Feuillets épars/L’aventure de Jim Morisson

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Imprimerie Bénard (p. 45-50).

L’AVENTURE DE JIM MORISSON


À Marcel.


Nous avions allumé nos pipes et nous goûtions en silence le charme de cette fin de souper.

Décidément, cette vieille auberge me plaisait, avec ses grands airs d’un autre âge. Il semblait qu’à tout instant nous allions entendre sur la route les grelots de la diligence.

Mais non, nous étions bien au XXe siècle, et c’était le train qui nous avait déposés ici, mon ami et moi.

L’aubergiste, aussi, était un hôte d’opérette, l’air bon enfant et la mine rouge d’un grand amateur de whisky.

À ce moment, il nous regardait avec un sourire entendu, qui signifiait : « Eh bien, mes gaillards, êtes-vous satisfaits de mon souper ? »

On devinait qu’il brûlait d’entrer en conversation avec nous, de savoir où nous allions, d’où nous venions.

Mon ami, à qui le silence commençait à peser, satisfit ce désir :

— Peu de monde, ce soir…, remarqua-t-il d’un ton détaché.

— En effet ; ces gentlemen sont les seuls soupeurs que j’aie eus.

— Vraiment ?

— Oh ! Monsieur, notre commerce va mal, très mal ! Au temps de ma jeunesse, je me souviens d’avoir vu cette salle pleine. Oui, parfaitement ! Car, voyez-vous, je suis né ici, moi… et mon père aussi.

Et notre hôte se mit à énumérer dans l’ordre les membres de sa famille qui avaient tenu le " White horse " avant lui. Cette longue histoire manquait totalement d’intérêt pour nous, et je crois que mon ami commençait à regretter le silence, quand la porte s’ouvrit et un homme entra.

Dès le seuil, il s’arrêta, nous dévisageant avec de grands yeux étonnés, se demandant quels étaient ces deux voyageurs inconnus.

— Eh là ! Jim, qu’as-tu à rester planté là ? T’es-tu transformé en statue de sel… ? plaisanta l’aubergiste avec un gros rire.

Le nouveau venu parut plus embarrassé encore par cette boutade, mais continua à ne pas changer de place. Notre hôte nous fit un clin d’œil et, se tournant vers son étrange client :

— Jim Morisson, m’entends-tu ? Allons, ne crains rien, avance !

L’autre parut un instant indécis, puis, tout à coup, se retourna et s’en fut sans mot dire.

Mon ami et moi, nous nous regardions étonnés de cette étrange scène. L’hôtelier, de son côté, riait aux éclats, tenant à deux mains sa bedaine roulant sous son tablier.

Se calmant à la fin, il nous expliqua :

— Vous avez vu celui-là ? Eh bien, c’est Jim, Jim Morisson. Ici, tout le monde le connaît, les enfants surtout… C’est un fou !

— Un fou ? demandai-je.

— Oui, Monsieur, et qui a son histoire, une histoire comique, par exemple, — et notre homme fut secoué d’un nouvel accès de gaieté.

— Voyons, il est huit heures… Vous avez le temps, je suppose ? Voulez-vous que je vous raconte l’aventure de Jim Morisson ?

— Bien volontiers ! répondit mon ami qui préférait cela à la généalogie de tout à l’heure.

Le narrateur se servit d’abord une lourde pinte qu’il vida d’un seul trait, puis commença :

— Pour ma part, j’ai connu Jim Morisson quand il était aussi sain d’esprit que vous et moi.

Parfaitement, Messieurs ! Je me souviens qu’il était très studieux à l’école et qu’au prêche, il y en avait peu d’aussi attentifs que lui. Il n’avait qu’un défaut : il était poltron, mais poltron à l’excès. Les moindres choses le faisaient trembler comme une feuille. Durant l’orage, il s’enfermait dans sa chambre et restait des heures entières la tête enfouie sous les coussins. Il faisait de longs détours pour éviter de passer près du cimetière à la brune et pour rien au monde il n’aurait traversé seul la campagne, le soir.

Ses parents essayèrent tous les moyens de le guérir de cette poltronnerie insensée, mais rien n’y fit, Jim ne changeait pas.

Il grandit et resta peureux : comme un lièvre. Ah ! Messieurs, les bonnes farces qu’on fit à ce pauvre Jim ! Comme celle du diable, la fois où… Mais, pardon, je m’écarte de mon sujet, revenons à notre aventure.

Lorsque Morisson atteignit l’âge de l’homme, ce caractère le gêna horriblement et, à son tour, il essaya de se rendre plus courageux. Mais sa poltronnerie était plus forte. Il se mit à désespérer de changer jamais.

Il en était là, lorsqu’un événement vint brusquement le métamorphoser.

Ai-je dit que Jim était sobre ? Je vous assure que, pour moi, c’était un mauvais client. Or, voilà qu’un jour, à l’occasion d’une fête, on entraîne mon Jim au cabaret. Par plaisanterie, on lui fait boire quelques pintes. Ah ! j’ai bien ri ce soir-là, Messieurs. C’est qu’il y prenait goût, mon bonhomme !

Vous comprenez qu’au bout de la quatrième pinte, il était ivre à ne plus savoir ce qu’il disait. Il partit seul, ne voulut pas qu’on l’accompagnât, prétendant être aussi brave qu’un autre. Et, pour l’instant, il disait vrai !

Il ressemblait à beaucoup de ces natures craintives auxquelles un verre d’alcool donne une passagère témérité dont elles sont les premières à s’étonner, une fois l’ivresse dissipée.

Lorsque Jim Morisson se réveilla le lendemain de cette fameuse soirée, il se prit à admirer lui-même son audace de la veille. Il rendit grâce à la bière d’avoir accompli ce miracle et, dès ce jour, se promit de le renouveler.

Aussi, le vis-je de plus en plus souvent. Aussitôt la besogne terminée, il arrivait en compagnie de deux ou trois autres fellows.

Ils séchaient quatre ou cinq pintes, tout en fumant la pipe.

Et alors, dès la troisième, Jim devenait plus courageux qu’un lion. Il haussait la voix, prenait des airs fanfarons et plaisantait à son tour les rieurs d’autrefois…

Mais c’est ici, Messieurs, que mon histoire devient plaisante !

Un soir que selon son habitude il buvait ici, Morisson fit ce lugubre pari de passer deux heures au cimetière… Pensez donc, Messieurs, le cimetière qu’il évitait avec tant de précautions quelques mois auparavant !

Les mises furent engagées et Jim, pour se donner le courage d’accomplir ce fait glorieux, ingurgita plus encore que de coutume.

Il partit en titubant un peu. Comme l’église se trouve en face, nous pouvions voir d’ici s’il s’échappait.

Nous attendîmes donc…

Les deux heures s’étaient écoulées depuis longtemps que Jim n’était pas encore revenu.

Inquiets sur son sort, ses amis se décidèrent à aller le rechercher à son lugubre poste. Munis de lanternes, ils pénétrèrent à leur tour dans le cimetière.

Après avoir erré quelque temps parmi les tombes, ils finirent par le découvrir. Savez-vous ce qu’il faisait, Messieurs ? Eh ! Il dormait le plus tranquillement du monde comme s’il se fut trouvé dans son lit.

Alors il vint à l’idée de John Palisbray, un malin comme il y en a peu, de lui jouer un mauvais tour. Il se souvint qu’il avait chez lui un crâne humain qu’il courut chercher. Il le plaça dans les bras du dormeur, puis tous s’en retournèrent, en prenant bien garde de le réveiller.

Cette farce-là devait mal tourner !

Vous vous représentez la scène le lendemain matin, quand Jim Morisson, complètement dessoûlé, se réveilla.

J’imagine son étonnement de se trouver allongé parmi les tombes au lieu d’être couché dans son lit… Il regarde autour de lui, croit être le jouet d’un cauchemar, veut se frotter les yeux… Tout à coup, un crâne roule sur la terre avec un bruit mat, horrible…

Ce qui se passa exactement, personne ne le sut jamais. Chacun tâcha de se représenter la scène à sa façon. En tout cas, ce jour-là, vers sept heures du matin, je vis arriver Jim Morisson, le regard hébété, les bras ballants.

Sans mot dire, il vint s’asseoir là et regarda dans le vague, on eût dit dans l’au delà.

— Jim Morisson, gentlemen, était devenu fou !

— Et moi, fit mon ami, je me demande ce qu’il y a de plaisant dans cette histoire !