Fille unique/X

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903

CHAPITRE X


Là-bas, dans l’intérieur sans confort, sans gaieté, jamais peuplé d’amis, où ils vivaient, la seule consolation de M. et Mme  Andelot c’étaient les lettres de Claire.

La jeune fille n’était point avare de détails la concernant ; elle se plaisait même à s’étendre sur les menus incidents de son existence journalière. Mais on eût en vain cherché la trace d’une sollicitude égale vis-à-vis de ses parents.

« J’espère que vous vous portez bien tous les deux », constituait la formule à peu près immuable en laquelle se résumaient ses préoccupations à leur égard.

Elle ne songeait pas plus à s’informer de leur genre de vie qu’elle ne pensait à donner de son aïeule et des vieilles cousines d’autres nouvelles que celles-ci : « Grand’mère va bien, Petiôto également. Rogatienne se plaint toujours. Toutes trois vous embrassent. »

Une impression bizarre se dégageait à la longue de cette correspondance où le « moi » envahissait tout.

Victor Andelot commençait de la ressentir, cette impression pénible, en dépit de sa folle tendresse pour sa fille. À tel point que le jour où Claire se décida à parler de Lilou et de Pompon, l’ingénieur s’écria :

« Voilà du nouveau ! Clairette s’intéressant à deux moucherons de cinq ans ! Qui ça peut-il bien être ? Probablement les fils du régisseur de Vielprat.

— Elle nous le dira sans doute la prochaine fois », repartit Émilienne.

Si les lettres de sa fille lui étaient précieuses, si elle les attendait avec une impatience fébrile, la pauvre femme n’eût cependant pas osé dire qu’elles satisfaisaient pleinement son cœur.

Elle n’y découvrait pas les regrets de la séparation, l’impatient désir de les revoir qui lui eussent paru si naturels de la part d’une enfant tant aimée.

Toutefois, Mme  Andelot enfermait en son âme ces pensées attristantes. Se plaindre n’eût fait qu’ajouter au fardeau de son cher mari, et il avait assez des tracas inhérents à sa situation.

Certes, on l’avait courtoisement accueilli, ses avis faisaient autorité, les modifications apportées par lui à la métallurgie des pyrites assez pauvres que fournissait la mine donnaient des résultats déjà appréciables, et dont l’administration se montrait reconnaissante.

De ce côté tout allait bien.

C’est avec les ouvriers de l’usine qu’il ne s’entendait pas.

Il se sentait séparé de la France, de sa fille, par conséquent, et de sa vieille mère, par des distances trop grandes. Tant de chemin fait pour venir ! Et ces steppes immenses où, l’hiver, les loups barrent la route aux voyageurs ! Et, de la première neige au printemps, rien que le télégraphe et une poste irrégulièrement desservie…

Qu’il lui survînt un accident, que sa femme demeurât seule, elle qui ne savait pas quatre mots de russe, que deviendrait-elle ?

Il avait pensé arriver dans une usine en pleine prospérité, confiée déjà à des ingénieurs de savoir, qui, comme tous les Russes des classes instruites, parlaient le français couramment : point.

La mine seule fonctionnait à peu près, sous la direction de vieux routiniers qui habitaient ce pays depuis leur jeunesse, vivaient sans grand commerce avec le reste de l’empire, et avaient oublié le peu de français appris au cours de leurs études.

Victor Andelot se montrait donc d’une prudence excessive dans les manipulations auxquelles il lui fallait se livrer. Il avait le souci de sa vie, lui qui était très brave et qui l’avait prouvé.

Mais, en ce moment, il ne se reconnaissait pas le droit de s’exposer avec sa belle insouciance de jadis…

Les ouvriers avaient fort bien saisi cette nuance. Ils ressentaient une sorte de dépit, à être commandés par un tel chef. Car c’était à leurs yeux, pour un Français, une déchéance qu’il se montrât, non pas craintif, non pas lâche, mais seulement d’une prudence exagérée.

Leur déférence vis-à-vis d’Andelot se ressentait de cette désillusion sur son compte. La sympathie est réciproque ou elle n’est pas. Peu aimé, à peine estimé, Victor Andelot ne se sentait point attiré, lui non plus ; il s’ensuivait des relations un peu tendues avec son personnel, et il en souffrait.

Tristesse sur tristesse… C’était là le bilan le jour où parvint aux exilés la lettre de grand’mère, que Claire avait enfin pris le temps d’écrire.

Elle était accompagnée d’un véritable journal relatant tout ce que, jusqu’ici, la jeune fille avait gardé pour soi : la découverte de l’escalier, le travail d’appropriation, les détails de sa première rencontre avec Pompon et Lilou.

À ce propos, retrouvant, à en faire le récit, la pitié qui l’avait saisie quand les deux petits s’étaient dits sans mère, elle avait eu un élan :

« C’est peut-être bien la première fois que j’ai compris ce que sont, pour un enfant, un père et une mère, mes parents aimés, écrivait-elle. Je crois que, jusque-là, j’avais été pas mal ingrate… Non, c’est aveugle que je devrais dire ! Vous me manquez cent fois plus depuis ce jour. À l’heure où je vous disais bonsoir, votre baiser me manque surtout, il me manque à pleurer ! »

C’étaient trop de bonnes nouvelles et d’étonnants revirements !

Le courrier avait été distribué à l’heure du déjeuner. Les deux époux s’étaient mis à table et lisaient tout en mangeant. Ils se servaient eux-mêmes, ayant fait l’économie d’une domestique. Et personne n’étant là pour leur rappeler que les plats refroidissaient devant eux, ils reprenaient une lettre après l’autre, la recommençaient sous prétexte d’un mot mal compris ; en réalité, ils ne voulaient que se donner la joie d’entendre à nouveau les confidences de Claire.

Pour la première fois, ils osèrent échanger leurs pensées, les vraies, celles qu’ils ne s’étaient jamais confiées au sujet de leur fille.

« Quelle heureuse transformation ! s’écria le père.

— Oh oui ! heureuse. Je ne t’en disais rien, mais je commençais à m’inquiéter. »

Et avec une naïveté bien maternelle :

« J’avais peur qu’à la fin notre Clairette ne devînt un peu égoïste.

— Et moi, repartit l’ingénieur, je tremblais qu’elle ne le fût déjà beaucoup et que nous n’en fussions cause par la façon dont nous l’avons élevée. Osons être francs, ma bonne Émilienne », ajouta-t-il avec gaieté.

Elle se mit à rire aussi.

Parler de leurs préoccupations, songer aux tristesses qu’en eux-mêmes ils qualifiaient de passées, parce que, là-bas, où vivait leur chérie, l’horizon s’ensoleillait, leur était déjà presque une douceur.

De retour à l’usine, Victor montra un entrain inaccoutumé. En traversant la cour qui accédait à son laboratoire, il se surprit à fredonner un air de bourrée auvergnate !…

Les ouvriers qui le croisaient et recevaient de lui, en échange de leur salut silencieux, un bonjour souriant, le contemplaient avec un étonnement extrême : jamais on ne l’avait entendu rire ; encore moins chanter !

C’était justement jour de paye.

Il assista à cette opération, eut, pour chacun, de ces mots qui vont au cœur des braves gens, et il n’en manquait pas parmi les ouvriers de l’usine.

L’impression générale fut un peu modifiée à dater de ce moment.

« Il s’accoutume à nous, le Français », se disaient entre eux les ouvriers.

Eux aussi s’accoutumaient à l’ingénieur, et ils cessèrent de lui imputer à crime les précautions extrêmes dont il s’entourait quand il devait se livrer à des manipulations dangereuses…

À Arlempdes, les changements à vue se succédaient.

En place des après-midi mornes, égayés à grand’peine par un domino à trois, c’étaient de continuelles visites, du château à la vieille maison.

Pour faciliter le passage, on avait appuyé le placard de Claire contre le galandage, en longueur. Deux rampes fixées dans le rocher, de chaque côté de l’escalier extérieur, permettaient aux petits et même à Fernande de prendre ce chemin, qui raccourcissait beaucoup.

Il y avait toujours des bébés chez grand’mère, à présent, à l’heure du chocolat.

Hervé était encore absent.

Claire et Thérèse se voyaient chaque jour. Cette dernière s’intéressait beaucoup à sa jeune voisine et profitait de tous les écarts de la conversation pour essayer de pénétrer le fond de sa nature.

Mais, après une quinzaine, elle n’était pas moins perplexe. Les théories de Claire, sa façon d’envisager le bonheur, surtout, la déconcertaient.

Elles n’étaient pas d’accord sur ce terrain-là, tant s’en faut.

Malgré ces divergences, une sympathie spontanée les poussait l’une vers l’autre.

Thérèse se sentait attirée à peu près uniquement, il est vrai, par l’extrême franchise de la jeune fille.

Quant à celle-ci, elle subissait le charme de ce caractère fort, toujours égal, toujours gai.

Avec son regard spirituel et facilement railleur, Yucca intimidait Clairette, par exemple. Il l’eût bien davantage intimidée, si elle avait soupçonné avec quelle attention il suivait l’entretien, lorsque, par hasard, il se trouvait travailler proche des deux amies.

Car Yucca n’était pas venu à Arlempdes avec l’intention de flâner. Quelques œuvres de valeur méritaient qu’on les sauvât par une restauration habile, en dehors des fresques de la chapelle, dont il s’était chargé.

Un jour, enfin, en plus de tout cela, il avait exprimé le désir de faire le portrait de Claire.

René avait exécuté une bonne petite ébauche, presque ressemblante : Pompon et Lilou, deux caricatures délicieuses d’intention ; à présent, c’était sérieux, Clairette posait tous les matins une heure.

Se rappelant l’époque où son mari, qui n’était pas même alors son fiancé, avait fait son portrait sous la forme de l’ange gardien de René, Thérèse raconta certaine fois à Claire, durant la pose, leur arrivée à Morez[1], la première visite de Yucca, devenu déjà, à l’insu du reste de la famille, « le plus bon hami de René », qui avait juste cinq ans ; tous ses déboires de maîtresse de maison, ses essais malheureux en cuisine, l’histoire du pauvre Éloi, et, par suite, celle de Cécilia, sa petite protégée, et toute cette existence laborieuse, souvent difficile, où le plaisir avait si peu de part.

Claire écoutait, attentive ; son visage trahissait l’admiration étonnée où la plongeait ce récit.

« Nous étions quand même bien heureux, conclut Thérèse.

— Pas moi, lorsque tu m’accusais de me livrer à la contrebande, protesta Yucca. Mademoiselle Claire, faites-vous conter cet épisode, et ensuite… tremblez d’encourir le blâme de votre intolérante amie… J’y ai passé ! c’est dur… Je lui en veux encore, je crois. »

Un regard où se lisait la plus profonde, la plus ardente tendresse, jeté à Thérèse en même temps que cette affirmation taquine, disait ce qu’il en fallait croire.

La jeune femme riait :

« C’est vrai… je l’avais exilé, Clairette ; je m’étais condamnée à ne plus le revoir. Ah ! voilà pour moi les vilains jours ! Si je n’avais pas été surchargée d’occupations, accaparée par mon père et mon petit monde tour à tour, et, aussi, aidée par le bon Dieu, mon seul confident, que serais-je devenue ?… Je me suis un peu corrigée de mon intolérance et de ma promptitude à porter un jugement, depuis. En ce monde, voyez-vous, ma mie Clairette, aucune leçon n’est perdue. Ainsi, ne vous avisez pas de prendre peur de moi, comme Yucca vous y invite… »

Yucca… Il avait mis à profit la délicieuse expression qui passait sur la physionomie de Claire : elle était fixée sur la toile et donnait au visage de la jeune fille un charme de candeur et d’émerveillement qui la rendait mieux que jolie : attachante.

Un autre jour, Thérèse expliqua à la jeune fille comment s’était arrangé leur séjour à Vielprat.

Ils devaient venir beaucoup plus tôt. Elle avait promis à leur ami que, durant sa période de service militaire, elle serait là pour veiller sur les petits, de moitié avec Mme  de Ludan, laquelle n’eût pas consenti à faire un tel voyage et à assumer une charge si lourde sans la compagnie et le concours de Thérèse.

Mais, un peu avant la date fixée pour le départ, René avait pris la scarlatine. Il fallut attendre sa convalescence. Car… de le quitter !… Il était pour Yucca, aussi bien que pour elle, un être à part, aimé deux fois, comme un tout jeune frère, oui, mais aussi presque comme un enfant.

« Et Mme  de Ludan, cette chère cousine Brigitte, fit Claire avec une pointe d’ironie, aurait-elle eu des malades dans sa maison, elle aussi ?

— Non, mais des visites imprévues, paraît-il.

— Hem !… C’est donc pour cela, poursuivit Claire, laissant de côté la sœur d’Hervé ; aussi je ne m’expliquais pas que René ne fût point au collège à cette époque de l’année.

— Vous savez à présent pourquoi ces longues vacances.

— Et c’est vous qui l’avez soigné ?

— Mon mari et moi, oui. Nous avions installé notre petite Fernande avec sa bonne, Mad et Jean à l’autre extrémité de la maison, sous la surveillance de mon père, ne gardant auprès de nous que bébé, impossible à éloigner, puisque je suis sa nourrice.

— Et la contagion ?… Vous ne la redoutiez pas ? vous êtes si jeune !

— Oh ! » fit Thérèse, tellement surprise de la question qu’elle ne sut comment y répondre. À la fin elle dit :

« On ne pense pas à cela, je vous l’assure, auprès des êtres chers. Vous le saurez plus tard.

— Croyez-vous ?

— Je l’espère et je vous le souhaite de tout mon cœur, répondit la jeune femme d’un ton grave.

— Vous me souhaitez d’avoir à exposer ma propre vie pour sauver celle de…

— De vos enfants, oui, ma petite amie, puisque vous avez le malheur de n’avoir ni frères ni sœurs à qui vous dévouer.

— Êtes-vous étonnante ! Je ne juge pas cela un malheur, moi. J’aime beaucoup mieux avoir mes parents pour moi toute seule. »

Thérèse secoua la tête en manière de protestation ; mais elle ne poussa pas la discussion plus loin.

Il est des vérités qui s’enseignent ; il en est d’autres qui doivent s’imposer d’elles-mêmes, sous l’irrésistible puissance des événements, pour être comprises.

Toute à sa nouvelle amie, Claire délaissait absolument grand’mère. Celle-ci ne manquait, il est vrai, ni de partenaires pour le jeu l’après-midi, ni de compagnie pour la distraire le reste du temps.

L’un des plus assidus était René. Lilou et Pompon se partageaient, ramenés à chaque instant vers Claire par leur inconcevable préférence.

Autant qu’elle le pouvait, celle-ci les renvoyait à grand’mère, ou bien si Thérèse, la devançant, venait passer l’après-midi chez Mme  Andelot, vite elle leur livrait les vieux jouets, afin de se débarrasser de leur envahissante affection.

Sentant bien que le retour d’Hervé, et la présence de Mme  de Ludan surtout, mettraient fin aux causeries intimes avec Thérèse, elle s’arrangeait pour ne rien perdre des bonnes heures qui lui restaient.

Ce qui retardait le retour de de Kosen, c’est qu’avant d’aller prendre à Compiègne sa sœur Brigitte, il avait poussé jusqu’à Brest, afin de voir Tiphaine.

Claire ne s’en plaignait pas. Elle, qui n’était guère timide, éprouvait en face de son cousin une impression qu’elle ne définissait point, mais qui ressemblait beaucoup à de la timidité, et cela lui était désagréable.

Certes, il s’était montré bien simple ; il avait laissé voir son émotion, lui, un homme, devant ce qu’il appelait « les reliques », tout comme eût pu le faire un enfant.

Quand même, le regard pénétrant d’Hervé embarrassait la jeune fille.

Il l’étudiait… et elle avait conscience qu’il la jugeait avec un peu et peut-être même beaucoup de sévérité.

Un secret instinct lui disait que la sympathie ne viendrait pas entre eux ; ils ne se ressemblaient aucunement, au moral, et ne parviendraient jamais à s’entendre, elle en eût juré !

  1. Ma sœur Thérèse ; Collection Netzel.