rendre visible ce qui n'est qu'invisible, de sorte que désormais aussi les autres êtres, et non-seulement moi, le connaîtront et s'en réjouiront. Mais pour que cela arrive, il est indispensable que j'émette, que je sépare la pensée de moi en la réalisant ; il n'y a pas de possibilité de produire ou créer si je m'obstine à ne pas me séparer de moi. Dieu est éternel, l'univers a pris une origine ; Dieu est hors du domaine des sens, l'univers ne l'est pas, car comment croire que la matière brute existerait en Dieu ? Le monde est hors de Dieu, absolument comme cet arbre, cet animal, cette pierre, bref, cet univers existent hors de ma tête ; ce sont autant d'êtres parfaitement distincts de ma subjectivité. Les théologiens et philosophes de l'ancien christianisme affirment tous cette séparation du Dieu créateur et de sa création ; ils ont ainsi la doctrine théologique pure et unie, tandis que les philosophes et les théologiens du moderne christianisme spéculatif se plaisent à y Introduire, en vrais contrebandiers, je ne sais quelles notions panthéistes tout en rejetant le principe du panthéisme, Delà l’immense dégoût qu’inspire au philosophe critique ce christianisme spéculatif de nos modernes ; ce n’est qu’un misérable bâtard qui n’engendre plus, c’est un insupportable hermaphrodite contre nature, qui contredit à chaque mot l’essence de la religion et de la philosophie. Ah ! qu’il en était autrement du saint christianisme des anciens !

La création du monde est donc la subjectivité. La subjectivité se dit : « Voilà le monde qui a été créé par la force de la volonté arbitraire et capricieuse, il n’a donc qu’une existence précaire, révocable à tout moment, existence méprisable, sans énergie et sans puissance, » et en raisonnant de cette sorte, elle s’élève intérieurement, elle sent un juste et noble orgueil. Mais, remarquez-le bien, en proclamant la création d’un monde tiré du néant, vous ne faites rien autre chose que de proclamer le néant de ce monde : vous pensez ce monde comme affranchi de toute limite extérieure et intérieure, vous effacez toute ligne de démarcation qu’il y avait dans votre imagination, dans votre intelligence, dans votre volonté, vous les aplanissez toutes et vous restez ainsi seul avec votre propre essence bienheureuse, avec votre Dieu, car c’est sous ce nom personnel que vous adorez votre être idéalisé. Vous détruisez donc subjectivement le monde, vous pensez Dieu comme étant tout seul, comme subjectivité illimitée, comme âme jouissant d’elle-même sans avoir besoin du concours misérable du monde réel et de la matière douloureuse. Au fond de votre cœur vous nourrissez le désir secret « que cet univers n’existe plus, » car où il y a un univers, là il y a une matière et avec elle il y a espace et temps, pression et répression, action et réaction, nécessité et obstacle ; or, le monde, la matière, existent malheureusement : comment faire donc pour sortir de cette difficulté ? Comment faire pour oublier le monde limité et existant, qui contredit si opiniâtrément l’essor de l’âme illimitée ? Le seul moyen est de faire le monde un produit de la volonté, en lui prêtant une existence mesquine qui balance entre exister et non exister. Certes, on ne peut pas expliquer l’univers (ou la matière, ce qui est la même chose) par l’acte créateur, mais pourquoi adresser cette question à la création ? vous avez en la laissant une arrière-pensée, vous désirez l’absence de ce monde, de cette matière, et vous êtes conséquent si vous regardez tous les jours l’heure de la fin du monde. Sous ce point de vue, l’univers n’existe point comme réel ; il n’existe que comme une triste et terrible chaîne attachée à la subjectivité ; comment l’univers pourrait-il s’expliquer par un principe qui nie précisément le droit d’existence de cet univers même ?

Que celui qui ne se trouverait pas encore convaincu de la vérité de cette déduction, veuille se rappeler le point principal dans la création ; c’est évidemment l’existence des êtres personnels, dits esprits, et nullement celle des végétaux et des animaux, de l’eau et de la terre. Dieu est Dieu pour ceux-là, mais point pour ceux-ci ; il est la notion, l’idée personnifiée de la personnalité il est l’apothéose de la personne humaine, le moi sans le toi, la fière subjectivité séparée d’avec l’univers, l’égoïté qui se suffit à elle-même. Or, l’existence absolument égoïste répond mal à la véritable idée de la vie et de l’amour, elle serait à la longue remplie de monotonie et d’ennui, ainsi on ne se contente plus de cette personnalité condensée en un seul être, mais on la fait se déployer en plusieurs personnes. De même, la création signifie sous ce point de vue non-seulement la puissance de Dieu, mais aussi son amour : Quia bonus est Deus, sumus (St. Augustin), ante omnia Deus erat solus, ipse sibi et mundus et loctus et omnia ; solus autem qui nihil extrinsecus præter ipsum (Tertullien). Mais le plus grand bonheur est de rendre heureux autrui, dans cet acte de communication il y a une jouissance vraiment céleste or, comme elle ne se fait pas sans la joie, sans la charité, sans sympathies, on transfère le principe de l’amour communicatif dans le principe de l’existence. Extasis boni non sinit ipsum manere in se ipso (Dionys. A.). En d’autres termes, comme tout ce qui est positif repose sur soi-même, l’amour divin n’est qu’une expression poétique ou rhétorique pour la joie de la vie, cette joie qui puise ses forces et ses jouissances non au-dehors mais dans elle-même. Le plus haut bonheur vital représenté sous une forme personnelle, s’appelle donc Dieu. Et, remarquez-le bien, si cette personnalité personnifiée et divinisée devient l’objet de la spéculation théologique, il n’y a pas à hésiter, Dieu-Personne doit être mis à la tête de l’univers, comme le titre d’un livre sur la première de ses pages ; dans ce cas l’homme est pensé abstraitement comme personnalité, et il s’agit ainsi pour les philosophes de la spéculation, de faire remonter la personnalité humaine directement en dernier lieu à celle de Dieu, Mais si, au contraire, la personnalité humaine est comprise concrètement, physiquement l’homme réel et non abstrait, on lui trouve nécessairement des besoins physiques, et par conséquent cette personnalité ne se montrera qu’a la fin quand toutes les conditions physiques de sa subsistance terrestre ont été créées ; dans ce cas l’homme est imaginé comme but de la création universelle.

Ne nous arrêtons pas aux distinctions plus ou moins sophistiques, qu’on voudrait établir entre la personne de Dieu et la personne de l’homme, leur identité percera toujours malgré tout ce qu’on y oppose.

Ces objections sont quelquefois purement des illusions quelquefois ce sont des assertions dénuées de tout fondement, dont la nullité est démontrée par voie de déduction. Les raisons positives de la création ne se réduisent qu’à la nécessité que le moi éprouve d’évoquer un autre être personnel. Vous avez beau faire de la théologie spéculative jamais vous ne déduirez votre personnalité de votre Dieu, si elle n’y a pas été préalablement introduite par vous ; en d’autres termes, si ce Dieu n’est pas déjà l’idée de votre personnalité, votre propre essence subjective.

Pour ne pas laisser la moindre obscurité dans mon explication, je vais y ajouter encore deux mots. Créé est ce qui jadis n’exista pas et n’existera pas toujours ; on peut donc se le représenter comme non-existant, comme n’ayant pas en lui-même la cause de son existence : « Cum enim res producantur ex suo non-esse, possunt ergo absolute non-esse, adeoque implicat quod sunt necessariæ (Duns Scot. chez Rixner, II, 78). » Or, une existence qui n’est pas nécessaire n’est pas digne d’être appelée existence : « Creatio non est motus, sed simplicis divinæ voluntatis vocatio ad esse eorum, quæ antea nihil fuerunt et secundum se ipsa et nihil sunt, et ex nihilo sunt (Albert-le-Grand, Sur la Science Merveill., Dei P. II, tr. 1, qu. 4, art. 5, mem. II). » D’où s’ensuit, comme le monde est une ombre inutile et passagère, que Dieu, qui la projette à volonté, est un être éternel et nécessaire « Sanctus dominus Deus ! dit Aur. Augustin (Confess. XII, 7), omnipotens in principio, quod est in te, in sapientia tua, quæ nata est de substantia tua, fecisti aliquid et de nihilo ; fecisti enim cœlum et terram non de te, nam esset æquale unigenito tuo, ac per hoc et tibi et nullo modo justum esset, ut æquale tibi esset quod in te non esset ; et aliud præter te non erat, une faceres es, Deus !… Et ideo de nihilo fecisti cœlum et terram[2] ; vere enim ipse est, qui incommutabilis est, non potest esse contrarium nisi quod non est. — Si solus ipse incommutabilis, omnia quæ fecit, qui ex nihilo id est ex eo quod omnino non est, — fecit, mutabilia sunt (de nat. boni, adv., Manich. I, 19) : Creatura in nullo debet parificari Deo, si autem non habuisset initium durationis et esse, in hoc parificaretur Deo (Albert. Magnus : quæst, in ord., I). » Le côté essentiel et positif du monde n’est pas ce qui donne à celui-ci sa qualité particulièrement mondaine, ou qui fait la différence entre le monde et Dieu (cette différence est précisément la nullité du monde), mais au contraire ce qu’il y a en lui de Dieu, ce qui n’est pas du monde : « Toutes les créatures ne sont qu’un pur et simple rien, sans essence, car leur essence ne se maintient que comme suspendue à la la toute-présence de Dieu : et si le grand Dieu ne s’en détournait que seulement un petit moment, elles s’évanouiraient toutes d’une fois et redeviendraient néant (Sermons de Tauler, 29 ; et August. Confess., VII, H). » Ceci est parfaitement vrai du point de vue religieux, car Dieu est l’essence du monde, mais l’essence représentée comme être personnel et différent du monde. Le monde existe tant que Dieu le veut ; il est périssable, mais l’homme est éternel : « Quam diu vult, omnia ejus virtute manent atque consistunt, et finis eorum in Dei voluntatem recurrit, et ejus arbitrio (car tel est mon plaisir) resolvunlur (Ambros., Hexæ, I, 5). Spiritus enim a Deo creati numquam esse desinunt… corpora cœlestia tam diu conservantur, quam diu Deus ea vult permanere (Buddeus, Comp., H, 11, 47). » Et Luther : « Ainsi, le bon Dieu ne crée pas seulement, mais aussi maintient ses créatures dans son essence tant qu’il lui plaira qu’elles existent. Et viendra le temps où il n’y aura plus un soleil, ni une lune avec des étoiles (IX, 418). La fin de ce monde viendra plus vite que nous ne le pensons (XI, 536). »

C’est à l’aide de cette création, tirée du néant, que l’homme manifeste sa fierté : il dit par là que l’univers tout entier ne peut rien contre l’homme ; « Oui, nous avons un maître plus grand que l’univers, un Seigneur si puissant, qu’il n’a qu’a parler pour faire naître tout objet. et si ce Seigneur nous veut du bien, nous n’avons rien à craindre (VI, 293). » De là l’identité de la croyance à la création tirée du néant, avec celle à la vie éternelle, à la défaite de la mort corporelle, cette dernière entrave naturelle de l’homme, à la résurrection des morts. « L’univers, il y six mille ans, n’était rien : qui l’a fait ? Dieu. Eh bien, ce Dieu créateur peut te réveiller du sommeil des morts. Il le voudra, il le pourra (XI, 426, 421). » « Nous autres chrétiens sommes plus grands que toutes les créatures ; cela ne vient pas de nous, mais de Dieu le Christ, contre qui le monde ne peut rien (XI, 377). »

La providence est la conscience religieuse que l’homme a de la différence qui existe entre lui et les bêtes, ou la nature en général. Prenons le fameux mot de St. Paul (1. Corinth. 9. 9) « Dieu a-t-il aussi soin des bœufs ? Numquid curæ est Deo bobus ? inquit Paulus. Ad nos ea cura dirigitur, non ad boves equos, asinos, qui in usum nostrum sunt conditi. (J. L. Vivis Val. de veritate fid. 108). Providentia Dei in omnibus aliis creaturis respicit ad hominem tanquam ad metam suam. (Matth., 10. 31). Multis passeribus vos pluris estis {Rom. 8. 20). Propter peccatum hominis natura subjecta est vanitati (M. Chemnitzii Loci theol. 1, 312). Numquid enim cura est Deo de bobus, et sicut non est cura Deo de bobus, ita nec de aliis irrationalibus. Dicit tamen scriptura (Sapient. VI), quia ipsi cura est de omnibus. Providentiam ergo et curam universaliter de cunctis quæ condidit, habet… Sed specialem providentiam atque curam habit de rationalibus (Pierre Lombard. I. dist. 39, c. 3). Voilà un joli échantillon de la sophistique chrétienne, elle est évidemment un produit de la foi, surtout de la foi biblique ; Dieu ne se soucie pas des bœufs, or, Dieu se soucie de tout, donc aussi des bœufs. Ce sont là des contradictions, mais la parole divine n’en doit point avoir. Comment faire alors ? La foi va vous interposer entre la négation et la position du sujet un attribut, qui a l’avantage d’être à la fois une position et une négation, c’est-à-dire, d’être elle-même une contradiction, une illusion théologique, un sophisme, un mensonge. Ainsi elle intercalera ici le petit mot : général. Une providence générale est illusoire ; ce n’est qu’une providence spéciale qui mérite ce nom aux yeux de la théologie. La providence universelle qui ne distingue pas entre un homme et une fleur de lis, entre un homme et un moineau, ne serait point autre chose que la nature, et pour avoir cette idée on n’a pas besoin d’être religieux. La théologie le sait, elle dit qu’une providence qui se soucie des animaux comme de l’homme, mettrait celui-ci au même niveau avec ceux-là : elle trouve que c’est très irrévérencieux. En d’autres termes, la providence est la nature intérieure, l’essence intrinsèque d’un objet, son ange gardien, son génie, sa nécessité d’exister.

Plus un être a de la valeur, plus il a des motifs d’exister ; sa nécessité augmente, son hasard diminue. Or, un être n’est nécessaire qu’en tant qu’il diffère d’autres êtres ; la différence est donc la cause de son existence. L’homme n’est ainsi nécessaire que par le coté qui le distingue des bêtes ; la providence, par conséquent, est la conscience que l’homme a de la nécessité de son existence, de la différence qu’il y a entre lui et les autres êtres naturels. La providence ne mérite donc ce nom que là où elle présente à l’homme la différence qu’il y a entre lui et l’animal ; cette providence est toute spéciale, c’est l’amour divin. Providence sans amour ne signifie rien ; ce serait une idée sans réalité. Dieu aime donc les hommes, il n’aime point les animaux.

Il fait des miracles pour l’homme, des faits par lesquels il prouve son amour. Quel lien, en effet, y aurait-il entre Dieu et l’animal ? La religion voit dans les événements religieux, dans des miracles, la meilleure preuve de l’existence de son Dieu. « Quamquam autem hæc consideratio universæ naturæ nos admonet de Deo… tamen nos referamus initio mentem et oculos ad omnia testimonia, in quibus se Deus Ecclesiæ patefecit, ad eductionem ex Ægypto, ad vocem sonantem in Sinaï, ad Christum resuscitantem mortuos et resuscilatum, etc.… ideo semper defixæ sint mentes in horum testimoniorum cogitationem (ainsi les dogmes, les sacrremens sont des miracles par excellence) et his confirmatæ articulum de creatione meditentur, deinde considerent etiam vestigia Dei impressa naturæ (Melanchton, Locti de creat., p. 62). Mirentur alii creationem, mihi magis libet mirari redemptionem ; mirabile est quod caro nostra et ossa nostra a Dco nobis sunt formata, mirabilius adhuc est, quod ipse Deus caro de carne nostra et os de ossibus nostris fieri voluit (J. Gerhard, Med. s. M 15).»

Niez la providence et vous niez Dieu. « Qui ergo providentiam tollit, totam Dei substantiara tollit et quid dicit nisi Deum non esse ?… si non curat humana, sive sciens, sive nesciens, cessat omnis causa pietatis, cum sit spes nulla salutis (J. Trithem. Tract. de prov.) » Et Salvien : « Nam qui nihil adspici a Deo affirmant, prope est ut cui adspectum adimunt, etiam substantiam tollant (IV). » Ainsi, dans l’essence divine, il ne s’agit absolument de rien autre chose que de l’homme ; le secret de la théologie est l’anthropologie, le contenu de l’être infini et l’être fini. Cela se prouve par la providence. Quand on dit : Dieu voit l’homme, on veut dire que l’homme ne voit que lui-même en Dieu ; Dieu a soin de l’homme, signifie le soin que l’homme a de lui-même, c’est son être suprême. La réalité de ce Dieu dépend ainsi de son activité ; un Dieu inactif n’est plus Dieu ; or, le but de cette activité est l’homme ; donc, si l’homme n’existait pas, Dieu ne serait pas actif, donc l’homme est l’agent moteur qui pousse Dieu à l’activité ; donc Dieu, sans l’homme, serait un Dieu vide, aveugle, oiseux, bref ; nul. La divinité de Dieu est donc précisément l’humanité. L'épicurisme, le stoïcisme, le panthéisme disent Moi pour moi ; le christianisme, plus consolant et plus riche, dit : Dieu pour moi. Aux yeux de la religion, qui ont la particularité de voir les choses à l’envers, l’homme existe pour Dieu, mais Dieu existe pour l’homme : J’existe pour Dieu parce qu’il existe pour moi. La providence est identique avec la puissance de faire des miracles ; la liberté supranaturaliste, qui consiste à être indépendant de la nature, est identique avec la providence : Liberrime Deus imperat naturæ ; naturam saluti hominum attemperat propter Ecclesiam. Omnino tribuendus est Deo hic honos, quod possit et velit opitulari nobis, etiam cum a tota natura destituimur, contra serjem omnium secundarum causarum… Et nulla accidunt plurimis hominibus, in quibus mirandi eventus fateri eos cogunt, se a Deo sine causis secundis servatos esse (C. Peucer., de præ. divin, gen. Servestæ, p. 44). Hic tamen qui omnium est conditor, nullis instrumentis lndiget. Nam si id continuo fit, quicquid ipse vult, velle illius erit auctor atque instrumentum ; nec magis ad hæc regenda astris indiget, quam cum luto aperuit oculos cœci… Lutum enim videbatur obturaturum oculos, quam aperturum… Sed ipse osteudere voluit nobis omnem naturam esse sibi inslrumentum ad quidvis, quantumcunque alienum (J.-L. Vives, 102). Etsi (Deus) sustentat naturam tamen contra ordinem jussit aliquando solem regredi… Ut igitur invocatio vere fieri possit, cogitemus Deum sic adesse suo opificio, non ut stoïci fingunt, alligatum secundis causis, sed sustentantem naturam et multa suo liberrimo consilio moderantem… Multa facit prima causa praeter secundas, quia est agens liberum (Melanchthon, Loci de causa pecc., p. 82) Scriptura vero tradit, Deum in actione providentiae esse agens liberum, qui ut plurimum quidem ordinem sui operis servet, illi tamen ordini non sit alligatus, sed 1, quicquid facit per causas secundas, illud possit etiam sine illis per se solum facere, 2, quod ex causis secundis possit alium effectum producere, quam ipsarum dispositio et natura ferat, 3, quod positis causis secundis in actu, Deus tamen effectum possit impedire, mutare, mitigare, exasperare… Non igitur est connexio causarum stoïca in actionibus providentiae Dei (Chemnitz, p. 316). »

Luther dit (III, 594) : « Qu’est-ce que je lis ? L’air donne à manger, les rochers donnent de l’eau, c’est miraculeux. Mais quand les grains de blé poussent dans la terre, c’est miraculeux aussi. Dieu seul peut faire ces choses contre-nature, afin que nous puissions comprendre par là son immense puissance, et que nous ne désespérions jamais de lui il peut aussi changer en or le cuivre de notre poche, en blé la poussière du sol, et on vin l’air de ma cave. Nous avons un Dieu qui peut faire tant de miracles que tout en sera rempli comme d’autant de flocons de neige. » Voila au moins une foi forte et naïve, et messieurs les théologiens d’aujourd’hui ont eu tort de se la laisser dérober car s’ils la conservaient, certes, ils ne la cacheraient pas.

  1. C’est comme dans les sciences naturelles, la fameuse distinction de la génération aequivoqua et de la génération ex ovo ; si vous admettez l’origine actuelle de certains animaux ou végétaux sans des œufs préalablement existants dans l’air, dans la surface des corps, etc., vous admettrez, du moins, que ces êtres ne peuvent naître autrement que par le concours nécessaire de certaines conditions vitales et indispensables ; or ces conditions ayant existé avant, occupent la place de ce qu’on appelle œuf dans l’autre génération ; dans l’une comme dans l’autre il y a donc préexistence.  (Notes du traducteur.)
  2. Saint Augustin, dans cette déduction si brillante, mais qui, comme toutes de sa plume, a quelque chose de forcé ou plutôt de désespéré, semble spécialement sous la pression de l’opposition manichéenne ; il aurait dû voir que, si chez ses adversaires l'univers naît d'un conflit de l'empire divin avec l'empire diabolique, ce même conflit s'opère dans le sein du Dieu chrétien, mais en abrégé pour ainsi dire. Du reste, l’univers chrétien a préexisté en Dieu, aussi bien que l'univers manichéen.  (Note du traducteur)