Fille unique/XII

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903

CHAPITRE XII


L’automne accourcissait les jours, emportait les feuilles, embrumait l’horizon…

Après un séjour de quelques semaines chez M. de Kosen, le père de Mme Murcy, M. Brion, sa seconde fille Madeleine et son fils Jean étaient repartis, emmenant Thérèse et ses bébés.

Yucca, demeuré pour achever une fresque, avait suivi avec René à courte distance ; et, quelques jours plus tard, Hervé, ses enfants, sa sœur, et son beau-frère venu en septembre, étaient rentrés à leur tour à Paris.

Et le château fut fermé, et la vieille maison retomba dans son isolement, combien triste aux yeux de Claire ! après la gaieté des derniers mois !

Madeleine Brion et elle avaient sympathisé tout de suite, malgré que Mad, pas plus que Thérèse, ne comprît la vie à la façon de Clairette.

En effet, déjà sérieuse, accoutumée de tout subordonner au bien-être d’un père que son extrême surdité rendait malaisé à distraire, Mad avait appris à donner à l’oubli de soi le rang qui lui revient dans la vie de famille.

Son avenir était fixé. Elle s’était fiancée à son ami d’enfance, Marc Romieux, un futur architecte, encore à l’école des Beaux-Arts.

L’avenir modeste que lui promettait ce mariage suffisait à contenter ses rêves. Elle s’y préparait en se confirmant dans la science du ménage ; d’autant qu’elle ne se sentait pas portée naturellement à ce genre d’occupation ; elle-même l’avait avoué à Claire, certain jour où elles discutaient ensemble des bases du bonheur.

Et elle avait ajouté :

« Les commencements surtout ont été durs… durs pour ma sœur Thérèse, mon professeur. Mais on s’y fait, et je me rends déjà compte qu’une maîtresse de maison qui sait s’y prendre s’épargne mille ennuis. »

Claire était restée incrédule à l’endroit des tracas que l’on s’évite par cet apprentissage « insipide », et les conseils de Mad ne l’avaient pu décider à en essayer.

Chez grand’mère, on s’était habitué à la servir : personne ne regimbait plus.

« Elle acquitte sa dette en égayant notre intérieur morose », se disaient entre elles Sidonie et l’aïeule…

Le portrait de la jeune fille n’avait pas encore été envoyé en Russie ; il n’était pas verni, Yucca ayant jugé cette opération prématurée.

Les excursions avaient fait tort aux travaux en cours ; on avait dû laisser bien des choses inachevées.

Or comme, en dehors du service demandé à son amitié, Hervé avait stipulé un prix important pour la reconstitution des fresques de la petite chapelle, Yucca tenait à remplir les conditions du traité.

Il reviendrait dès le printemps avec sa femme et ses bébés, ramenant sans doute Lilou et Pompon.

Ce serait à ce moment qu’il vernirait le portrait de Clairette.

Quant à Hervé, sur les instances de Mme de Ludan, qui avait ses vues, il s’était engagé à courir, avec elle et ses amis, la France en automobile, d’avril en juin.

Toutefois on le reverrait à Arlempdes auparavant. Dans l’adieu, il avait annoncé à grand’mère qu’il entendait manger l’oie de Noël avec elle.

Bien que ce ne fût guère la saison des voyages, Mme Andelot espérait un peu que son fils Eusèbe accompagnerait son petit-fils. Peut-être Augustin serait-il de retour ?

Il manquerait toujours Victor et sa femme, il est vrai ; et on les attendrait, c’était résolu, pour célébrer, par le repas pantagruélique dont l’aïeule rêvait à ses moments perdus, la fin du schisme de famille.

Mais quand Victor Andelot reverrait-il la France ?… C’est à peine s’il y faisait allusion dans ses lettres. En tout cas, la date d’un voyage, effectué pour le compte de la Compagnie de l’Uvaldi, et qui était sa meilleure espérance, restait indéterminée.

La seule joie certaine que promît cet hiver à Mme Andelot était donc la visite d’Hervé.

Quelques semaines avant l’époque où elle devait avoir lieu, vers la mi-novembre, un événement imprévu autant que triste jeta la perturbation dans la vieille demeure : Sidonie fut emportée en trois jours par une congestion pulmonaire, « suite de refroidissement », diagnostiqua le médecin.

Où Pétiôto avait-elle bien pu prendre froid ?… c’était l’inexplicable.

Rien ne saurait rendre l’ahurissement où cette mort plongea Claire.

Pour Rogatienne, son parti fut vite arrêté : elle fit ses paquets et regagna Yssengeaux dans la huitaine, épouvantée par la crainte du mal, l’éloignement du médecin ; ayant aussi conscience, il faut le dire, que, Pétiôto disparue, elle deviendrait un embarras à tous.

Claire et grand’mère se virent donc un beau matin seules en face l’une de l’autre à table, seules toute la journée, seules aussi pour prévoir, commander, surveiller, aider au ménage…

Grand’mère, dont la vue baissait par une progression lente, mais continue, ne comptait plus. Claire compterait-elle davantage ? Irrespectueusement, Modeste se permettait d’en douter…

Voici comment, dans les premiers jours de décembre, en écrivant à Thérèse, Clairette traduisait ses impressions et celles de son aïeule :

« Ma sœur Thérèse, nous sommes les êtres les plus désorientés du monde, grand’mère et moi. Tout semble nous manquer.

« Je vous ai dit, dans ma lettre de mardi, mon chagrin, qui, peu à peu, augmente, car, les premiers jours, j’ai été stupide d’étonnement devant une disparition si prompte.

« Avant de poursuivre, je veux vous raconter ce qui a provoqué la catastrophe ; nous l’avons appris tout dernièrement, par hasard.

« Dimanche, en sortant de la messe, j’étais allée près de sa tombe, chère Pétiôto. Aidée de la sœur de M. le curé, son amie d’enfance, j’écartais la neige et je disposais les chrysanthèmes blancs que j’avais apportés, quand je vois un homme se diriger vers nous.

« Après s’être signé devant la tombe, il nous dit : « Celle qui est là m’a assisté dans un moment où j’étais si malheureux que, sans elle, je me cassais la tête, oui ! »

« Je regardai cet homme ; il pouvait avoir vingt-cinq ans. Mlle Marie, ma compagne, l’interrogea. Il nous raconta qu’il avait perdu sa femme et son petit enfant à vingt-quatre heures d’intervalle.

« Prévenue de leur maladie, Pétiôto passa trois nuits à les veiller. La troisième nuit, il pleuvait très fort, elle arriva chez ces gens mouillée jusqu’aux os. La jeune femme venait d’expirer. Au lieu de se sécher, Pétiôto s’occupa d’assister le mari dans les soins à rendre à la morte, elle voulut ensuite rester jusqu’au matin ; elle prit mal… « Je ne suis pas le seul que la bonne demoiselle ait secouru », ajouta le pauvre homme.

« Voilà donc pourquoi tant de gens pleuraient derrière le cercueil !

« Nous ignorions qu’elle se dévouait ainsi… tous à la maison l’ignoraient ! Modeste et Théofrède l’avaient vue quelquefois rentrer le matin, vers sept heures, mais, la sachant fort pieuse, ils avaient pensé qu’elle revenait d’entendre la messe.

« J’ai été toute saisie à cette révélation. Elle est au rang des martyrs, la chère créature, n’est-ce pas, ma sœur Thérèse, puisqu’elle a donné sa vie pour ses frères !

« Au récit de cet affligé, j’ai senti se raviver ma peine, et, à genoux à côté de celui qu’elle a sauvé du suicide, je l’ai pleurée de tout mon cœur.

« Mais la pleurer ne la remplace pas. À présent que j’ai pu me reconnaître, me ressaisir, je reste stupéfaite à constater la place qu’elle tenait dans la maison.

« Son rôle était des moins brillants. Ni musicienne, ni lectrice agréable, esprit terre à terre, incapable de s’élever au-dessus des occupations où s’absorbait son temps, et indispensable pourtant à un degré dont on n’a pas idée !

« Il nous vient des attendrissements subits à grand’mère et à moi, devant tout ce qui va de travers, et qui marchait si bien sous la main énergique de ce bon grand dragon.

« De son vivant, personne ne lui rendait justice ; non, pas même grand’mère, malgré qu’elle en fit beaucoup de cas ; pas même moi, qui cependant l’aimais bien.

« Elle s’arrangeait de telle sorte qu’on ne songeait point à mesurer la tâche qu’elle avait assumée, je m’en aperçois aujourd’hui.

« Venez à mon secours, ma chère amie. Envoyez-moi la recette pour préparer le chocolat mousseux auquel Pétiôto nous a accoutumées. Il ressemblait si peu au liquide blanchâtre que nous sert Modeste ! Grand’mère en laisse la moitié, et, si moi j’absorbe toute ma tasse, ce n’est pas à sa qualité qu’il en faut faire honneur, c’est à mon appétit.

« Quand je saurai comment m’y prendre, je préparerai moi-même notre déjeuner du matin.

« Ce n’est pas tout… Je voudrais que vous me disiez ce qu’on peut lire pour amuser une personne de quatre-vingts ans, et s’amuser, soi, par la même occasion. Je ne dois plus songer à vagabonder des heures entières par le jardin ou le parc, ni à travailler dans ma chambre. J’ai conscience qu’il y aurait un réel manque de cœur de ma part à en agir ainsi.

« Toute mauvaise que je sois, tout incapable que l’on me juge de m’attacher aux autres ; — M. de Kosen se fait de grandes illusions s’il croit à la discrétion de ses fils ; ils m’ont répété dès le lendemain ce que leur père leur avait défendu de me dire ; — en dépit de l’égoïsme féroce dont on me gratifie, la pensée ne peut plus me venir de laisser grand’mère seule.

« Elle a un air de détresse qui fait pitié. Et puis… à vous à qui je dis tout, j’avouerai qu’une autre idée me trouble.

« Le bon Dieu doit nous prêter nos morts chéris comme d’autres anges gardiens : voilà ce que je me figure. Et, à présent que je sais tout ce que valait Sidonie, j’ai honte à penser qu’elle peut me voir débattre avec moi-même pour la plus petite concession à faire.

« Car… j’en suis là ! tout me coûte ; me coûte énormément ! Mais il me semble aussi que la chère âme m’encourage et m’aide.

« C’est égal… J’ai eu mes dix-huit ans ce matin. Si jamais j’avais cru consacrer ce jour solennel à jouer au piquet, à manquer une crème au caramel, — je l’ai manquée, pas d’illusion à me faire ! — à raccommoder un jupon dont grand’mère a déchiré hier la garniture ! …

« J’en pleure, ma mie Thérèse ! Vous n’auriez pas pleuré, vous, ma vaillante !

« Et puis, vous ne savez pas ? Nous sommes blottis sous la neige. Le toit en porte une telle charge que je me demande si, un de ces matins, il ne va pas s’effondrer. Je me figure être perdue au fond d’un désert où rien ne vit que moi et ceux qui m’entourent. Je suis obligée de fermer les yeux, parfois ; cette blancheur éclaire jusqu’à l’étincellement. C’est beau, c’est toujours beau ! C’est plus beau que jamais, ces montagnes qui se confondent avec le ciel presque blanc, lui aussi, mais d’une beauté trop austère, trop terrible pour moi.

« Et chaque jour la neige tombe et nous ensevelit un peu plus. Elle monte presque jusqu’à la fenêtre auprès de laquelle se tient grand’mère. Au fait, que vais-je vous raconter là, à vous, une Jurassienne !

« Sans compter que je ne vous entretiens que de moi. Ne montrez pas ma lettre au cher cousin que vous savez. Les autres, les fils de l’oncle Eusèbe, peu m’importe. Mais Hervé ! Ah ! non, il a déjà de moi une assez piètre opinion !

« Seulement, parlez de moi à Pompon et à Lilou. J’aurais du chagrin s’ils venaient à m’oublier. Est-ce bête ! Est-ce assez bête ! Je leur sais gré de m’avoir tant amusée avec leur bavardage… voilà… et aussi de m’aimer un peu.

« Allez-vous dans le monde ? Je réponds pour vous : « Non. » Je crois entrevoir l’atelier de M. Murcy quand vous y êtes tous réunis, le soir, à l’heure du repos. Car c’est là que vous vous tenez, m’avez-vous dit.

« Les beaux paysages du maître vous transportent dans votre Jura, en Italie, en Auvergne, au bord de la mer, un peu partout.

« Jean manipule ses petites mécaniques ; j’admirais ici l’adresse de votre futur électricien. Mad brode son trousseau. Votre mari, assis tout à côté de votre père, la Princesse sur les genoux, lit à haute voix… Vous bercez votre fils qui s’endort dans vos bras ; et René ?… que fait René ?… Grimpé quelque part ou à plat ventre sur le tapis, il joue avec son chat, Chéri, ce merveilleux animal à trois pattes qu’il regrettait tant de n’avoir point apporté à Vielprat.

« La pièce est riante, elle est chaude, on y est bien. Tout à l’heure vous prendrez le thé, quand les enfants seront couchés. Vous ferez de la musique… ou bien des visites vous viendront… vous causerez de mille choses intéressantes…

« Hélas, moi, je n’ai d’autre compensation que de me représenter ce joli tableau de famille et… de vous écrire.

« Il est dix heures. Voici une heure et demie que j’y suis occupée, grand’mère se couchant à huit heures tous les jours. Jamais je ne me suis sentie en un état d’esprit si désolé. Je suis tout à fait malheureuse. Une seule pensée me soutient : que ferait ma pauvre vieille grand’mère si je n’étais pas là ?

« J’échange à présent deux lettres par semaine avec mes parents. Cela devient pour moi un besoin de plus en plus impérieux, de leur écrire. Mais les courriers sont très irréguliers, en cette saison. Je suis parfois huit ou dix jours sans nouvelles. J’écris quand même, il me semble que cela me rapproche d’eux et que je suis moins seule.

« Mille tendresses pour vous, vos bébés, mon amie Mad, Lilou et Pompon, si vous les voyez. Bien affectueux souvenir à tous.

« Clairette. »

« P.-S. — Que votre mari détourne Hervé de venir à la fin de ce mois. On parle d’accidents de montagne : des voyageurs se sont perdus.

« Qu’il attende la fonte des neiges. Je me charge de faire prendre patience à grand’mère. Je crois que, s’il arrivait malheur à son petit-fils bien-aimé, elle n’y survivrait pas. »


Thérèse et Yucca restèrent un moment perplexes après avoir lu. Devait-on faire part du seul post-scriptum à Hervé ? Mieux valait-il lui mettre sous les yeux ce long journal, malgré les pointes à son adresse ?

« Malgré, et même… à cause… fit Yucca, après avoir pesé le pour et le contre. Il faut que de Kosen soit édifié sur la discrétion de ses fils.

— Et puis Claire se montre sous un jour si imprévu et si favorable, somme toute… »

Ils se regardèrent en riant, s’étant compris. Convoqué pour communication urgente, Hervé accourut. Il amenait Lilou et Pompon, invités à jouer avec Fernande.

« Ton petit bleu m’a inquiété, mon cher », fit-il en regardant Yucca. Mais la physionomie amusée de ce dernier ne laissait place à aucune supposition alarmante.

« Qu’y a-t-il donc ? demanda Hervé déjà rasséréné.

— Thérèse te le dira.

— J’ai à vous communiquer des nouvelles d’Arlempdes », annonça la jeune femme, quand on fut installé dans l’atelier où l’on recevait toujours de Kosen, sachant que cette pièce avait ses préférences.

Et, lui présentant la lettre de Claire :

« Vous pouvez tout lire. En dehors du post-criptum, plusieurs passages vous concernent. »

Dès les premières lignes, Hervé manifesta sa surprise. Était-ce vraiment la petite cousine qui parlait ainsi ? Il ne pouvait le croire. Soudain il laissa échapper une exclamation de dépit.

Thérèse et Yucca, qui suivaient sur les traits de leur ami ses impressions successives, retinrent mal un sourire, à l’entendre s’écrier :

« Oh ! les bavards ! Oh ! les enfants terribles ! Je vais les punir sur l’heure. Avoir raconté à leur tante… Malgré ma défense… C’est trop fort ! »

Thérèse plaida les circonstances atténuantes. Mais Yucca intervint en riant :

« Laisse-le faire ; je connais sa sévérité, rien de bien redoutable ! »

On fit comparaître les délinquants. Et, aussitôt, se composant un visage de juge, Hervé leur demanda :

« Vous avez donc dit à votre tante Claire ce que je vous avais interdit de lui répéter ?

— Quoi nous lui avons dit ? s’informa Lilou.

— Que je ne voulais pas qu’elle fut votre maman.

— C’est pas moi, papa, c’est Pompon.

— Pas vrai, c’est toi. »

Hervé, qui connaissait les suites accoutumées de pareilles discussions, avait emprisonné les quatre petites mains dans les siennes.

« Allons, insinua-t-il, conciliant, avouez-le, c’est tous les deux. »

Ils firent de la tête un signe affirmatif.

« Pourquoi m’avez-vous désobéi ? »

Point de réponse.

« Eh bien, mes amis, vous aurez amené ce résultat que votre tante est fâchée contre moi et qu’elle me défend d’aller à Arlempdes ; par conséquent, vous n’y retournerez pas non plus.

— Hi… hi… hi… commença Lilou.

— Heu… heu… heu… » continua Pompon.

Et soudain, comme si leurs gosiers se fussent accordés dans ce prélude, ils se mirent à crier avec ensemble de toute la force de leurs poumons.

De Kosen laissa s’écouler une minute ; il guettait l’instant où la nécessité de reprendre haleine interromprait le duo.

Saisissant au vol la pause attendue :

« Voyons, prononça-t-il, dites-moi la vérité. Comment lui avez-vous servi cela ? J’ai besoin de le savoir pour faire notre paix avec elle. »

Ils se consultèrent du regard.

« Eh bien, se décida à avouer Lilou, moi j’ai dit que j’alle en Russie chez son papa lui demander la permission qu’elle est une maman z’à nous, et que t’as pas voulu.

— Et moi, ajouta Pompon, pressé comme toujours de prendre la parole, z’ai dit que t’as dit que Claire est méçante, qu’elle peut pas être une maman parce qu’elle donne pas qué de çoze aux enfants : elle manze tout.

— Oh ! ce n’est pas possible ! tu n’as pas dis ça ! s’écria Hervé.

— Si ! papa, assura Lilou, bien vrai, bien vrai, c’est comme ça qu’il a dit.

— Le petit monstre ! me voilà dans de beaux draps ! »

Il était navré.

Yucca et Thérèse riaient aux larmes. Lorsqu’on eut reconduit les deux petits auprès de la Princesse :

« Tu tiendras ta langue, une autre fois, mon ami, s’écria le peintre.

— Ah peste ! je crois bien ! Je suis payé pour cela !… Pauvre petite Clairette ! s’exclama-t-il, après avoir relu le post-scriptum ; et elle a la bonté de se préoccuper de moi, de redouter les accidents du voyage !

— C’est à cause de sa grand’mère ; elle le dit tout net, observa Yucca.

— Naturellement. Il serait invraisemblable qu’elle pût s’intéresser à un cousin contre qui elle a de tels griefs. Ma sœur Thérèse, ajouta le baron, que feriez-vous à ma place ?

— Étant donnée la nature franche de Claire, car, à travers ses défauts, elle possède cette qualité maîtresse, — la droiture, — je saisirais la première occasion pour m’expliquer de l’incident avec elle. Je lui dirais que j’ai voulu la débarrasser de l’importunité de mes fils.

— C’est la vérité, interrompit de Kosen :

— C’en est une partie, tout au moins, rectifia Thérèse un peu railleuse. J’ajouterais que, d’après leurs aveux, je suis fondé à croire qu’ils ont traduit mes paroles de la façon la plus désobligeante, et que je la prie de tenir la traduction pour ce qu’elle vaut. Si vous persistez à vous rendre ces temps-ci à Arlempdes, c’est ce qu’il y a de plus simple, je crois.

— Je persiste ; d’autant que le voyage en automobile est décidé pour les premiers beaux jours et que cela remettrait jusqu’à… je ne sais quand… ma visite à grand’mère.

— Qu’est-ce qu’il y a là-dessous ? interrogea Yucca.

— Un projet de mariage pour moi, vous vous en doutez. Brigitte n’en dort plus. Elle m’a découvert un ange… non, ce n’est pas assez… un archange ! Je vais passer trois mois à voyager avec ledit archange et sa famille, voir cette merveille tous les jours, étudier à loisir son caractère, sa passion pour les enfants : elle les adore ! elle les adore tous, paraît-il, et j’assisterai à des scènes ravissantes, chaque fois qu’il se rencontrera de petits paysans sur les routes, me prédit Brigitte. Elle est belle, elle est riche, elle est titrée, fort titrée. Elle a vingt-huit ans, à peu près mon âge, et un caractère idéal : voilà, mes chers amis. »

Hervé avait une singulière physionomie en débitant ce panégyrique. On eût dit qu’au travers de toutes les perfections énoncées, quelque chose manquait, dont l’absence lui causait un réel étonnement, presque une déception.

Toutefois, l’ironie de son sourire disparut lorsqu’il ajouta :

« Mon devoir est de m’assurer que Mlle de Taugdal est telle que la dépeint ma sœur. Elles sont amies de pension ; Brigitte assure la bien connaître. Par-dessus tout, je veux une mère pour mes fils. Est-elle femme à les aimer tels quels ? ou seulement à les supporter patiemment ?… Ce serait déjà quelque chose, ils sont si terribles !

— Vous les calomniez, ces amours, Monsieur de Kosen, s’écria Thérèse. Terribles ! ils ne le sont pas tant que cela. Une chose m’inquiète, ajouta-t-elle. Cet archange est donc sans défauts ?

— Sans défauts, oui, madame, sans le plus petit défaut. »

Thérèse et son mari échangèrent un regard perplexe.

« J’aimerais mieux Mlle de Taugdal moins parfaite, avoua Yucca.

— Moi aussi ! » s’écria Hervé vivement.

Il poursuivit, un peu moqueur :

« Brigitte, qui sait que vous êtes, somme toute, mes meilleurs amis, éprouve le besoin de vous gagner à sa cause. Vous la verrez paraître, un de ces matins, flanquée de la jeune personne dont elle désire que tu fasses le portrait, mon très cher : cela, dans le secret espoir que tu l’exposeras au prochain Salon.

— Ce me sera une occasion d’étudier Mlle de Taugdal, je ne la laisserai pas échapper, tu peux le croire ! À propos de portraits, rapporte donc celui de Mlle Claire. Je le vernirai, et il est si bien venu que je l’exposerai peut-être aussi.

— Je le rapporterai », promit Hervé.

Ils discutèrent ensuite avec Thérèse du choix des livres destinés aux deux recluses. La liste arrêtée par la jeune femme, de Kosen dit quels présents il avait achetés pour sa grand’mère.

« Je pensais emporter également un souvenir à Claire, mais… je n’ose plus.

— Offrez-le-lui de la part de Lilou et de Pompon ; c’est le sûr moyen de le voir bien accueilli : tenez, leurs photographies, dans un cadre artistique ; je suis certaine que cela lui fera grand plaisir.

— Tu devrais te munir aussi, à l’intention de ta cousine, d’une boîte à dessin. Elle a un coup de crayon passable ; tu lui donnerais quelques leçons ; ce serait pour elle une distraction précieuse en l’isolement où elle vit. »

À son tour, Thérèse conseilla :

« Organisez-lui donc un atelier quelque part, dans le haut, à proximité de sa chambre ; la maison est si vaste ! Elle irait y travailler durant les siestes de Mme Andelot. Il faut encourager le bon vouloir dont elle fait preuve. Elle a plus de mérite que d’autres jeunes filles accoutumées de longue date à se plier aux circonstances.

— J’organiserai l’atelier sitôt là-bas. Je m’arrangerai pour qu’il soit chaud, j’y installerai grand’mère et je ferai son portrait ; il y a longtemps que j’y pense ; il n’existe d’elle aucune photographie : rien ! »

Lorsque de Kosen fut parti, revenu auprès de sa femme, Yucca murmura, l’air désappointé :

« Qu’en dis-tu ?

— Que Claire compte à peine dans ses projets, c’est sa grand’mère qui l’occupe à peu près uniquement. Si Mlle de Taugdal possède le quart des qualités que lui prête Mme de Ludan…

— Oui… Hervé s’en contentera ; au reste, ce serait déjà joli ! Tant pis ! soupira-t-il. S’il doit enfin rencontrer le bonheur dans ce mariage, nous ne pouvons qu’en souhaiter la réussite.

— C’est certain », répondit Thérèse.