Filles de la pluie/Marie de Loqueltas

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Bernard Grasset (p. 265-280).


MARIE DE LOQUELTAS


Ce fut à la fin d’une longue, pluvieuse et tourmentée journée d’hiver que je la rencontrai pour la dernière fois. Je revenais de Coast ar Run et j’allais jusqu’au bourg, évitant les larges flaques d’eau de la chaussée, quand une voix cria mon nom. Une femme était assise sur l’herbe mouillée en bordure de la route, immobile et insensible au mauvais temps, appuyant son menton dans ses mains.

— Vous, Marie ?... Qu’est-ce que vous faites là ?

— Je suis bien malade, dit-elle.

Et elle me regardait avec deux yeux fixes, brillants de fièvre, ou se lisaient de la souffrance et de la résignation.

Elle avait toujours été pâle. Maintenant elle était livide. Je la trouvai très amaigrie. La pluie avait collé ses cheveux de jais sur ses tempes, et parfois, un frisson l’agitait.

Je pensai qu’elle avait bu et lui conseillai de rentrer chez elle. Marie remua la tête en dénégation :

— Je suis bien malade, dit-elle encore. Je suis restée trois jours toute seule à la maison, sans pouvoir sortir ; et aujourd’hui, un seau d’eau que j’ai avalé n’a pu calmer ma fièvre.

— De l’eau seulement ? lui demandai-je, assez incrédule.

Elle haussa les épaules et tourna son front vers Para Luc’hen, dédaignant de répondre. Enfin, elle continua : « — Je vais mourir. » Et elle trouva la force de sourire. « Allez, je vous prie, dire à Mme L’Hostis que vous m’avez « ramassée » ici et que je suis très mal. »

Je m’éloignai, sceptique, parce que je connaissais ses habitudes. Et je n’ignorais pas, non plus, que sa solide nature en avait vu d’autres. Tout de même, je fis sa commission à Mme l’Hostis, à laquelle je suggérai mes doutes. Mme L’Hostis ne répondit pas sur la question alcool. Elle dit seulement :

— Je sais. La pauvre femme est très souffrante. Elle a eu bien des misères aussi.

Deux mois avant, un matin d’octobre, j’avais aperçu Marie en haut des rochers de Porz Pol, un peu à l’écart de celles qui, en groupes bavards, endimanchés, épient, par delà les brisants du Piliguet et de Porz Goret, dans les vagues blanches de la Jument, la fumée ténue de la Louise.

À quelques mètres, les ouvriers des Ponts et Chaussées poursuivaient leur besogne opiniâtre de tailleurs de blocs de granit qu’un chaland emportait ensuite, dans les remous des courants, jusqu’au rocher Ar Gazec où s’édifiait le nouveau phare, tandis que sur le quai, des hommes et des femmes déchargeaient un voilier.

Quelques officiers et des sergents, accompagnés de leurs natives, étaient aussi venus jusqu’au port, saluer le courrier qui amenait les nouvelles du continent. Il y avait encore des jeunes Ouessantines, accourues en bande des quatre coins de l’île, à la rencontre de l’amie, retour du Conquet, et celles qui venaient prendre au débarqué le mari, le fiancé ou l’amant. Il y en avait de graves, d’anxieuses, impatientes de l’épave d’amour qu’allait leur apporter le flot, et d’autres, qui riaient aux éclats, provoquant les hommes. On remarquait, comme d’habitude, Mélanie et Cocotte, et Nathalie Naour, Mme Caïn et ses filles, toutes, débordantes de passion à revendre, et prêtes à se disputer les aubaines de l’arrivage.

Mais Marie de Loqueltas !

Et comme je plaisantais volontiers avec elle, j’allai vers cette femme songeuse :

— On attend son fiancé, Marie ?

Elle me regarda comme pour me scruter et, devinant, sans doute, que je m’amusais et que je ne savais rien :

— Fi donc ! Il y a longtemps que ces histoires ne me tracassent plus !

— Même la nuit ?...

— Grand gastaouer ![1] Et elle rit.

Mais ses yeux noirs étaient pensifs et, malgré le démenti de ses lèvres, ils semblaient chargés d’angoisse.

Alors, comme je m’éloignais, Marie « Flo », la commissionnaire narquoise qui avait abandonné sur la cale sa rosse et sa voiture pour s’efforcer, elle aussi, de découvrir la cheminée du vapeur, Marie Flo me dit à mi-voix, en me désignant Marie de Loqueltas du bout de son fouet :

— Elle espère son petit soldat... le médaillé qui a passé en conseil de guerre et vient d’être acquitté. C’est lui qui lui tient chaud dans les draps... Ah ! Ah !... Et Marie fit claquer sa langue en prenant un air averti.

Mais quand la Louise eut lancé ses deux appels, et quand elle eut stoppé, quand le premier canot, chargé à couler, rempli de coiffes et des vareuses bleues aux épaulettes jaunes des marsouins, eut accosté la jetée, quand il eut accompli un second voyage et puis un autre, Marie de Loqueltas reprit seule le chemin de Pern car son ami n’était pas venu « avec » le bateau.

Elle avait alors attendu une lettre au bureau du facteur, parmi les désespérées et celles qui espèrent encore, parmi les orphelines, les mères de matelots, les veuves irrésignées, celles qui veulent croire à tout prix que tout n’est pas perdu et qu’une pensée de l’être chéri leur parviendra — quand même — comme si les postes assuraient un service avec l’autre monde. Elle avait alors attendu que les sacs fussent ouverts, la correspondance classée par villages, distribuée à ceux qui venaient réclamer leur courrier. Mais en vain : aucune lettre pour elle. Alors un sergent lui annonça qu’Engel ne reviendrait pas : on l’avait versé dans une autre compagnie, à Brest.

Engel, l’amant de Marie de Loqueltas !... Je m’étonnai de ne pas l’avoir soupçonné plus tôt. Comme le colonial avait bien caché son jeu !

Et je me rappelais ce petit homme un peu gras, presque sale, avec son képi toujours de travers sur sa tête jaune, bilieuse, bouffie et imberbe qui lui donnait assez l’air d’un asiatique... Engel qui rôdait toujours aux portes des débits, avec sa face de mauvais soldat plein de gloire, avec un orgueil seulement, dans ses yeux qui regardaient en face, un orgueil pour sa médaille militaire, ce ruban, splendeur de sa poitrine large et bombée, car, malgré les fièvres et malgré qu’il eût cultivé le cafard de toutes les colonies, il « était encore là », ce brave et fanatique Engel qui n’avait qu’un amour, le Drapeau.

On le rencontrait ivre, très souvent, avec des hommes ou avec des sous-officiers. On le rencontrait dès le matin, et même après l’appel de neuf heures du soir, vaguant par les ruelles du bourg, quand il n’avait pas un sou, uniquement pour ne pas rentrer au fort avant onze heures : en effet, bien qu’il fût « simple bibi », sa médaille lui attribuait ce droit.

Trois fois il avait été sous-officier. Trois fois il avait été cassé. Et, paresseux, fier de l’être, alourdi par les sommeils du jour dans les chambrées, sans respect pour ses chefs, sauf les vieux, « les vieux du corps », dont il parlait avec tendresse, il coupait à toutes les gardes, à toutes les corvées, affirmant que « ce n’était pas pour lui ».

Bien souvent, en fumant mon tabac, il m’avait raconté ses états de service et comment il avait gagné la médaille ; sa vie de petit troupier, comme il disait, et son séjour à la Légion, car il avait seulement passé à la coloniale pour terminer son temps, tout en douce, à la papa.

Engel était Lorrain. Et, sans doute, il avait reçu une bonne éducation, étant fils d’officier. Mais il avait pompé tous les vices au fond des verres, dans l’inaction des camps, dans les casernes et pis ; et las, inapte à tout, sauf au métier qu’il allait quitter, il n’était plus que le souvenir de son passé, heureux d’avoir vécu, d’avoir été « un homme », et il ne souhaitait plus, maintenant, que de trouver un petit poste, un emploi tranquille où finir ses jours, en mangeant paisiblement sa retraite, avec une femme.

Même, il m’avait demandé de lui chercher cela, une femme et un emploi. Il disait d’ailleurs n’être pas en peine, parce qu’il était le protégé du capitaine Planque, qu’il avait arraché, blessé, des mains de l’ennemi, au cours d’un combat en Mauritanie. Cette histoire, toute l’île la connaissait. Car ce terrible sauveur, au lendemain de chaque nouvelle incartade, brandissait son récit, comme un rappel au capitaine d’avoir, à son tour, à le tirer d’un mauvais pas, lui, Engel, qui allait une fois par jour brosser ses habits et seller son cheval, dans une joie immense d’approcher quelque chose d’un degré plus haut que lui sur l’autel de la patrie, un sentiment analogue à la jubilation mystique de la dévote admise aux petits soins de la sacristie. C’était là tout son travail.

... Engel, l’amant de Marie de Loqueltas ! Du diable, si j’aurais supposé cela !


Alors, quelque temps plus tard, j’avais en badinant raconté à Marie :

— On m’a parlé de vous à Brest.

— Qui donc ? fit-elle, incrédule.

— On m’a dit: « Le bonjour à Marie. Annoncez-lui que j’écrirai bientôt ».

— Bien vrai ?

— Bien vrai.

Et Marie s’en était allée en riant.

Mais le lendemain elle m’arrêta et, sérieuse, quoiqu’elle eût l’air de se moquer :

— Alors, vous l’avez-vu et il vous a parlé de moi ?

Et il y avait tant de sincérité et d’émoi et d’anxiété dans ces mots de la pauvre femme, que je me repentis de m’être joué d’elle.

— Je plaisantais, lui dis-je.

— Ah ! Et elle devint plus blanche encore.

» Écoutez, demanda-t-elle : — Quand vous retournerez à Brest, allez le trouver, Engel, deuxième compagnie, caserne Fautras. Vous lui direz le bonjour comme en passant. Et vous tâcherez de savoir s’il se souvient de moi et s’il veut toujours revenir à Ouessant son congé terminé. — Je promis. Mais, jamais, à Brest, je n’eus le courage de m’égarer vers ce quartier lugubre, de conférer avec le corps de garde et d’attendre à la grille la réponse de l’homme envoyé à la recherche d’Engel. Et je n’y pensai plus.

— N’importe ! fit Marie, quand je lui en murmurai l’aveu.

N’importe !


Tout l’avait abandonné, en effet. Et sa vie était comparable à celle de beaucoup d’Ouessantines.

Maintenant, quand elle rentrait, le soir, dans sa maison de Loqueltas, elle s’y sentait bien seule, dans le délabrement où son indifférence laissait tout.

Il y avait au-dessus de la cheminée des photographies pâles et décolorées, des couronnes sous des globes, des objets de piété et des souvenirs de ses enfants et de son mari. Mais ces reliques étaient froides désormais. Et, morne, elle s’asseyait près de la fenêtre, d’où son œil s’égarait sur la baie de Lan Pol, par où étaient arrivées et parties toutes ses joies.

À vingt ans, elle s’était mariée avec le maître d’équipage d’un grand voilier nantais qui s’était jeté, une nuit d’hiver, sur les rochers Men Gren. Après que le bateau se fut mis au plein, les hommes s’étaient réfugiés dans deux chaloupes. L’une d’elles coula devant Pen ar Roc’h et tout ce qui la montait périt. L’autre, trompée par le brouillard, se laissa emporter par le Fromveur et se trouva au matin sur la côte de Portsall où elle aborda. Le capitaine et Mintier étaient seuls restés à bord.

Le bateau avait fait une forte voie d’eau. Cependant, il reposait sur un fond de roche et comme la lame avait faibli, il pouvait encore résister quelque temps. Les deux hommes attendirent des secours et à l’aube, en effet, trois canots chargés de naturels, la plupart armés de haches, accostèrent le brick-goélette. Ils arrivaient en sauveteurs mais ils comptaient piller aussi. Ils amenèrent les deux naufragés à terre et retournèrent au « Penzé »[2]. Le jour suivant, le capitaine regagna son port d’attache, laissant à Mintier la surveillance du bâtiment ou plutôt de ce qu’on pourrait en tirer.

Mintier reçut dans Loqueltas l’hospitalité d’une famille dans laquelle il distingua Marie. Il l’épousa. Le maître d’équipage avait promis de vivre en Ouessantin et de ne pas quitter le pays. Pourtant, il amena sa femme à Nantes pour la présenter à sa famille. Une fois là, il espéra réussir à lui faire oublier son île. Mais Marie se sentit isolée à Nantes. Elle étouffait dans cette ville et voulut retourner à Ouessant. D’ailleurs, elle y avait des terres et une mère âgée qui réclamait ses soins. Son mari reprit du service sur un long-courrier. De loin en loin, il revenait dans l’île, donner un coup d’œil à sa femme et à ses deux enfants, une fille et un garçon.

Après chaque campagne, il trouvait plus monotone de rentrer dans cette île où la vie lui était plus triste qu’à bord. Il insistait pour que Marie le rejoignît à Nantes, avec l’espoir qu’elle s’y refuserait, car maintenant que le coup de feu de son amour était passé, il s’estimait un peu honteux de cette femme aux longs cheveux, sur laquelle on s’était retourné, rue Crébillon, et qui n’avait jamais consenti à quitter son costume. Marie n’accepta pas, en effet.

Alors il n’apparut pas de cinq ans dans l’île. Enfin, il n’écrivit plus du tout.

Marie ne s’étonna pas. Car elles sont comme cela des vingtaines, dont les hommes sont partis bourlinguer par les mers, sur le commerce, et qui ne donnent plus de nouvelles par oubli ou par négligence, d’autres fois, pour une raison beaucoup plus simple — plus triste aussi.

Elle travaillait ferme, élevant ses deux enfants dont l’aîné avait atteint treize ans. On la voyait, courageuse, solide et bien en chair, avec cet air de forte viveuse qu’elles ont souvent là-bas, parce que leur vie au grand air, leur indépendance et leur habitude de l’initiative leur donnent l’assurance et presque tous les appétits des hommes.

Mais un jour, Mintier reparut. Il était devenu le second d’un grand cargo et en avait assez de la solitude. La fibre paternelle s’était réveillée en lui. Il s’était souvenu de ses enfants. Pour les obtenir, il fit inviter sa femme, par ministère d’huissier, à regagner Nantes. Et, comme elle s’y refusait, surprise de ce rappel après tant d’années d’absence, il introduisit contre elle une instance en divorce, qu’il obtint à son profit.

Il faut connaître l’insouciance des îliennes et leur mépris de tout ce qui est « continent » pour comprendre que Marie ne résista pas. Mintier fit, en outre, établir que sa femme avait une mauvaise conduite, qu’elle était incapable d’élever ses enfants, et il s’en vit attribuer la garde.

Elle s’était donc vu arracher son fils qui, déjà, s’exerçait à manier l’aviron, prêt à devenir mousse, et plus tard un véritable homme de mer, comme les Ouessantins ; et son Annie, qu’on lui enleva dans l’année où la mignonne avait fait sa première communion. Et quand les traits de la chère petite se furent effacés dans le lointain, sur le pont du courrier où l’enfant avait pris place, Marie comprit qu’Annie était à jamais perdue pour elle... Elle allait quitter son beau châle et sa coiffe et devenir une vulgaire mouliguen à chapeau.

Seule, désormais, Marie retourna à ses occupations journalières. Mais à Ouessant, la vie est si facile, les besoins sont si limités qu’on ne connaît pas cette joie d’amasser, cet âpre amour du gain qui, ailleurs, sont la raison de se cramponner à l’existence, la dernière illusion des vieux et des solitaires. Ici, le travail n’est qu’un accident de la journée. Et cette inutile et précieuse obstination des déshérités lui manqua.

Elle connut des hommes, parbleu ! Des marins en congé et des coloniaux qui la courtisèrent. Même, elle vécut quelque temps en amitié avec un pêcheur. Mais c’étaient là des choses sans conséquence. Quand elle rencontra Engel, son grand cœur pensa revivre. Car il était pareil à elle, un vaincu, un désabusé, lui aussi. Et elle espéra l’attacher par ce rêve raisonnable de finir leurs jours ensemble.

Et puis, un soir, pris de boisson, il avait jeté un sous-officier à la porte d’un débit et on l’avait envoyé à Nantes pour passer en jugement. Ils s’étaient quittés sans inquiétude. Elle croyait bien qu’il serait acquitté. Il le fut. Mais il ne revint jamais à Ouessant.


Et moi qui connaissais Engel, je ne pouvais pas croire que ç’avait été par malice ou par dédain qu’il avait fait ainsi des promesses pour ne les point tenir. Non. Il n’avait d’abord pas écrit par paresse. Et puis, une fois revenu à Brest, loin des yeux, il n’avait plus pensé, ce soldat, ce grand enfant, à cette femme aimante qui l’attendait et que le chagrin minait.


Quelques mois plus tard, au milieu des tempêtes de mars, j’étais revenu à Ouessant. Et une nuit que je me promenais avec quelques amis, on poussa jusqu’aux dernières chaumières de Loqueltas.

— Pour rien au monde, dit tout à coup Félicia Sounic, en me désignant une bâtisse sombre, je ne voudrais habiter cette maison, quand bien même on me la donnerait. Et pour rien au monde, non plus, je ne voudrais franchir son seuil, à cette heure de la nuit, toute seule, ni même avec vous.

— Mais c’est là qu’habite Marie !

— Elle habitait là.

« Marie est morte : on l’a enterrée la semaine passée. Cette pauvre femme a dû bien souffrir. Elle est restée malade pendant cinq jours et personne ne s’en doutait. Elle s’est éteinte sans secours aucun. Et quand ses voisines, étonnées enfin, de ne plus la voir, ont poussé la porte et sont entrées, elles l’ont trouvée, étendue sur son lit, la tête et la figure mangées par les rats. Elle était si affreuse à contempler ainsi que personne ne voulait la veiller, tant on avait peur.

« Et seule, Mme L’Hostis est venue prendre soin de la morte. Elle avait apporté une de ses robes toute neuve, et du linge, à elle aussi. Et elle fit la toilette de Marie qu’on ensevelit le lendemain... Mme L’Hostis a toujours été très bonne pour Marie. »

Instinctivement, Félicia Sounic détournait les yeux de cette demeure, à laquelle des circonstances macabres attachaient maintenant une sorte de crainte superstitieuse, et que personne n’occuperait plus. Pour moi, je m’attristais sur Marie. Et je songeais que c’était un signe des temps, qu’il ne se fût trouvé dans l’île qu’une étrangère, Mme L’Hostis, de Lanildut, pour habiller la morte, un signe des temps, que les natives se fussent dérobées à ce pieux devoir.

  1. Coureur de filles.
  2. Pillage des épaves.