Feuillet Echec et mat/III

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Michel Lévy frères éditeurs (p. 11-15).

ACTE III.



Scène I.

LE DUC D’ALBUQUERQUE, entrant, DIEGO, assis.
LE DUC.

Monsieur, je viens de chez le comte de Mediana, auquel je voudrais parler pour affaires pressantes ; il n’était point chez lui, | mais on m’a dit que le roi l’ayant l’ait mander, il serait sans doute au palais.

DIEGO.

Il est vrai que le roi désire le voir, mais il n’est point encore arrivé.

LE DUC.

Je vais l’attendre. (Diego sort.)


Scène II.

LE DUC D’ALBUQUERQUE, seul.

Pardieu ! c’est un heureux miracle qui m’a fait trouver ces tablettes de don Riubos ! Sans cet incident providentiel, le pauvre comte était perdu ; tandis que si, au contraire, je puis lui parler avant qu’il n’ait vu le roi… Ah ! le voici.


Scène III.

LE DUC D’ALBUQUERQUE, MEDIANA, entrant.
MEDIANA, toujours contraint quand il est en scène avec le duc.

C’est vous, duc.

LE DUC.

Oui, vous le voyez, je deviens parfait courtisan. Je ne quitte plus le palais. Mais vous-même, Mediana…

MEDIANA.

Moi, monsieur, le roi m’a envoyé chercher, me dit-on.

LE DUC.

Oui, je sais cela, pour travailler avec lui à la comédie qu’il veut faire représenter. Savez-vous, Mediana, que vous faites bien des envieux ?

MEDIANA.

Moi ?

LE DUC.

Vous. Vous êtes au comble de la faveur…

MEDIANA.

Oh ! vous exagérez le caprice d’un instant.

LE DUC.

Justement. Eh bien ! mon cher comte, vous devriez profiter de ce caprice.

MEDIANA.

Désirez-vous quelque chose en quoi je puisse vous seconder, duc ?

LE DUC.

Moi, pas du tout, et, si je vous disais d’user de cette faveur, c’est pour vous-même.

MEDIANA.

Duc, je ne désire rien.

LE DUC.

Et vous avez tort : un jeune homme de vingt ans doit toujours avoir l’air de désirer quelque chose. Tenez, moi, je faisais un rêve pour vous.

MEDIANA.

Pour moi, duc ?

LE DUC.

Que voulez-vous ? à mon âge, on n’a d’autre avenir que celui des gens que l’on aime. Je rêvais donc, au lieu de cette vie inactive, une laborieuse et brillante fortune. Je voulais, par exemple, que le roi vous attachât à l’ambassade de France, dont vous pourriez être le chef avant qu’il fût longtemps.

MEDIANA.

Mais cette ambassade part demain.

LE DUC.

Sans doute.

MEDIANA.

Merci, duc ; vous vouliez pour moi plus que je ne souhaite et surtout plus que je mérite.

LE DUC.

Et si l’on vous offrait cette place que vous ne voulez pas demander, je comprends cela ?

MEDIANA.

Je refuserais.

LE DUC.

Je comprends. Votre esprit aventureux, n’est-ce pas, préférerait les voyages ? Eh bien ! tenez, comte, il se prépare une grande expédition dans l’intérieur de l’Inde.

MEDIANA.

Mais, monsieur, je ne désire pas le moins du monde voyager.

LE DUC.

Ah ! poète, vous blasphémez. Comment ! vous refusez d’aller voir l’Inde, vraiment ! l’Inde aux villes fabuleuses, aux fleuves sacrés, aux montagnes énormes et mystérieuses, berceau du monde !… Vous refusez d’attacher votre nom à la conquête de cet univers perdu et de ses poétiques merveilles ?

MEDIANA.

Si cette tâche est si belle, duc, que ne la prenez-vous ?

LE DUC.

Oh ! à moi, Mediana, elle n’offrirait rien de nouveau Moi, je me suis baigné dans le lac de Kachemir ; moi, j’ai visité Delhy : moi, j’ai chassé le tigre et l’éléphant sur les deux versants de l’himalava. C’est justement parce que je sais tout le plaisir que j’ai pris à ces divers exercices que je vous les conseille. Vous le savez, Mediana, la vie est une route où l’on ne revient pas sur ses pas. Je suis vieux, je suis marié, il faut que je reste à la cour ; j’ai ma destinée à accomplir.

MEDIANA.

Et moi aussi, duc. En vérité je ne comprends rien à votre fureur de me conseiller : l’autre jour vous vouliez que je prisse une maîtresse, aujourd’hui vous voulez que je conquière un monde. Vous me conseillez des choses ou trop simples ou trop difficiles.

LE DUC.

Voyons, comte, une dernière fois, réfléchissez.

MEDIANA.

Tout cela, duc, c’est de l’ambition, et je ne suis pas ambitieux.

LE DUC.

Oui, je conçois ; le léger manteau de poète sied bien mieux à la jeunesse et il suffit à l’homme sous le soleil de vingt ans. Et bien ! si vous ne voulez ni prendre une maîtresse, ni être ambassadeur, ni voyager dans l’Inde, mariez-vous au moins.

MEDIANA.

Duc, si vous ne paraissiez à beaucoup de gens de ma connaissance l’homme le plus sensé du monde, je dirais en vérité…

LE DUC.

Que je suis fou, n’est-ce pas ? Eh ! sans doute, le mariage, voilà encore une plaisante histoire ! D’ailleurs à quoi bon se marier, quand tout le monde est marié autour de nous, et, vive le ciel ! lorsque tous les amis qu’on a ont des femmes ?… Ô jeunesse, jeunesse ! J’ai été pourtant ainsi moi-même ! et maintenant vous le voyez, Mediana, je suis devenu un mari de bourgeoise humeur. Et c’est ici, Mediana, que je vous prie de remarquer l’injustice et l’égoïsme des hommes : il y a une personne qui trouve tout simple que je ne me fâche point de lui voir courtiser ma femme ; vous savez qui c’est, n’est-ce pas ?

MEDIANA.

Oui, vous m’avez dit son nom.

LE DUC.

Eh bien ! si cette personne qui convoite si publiquement le bien des autres, si cette personne venait à soupçonner qu’un cavalier en use vis-à-vis d’elle comme elle en use elle-même à mon égard, vous savez bien, Mediana, ce qui arriverait à ce cavalier ?

MEDIANA, ému et mécontent.

Il m’importe peu.

LE DUC.

Il ne vivrait pas une heure, Mediana.

MEDIANA, de même.

C’est bien.

LE DUC.

Alors n’en parlons plus. Mais, tenez, en souvenir que nous en avons parlé, faites-moi un cadeau, comte, donne-moi quelque chose… votre nœud d’épée, par exemple.

MEDIANA.

Mon nœud d’épée ?… quelle fantaisie !

LE DUC.

Oui, je sais qu’il y a mille conjectures à faire sur une pareille demande… Mais ne conjecturez rien, Mediana, et donnez-moi tout bonnement votre nœud d’épée, dont la couleur me plaît.

MEDIANA.

Le voici, duc.

LE DUC.

Maintenant, en échange, prenez le mien… Bon, c’est cela. Puis si l’on vous demande si vos couleurs sont bleu et argent, répondez hardiment que oui ; si l’on vous demande quel nœud d’épée vous portiez hier, dites que c’est celui-là. Ne démordez pour rien de cette réponse. Comte, vous me le promettez ?

MEDIANA.

Soit, mais à une condition, à une seule.

LE DUC.

Laquelle ?

MEDIANA.

C’est que vous me direz quel intérêt vous avez à vous mêler ainsi à ma vie.

LE DUC, avec beaucoup d’affection.

Oui… mais un autre jour, comte. Voici le roi qui vient et je n’aurais pas le temps d’achever mon récit. Adieu, n’oubliez pas que vos couleurs…


Scène IV.

LE DUC D’ALBUQUERQUE, LE ROI, MEDIANA.
LE ROI, entrant par le fond, examine avec attention le nœud d’épée de Mediana.

Bonjour, Mediana. Duc… (À part.) Bleu et argent, ce n’est pas lui, je savais bien que c’était impossible. (Se retournant vers le duc, et voyant, après un temps assez long, le nœud d’épée couleur de feu.) Monsieur le duc, vous avez là un galant nœud-d’épée.

LE DUC.

Vous trouvez, sire ?

LE ROI.

Ce sont vos couleurs ?

LE DUC.

Ce sont celles que je porte du moins : heureux qu’elles soient du goût de Votre Majesté. Vous-permettez, sire, que je me rende à mes devoirs ?

LE ROI.

Comment ! duc ? Nous connaissons la gravité de ces devoirs qui vous occupent jour et nuit. (Le duc sort par le fond.)


Scène V.

LE ROI, MEDIANA.
MEDIANA, à part.

Je ne comprends rien aux façons de cet homme avec moi.

LE ROI, s’asseyant à gauche.

Mediana, il faut que je te conte une bonne histoire.

MEDIANA.

À moi, sire ?

LE ROI.

Oui, à toi ; mais ne la redis qu’à deux ou trois amis : seulement choisis-les.

MEDIANA.

Bien indiscrets, n’est-ce pas, sire ?

LE ROI.

Bien bavards même. Mediana… mais je gage que je ne t’apprendrai rien de nouveau et que vous en causiez ensemble ?

MEDIANA.

Sire, je vous jure…

LE ROI.

Allons ! avoue que tu es dans le secret.

MEDIANA.

J’ignore à quel secret Votre Majesté fait allusion.

LE ROI.

Vous ne savez pas mentir, Mediana. Voyons, avoue que tu connais le nom de la dame…

MEDIANA, inquiet.

Le nom de la dame ?…

LE ROI.

Oui, de la dame du balcon. Mediana… vous êtes troublé…

MEDIANA.

Sire…


Scène VI.

LA DUCHESSE, LE ROI, LA REINE, MEDIANA ; la reine et la duchesse entrent par la gauche.
LE ROI, se levant.

Oh ! mesdames, venez à mon aide, voici Mediana qui fait le discret.

MEDIANA.

Sire, je supplie Votre Majesté de ne point insister, j’ignore tout.

LA DUCHESSE.

Eh ! qu’ignorez-vous, comte ? dites-nous cela.

LE ROI.

Vous saurez, mesdames, ou plutôt madame, car cela vous regarde particulièrement…

LA REINE.

Moi, sire ?

LE ROI.

Il se passe dans votre palais, madame, des scènes dignes des beaux jours ou plutôt des belles nuits des Amadis.

LA REINE.

Votre Majesté plaisante, sans doute.

LE ROI.

Non pas. Je parle on ne peut-plus sérieusement. Un des plus grands seigneurs de notre cour, un des plus nobles et des plus braves, je ne veux pas vous dire son nom, duchesse, mais je le sais, est amoureux, mais amoureux à la manière des anciens paladins, c’est-à-dire avec mystères, soupirs, rendez-vous nocturnes.

LA REINE.

Oh ! sire, tout cela paraît bien incroyable.

LE ROI.

Vous ne douteriez pas, madame, si hier à dix ! heures du soir vous eussiez été à votre balcon.

LA REINE, troublée.

Je ne vous comprends pas, sire.

LE ROI.

Vous auriez vu le galant se promener sous les fenêtres de vos appartements.

LA REINE.

Mais vous savez que nul sans risquer sa vie ne peut approcher.

LE ROI.

Eh bien ! il y a un homme qui aime assez pour risquer sa vie, voilà tout. (La reine émue regarde Mediana.) Et la preuve, c’est qu’un nœud d’épée a été trouvé à l’endroit où cet homme a été vu.

LA REINE.

Un nœud d’épée ?

LE ROI.

Oui, couleur de feu. (La reine jette un regard rapide sur le nœud d’épée du comte ; le roi, occupé de la duchesse, ne voit rien.) Duchesse, demandez au duc d’Albuquerque s’il n’a pas parmi ses connaissances quelqu’un qui affectionne cette couleur. Viens, Mediana, viens. (Ils sortent.)


Scène VII.

LA DUCHESSE, LA REINE.
LA REINE, à part.

Ah ! je respire.

LA DUCHESSE.

Qu’a voulu dire le roi, et que signifie cet air dont il m’a regardée en me parlant du duc d’Albuquerque ?

LA REINE.

Duchesse !

LA DUCHESSE.

Madame !

LA REINE.

Vous paraissez préoccupée.

LA DUCHESSE.

Mais Votre Majesté elle-même est presque tremblante.

LA REINE.

Voyons, assieds-toi là. (Elles s’asseyent à droite.) Nous avons depuis ton arrivée été constamment séparées par des importuns. C’est à peine si j’ai eu le temps de te demander si tu étais heureuse.

LA DUCHESSE.

Autant que je pouvais l’être loin de vous, madame.

LA REINE.

Duchesse, duchesse, tu me caches quelque chose, et je t’aime trop pour ne pas voir qu’il y a un secret entre nous deux.

LA DUCHESSE.

Votre Majesté veut-elle se rappeler qu’elle-même est souvent triste et qu’elle m’a toujours refusé la confidence de cette tristesse ?

LA REINE.

Si tu m’avais donné l’exemple de la franchise…

LA DUCHESSE.

Prenez garde, madame, c’est avouer que vous aussi vous avez votre secret.

LA REINE.

Aussi ? Ah ! duchesse, vous vous trahissez. Allons un peu de confiance, ne me laisse point imaginer.

LA DUCHESSE.

Si Votre Majesté imagine, elle me forcera de deviner.

LA REINE.

Eh bien ! devine. Je suis curieuse de connaître les folies que ton imagination ira inventer.

LA DUCHESSE.

Votre Majesté m’ordonne donc de lui avouer ces folies ?

LA REINE.

Je t’en prie.

LA DUCHESSE.

Eh bien ! j’ai souvent pensé, madame, que si j’étais sur un trône, je ne surprendrais pas sans un peu de bonheur, parmi les bruyantes adorations des courtisans, quelques hommages vrais et timides adressés moins à la reine qu’à la femme. J’ai pensé que ma royauté me semblerait trop éloignée de la terre si elle était placée si haut qu’un regard d’amour ne pût venir m’y chercher ; et enfin, quoiqu’il me fût impossible de donner à un pareil amour un espoir ou un encouragement, j’ai pensé encore que je ne pourrais point haïr celui qui l’éprouverait, surtout si je voyais dans sa personne, dans son mérite ; dans son esprit, quelque point de ressemblance…

LA REINE.

Tais-toi, tais-toi, c’était lui. (Elles se lèvent.)

LA DUCHESSE.

Lui, qu’hier, au commencement de la nuit ?…

LA REINE.

Oui, et maintenant, Diana, tu n’as plus le droit de me refuser ton secret, j’attends.

LA DUCHESSE.

Ah ! Votre Majesté s’est engagée, si je devinais…

LA REINE.

Eh bien ! ma folie à moi, c’est de penser que toute mystérieuse qu’elle est, c’est une raison puissante qui t’a fait préférer à ma cour la retraite d’Herrera, dont il a fallu un ordre de moi pour t’arracher.

LA DUCHESSE.

Madame…

LA REINE.

Oui, je pense que c’est la faute d’un autre, et non la tienne, ma fière Diana, qui fait ton regard timide devant le mien, et que tu ne serais pas si discrète avec ton amie, si ton amie n’était point la femme du roi !

LA DUCHESSE.

Oh ! Votre Majesté… vous savez…

LA REINE.

Je sais tout, duchesse.

LA DUCHESSE.

M’accusez-vous, ma souveraine ?

LA REINE.

Je te plains.

LA DUCHESSE.

Non, il faut tout vous dire alors, tout vous expliquer ; car si Votre Majesté allait douter de moi !…

LA REINE.

Ingrate ! au moment où je viens de te livrer toute ma pensée.

LA DUCHESSE.

Alors, c’est pour le duc qu’il faut que je vous prie ; Votre Majesté connaît son caractère fier, irascible, railleur ; il m’aime, je crains pour lui.

LA REINE.

Attends donc, tu me rappelles que ce matin, croyant le roi dans cette chambre, j’ai entendu le ministre donner à un de ses familiers, à celui-là même avec lequel le duc s’est battu, l’ordre d’arrêter…

LA DUCHESSE.

Monsieur d’Albuquerque ?

LA REINE.

Je le crains, bien que je n’aie pas entendu le nom.

LA DUCHESSE.

Mais le ministre n’oserait de sa seule autorité… Le coup vient de plus haut.

LA REINE.

Du roi…

LA DUCHESSE.

Il est un moyen de s’en assurer.

LA REINE.

Lequel ? parle vite !

LA DUCHESSE.

C’est d’annoncer au roi que le duc doit être arrêté. Si l’ordre n’émane pas de lui, il en empêchera l’éxécution. Si au contraire…

LA REINE.

C’est bien, je vais parler au roi ; toi, préviens monsieur d’Albuquerque.

LA DUCHESSE.

Oh ! merci, merci, madame. (La reine sort.)


Scène VIII.

LA DUCHESSE, puis LE DUC.
LA DUCHESSE, s’asseyant à gauche, prend Une plume et commence à écrire sans voir le duc.

« Mon cher duc, je vous préviens que vous allez être…

LE DUC, achevant la phrase.

Arrêté ce soir, par ordre du comte-duc. Permettez-moi, madame, de vous remercier de l’intérêt que vous prenez à votre tyran.

LA DUCHESSE, qui s’est levée.

Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, duc, c’est la reine, qui a bien voulu écouter, par intérêt pour vous, quelques mots échangés entre le duc d’Olivares et le capitaine Riubos.

LE DUC.

Oh ! oh ! madame, répétez donc ce que vous venez de dire là… Serait-ce par hasard le capitaine Riubos que le comte-duc aurait chargé de mon arrestation ?

LA DUCHESSE.

La reine le croit.

LE DUC.

Allez rejoindre la reine, madame la duchesse, et assurez-la de ma profonde reconnaissance.

LA DUCHESSE.

Mais, duc, il me semblequ’on monte l’escalier.

LE DUC.

C’est possible.

LA DUCHESSE.

Duc, c’est le capitaine Riubos et une troupe de gens armés.

LE DUC.

Bon.

LA DUCHESSE.

Je ne vous quitte pas, duc.

LE DUC.

Au contraire, laissez-moi.

LA DUCHESSE.

Que je vous laisse ?

LE DUC.

Oui, j’ai à causer avec don Riubos d’affaires secrètes. Au revoir, duchesse.

LA DUCHESSE.

Vous le voulez ?

LE DUC.

Je vous en prie.

LA DUCHESSE.

Duc, de la prudence.

LE DUC.

C’est ma vertu. Allez, duchesse. (Elle sort par la gauche.)


Scène IX.

DON RIUBOS, LE DUC, s’asseyant à ta table de droite comme s’il ne voyait pas don Riubos, qui dispose ses alguazils a toutes les issues du fond.
RIUBOS, aux alguazils.

Tenez-vous là. Monsieur le duc…

LE DUC.

Ah ! c’est vous, don Riubos. Enchanté de vous voir.

RIUBOS.

Monsieur le duc, j’eusse désiré que cette rencontre eût lieu dans une plus heureuse occasion, car…

LE DUC.

Je vois avec grand plaisir que vous êtes tout à fait remis de votre blessure, capitaine, et que vous avez pu reprendre votre honorable service.

RIUBOS.

Monsieur le duc, je suis extrêmement sensible à l’amitié que vous me témoignez, mais…

LE DUC.

Vous a-t-on dit au moins que j’avais fait chaque jour demander de vos nouvelles ?

RIUBOS.

Oui, monsieur le duc, j’ai été on ne peut plus touché de cette courtoisie, et c’est avec une véritable affliction…

LE DUC, avec un intérêt goguenard.

Affligé ! Vous êtes affligé, capitaine ? et de quoi ?

RIUBOS.

De l’obligation où je suis de vous demander votre épée.

LE DUC.

Mais il me semble que je vous l’ai déjà donnée, don Riubos ; il est vrai que c’était au travers du corps. Est-ce toujours de la même façon que vous désirez ?…

RIUBOS.

Monsieur le duc, ne plaisantons pas. L’ordre est formel.

LE DUC.

Puis-je le voir ?

RIUBOS.

Le voici.

LE DUC.

De qui vient-il ?

RIUBOS.

Du saint-office.

LE DUC.

Le nom n’y est pas.

RIUBOS.

Votre Excellence doit savoir que c’est l’usage.

LE DUC.

C’est vrai.

RIUBOS.

Duc, j’attends que vous me fassiez l’honneur de me rendre votre épée.

LE DUC, toujours assis, après l’avoir regardé.

Capitaine, j’ai beaucoup voyagé ; j’ai vu des fripons de toutes les espèces, des coquins de toutes les nuances, des drôles de toutes les encolures ; je m’y connais, par conséquent… Eh bien ! je puis vous dire, et cela est flatteur pour vous… que je n’en ai jamais vu un seul qui fût d’un air à vous le disputer, mon capitaine. (Il se lève.)

RIUBOS.

Duc, une telle plaisanterie…

LE DUC.

Je ne plaisante pas, don Riubos, et je m’explique maintenant la propension singulière que j’ai toujours eue à vous donner des coups de canne.

RIUBOS.

Morbleu ! monsieur, vous me ferez satisfaction.

LE DUC, tirant les tablettes, et lisant.

« Chapitre IIe. — Dévotions du roi à l’église del Carmen. Le roi, étant sorti par la sacristie, monta dans un carrosse sans armoiries », etc. Êtes-vous satisfait ?

RIUBOS.

Mes tablettes !

LE DUC, refermant les tablettes et les mettant dans sa poche.

En vérité, je comprends qu’il y ait des gens qui se fassent ermites pour ne pas être exposés à saluer, incognito, de ces espèces-là… Oui, monsieur, ce sont vos tablettes.

RIUBOS.

Je les aurai perdues !

LE DUC.

C’est probable, puisque je les ai trouvées. En vérité, capitaine, ceci est à mes yeux une grande leçon du hasard, ou plutôt un suprême retour de la Providence, qu’un homme qui a passé trente années de sa vie à s’instruire dans l’art de tromper ses semblables, et à pratiquer cet art avec un succès soutenu, un matin, en descendant l’escalier du palais, au lieu de mettre ses tablettes dans sa poche, les mettre à côté, et voilà qu’il culbute subitement, et que sa forte tête lui tombe des épaules. Rendez moi votre épée, don Riubos.

RIUBOS, se découvrant.

Monseigneur, j’ai fait cinq campagnes dans les Flandres, la première, en 1619 ; la seconde…

LE DUC.

Vous avez un aplomb incroyable. Continuez,

RIUBOS.

La seconde, en 1625, à Laensbourg, où je reçus cinq estafilades d’une prodigieuse profondeur. La troisième…

LE DUC.

Continuez.

RIUBOS, se recouvrant et changeant de ton.

Tenez, monseigneur, jouons franc, vous ne gagnerez rien à me perdre, et je puis vous rendre quelques services.

LE DUC.

À la bonne heure ! voilà qui est parler, et je reconnais mon officier de fortune. Vous avez raison, il n’est pas impossible que vous me soyez utile. Mais, avant toutes choses, ne vous y trompez pas, il ressort pleinement de vos tablettes que vous espionnez le roi au profil du premier ministre, le premier ministre au profit du roi, et tous les deux enfin au profit de l’inquisition. (Ici Riubos se découvre.) Ce qui fait que vous êtes pendable de deux côtés au moins. Or, à cette heure que votre position est bien nôtre, sachez que, pour chacun de vos services, je vous rendrai une page de vos tablettes. Maintenant, causons d’affaires : Qui me fait arrêter ?

RIUBOS.

Le comte-duc.

LE DUC.

Bien, le roi le sait-il ?

RIUBOS.

J’ai tout lieu de croire que oui.

LE DUC.

Je vous charge d’obtenir un contre-ordre du grand inquisiteur. Quant au blanc-seing, vous le garderez pour mon service.

RIUBOS.

C’est impossible, monseigneur, ce que vous me demandez là !

LE DUC.

Préférez-vous être pendu, don Riubos ? à votre guise !

RIUBOS.

Peste, mon général ! voilà que je me reconnais ! En vérité, cette brusque franchise de soldat me pénètre, et je suis tout à vous. Je vais vous le prouver. Votre Excellence ignore sans doute que le roi…

LE DUC.

Aime ma femme. Je le savais avant mon mariage. Et c’est pour cela que je l’ai épousée. (Riubos salue respectueusement le duc, comme s’il trouvait son maître en industrie : le duc lui rend son salut.) L’aime-t-il beaucoup ?

RIUBOS.

Autant que le comte-duc vous déteste.

LE DUC.

Diable ! c’est donc une véritable passion ? Il va sans dire, don Riubos, que vous me rendrez compte un à un des projets que formeront contre moi ou contre mon bien ces deux beaux sentiments-là.

RIUBOS.

Si vous le désirez absolument.

LE DUC.

Je le désire. Passons à autre chose. Hier soir, capitaine, entre huit et neuf heures, en rêvant au milieu des jardins de Leurs Majestés, vous avez ramassé un nœud couleur de feu. Vous l’avez sans doute remis au premier ministre ?

RIUBOS.

C’est possible.

LE DUC.

Lequel l’aura remis au roi ?

RIUBOS.

C’est probable.

LE DUC.

Et vous avez dit au premier ministre à qui appartenait ce ruban ?

RIUBOS.

Non ; mais je lui ai avoué que j’avais des soupçons ; le roi est instruit de la chose ; sa curiosité est éveillée, et comme, selon toute probabilité, la personne à qui appartiennent les rubans feu, ignorant qu’elle est épiée, ira ce soir au rendez-vous…

LE DUC.

Capitaine, avec le blanc-seing dont vous êtes porteur, ce soir, à neuf heures, vous arrêterez monsieur de Mediana, et vous le tiendrez deux heures prisonnier.

RIUBOS.

Oui, monsieur le duc. Doit-il savoir qui le fait arrêter ?

LE DUC.

Je ne vois pas d’inconvénient à ce que vous lui disiez que c’est moi. Capitaine, d’après nos conventions, vous avez droit maintenant à recouvrer un chapitre de votre honorable manuscrit, choisissez lequel vous voulez.

RIUBOS.

Excellence, c’est grave !

LE DUC.

Allons, choisissez.

RIUBOS.

Tout bien pesé, Excellence, je vous demanderai le chapitre où je traite des mœurs conjugales de Sa Majesté.

LE DUC.

Voilà, mon capitaine. Votre serviteur.

RIUBOS.

Maudit soit le jour où le diable m’inspira cette manie littéraire !

LE DUC.

Allons ! allons ! ne dites pas de mal de votre collaborateur.

(Le rideau tombe.)