Feuillet Echec et mat/I

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Michel Lévy frères éditeurs (p. 1-6).

ACTE I.

Une salle du palais du roi à Madrid ; au fond une large porte avec portières se relevant des deux côtés : elle donne sur une galerie praticable ; au delà, une porte vitrée donnant sur une terrasse à balcon. Au premier plan, une porte à droite, une fenêtre à gauche ; au deuxième plan, deux portes latérales en pan coupé, avec portières, comme à la porte du fond. Deux tables. — Le décor est le même pendant toute la pièce.

Scène I.

LE CAPITAINE RIUBOS, LE DUC D’ALBUQUERQUE, chacun d’un côté de la porte du fond ; LE COMTE DE MEDIANA, à la porte latérale du premier plan.
LE DUC.

Capitaine Riubos, j’ai l’honneur de vous dire que le propos que vous venez de tenir sur dona Sidonia est indigne d’un galant homme.

RIUBOS.

Monsieur le duc d’Albuquerque, si ce n’était pas trop d’honneur pour un pauvre capitaine d’aventure comme moi, de croiser l’épée avec un grand seigneur comme vous êtes, je vous dirais, moi, que vous m’insultez.

LE DUC.

Monsieur, j’ai l’habitude, toutes les fois qu’un cavalier de naissance se croit insulté par moi, de me mettre à sa disposition.

RIUBOS.

Ce qui veut dire ?

LE DUC.

Que nous avons tous, deux une épée, capitaine, et que je suis prêt à vous suivre partout où vous voudrez me conduire.

RIUBOS.

Montrez-moi le chemin, monsieur le duc.

LE DUC.

Non ; passez devant, capitaine ; je suis grand d’Espagne de première classe, de sorte que je suis presque chez moi dans le palais de Sa Majesté. Il est juste que je vous en fasse les honneurs.

RIUBOS.

C’est pour vous obéir, monsieur le duc. (Il se découvre.)

LE DUC.

Je vous suis, capitaine. (Ils sortent.)


Scène II.

LE COMTE DE MEDIANA, les regardant s’éloigner.

Voilà une querelle dont je voudrais savoir la fin, si je ne venais chercher ici quelque chose de plus précieux encore que la vie d’un homme, le regard d’une femme. Hélas ! chaque soir m’entend jurer de ne plus venir chercher ce regard mortel, et chaque matin me retrouve ici oubliant mon serment ! C’est l’heure où elle passe par cette salle en revenant de la chapelle. (La porte de droite s’ouvre.) Le comte-duc d’Olivares !


Scène III.

MEDIANA, LE COMTE-DUC D’OLIVARES.
OLIVARES.

Vous êtes seul, comte ?

MEDIANA.

Oui, Excellence, comme vous voyez.

OLIVARES.

Il m’avait semblé entendre parler dans cette salle.

MEDIANA.

C’est possible, monsieur. Il m’arrive souvent de parler haut dans la solitude ; c’est une faiblesse que l’on pardonne aux vieillards et aux poètes.

OLIVARES, avec intention.

Et aux amoureux, comte.

MEDIANA, sèchement.

Comme il plaira à Votre Excellence.

OLIVARES.

Pardieu ! comte, il faut que je vous fasse une question.

MEDIANA.

C’est votre droit, monsieur le premier ministre.

OLIVARES.

Vous avez parlé de poètes, et vous-même, tout grand seigneur que vous êtes, vous ne dédaignez pas de faire des vers.

MEDIANA.

Je ne fais que suivre l’exemple que nous donne le roi Philippe IV.

OLIVARES.

Eh bien ! comte, il court contre moi certaine satire que mes ennemis trouvent bonne, attendu que j’y suis fort maltraité ; l’avez-vous lue par hasard ?

MEDIANA.

Non, comte.

OLIVARES.

Qui donc fait des vers à la cour, après le roi Philippe IV et vous ?

MEDIANA.

Personne que je sache.

OLIVARES.

Signez vous tous les vers que vous faites, comte ?

MEDIANA.

Tous.

OLIVARES.

Même les satires ?

MEDIANA.

Même les satires. Seulement, je signe les vers ordinaires de mon nom de comte de Villa-Mediana, et les satires, de mon cachet habituel.

OLIVARES.

Et ce cachet représente ?

MEDIANA.

Une plume et une épée, avec le mot : UTI, s’en servir.

OLIVARES.

Ah ! c’est bien.

MEDIANA.

Mais, silence, monsieur, voici la reine.

OLIVARES, à part.

Il l’a vue le premier… Il l’attendait.


Scène IV.

MEDIANA, LA DUCHESSE DE SIDONIA, LA REINE, OLIVARES, les femmes de la reine au fond.
LA REINE.

Pouvez-vous me dire, monsieur le duc, quels sont les deux cavaliers qui ont l’audace de se battre dans le parc royal ?

OLIVARES.

Se battre dans le parc royal ! Impossible, madame.

LA REINE.

Approchez de cette fenêtre, et vous verrez d’ici reluire les épées.

OLIVARES, allant au balcon.

Madame, c’est le duc d’Albuquerque et le capitaine Riubos.

LA DUCHESSE, à part.

Le duc d’Albuquerque !

LA REINE.

Monsieur, faites séparer les combattants. Ils auront à justifier leur conduite devant le roi. Viens, Sidonia. (Elles entrent à droite.)


Scène V.

MEDIANA, OLIVARES.
MEDIANA, à part.

Ô ma souveraine !

OLIVARES, revenant.

Un duel sous les fenêtres du palais, dans un pays où le duel est défendu par le roi. Voilà, sur mon honneur, une hardiesse que le duc d’Albuquerque, tout duc d’Albuquerque qu’il est, payera cher.

MEDIANA.

Le duc d’Albuquerque est un de ces précieux serviteurs envers qui un roi ne peut se montrer sévère. D’ailleurs tout le peuple de Madrid viendrait au besoin demander sa grâce.

OLIVARES.

Oui, sa folle magnificence lui a fait un nom. C’est un homme qui mettrait le feu à son palais pour réchauffer un mendiant ; un grand original, enfin.

MEDIANA.

Monsieur d’Albuquerque, vous le savez, Excellence, a un meilleur titre à la faveur des Espagnols, c’est celui de grand capitaine et de victorieux.

OLIVARES.

Je comprends que vous le défendiez, comte. Vous ne lui devez pas moins en échange de l’attachement protecteur qu’il vous porte.

MEDIANA.

Pardon, monsieur le duc, mais Votre Excellence oublie que je suis d’âge et de nom à me protéger moi-même.

OLIVARES.

Comment donc, mais personne n’en doute, comte, personne n’en doute.


Scène VI.

MEDIANA, OLIVARES, D’ALBUQUERQUE, en dehors.
LE DUC.

Messieurs, je vous serais infiniment obligé de ne pas me toucher.

MEDIANA.

C’est la voix du duc.

OLIVARES.

En effet, je crois qu’on nous l’amène.

LE DUC, au fond.

Monsieur le garde, présentez, je vous prie, mes compliments au capitaine Riubos ; dites-lui que je crains de l’avoir provoqué un peu à la légère, et que, s’il ne meurt pas de sa blessure, je lui ferai réparation de cette légèreté en quelque lieu plus propice. Maintenant, vous avez ma parole, je ne quitterai pas cette chambre. Allez. (Entrant.) Ah ! bonjour, Mediana. (D’un ton moins amical.) Bonjour, comte-duc. C’est vous qui m’avez fait arrêter, je présume.

OLIVARES.

Par ordre de la reine, monsieur.

LE DUC.

Et combien de temps dois-je garder les arrêts dans cette salle ?

OLIVARES.

Jusqu’au retour du roi.

LE DUC.

Lequel reviendra de la chasse… ?

OLIVARES.

Selon son habitude, vers deux heures.

LE DUC, s’asseyant à gauche.

Merci, Excellence

OLIVARES, s’approchant de lui.

Monsieur le duc, voulez-vous me permettre de m’étonner, tout haut et devant vous, d’une chose dont je m’étonnais tout bas en votre absence : c’est qu’un homme de votre mérite militaire se croie obligé de tirer à tous moments l’épée pour de minces propos.

LE DUC.

Et moi, je m’étonne d’une chose, monsieur, c’est que vous n’ayez pas remarqué que je ne me bats jamais sans être réduit à cette extrémité par de sérieuses provocations. (Il se lève.)

OLIVARES.

Oh ! duc, vous oubliez votre duel avec le comte Da Sylva.

LE DUC.

Je vois que Votre Excellence n’en connaît point l’histoire. Monsieur Da Sylva m’avait traité de la façon la plus outrageante : il le reconnaissait lui-même, puisque nous étions convenus de nous battre chaque année, au printemps.

OLIVARES.

Voici une étrange convention !

LE DUC.

Vous le voyez bien ; tout semble étrange à qui ne connaît pas les causes. La querelle était venue à propos d’un arbre qui avait poussé dans le jardin du comte, à une grande hauteur, et cela, juste devant mes fenêtres. L’hiver, cela pouvait encore se tolérer ; mais, dès que l’arbre avait des feuilles, la chose, en vérité, devenait insupportable. Je le priai de mettre bas son arbre ; et, comme il s’y refusa, nous convînmes de nous battre tous les ans au printemps, quand cet arbre reprendrait des feuilles. Tout le monde eût agi de même.

OLIVARES.

Allons ! la raison est suffisante, et je ne doute pas que vous n’en ayez d’aussi parfaite pour expliquer toutes vos rencontres, et même cette dernière affaire avec le capitaine Riubos.

LE DUC.

Monsieur, je hais naturellement votre capitaine Riubos, et, s’il m’en croyait, il quitterait l’Espagne. Mais, à part le sentiment instinctif qui me pousse à détruire ce cavalier, j’avais tout à l’heure une excellente raison de me faire ce plaisir.

OLIVARES.

Ne vous étonnez pas de toutes mes questions, monsieur le duc ; je veux faire ressortir dans tout son éclat votre innocence aux yeux du roi Philippe IV. Quelle était cette raison ?

LE DUC.

En vérité, Excellence, on abuse de ce que j’arrive des Indes, pour me prêter des ridicules. Don Riubos s’est permis de me féliciter sur mon prochain mariage.

OLIVARES.

Ah ! oui, avec dona Sidonia.

LE DUC.

Vous aussi, Excellence, vous voulez me marier avec cette jeune fille !

OLIVARES.

Cette jeune fille est un des plus grands noms d’Espagne, et une des plus grandes beautés de la cour.

LE DUC.

Monsieur, fut-elle belle comme Vénus et noble comme la reine de Saba, cela ne changerait rien, je vous prie de le croire, à mes intentions. Le mariage est un tribut que les sols payent aux gens d’esprit ; il faut les laisser faire. — Mais voyons, Mediana, beau rêveur qui ne dites rien…

MEDIANA, sortant de sa rêverie.

Plaît-il ?

LE DUC.

Pardon, si j’ai fait fuir la muse. Vous connaissez cette jeune fille ?

MEDIANA.

Laquelle ?

LE DUC.

Mais cette jeune fille qu’on me fait épouser.

MEDIANA.

Dona Sidonia ?

LE DUC.

Bon, lui aussi !

OLIVARES.

Duc, si vous voulez faire taire ce bruit, je crains bien que vous ne soyez forcé de jeter le gant à toute la cour.

LE DUC.

Messieurs, tout ce que je puis dire, c’est que je ne l’ai jamais vue.

OLIVARES.

Et ce bouquet qui est tombé à vos pieds le jour de votre rentrée à Madrid, au moment où vous passiez sous ses fenêtres, et que vous avez si galamment ramassé ?

LE DUC.

Je ramasse toujours un bouquet qui tombe de la main d’une femme : j’aime les fleurs ; mais, je vous le répète, j’ignorais sous quel balcon je passais, et de quelle main le bouquet était tombé.

OLIVARES.

De là discrétion, duc ! je ne vous connaissais pas cette vertu.

MEDIANA, souriant.

C’est un diamant que M. le duc a rapporté des Indes.

LE DUC.

Dites-moi, Mediana, car je crois avoir enfin trouvé la clef de tout cela, dona Sidonia a sans doute un père, un oncle, un frère, qui imaginent ce moyen de se défaire de leur fille, sœur ou nièce ? Le moyen est ingénieux, mais il ne réussira pas.

MEDIANA.

Non, monsieur le duc. La duchesse de Sidonia est fille du duc de Cœli, qui, à sa mort, l’a laissée sans parents, sans appui et sans fortune.

LE DUC.

La fille du duc de Cœli, mon vieil ami, l’ancien gouverneur du Portugal ?

MEDIANA.

Justement.

LE DUC.

Je suis fâché de ne pas avoir su cela, j’eusse tué le capitaine Riubos ; car c’est une double infamie que d’attaquer un honneur qu’aucune épée ne protège.

OLIVARES.

Excepté la vôtre, cependant.

LE DUC.

L’interrogatoire est-il fini, comte-duc.

OLIVARES.

Il sera fini dès qu’il vous fatiguera, monsieur. Le roi veut beaucoup de bien à la duchesse de Sidonia, attachée à la reine ; il voit avec peine toute tâche faite à l’honneur d’une jeune fille pauvre, orpheline et sans défense. Ce sera au roi de vous demander une explication que vous avez le droit, je le reconnais, de refuser à tout le monde, même au premier ministre.

LE DUC, à part.

Le roi ! C’est étrange.

OLIVARES.

Venez-vous, comte ?

LE DUC.

Un mot, s’il vous plaît, Mediana. (À Olivares.) Pardon, Excellence. (Olivares sort tout seul.)


Scène VII.

MEDIANA, D’ALBUQUERQUE.
MEDIANA, froid et contraint.

Vous avez à me parler, duc ?

LE DUC, très-amical.

Oui.

MEDIANA.

J’écoute.

LE DUC.

Je vous dirai en ami, comte, que je ne suis pas le seul dont la cour veuille bien s’occuper, et qu’il circule de méchants propos sur vous.

MEDIANA.

Sur moi, duc ?

LE DUC.

Oui.

MEDIANA.

Dirait-on par hasard aussi que j’ai une maîtresse ?

LE DUC.

Non, monsieur ; on dit, au contraire, que vous n’en avez pas.

MEDIANA.

Mais, en vérité, duc, je ne vois rien là-dedans qui puisse m’offenser.

LE DUC.

Quand j’avais l’honneur et le plaisir d’avoir votre âge, on aurait été mieux venu à mettre en doute mes ancêtres que ma maîtresse. Parfois, je n’en avais pas, parce qu’il me convenait de n’en point avoir ; mais il me convenait qu’on m’en donnât une, et l’on m’en donnait vingt ; je ne m’en plaignais point, les belles non plus : de la sorte, tout le monde était content, et voilà de quelle façon, de mon temps, nous entendions nos devoirs de gentilshommes.

MEDIANA.

Il paraît que, depuis, votre morale a changé, duc.

LE DUC.

Pourquoi cela ?

MEDIANA.

Puisque tout à l’heure vous avez nié avec tant d’acharnement la bonne fortune dont on voulait vous faire honneur.

LE DUC.

Oh ! moi, Mediana, c’est autre chose : remarquez bien que je puis nier une fausse bonne fortune, n’ayant point à en cacher de véritables.

MEDIANA.

Due, j’ignore où vous voulez en venir.

LE DUC.

Moi, à rien ; c’est une théorie que j’expose. Je disais, par exemple, que lorsqu’on vient à concevoir un amour sérieux, ce n’est pas le moment de quitter sa maîtresse, comme font les sots, mais bien plutôt d’en prendre une avec beaucoup de bruit, et même un peu de scandale. Me faites-vous l’honneur de me comprendre, Mediana ?

MEDIANA.

Pas le moins du monde, monsieur le duc, je vous assure.

LE DUC.

N’importe, je continue : vous admettez bien, mon cher comte, malgré votre modestie, qu’un homme de votre mérite n’est pas sans envieux, sans ennemis à la cour. On n’imaginera pas qu’un jeune homme de vingt ans, poête, qui plus est, n’ait pas quelque amour en tête, et l’on aimera mieux-faire les suppositions les plus singulières et même les plus dangereuses. Croyez-moi, Mediana, donnez un aliment à la méchanceté de la cour. Tenez, il y a la marquise d’Astorga… il est vrai que son mari est en Portugal, et qu’il vous répugnerait sans doute de faire la cour à une femme dont le mari est absent. Du reste, en attendant son retour, vous avez la comtesse…

MEDIANA.

Je vous suis obligé, duc ; tenons-nous-en là. J’attendrai.

LE DUC

Soit ! mais croyez-moi, Mediana, l’avis que je vous donne est sérieux, Très-sérieux ; maintenant, faites-en le cas que vous voudrez. Voilà ce que j’avais à vous dire.

MEDIANA.

Je vous remercie, duc, quoique je persiste à dire que je n’ai pas compris. J’ai entrevu seulement, que vous prêchiez la morale à ravir. (Le duc lui donne la main, il sort.)


Scène VIII.

D’ALBUQUERQUE, seul.

Ce jeune homme ne m’aime pas. Pourquoi ? Dieu le sait. Si du moins il écoutait mes avis !… Mais la jeunesse n’entend pas raillerie avec l’amour, et ces adolescents ont de maladroites délicatesses qui vous compromettent une femme sans miséricorde. (Il prend une gazette sur la table de gauche et s’assied.) Ah ! diable, il paraît que ma captivité doit être longue ; on a pris soin de me procurer des journaux et la Gazette de la cour. Sotte invention que ces gazettes ! (Lisant.) « Les nouvelles de Portugal deviennent de jour en jour plus rassurantes. » Lisez déplorables. « Le marquis d’Astorga va être rappelé. » Et moi qui tout à l’heure disais à Mediana… Qu’est-ce que cela ? Encore mon nom ! Ce serait la première fois, depuis mon retour des Indes, qu’ils auraient daigné m’oublier. « On donne pour certaine la nouvelle du mariage du duc d’Albuquerque avec la fille du dernier duc de Sidonia-Cœli, mort dans les Indes orientales. » Ah çà mais, en vérité, c’est une persécution. (Il se lève.) C’est plus que cela, c’est un complot. La fille d’un de mes compagnons d’armes, une enfant sans soutien, sans famille ! Oh ! je ferai taire ces misérables !


Scène XX.

LA DUCHESSE, sortant de chez la reine, D’ALBUQUERQUE.
LE DUC.

Quelle est cette jeune fille ?

LA DUCHESSE, fort émue.

Monsieur le duc est seul ?

LE DUC

Oui, madame. Qui êtes-vous, et à quel bon génie dois-je cette faveur que vous me faites en venant me visiter dans ma prison ?

LA DUCHESSE.

Vous ne me connaissez donc point ?

LE DUC.

Je n’ai point ce bonheur, madame.

LA DUCHESSE.

Pourquoi toute la cour n’est-elle point là pour vous entendre ? Je suis la duchesse de Sidonia-Cœli.

LE DUC.

Comment, madame, c’est vous qui êtes la fille ?…

LA DUCHESSE.

J’ai su, monsieur le duc, que vous vous étiez fait mon chevalier ; vous avez été l’ami de mon père, monsieur, et c’est à ce titre, je crois, que vous avez pris ma défense. Je vous pardonne le ton que, sans le vouloir, m’aura fait votre générosité.

LE DUC.

Madame, croyez que j’étais le seul outragé, et que votre nom…

LA DUCHESSE.

Monsieur le duc, je ne feindrai pas d’ignorer le motif de votre querelle, ni les calomnies dont je suis la victime, et dont vous êtes le prétexte fort innocent. Ne vous justifiez pas, duc ; si j’avais à vous accuser, faites-moi l’honneur de croire que je ne fusse pas venue vers vous. Je suis trop de la cour pour ne pas savoir que l’on doit tout, attendre du duc d’Albuquerque, excepté une lâche action. (Elle salue.) Adieu, monsieur le duc.

LE DUC.

Mais n’aviez-vous rien à dire à l’ami de votre père ?

LA DUCHESSE.

J’ai à lui exprimer mon profond regret que ce soit lui justement qu’on ait choisi pour me perdre, lui dont le souvenir m’a toujours été, je ne dirai pas cher, mais sacré. (Ils descendent la scène.)

LE DUC.

Mon souvenir, à moi ? Et comment donc ai-je le bonheur, madame, d’être autre chose pour vous qu’un étranger ?

LA DUCHESSE.

Vous alliez partir pour les Indes, où mon père vous rejoignit plus tard, et où il mourut ; vous vîntes prendre congé de notre famille ; mon père m’appela ; j’étais tout enfant ; je jouais dans le jardin ; j’accourus. Il me poussa entre vos bras, je vous regardai avec étonnement : « Oui, Diana, me dit-il, regarde-le encore longtemps, et que ses traits se gravent dans la mémoire. Tu ne sais pas encore, mon enfant, ce que c’est qu’un héros, tu le sauras un jour. Duc, ajouta-t-il, embrassez ma fille, je crois à la bénédiction du génie. » Alors, vos lèvres touchèrent mon front ; l’instant d’après, vous étiez parti, et vous m’aviez oubliée. C’est bien simple et bien naturel. Moi, il en fut autrement : la jeunesse a ses éblouissements naïfs, ses souvenirs obstinés. Ces paroles de mon père : « C’est un héros ! » demeurèrent constamment dans mon esprit ; puis, lorsque je grandis, et que j’entendis raconter vos combats dans l’Inde, vos chasses terribles, vos splendeurs royales, toutes ces choses, enfin, qu’on disait n’appartenir qu’à vous, et qui mettaient votre nom dans toutes les bouches, je me rappelais ce que mon père m’avait dit, et je répétais joyeuse : C’est un héros ! et, avant de nous quitter, ce héros m’a embrassée au front.

LE DUC.

Pauvre enfant !

LA DUCHESSE.

Quand j’appris que vous reveniez, que j’allais vous revoir, ce fut comme une fête dans mon cœur ; j’avais perdu mon père, puis ma mère, mais il me semblait que je n’allais plus être si orpheline, puisque vous reveniez. Le jour de votre entrée à Madrid fut fixé, notre maison se trouvait sur la route que vous deviez suivre, je me cachai sur le balcon, derrière la jalousie. Le peuple, longtemps avant, votre présence, criait : Vive le duc d’Albuquerque ! comme il eût fait pour un roi. Enfin je vous vis paraître… vous montiez un cheval blanc comme la neige. En arrivant sous ma fenêtre, un drapeau qu’on agita le fit cabrer, je jetai un cri de terreur, et je poussai la jalousie devant moi comme pour vous retenir. Le bouquet que j’avais à la main m’échappa et tomba à vos pieds, et vous, sans descendre, de cheval, vous l’enlevâtes avec votre épée. Alors, comme si c’eût été un signal, une pluie de fleurs tomba sur vous de toutes les fenêtres ; vous, monsieur le duc, vous saluâtes de la tête et de la main, mais sans ramasser une seule de ces fleurs : j’étais fière et joyeuse. Je comptais sans la calomnie : ce bouquet tombé à vos pieds, on crut, que je l’avais jeté. De là, sans doute, cette fable inventée pour me perdre, et qui poursuit jusque dans sa retraite une orpheline dont vous aviez eu le temps d’oublier jusqu’au nom, jusqu’à l’existence.

LE DUC.

Non, vous vous trompez, je ne vous avais point oubliée, mais de même que vous me voyiez sans doute comme j’étais au moment de mon départ, la belle duchesse de Sidonia d’aujourd’hui était toujours pour moi la petite Diana d’autrefois ; le temps marche, je l’avais oublié : il a fait de vous une divine jeune fille, de moi presque un vieillard.

LA DUCHESSE, vivement et comme malgré elle

Oh !

LE DUC.

J’ai plus de quarante ans, duchesse, c’est-à-dire plus du double de votre âge ; mais je m’en félicite, car cet âge me donne le droit d’être votre protecteur, votre père. (Il va chercher un fauteuil à gauche ; la duchesse s’assied ; d’Albuquerque se place à côté d’elle.) Permettez-moi une question.

LA DUCHESSE.

J’écoute.

LE DUC.

Vous êtes seule au monde, isolée à la cour, vous êtes belle… Oh ! je ne vous le demande pas.

LA DUCHESSE.

Mais cette question, duc ?

LE DUC.

M’y voici. Vous connaissez-vous quelque ennemi à la cour ?

LA DUCHESSE.

Un ennemi à moi ?

LE DUC.

Ou quelque ami… trop ardent : c’est souvent la même chose ; une femme qui se sent atteinte par une perfidie cachée doit s’en prendre à l’homme qui la hait…

LA DUCHESSE.

Je vous ai dit, duc, que je ne me connaissais pas d’ennemis.

LE DUC.

Ou à l’homme qui l’aime. Puis-je, sans offense, vous demander, madame, s’il est quelqu’un à la cour qui soit dans ces sentiments à votre égard ?

LA DUCHESSE.

Monsieur le duc, la perle de ma fortune ne m’a pas permis de former une alliance digne de mon nom ; c’est vous dire comment j’ai pu recevoir des prétentions blessantes, des vœux outrageants.

LE DUC.

Bien : voilà justement ces ardents amis dont je vous parlais. Et parmi ces amis, dites-moi, duchesse, n’en est-il pas quelqu’un qui occupe un rang considérable ? Parmi ces prétendants trop inférieurs, ne s’est-il pas trouvé un soupirant… trop illustre ?

LA DUCHESSE, embarrassée.

Monsieur le duc, je…

LE DUC.

Je ne demande pas que vous me disiez oui, et cependant vous l’eussiez dit à votre père. (Après un silence.) Oui, madame, je comprends tout, maintenant, hélas ! vous avez déjà beaucoup souffert, et j’en ai peur, vous souffrirez beaucoup encore.

LA DUCHESSE, avec élan.

Ah ! monsieur, protégez-moi !

LE DUC.

Pauvre enfant ! ne m’avez-vous pas dit que ma protection vous perdrait ?

LA DUCHESSE.

Oui, c’est vrai, vous avez raison ; ne songez donc plus à moi, duc. J’ai souvent rêvé à la situation dans laquelle se trouve une jeune fille noble et sans fortune, menacée dans son honneur, et j’ai pris d’avance ma résolution. Peut-être cette résolution serait-elle déjà accomplie, mais la tendre amitié de la reine m’a fait hésiter longtemps. Maintenant, je comprends que cette amitié ne peut plus me défendre et qu’il me faut une protection plus puissante que celle que peut m’accorder une reine.

LE DUC.

Que voulez-vous dire ?

LA DUCHESSE.

Qu’au-dessus des trônes il y a le ciel, qu’au-dessus des rois il y a Dieu.

LE DUC.

Vous dans un cloître, madame !

LA DUCHESSE.

C’est un refuge ouvert aux orphelins par le père de tous.

LE DUC.

Dites que c’est une tombe ouverte au désespoir. (Il replace les sièges. Avec chaleur.) Oh ! non, vous ne vous séparerez pas de moi en emportant ce projet désespéré. Je ne veux pas être complice d’un meurtre ; on vous a jeté mon nom comme une flétrissure.

LA DUCHESSE.

Duc, je croyais vous avoir dit que si je restais à la cour, j’étais perdue.

LE DUC.

Rien ne peut donc rompre ce dessein funeste ?

LA DUCHESSE.

Non ! rien… de ce qui est possible du moins.

LE DUC.

Ainsi, c’est à Dieu seul que votre fierté souffrirait d’être enchaînée, et ce n’est que ce maître suprême…


Scène X.

MEDIANA, OLIVARES, LE DUC, LE ROI, LA REINE, LA DUCHESSE, COURTISANS revenant de la chasse avec le roi.
LE ROI, au dehors.

Il est dans cette chambre, dites-vous, duc ?

OLIVARES, de même.

Oui, sire.

LA DUCHESSE.

Le roi !

LA REINE.

Sire, lorsque j’ai réclamé son arrestation, j’ignorais pour quelle cause le duc se battait.

LE ROI.

C’est bien. (Apercevant la duchesse.) Vous ici, madame ? duc, nous venions vous tirer d’une captivité que nous ne supposions pas si heureuse.

LE DUC.

Ainsi Votre Majesté veut bien me faire grâce ?

LE ROI.

Oui, car vous avez tiré l’épée pour défendre l’honneur d’une femme, et fût-ce dans mon palais, c’est une de ces fautes qu’un roi d’Espagne doit pardonner.

LE DUC.

Eh bien ! sire, outre cette première faveur, j’ai la hardiesse d’en solliciter une seconde.

LE ROI.

Laquelle ? Parlez.

LE DUC.

Sire, madame la duchesse de Sidonia a daigné venir me remercier d’avoir embrassé sa querelle. Elle n’a pu me refuser le droit de me justifier auprès d’elle de certains torts, et j’osais lui dire, au moment où Votre Majesté a paru, que je ne voyais qu’un moyen de faire taire les bruits singuliers qui se sont répandus.

LE ROI.

Et ce moyen, monsieur ?

LE DUC.

Ce serait de leur donner raison, sire.

LE ROI.

Je ne comprends pas.

LA DUCHESSE, relevant la tête.

Que dit-il ?

LE DUC.

Sire, je demande l’agrément de Votre Majesté pour solliciter la main de madame la duchesse de Sidonia-Cœli.

LA DUCHESSE.

Duc, je ne puis accepter un pareil dévouement.

LE DUC.

Hélas ! madame, le dévouement ne peut être que de votre côté ; et j’attends avec anxiété votre réponse pour savoir s’il surpassera votre courage.

LA DUCHESSE, à la reine.

Oh ! madame.

LE ROI.

Duc, nous verrons avec joie l’alliance de deux maisons qui n’ont rien à s’envier pour la noblesse.

LE DUC.

Sire, je n’attendais pas moins de votre bonté.

LA REINE.

Chère duchesse, vous resterez donc près de moi.

LE DUC, à part.

Je n’en jurerais pas.

LE ROI.

Maintenant, duc, voulez-vous vous en remettre à nos conseils pour le choix de votre parure de noces ?

LE DUC.

Quoi ! Votre Majesté daignerait ?…

LE ROI.

Que diriez-vous, par exemple, du manteau blanc avec la croix rouge fleurdelisée ?

LE DUC.

L’habit des chevaliers de Saint-Jacques !

LE ROI.

Essayez-le, mon cher duc : s’il vous sied, eh bien ! vous le garderez, avec deux commanderies pour en couvrir la dépense.

LE DUC.

Oh ! sire !

LA REINE.

Et moi, sire, je vais m’occuper de la parure de notre belle fiancée. Venez, duchesse.

LE DUC.

Vous partez, madame, et vous ne m’avez pas répondu.

LA DUCHESSE, à la reine, qui lui fait un signe d’assentiment.

Votre Majesté permet-elle ? (Remontant la scène.) Oh ! duc. (D’Albuquerque lui baise la main. La duchesse s’éloigne d’un côté avec la reine, et le roi de l’autre côté avec Olivares.)

LE ROI.
Eh bien ! Olivares, que dis-tu de ce mariage ?
OLIVARES.

Sire, qu’il vous conduit à votre but tout aussi sûrement qu’un autre moyen.

LE ROI.

Je l’espère comme toi. (Olivares se retourne pour regarder Albuquerque en riant. Ils sortent par le fond.)


Scène XI.

MEDIANA, LE DUC.
LE DUC, touchant l’épaule de Mediana, qui a suivi des yeux la reine et qui demeure absorbé dans ses pensées.

Mediana, je ne sais si vous êtes comme moi ; mais je me défie toujours d’un homme qui me fait du bien quand je ne lui connais pas d’intérêt positif à m’en faire.

MEDIANA.

Duc, le roi sait apprécier vos services et vous le prouve.

LE DUC.

Poète ! Au reste, ce n’est pas le seul motif de ma défiance : avez-vous remarqué l’air rayonnant du duc d’Olivares, de ce ministre inquisiteur ? Un inquisiteur qui rit, croyez-vous que ce soit gai pour les autres ?

MEDIANA.

Pourquoi mêler le comte-duc à vos affaires ?

LE DUC.

Poète ! Et le roi, l’avez-vous jamais vu d’une humeur si enjouée ?

MEDIANA.

Sans doute, il a fait bonne chasse.

LE DUC.

Hein ! comment l’entendez-vous ?

MEDIANA.

Mais le plus naturellement du monde.

LE DUC.

Et ce sourire d’Olivares ? Allons, comte, vous vous doutez pourquoi Olivares souriait, n’est-ce pas ?

MEDIANA.

Vous plaisantez, duc, je ne m’en doute pas.

LE DUC.

Voyons, franchement, est-ce par amitié pour moi que vous feignez d’ignorer tout ce qui se passe ?

MEDIANA.

Mais qu’y a-t-il donc ?

LE DUC.

Allons, je vois bien qu’il faut vous le dire. Il y a, mon cher comte, eh bien ! il y a que le roi aime ma femme, et que le premier ministre le sert dans ses amours

MEDIANA.

Impossible !

LE DUC, lui touchant l’épaule en souriant.

Poète ! (Le rideau tombe.)