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Feuillet Echec et mat/IV

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Michel Lévy frères éditeurs (p. 15-19).
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ACTE IV.

La nuit. Bougies sur les tables.


Scène I.

LA DUCHESSE entrant, LE ROI.
LE ROI.

C’est vous, madame, ce soir qui m’avez demandé une audience ?

LA DUCHESSE.

Oui, sire. On vient d’arrêter le duc ! Je l’ai vu sortir tout à l’heure du palais entouré d’une escorte ; le savez-vous, sire ?

LE ROI.

Oui, madame, mais je n’y puis rien ; le duc a eu le malheur de blesser, je ne sais quand, un familier de l’inquisition, l’inquisition le fait arrêter.

LA DUCHESSE, avec effroi.

L’inquisition !

LE ROI.

Eh là ! vous voilà toute tremblante ; vous l’aimez donc éperdument ce méchant duc, qui ne vous perd pas des yeux un seul instant, ce qui est insupportable, et qui, sans dire gare, vient se jeter a traverse, avant qu’on ait le loisir de vous dire que vous êtes belle ? Eh bien ! duchesse, puisque vous l’aimez si fort, causons de lui. Asseyons-nous et peut-être à nous deux trouverons-nous un moyen… (La duchesse s’assied, le roi se retourne pour chercher un autre fauteuil.)


Scène II.

L’HUISSIER, du fond, puis LA DUCHESSE, LE ROI, LE DUC.
L’HUISSIER

Son Excellence monseigneur le duc d’Albuquerque.

LE ROI.

Le duc !

LA DUCHESSE.

Mon mari !

LE ROI.

Comment ! c’est vous ?

LE DUC, entrant.

Sire, on m’a dit que vous aviez quelque inquiétude à propos d’un malentendu dont j’ai failli être victime tout à l’heure, et j’accourais pour rassurer Votre Majesté ainsi que la duchesse, et pour vous dire que vous n’avez point perdu votre serviteur.

LE ROI.

Nous nous en félicitons, cher duc, c’est fort heureux en vérité.

LA DUCHESSE.

Pour nous rassurer tout à fait, duc, ne pouvez-vous nous dire comment vous avez été arrêté ?

LE DUC.

Oh ! madame, il se fait bien tard pour un si long récit ; si le roi le permet, je vais avoir l’honneur de vous reconduire à votre palais de la rue d’Alcala, et je vous conterai la chose chemin faisant.

LE ROI, exaspéré, à part.

Il l’emmène maintenant. Par le ciel ! cela ne sera pas ! (Haut.) Un moment, cher duc, j’ai a vous parler d’affaires très-graves. La duchesse pendant ce temps ira prendre congé de la reine.

LE DUC.

Vous me retrouverez ici, madame. (Elle salue et se relire par la gauche.)


Scène III.

LE DUC, LE ROI.
LE ROI, à part, assis à la table de droite.

De quoi pourrais-je bien lui parler ?

LE DUC.

Me voici, sire, tout prêt à vous entendre.

LE ROI.

Savez-vous, duc, que je suis fort ennuyé ?

LE DUC.

En effet, sire, vous avez l’air soucieux.

LE ROI, après avoir cherché.

La question du Portugal me tourmente plus que vous ne pouvez imaginer.

LE DUC.

Il suffit d’être marié, sire, pour le comprendre.

LE ROI.

Comment cela ?

LE DUC.

Sire, la vice-royauté du Portugal ressemble à une belle femme étrangère qui aurait contracté avec le roi d’Espagne un mariage de raison, et qui serait fort courtisée par les gens de son pays. Or, si fidèles que soient en général les femmes et les vice-royautés, il n’en reste pas moins vrai, pour le malheur des maris et des rois, le proverbe qui dit : « Loin des yeux, loin du cœur. »

LE ROI, goguenard.

Vous me paraissez avoir étudié à fond la question du Portugal ?

LE DUC, de même.

Et celle du mariage, oui, sire.

LE ROI.

Mais, dans le cas dont il s’agit, je ne puis cependant faire que ma vice-royauté ne soit point éloignée de moi ?

LE DUC.

Sans doute, mais Votre Majesté pourrait se rapprocher de sa vice-royauté.

LE ROI.

Voulez-vous dire qu’il serait bon que je fisse un voyage à Lisbonne ? (Il se lève.)

LE DUC.

C’est mon humble opinion, sire.

LE ROI.

Bref, vous prétendez m’envoyer en Portugal ?

LE DUC.

Sire, je voudrais voir Votre Majesté partout où elle a de la gloire à conquérir et des royaumes à conserver.

LE ROI.

Mais je ne vois pas trop à quoi servirait ma présence là-bas ?

LE DUC.

Sire, elle donnerait d’abord un démenti aux malveillants qui osent accuser Votre Majesté d’indifférence pour les intérêts des braves commerçants de Lisbonne. Votre Majesté ferait venir ces braves gens, en appellerait deux ou trois par leur nom, et ils seraient transportés d’enthousiasme.

OLIVARES, entrant par le premier plan à droite, à part.

Albuquerque ici !

LE DUC.

Tenez, voici justement monsieur le comte-duc, qui sera de mon avis, j’en suis certain.


Scène IV.

D’ALBUQUERQUE, LE ROI, OLIVARES entrant par la gauche.
LE ROI, à part.

Olivares ! Dieu soil loué ! (Haut.) Comte-duc, savez-vous ce que me conseille Albuquerque ? il veut m’envoyer en Portugal tout vif.

OLIVARES.

Et qu’en pense le roi ?

LE ROI.

Eh mais ! je ne sais pas trop. Monsieur d’Albuquerque me donnait d’excellentes raisons ; il me disait des choses d’un grand sens. Mon cher duc, pour fixer mes idées, veuillez donc m’écrire tout cela en manière de plan. Quelques lignes seulement sur l’avantage de ma présence dans ma vice-royauté de Portugal.

LE DUC.

Mais, sire, je vous jure, en vérité, que je n’ai là-dessus que des idées fort ordinaires.

LE ROI.

Non pas, non pas, mon cher duc, vous êtes trop modeste ; ne me refusez pas ce service, je vous prie. Pendant ce temps-là je vais, sur la même question, travailler avec Olivares. Menez-vous là, vous dis-je… (Il lui indique la table de gauche, À Olivares, montrant la table de droite.) Et vous ici.

LE DUC, s’asseyant, à part.

Sur la même question ! allons.

LE ROI, bas, à Olivares.

Comment donc avez-vous laissé échapper ce maudit homme ?

LE DUC, les observant, à part.

Ils entament la question.

OLIVARES, bas.

Sire, je n’y conçois rien. J’ai vu sortir le duc avec don Riubos et ses hommes. Il faut qu’il ait trouvé moyen de les enfermer à sa place.

LE ROI.

C’est le diable en personne. (Riubos passe la tête par la porte de droite ; voyant le roi, il se retire vivement.)

OLIVARES.

Je l’ai parfois pensé.

LE ROI.

Il m’exaspère ! Je donnerais une de mes provinces pour avoir un moyen de l’éloigner ce soir du palais avant qu’il n’ait emmené la duchesse !

OLIVARES.

Eh bien ! sire ?

LE ROI.

Eh bien ! cherchez ce moyen.

OLIVARES.

Sire, je l’ai cherché.

LE ROI.

Et trouvez-le…

OLIVARES.

Sire, je l’ai trouvé.

LE ROI.

Ah !

LE DUC, à part.

Ils font de la haute politique.

OLIVARES.

Mais puis-je compter que Votre Majesté ne me désavouera point ? (Riubos montre une seconde fois sa tête.)

LE ROI.

Pourvu que vous réussissiez et que le duc ne coure aucun danger.

OLIVARES.

Non, sire ; voici ce que c’est…

LE ROI, se levant.

Non, non, j’aime mieux que vous ne me le disiez pas. Allez, allez ; seulement faites vile ce que vous ferez.

OLIVARES.

Mais, sire, il faut que je m’éloigne du palais, et je ne pourrai surprendre ce soir à dix heures le galant au mystérieux rendez-vous…

LE ROI.

Eh bien ! j’ai besoin de respirer l’air du soir, je me charge de veiller sur cette terrasse ; n’est-ce pas là que se montre la dame inconnue ?

OLIVARES.

C’est là du moins que don Riubos a cru la voir.

LE ROI.

Bien ! allez et hâtez-vous, car je n’ai plus aucun prétexte pour le retenir. (Olivares sort.)


Scène V.

LE ROI, LE DUC.
LE DUC, se levant.

Sire, j’ai fini.

LE ROI.

Comment ! Dix lignes seulement ?

LE DUC.

Les meilleurs plans, sire, ne sont pas les plus longs.

LE ROI.

En effet, duc, les grands politiques sont toujours singulièrement concis… Dix lignes ! c’est bien, cher duc ; je vais lire cela sur cette galerie, et je vous dirai ce que j’en pense.

LE DUC.

Mais il fait nuit, sire.

LE ROI.

Il fait un clair de lune magnifique… (Commençant à lire.) « Le Portugal, à mon avis, ne peut être sauvé que par le séjour prolongé du roi dans cette province. » Jusqu’ici, c’est clair au moins, mon cher duc, et cela se comprend facilement. Attendez-moi là, je vous prie, attendez-moi là. (Il sort par le fond, traverse la galerie, et entre par la porte vitrée sur la terrasse.)


Scène VI.

LE DUC, seul.

Allendez-moi là ! Il est évident qu’il va m’arriver quelque chose… Mais quoi ?… Nous allons voir.


Scène VII.

RIUBOS, LE DUC.
RIUBOS, à la porte de droite.

Enfin vous êtes seul, monseigneur.

LE DUC.

Oui, parfaitement seul, mon honorable ami. Approchez. Eh bien ?

RIUBOS.

C’est fait, monseigneur.

LE DUC.

Arrêté ?

RIUBOS.

À neuf heures précises, comme vous me l’avez ordonné.

LE DUC.

Bien. Vous a-t-il demandé qui le faisait arrêter !

RIUBOS.

Oui, monseigneur.

LE DUC.

Et vous lui avez dit ?

RIUBOS.

Que c’était Votre Excellence

LE DUC.

Bien. Où est-il ?

RIUBOS.

Chez lui, gardé à vue.

LE DUC.

Bien. A-t-il résisté à vos hommes ?

RIUBOS.

Il les a bâtonnés.

LE DUC.

Bien. Maintenant, cette femme que vous avez cru voir ?

RIUBOS.

Que j’ai vue, monseigneur.

LE DUC.

Que vous avez cru voir, je le répète.

RIUBOS.

Pardon, Excellence, je ne comprenais pas.

LE DUC.

Eh bien ! cette personne ?

RIUBOS.

Sortait par cette porte qui donne sur la terrasse.

LE DUC.

Et suivait cette galerie extérieure ?

RIUBOS.

Oui, Excellence.

LE DUC.

Et vous avez raconté cette vision ?

RIUBOS.

Au comte-duc, la croyant véritable, mon Dieu ! oui.

LE DUC.

Qui l’a racontée au roi. Je comprends maintenant pourquoi Sa Majesté a préféré pour lire ma note la clarté de la lune à celle des bougies.

RIUBOS.

Monseigneur, il ne faut pas m’en vouloir ; j’ignorais en ce moment l’intérêt que Votre Excellence…

LE DUC.

Vous en vouloir ? comment donc, capitaine, au contraire, je suis on ne peut plus content de vous.

RIUBOS.

Ah ! monseigneur !

LE DUC.

Don Riubos, j’ai découvert dans vos tablettes Quelques fragments de cette fameuse satire qui a été faite contre le comte-duc, et que l’on a attribuée à Mediana. Vous courtisez donc les muses en secret, don Riubos ?

RIUBOS.

Non, monseigneur. Dans un moment ou nous étions en délicatesse le comte-duc et moi, je la fis faire par un homme de la police, un véritable enfant d’Apollon. Si Votre Excellence désire le connaître ?

LE DUC.

Non, merci. Seriez-vous aise de ravoir cette satire ?

RIUBOS.

Monseigneur, c’était un autographe…

LE DUC.

Précieux, je comprends ; reprenez-la. (Il cherche dans plusieurs feuillets).

RIUBOS, regardant du côté de la porte de la reine.

Monseigneur ! monseigneur !

LE DUC.

Eh bien ?

RIUBOS.

Cette personne que j’ai cru voir !…

LE DUC.

Ah ! ah !

RIUBOS.

Cette femme voilée… elle vient de ce côté. (La reine paraît à gauche.)

LE DUC, rapidement.

Allez, Riubos, et souvenez-vous qu’il ne faut pas toujours en croire ses yeux. Voici votre satirec, capitaine. (Il le pousse par la porte de droite au premier plan, puis court au fond, jette un coup d’œil à travers la porte vitrée, et revient fermer les portières, entre lesquelles il se tient à demi caché.


Scène VIIII.

LA REINE, voilée d’une mantille, entrant lentement et avec précaution ; au moment où elle touche à la porte du fond, le duc se dégage et la salue.
LA REINE, avec un léger cri de surprise et de frayeur.

Ah ! duc, vous êtes ici ?

LE DUC.

Oui, madame, c’est moi.

LA REINE.

Ah ! c’est singulier, duc, j’ai eu peur. Vous savez, quand on pense être seule, et que tout à coup on voit quelqu’un près de soi, surtout la nuit…

LE DUC.

Oui, madame, tout le monde éprouve de ces saisissements.

LA REINE.

Oh ! tout le monde, duc ; cela est bon pour de pauvres femmes à qui leur ombre même donne des tressaillements. Mais vous, un gagneur de batailles ! (À part.) Mon Dieu ! que doit-il penser de mon trouble ?

LE DUC, avec beaucoup de politesse et de galanterie.

Moi, madame, comme tout le monde, je vous assure. Mon courage n’est pas plus éprouvé que celui de Votre Majesté contre de pareilles surprises, et, tout à l’heure encore, une rencontre imprévue, là (il indique la terrasse), dans l’obscurité, m’a ému, au point que j’en suis tout honteux.

LA REINE.

Une rencontre imprévue ?

LE DUC.

J’entrais sur cette galerie pour prendre le frais…

LA REINE.

Sur cette galerie ?

LE DUC.

Oui, madame, et je croyais être seul, quand, tout à coup, j’ai vu quelqu’un à côté de moi, et j’avoue, à ma confusion, que cela m’a fort troublé au premier instant.

LA REINE.

Quelqu’un, duc ? mais c’est effrayant, en effet.

LE DUC.

Oh ! point du tout, madame ; c’était le roi qui se promenait, et qui se promène encore sous les arcades de la galerie ; et, si j’ose en avertir Votre Majesté, c’est pour lui épargner, dans le cas où elle choisirait le même lieu de promenade, la surprise et la légère frayeur que j’ai éprouvées moi-même.

LA REINE, comprenant.

Oh ! duc ! noble duc ! je vous remercie. (Elle lui donne sa main à baiser, et rentre chez elle.)


Scène IX.

LE DUC, seul.

Pauvre reine ! ce ne sera jamais un grand diplomate. Et le comte-duc, qui a le courage de tendre des pièges sous les pas de cette créature de Dieu ! En vérité, je n’ai jamais compris que l’on pût faire du mal à une femme. Pour cette fois, du moins, pauvres enfants, ils sont sauvés. (Mediana paraît.) Ah ! le comte ! ils l’ont mis en liberté avant l’heure, ce me semble. Non, ma foi ! seulement il a fait diligence.


Scène X.

MEDIANA, entrant par le fond, LE DUC.
MEDIANA, très-animé.

Ah ! c’est vous, monsieur. Je craignais de ne pas vous trouver ici.

LE DUC.

Était-ce moi que vous y cherchiez, mon cher comte ?

MEDIANA.

Qu’importe qui j’y cherchais, puisque c’est vous que j’y rencontre ! Duc, il y a longtemps que votre prétendue protection me pèse, que votre feinte amitié m’humilie. Je suis aise qu’elle ait enfin déposé le masque et laissé voir votre véritable visage. Duc, je vous remercie, enfin, de l’affront que vous venez de me faire ; car il efface entre nous toute différence d’âge et de rang. Oui, nous sommes égaux maintenant. Monsieur le duc, vous m’avez insulté.

LE DUC, avec douceur.

Mediana, n’avez-vous point quelque pudeur de reconnaître ainsi l’amitié d’un galant homme ?

MEDIANA.

Votre amitié ! Vous l’ai-je jamais demandée, monsieur ? Non, vous me l’avez imposée ; vous m’en avez fait subir publiquement les hauteurs ; votre amitié ! c’est de la tyrannie, car, de mon côté, et avant que vous ne m’eussiez trahi, je ne sais quelle folle affection m’attirait vers vous. Votre amitié ! si vous teniez à ce que j’y crusse encore, il fallait mieux recommander le secret à vos alguazils, et leur ordonner de ne pas me dire que mon arrestation venait de vous.

LE DUC.

Et si je désirais que vous en fussiez instruit, au contraire ?

MEDIANA.

Si vous désiriez que j’en fusse instruit ?

LE DUC.

Oui.

MEDIANA.

Et pourquoi cela ?

LE DUC.

Pour que vous fussiez convaincu que, venant de moi, cette arrestation pouvait être une contrariété, mais non un malheur.

MEDIANA.

Je ne suis pas venu ici pour écouter des énigmes ; je suis venu, duc…

LE DUC, avec amitié.

Prenez garde, Mediana, vous n’êtes pas de sang-froid.

MEDIANA.

Raillez-vous, duc ?

LE DUC.

Non pas. Je vous dis, Mediana, que la colère est mauvaise conseillère, et que vous avez tort, pour un rendez-vous manqué…

MEDIANA.

C’est bien, monsieur, assez. Vous plairait-il de m’accompagner hors de la ville ?

LE DUC.

À cette heure ?

MEDIANA.

Pourquoi non ?

LE DUC.

Vous êtes un enfant, Mediana.

MEDIANA.

Monsieur, cet enfant porté au côté l’épée de son père et vous demande la faveur de la mesurer avec la vôtre.

LE DUC.

Vous n’y pensez pas, Mediana ; dans le palais du roi !

MEDIANA.

Comment cette raison, qui ne vous a pas arrêté pour le capitaine Riubos, vous arrête-t-elle vis-a-vis de moi ? et comment avez-vous accordé à un chef de sbires la faveur que vous me refusez ?

LE DUC, vivement.

Parce qu’il m’était égal de me battre avec Riubos…

MEDIANA.

Tandis que…

LE DUC.

Tandis que, pour rien au monde, je ne veux me battre avec vous !

MEDIANA.

Vous refusez de me faire satisfaction ?

LE DUC.

Oui, je refuse. Pensez et dites tout ce qu’il vous plaira ; je ne me battrai point.

MEDIANA.

Tout Madrid saura demain que vous êtes un lâche.

LE DUC.

Madrid ne le croira pas.

MEDIANA.

Vous dites que rien ne pourra vous faire battre avec moi, duc ?

LE DUC.

Rien.

MEDIANA, tenant son gant.

Saints du ciel ! nous allons le voir !

LE DUC, lui arrêtant le bras et avec une vive émotion.

Ah ! jeune homme, assez, assez !… J’ai quelques paroles à vous dire d’abord, ensuite nous nous battrons si vous le voulez.

MEDIANA.

Oui, mais promettez-moi que, dans le cas où je ne serais pas satisfait de votre explication, nous nous battrons cette nuit même, afin que demain nul n’ose rire d’un enfant qui sera mort ou vengé.

LE DUC.

Je vous le promets. (Il va fermer les portières du fond.) Écoutez-moi maintenant, comte.

MEDIANA.

Je vous écoute.

LE DUC.

Il y a vingt ans… il y a même un peu plus, c’était sous l’autre règne ; six mois après votre naissance, Mediana… j’avais voire âge ; j’étais heureux ! Non pas parce que j’étais jeune, riche et de bonne maison, mais parce que j’avais un ami.

MEDIANA.

Et que m’importent à moi ces souvenirs ?

LE DUC.

Ne blasphémez point, Mediana ! cet ami, c’était votre père.

MEDIANA.

Mon père !

LE DUC.

Oui ; nous avions été élevés ensemble ; nous avions grandi ensemble ; nos pères avaient été amis comme nous, et ils nous avaient légué ce doux héritage.

MEDIANA.

Continuez, monsieur.

LE DUC.

Nous fîmes ensemble nos premières armes : c’était en Catalogne ; et dès ce moment notre amitié fut resserrée par un lien nouveau : la communauté du danger, la sainte fraternité du champ de bataille. Ah ! vous écoutez maintenant ?

MEDIANA.

Monsieur, c’est mon devoir.

LE DUC.

Votre père s’était fait une brillante réputation militaire, l’avenir s’annonçait pour lui glorieux et magnifique ; aussi, quelques mois après notre retour à Madrid, le roi le nomma-t-il gouverneur de la Catalogne.

MEDIANA.

Oui, monsieur. Ce fut même en sortant de Madrid pour se rendre à son poste qu’il fut attaqué et assassiné par des bandits. Je sais cela, monsieur, c’est, de l’histoire.

LE DUC.

Oui, comme la font les historiens. Vous avez été trompé, jeune homme, trompé avec tout le monde et comme tout le monde ; un seul homme sait et peut dire comment est mort votre père. Celui qui frappa le comte de Mediana n’était point un bandit… c’était un mari qui se vengeait.

MEDIANA.

Grand Dieu ! Duc, vous allez me dire à l’instant même le nom de cet homme !

LE DUC.

À l’instant même, oui. Mais écoutez : depuis quelque temps votre père, était sombre, préoccupé ; pour la première fois il avait un secret dont il me refusait la confidence ; son esprit même parfois semblait troublé jusqu’à l’égarement par cette pensée mystérieuse. Ainsi, un jour… écoutez bien ceci, Mediana.

MEDIANA.

Je ne perds pas un mot de votre récit, monsieur.

LE DUC.

Un jour, dans une chasse royale, comme le cheval de la reine se cabrait, votre père se précipita, et, quoique le danger ne fût pas sérieux au point de faire excuser cet oubli de l’étiquette, il prit la reine dans ses bras, l’arracha de sa selle et la déposa à terre. Le lendemain, comme toute la cour était émue encore de ce dévouement, que quelques-uns appelaient de l’audace, il se présenta au palais, ayant à son épée un ruban qui, la veille, on crut se le rappeler du moins, faisait partie de la parure de la reine. Malheureusement, le comte n’avait point là un ami pour changer de nœud avec lui ; il en résulta que chacun put voir et remarquer ce ruban à son épée… Le même jour votre père reçut sa nomination de gouverneur de la Catalogne.

MEDIANA.

C’était un exil. Je comprends.

LE DUC.

Attendez encore. Le soir même du départ, un homme que l’on savait attaché à votre père recevait un avis anonyme par lequel on l’invitait à veiller sur son ami. Cet homme, bien armé, monta sur le siège du carrosse où était le comte et sortit avec lui de Madrid. Après une heure de marche, et comme il traversait un petit bois, le carrosse fut subitement entoure et percé de plusieurs balles ; l’homme qui était sur le siège tenait déjà au bout de son pistolet celui qui paraissait commander aux bandits, quand, à la lueur d’un coup de feu, il le reconnut ; l’arme lui tomba des mains : c’était le roi d’Espagne, Philippe III.

MEDIANA.

Philippe III ?

LE DUC.

Lui-même.

MEDIANA.

Mais c’est impossible, cet homme a mal vu ou vous a menti.

LE DUC.

C’était moi, Mediana.

MEDIANA, avec respect.

Vous !

LE DUC, très-ému.

Je reçus le dernier serrement de main de votre père ; je recueillis sa dernière parole, comte. Cette parole, c’était : « Albuquerque, je te recommande mon fils ! » J’étendis la main en signe de sainte promesse, car je ne pouvais parler. (Il pleure.)

MEDIANA.

Monsieur…

LE DUC.

Et voilà à quel titre, Mediana, je vous ai humilié de ma protection et fatigué de mon amitié. Voilà pourquoi, n’ayant pas de fils, j’ai veillé sur vous comme un père et vous ai traité comme mon enfant ; et maintenant, Mediana, je me battrai avec vous si vous l’exigez.

MEDIANA.

Oh ! duc, duc, je vous demande humblement pardon.


Scène XI.

LA DUCHESSE, LE DUC, MEDIANA.
LA DUCHESSE, entrant à gauche. Avec gaieté.

Eh bien ! duc, me voici, partons-nous ?

LE DUC.

Ce serait de grand cœur, madame, si le roi ne m’avait ordonné de l’attendre ici.

LA DUCHESSE.

Ah ! monsieur de Mediana, je suis en vérité heureuse de vous voir sain et sauf. Au pays d’où je viens, ici près, on vous disait mort ou arrêté ; je ne sais plus pourquoi. Et cela inquiétait tout le monde ; tout le monde, entendez-vous.

MEDIANA.

Mille grâces, madame ; je vais donc me montrer pour conserver ma réputation de vivant. (Il salue la duchesse ; tendant la main au duc.) Duc, puis-je espérer qu’en souvenir de mon père vous me pardonnerez ?

LE DUC.

Oui. mais à condition que vous méditerez sérieusement sur l’histoire que je vous ai dite. (Mediana sort par le fond.)


Scène XII.

LA DUCHESSE, LE DUC.
LA DUCHESSE.

Vous parliez du roi, duc ?

LE DUC.

Oui, à l’instant même ; vous ne l’avez pas vu ?

LA DUCHESSE.

Pas depuis que vous nous avez interrompus parlant de vous.

LE DUC.

Cela prouve qu’il est encore plus curieux qu’amoureux.

LA DUCHESSE.

Où donc est-il ?

LE DUC.

Sur cette galerie, à guetter le cavalier au nœud couleur de feu et la dame voilée.

LA DUCHESSE.

De sorte que le roi attend ?…

LE DUC.

Quelqu’un qui ne viendra pas. C’est ce qui fait ma consolation, duchesse… après vous toutefois.

LA DUCHESSE.

Mais dites-moi, duc, ce qui se passe, ou plutôt ce qui va se passer, et pourquoi cet air mystérieux ?

LE DUC.

Ce qui va se passer, je n’en sais rien, et voilà pourquoi j’ai l’air mystérieux : les gens qui ne savent rien ont toujours l’air mystérieux : c’est une contenance.

LA DUCHESSE.

Mais savez-vous que vous me faites grand’peur, mon cher duc ?

LE DUC.

Oh ! il ne faut pas vous effrayer à ce point. Cependant, je ne dois pas vous laisser ignorer qu’il se trame quelque chose contre nous ; je sens vaguement un otage dans l’air, et je ne serais point surpris… C’est égal, j’aimerais assez savoir à quoi m’en tenir.


Scène XIII.

LA DUCHESSE, RIUBOS entrant par le fond, LE DUC.
RIUBOS.

Monsieur le duc ! Oh ! monsieur le duc !

LE DUC.

Qu’y a-t-il donc, monsieur Riubos ?

RIUBOS.

Monseigneur, le plus déplorable accident ! le palais de votre Excellence est en feu.

LA DUCHESSE.

Grand Dieu !

LE DUC.

Hé bien ! hé bien ! madame ! nous voilà fixés au moins, nous n’avons plus d’incertitude. Mon palais brûle, Riubos, et me direz-vous quel est le Jupiter qui nous a lancé ses foudres ? (Riubos indique la galerie du fond, où le roi se trouve.)

LA DUCHESSE.

Mais c’est impossible, duc !

LE DUC.

Pourquoi donc, madame ? le roi et moi nous sommes les deux plus riches maisons d’Espagne et nous pouvons nous permettre ce jeu-là. Allons, du calme, duchesse. (À Riubos.) Et l’aigle qui a porté les foudres de Jupiter ?

RIUBOS, d’un air piteux.

Excellence… l’ordre du comte-duc…

LE DUC.

Bien ! bien ! l’aigle, c’est vous ! je m’en doutais. Capitaine, voici deux feuilles de vos tablettes. Oh ! rassurez-vous, ce n’est pas pour le service que vous m’avez rendu, mais pour celui que vous allez me rendre ; vous connaissez la galerie de marbre, qui est séparée en deux par une vieille tapisserie représentant l’incendie de Troie ; vous allez brûler ces deux feuilles auprès de cette vieille tapisserie ; prenez garde d’y mettre le feu. (Riubos indique par ses gestes qu’il comprend et que cela est terrible. Il part enfin avec la résignation du désespoir et sort par la gauche.) Oui, c’est cela, dans la galerie de marbre, beaucoup de flamme et aucun danger, c’est ce qu’il me faut.


Scène XIV.

LA DUCHESSE, LE ROI, LE DUC.
LE ROI, entrant du fond.

Venez donc voir, Albuquerque, il y a une étrange lueur là-bas. Approchez-vous de cette fenêtre, duchesse ; devinez-vous ce que cela peut être ?

LE DUC.

Sire, c’est mon palais qui brûle.

LE ROI.

Votre palais ! courez donc, cher duc ! ne perdez pas un instant… Vous avez sans doute quelques objets précieux à sauver.

LE DUC.

Mais non, sire, puisque la duchesse est là. (Réfléchissant.) Ah ! un portrait de Votre Majesté !… et j’espère arriver à temps… Allons, chère duchesse, du calme, cela n’est rien. Le palais est vieux, et je crois me rappeler que vous ne l’aimiez pas. C’est quelqu’un de vos amis qui vous aura fait cette galanterie. Sire, puisque vous l’avez permis… (Il indique qu’il va se retirer.)

LA DUCHESSE.

Mais moi, monsieur ?

LE DUC.

Vous, madame ?

LE ROI, vivement.

La duchesse n’a-t-elle pas son appartement ici, près de la reine.

LE DUC, avec une demi-ironie.

Ah ! sire, vous me comblez ! (Il sort par le fond.)


Scène XV.

LA DUCHESSE, LE ROI.
LE ROI, très-pressant pendant toute la scène.

Madame, voici un malheur dont je crains bien de ne pouvoir m’affliger, puisqu’il me donne l’occasion d’un entretien avec vous. Je ne puis m’empêcher de croire que cette fois le ciel se déclare en ma faveur.

LA DUCHESSE.

Votre Majesté dit le ciel ?

LE ROI.

L’enfer, soit ! comme il vous plaira, madame, que ce soit un ange ou un démon qui ait sonné cette heure si longtemps attendue. (Bruit au dehors.)

LA DUCHESSE.

Mais, sire, écoutez !

LE ROI.

Ce n’est rien. Vous cherchez en vain à m’échapper, mais c’est inutile ! cette heure est bien à moi (La duchesse, fuyant devant le roi, voit le feu du côté des appartements de la reine, auxquels le roi tourne le dos.)

LA DUCHESSE.

Mais c’est le feu !

LE ROI.

Que m’importe ? Vous m’entendrez, madame !…


Scène XVI.

MEDIANA portant LA REINE évanouie, entre par la gauche ; ALBUQUERQUE, OLIVARES, par le fond, LE ROI, LA DUCHESSE, mi-fond à droite.
LA DUCHESSE.

Grand Dieu !

MEDIANA, aux genoux de la reine, qu’il a déposée sur un fauteuil ; il tourne le dos au roi.

Oh ! ma souveraine !

LE ROI, se retournant au cri que pousse la duchesse.

Mediana !

ALBUQUERQUE, se précipitant et relevant Mediana.

Malheureux !

MEDIANA.

Le roi !

LE ROI, avec force et colère à Olivares.

Vous aviez raison, Olivares, vous savez ce qu’il vous reste à faire. (À Albuquerque de même.) Quant à vous, duc, partez à l’instant, à l’instant même à notre place pour le Portugal. (Le rideau tombe.)