Fin de roman/02

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Édition privée (p. 22-33).


LES DEUX SŒURS


Alors qu’elle était devenue veuve à soixante-trois ans, Mme Lebrun avait deux filles, Valentine et Rosabelle, toutes deux mariées. Ces sœurs étaient absolument différentes tant au physique qu’au moral. Valentine était une grande blonde, mince, avec des yeux gris remplis de douceur. Elle était l’épouse de M. Lionel Bélanger, employé dans une compagnie d’assurances et mère de cinq enfants, deux garçons et trois filles. C’était une personne affectueuse, dévouée aux siens, travaillante, économe et d’une rare patience. En somme, un très heureux caractère.

Rosabelle, de deux ans plus jeune que sa sœur, était une petite femme châtaine, aux yeux bruns, insouciante, égoïste, prenant la vie comme elle se présentait, ce qui était pour elle la bonne manière car elle était mariée à un homme d’affaires dont le revenu était plus que suffisant pour réaliser tous les caprices de sa femme. Ce couple n’avait pas d’enfants et menait une existence exempte de troubles et de soucis.

Mme Lebrun n’avait pas été heureuse en ménage. Son mari qui avait été si aimable, si charmant, avait brusquement changé en quelques mois et il s’était montré ce qu’il était réellement : violent, autoritaire, tyrannique, n’admettant pas la moindre discussion, ne souffrant pas la plus petite remarque. Peu de temps après son mariage, il avait commencé à faire de fréquentes excursions en dehors du domaine conjugal, habitude qui avait duré jusqu’à quelques années avant sa mort.

Sa femme était vite devenue au courant de ses multiples infidélités, car il ne se cachait nullement pour la tromper. Bafouée, ridiculisée, cruellement déçue dans toutes ses aspirations, l’épouse qui possédait une âme tendre et un cœur sensible, avait enduré son malheur et ses humiliations avec une patience, qu’à force d’efforts, elle réussissait à trouver.

Elle savait que le mal était sans remède, qu’il n’y avait qu’à accepter son sort. Alors, elle s’était efforcée de se consoler en prenant soin de ses deux fillettes, mais elle avait été infiniment malheureuse pendant toutes ces années. Elle s’était rongé le cœur avec sa peine secrète, car elle ne se plaignait à personne. Jamais elle n’avait fait de confidences à qui que ce soit, jamais elle ne s’était ouverte à une parente, à une amie, pour se soulager. Elle refoulait sa peine en elle-même. Pas de soupape de sûreté. Cela, c’était mauvais, car ce mal caché affectait lentement son cerveau.

Au point de vue matériel, elle n’avait cependant été privée de rien, car son mari pourvoyait régulièrement et convenablement aux besoins de la maison. La pauvre femme avait toutefois manqué de l’affection qu’elle était en droit d’attendre de son compagnon, de la bienveillance, de la joie d’un ménage uni et bien assorti.

La délivrance vint un jour, lorsque M. Lebrun fut emporté en quelques heures par une congestion cérébrale. Son départ fut un soulagement pour sa femme, mais ce fut là une sensation passagère, car le mal qui remontait à de nombreuses années était déjà fait. Le caractère de la veuve qui avait toujours été très doux, très calme, très délicat, changea complètement.

M. Lebrun laissait à sa femme une petite fortune de $40,000 dont le revenu était plus que suffisant pour subvenir à tous ses besoins. Quelques mois après la mort de son mari, sa veuve abandonna la maison où elle avait vécu pendant plus de trente ans et qui était maintenant beaucoup trop vaste pour elle et elle alla s’installer dans un minuscule appartement. Valentine lui avait offert de la prendre avec elle, mais elle avait refusé. Ce qu’elle voulait, c’était de vivre seule.

Bientôt, cependant, sa santé laissa à désirer. Elle éprouvait des douleurs qui la troublaient, l’inquiétaient fort. La vieille femme était réellement malade, mais elle refusait de voir le médecin. Puis, il ne fallait pas insister en lui suggérant telle ou telle chose, car elle s’emportait, devenait violente, brutale, grossière même. Ses filles ne la reconnaissaient plus. C’était une autre personnalité qui succédait à l’ancienne. Une étrangère qui les déroutait, les affligeait.

Valentine lui rendait de fréquentes visites, mais Rosabelle qui voulait vivre une vie exempte de soucis, qui ne se préoccupait de rien, sinon de sa petite personne, se dérangeait plus rarement, mais chaque fois qu’elle allait la voir, elle lui apportait une crème glacée, une boîte de bonbons et quelques fleurs : deux roses, trois ou quatre jacinthes qu’elle plaçait en arrivant dans un joli vase en porcelaine, placé sur le bureau de toilette. Ces délicates attentions de sa fille plaisaient fort à la vieille femme. Puis, tout en causant, Rosabelle coiffait sa mère, lui mettait un peu de rouge sur les joues, lui débitait un petit compliment. Or, un jour que Rosabelle avait apporté quelques œillets, elle aperçut un pot en grossière poterie avec une ornementation de couleurs barbares qui remplaçait le petit vase de porcelaine.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit Rosabelle désignant, de sa main qui tenait les fleurs, l’affreuse potiche.

— C’est Valentine qui me l’a apportée. Elle est venue il y a une dizaine de jours avec son petit Étienne, un fatigant, un énervant, un touche-à-tout, qui tourne tout le temps dans la pièce comme un ours en cage. Tu m’avais apporté des narcisses. Il a voulu les voir de près, les respirer : il a pris le vase et l’a échappé. Naturellement, il s’est brisé. Alors, Valentine a dit : Je vais recoller les morceaux et il n’y paraîtra pas. Cela m’a tellement fâchée que j’aurais pu la battre. Je lui ai dit : Ramasse les morceaux et jette-les dans la poubelle.

Elle a répété : Vous allez voir, je vais les recoller et il sera comme neuf. De nouveau, j’ai ordonné : Va jeter ces débris dans la poubelle. Elle a paru surprise, froissée. C’est un accident, a-t-elle déclaré en ramassant les éclats de porcelaine. Et j’ai dit : Si Étienne pouvait seulement rester tranquille pendant cinq minutes, ce serait reposant. Alors, le petit est venu s’asseoir sur le pied de mon lit et il s’est mis à s’agiter, à se brasser, tellement qu’on aurait dit que la couchette était secouée par un tremblement de terre. Je t’assure que j’étais contente lorsqu’ils sont partis. Puis, le lendemain, elle est arrivée avec cette affreuse potiche. Toi, tu connais les belles choses ; elle, elle n’y comprend rien. Pour elle un vase raccommodé est aussi beau qu’un autre qui n’a pas la moindre fêlure.

Sans être strictement dans la gêne, Valentine et son mari n’en menaient pas large avec le salaire qu’il recevait de la compagnie d’assurances qui l’employait. Une famille de sept personnes, cela coûte de l’argent pour vivre. Bien que Valentine fût économe, l’on ne parvenait à mettre aucun argent de côté et cela causait quelque inquiétude aux deux époux. Parfois, le soir, la femme et le mari songeaient à l’héritage qu’ils recevraient certainement un jour. Ce sont là des pensées qui arrivent naturellement à tous ceux-là qui ont des parents possédant quelque bien. Sûrement qu’ils ne souhaitent pas la mort de ceux-ci, mais ils se disent que lorsqu’ils disparaîtront, leur sort s’améliorera. Cela ne fait de tort à personne, ne nuit à personne et c’est une consolation d’une heure dans la dure lutte pour la vie.

On se réfugie pour un moment dans des projets, qui ne se réaliseront probablement jamais, mais qui adoucissent la minute présente. Ainsi, Valentine et son mari se disaient qu’avec $20,000, la moitié de la fortune de la mère, ils pourraient s’acheter une maison, faire faire des études aux deux garçons et peut-être se payer une automobile pas chère. Ce sont là des rêves légitimes et qui n’abrègent pas la vie des parents.

Valentine arriva un jour chez sa mère au milieu de l’après-midi. Celle-ci était malade et elle n’avait ni déjeuné, ni dîné, ayant été incapable de se préparer ses repas. Sa fille s’attacha alors un tablier et se mit en train de cuisiner une collation. Elle cherchait dans la glacière.

— Mais vous n’avez pas de beurre, maman, remarqua-t-elle.

— Vas-tu me dire ce que je dois avoir et ce que je ne dois pas avoir ? fit la mère furieuse. D’ailleurs, je ne t’ai pas demandé de me faire à dîner.

Surprise et peinée, Valentine comprit alors combien gravement le cerveau de sa mère était atteint. La situation était difficile, très difficile.

— Écoutez, maman, vous êtes malade. Vous ne pouvez rester seule et sans soins. Vous devriez vous mettre en pension dans un couvent, dans une institution où vous auriez une chambre, où l’on vous servirait vos repas, où l’on aurait pour vous tous les soins.

— Tu veux m’envoyer à l’hospice ! éclata la mère. Eh, bien ! je n’irai pas. Je veux rester chez moi.

— Alors, prenez une servante qui arrivera le matin, vous préparera votre déjeuner, passera la journée ici et s’en retournera chez elle le soir.

— En connais-tu, toi, des servantes ?

— Je n’en connais pas, mais je vais vous en trouver.

Valentine trouva une servante qui se présenta chez Mme Lebrun. Elle y passa une journée, mais elle ne revint pas le lendemain, furieuse de se voir injurier par cette vieille folle. Une deuxième résista pendant deux jours aux insolences et aux grossières insultes de la malade. Une troisième, qui avait tenté de répondre à sa maîtresse, fut promptement mise à la porte la journée même de son entrée en service.

La situation était critique. Valentine prit alors une décision héroïque :

— Écoute, dit-elle à son mari, je vais vous donner à déjeuner le matin et, après le départ des enfants pour l’école, je me rendrai chez maman pour en prendre soin. Je demanderai à ta sœur qui habite au-dessus de nous de leur donner le dîner à midi et je reviendrai le soir pour le souper.

Ainsi fut fait.

Mais la tâche était dure, très dure. La vieille dame était intraitable. Au lieu d’être touchée des bons soins que lui prodiguait sa fille, elle se montrait méchante, injuste, l’insultant bassement, accablant la pauvre Valentine des plus plus ignobles injures. Celle-ci se rendait compte cependant que sa mère n’était pas responsable de ses paroles. C’est un drame affreux pour des enfants que de voir des parents qui ont été la bonté même pendant de longues années, changer du tout au tout et devenir des êtres impossibles à endurer. Non, ce n’était pas là la maman si douce, si aimante, si dévouée, si délicate, si distinguée dans son langage qui l’avait élevée, elle et sa sœur. Évidemment, elle souffrait d’un genre de maladie mentale. Son cerveau était bien affecté. De retour chez elle, Valentine passait des heures à pleurer la nuit, tellement elle était découragée, démoralisée. Et elle priait : Seigneur, Seigneur, donnez-moi la force d’endurer ma mère, donnez-moi le courage d’accomplir mon devoir jusqu’au bout.

Le lendemain, elle retournait auprès de la malade.

Pendant ce temps, Rosabelle continuait sa vie oisive, insouciante, sans tracas. Elle visitait des magasins, fréquentait des cinémas, faisait quelques visites, lisait des romans, et, à chaque quinzaine, elle allait passer vingt minutes auprès de sa mère. Un jour, elle était arrivée à la fin de l’après-midi, alors que Valentine venait de partir pour retourner chez elle.

— Tu ne sais pas ce que Valentine m’a demandé aujourd’hui, annonça la mère. Eh bien ! elle s’est informée si j’avais fait mon testament. On dirait qu’elle a hâte que je meure pour tomber dans mon argent. Qu’est-ce que tu penses de cela ?

— Bien, un testament n’est pas absolument indispensable et vous avez d’ailleurs tout le temps pour cela. Vous n’avez que deux filles. Bien sûr que vous ne donnerez pas votre argent à des étrangers, mais un testament épargne bien des ennuis aux héritiers, bien des complications, car autrement, le gouvernement veut avoir toutes sortes d’informations, ce qui est très ennuyeux, prend du temps et cause des frais.

— Bien, je ferai un testament,

L’état de santé de Mme Lebrun empirait. Elle passait la plus grande partie de sa journée au lit et Valentine avait une tâche au-dessus de ses forces. Un jour, le mari de celle-ci s’amena chez sa belle-mère avec un médecin. Contente ou pas contente, il fallait agir. La situation avait trop duré. Un examen de la malade révéla qu’elle souffrait de cancer, que la maladie était très avancée. La seule chose à faire était de l’envoyer à l’hôpital. Impuissante à résister, la vieille femme était le lendemain conduite dans une institution pour les malades de sa catégorie. Elle passa là deux mois et demi puis mourut.

Les deux sœurs furent averties de la mort de leur mère. D’un commun accord, elles se rendirent chez le notaire pour connaître les dernières volontés de la défunte.

De son air grave, l’homme prit un document dans un classeur, l’ouvrit et lut : Je donne et lègue à ma fille Rosabelle, épouse de M. Paul Doutre, tous mes biens, environ $40,000, consistant en obligations dont la liste est annexée ci-contre, à la seule condition de me donner des funérailles convenables. — Laura Lebrun.

— C’est tout ? interrogea Valentine avec une expression de surprise et d’un ton chagrin.

— C’est tout, répondit le notaire.

Après un moment de silence embarrassant, Valentine prononça : J’espère que tu vas lui faire chanter un beau service.

— Le testament spécifie des funérailles convenables, rectifia Rosabelle.

Les deux sœurs se séparèrent.

— Bien, maman ne m’a rien laissé. Elle donne tout son argent à Rosabelle, annonça Valentine lorsqu’elle revit son mari. Rien, pas même cent piastres pour m’acheter une toilette de deuil.

— Une toilette de deuil ! s’exclama le mari. Bien, ça me rappelle une aventure d’autrefois. Un soir, avant de te connaître, j’étais entré dans un cabaret de nuit et j’avais aperçu, assise à une table, une grande et maigre fille toute en noir : Chapeau noir, robe noire, gants noirs, souliers noirs et bas noirs. Une toilette de deuil dans une salle de danse, ce n’était pas banal. Alors, hardiment, j’allai à elle et lui proposai de prendre un verre avec moi. Tout de suite elle accepta et je fis venir une bouteille de bière. Lorsque le garçon la versa dans les verres, elle enleva ses gants et je vis avec surprise que ses ongles étaient peints en noir. Tu comprends, cela m’intrigua et je lui dis : Mais pourquoi venez-vous au cabaret avec une toilette de deuil ? Vous êtes bien curieux, répondit-elle, mais je vais vous le dire. J’ai enterré ma mère ce matin. Elle avait de l’argent et une bonne propriété, Mais, le croirez-vous, elle a laissé sa maison et $15,000, tout ce qu’elle possédait, à mon frère qui est médecin et elle ne m’a pas donné un sou. Alors, je me suis dit : Je vais célébrer son enterrement en allant danser vêtue de noir, et me voici.

— Mais pourquoi votre mère n’a-t-elle pas partagé ses biens également entre son fils et sa fille ? demandai-je.

— Ah ! elle m’avait défendu de sortir avec un garçon, puis, quelques jours plus tard, elle m’a rencontrée avec lui. Ça l’a fâchée et elle ne me l’a pas pardonné.

Là-dessus, elle prit une gorgée de bière. Bien ! ma vieille, on s’amuse ce soir ! s’exclama-t-elle d’un ton agressif comme si elle se fût adressée à la morte qui aurait été présente.

Comme l’orchestre attaquait un jitterbug, je lui pris la main et nous entrâmes dans la danse. Ah ! c’était un spectacle de la voir. Ma compagne levait ses longues et maigres jambes vêtues de noir à hauteur de la ceinture et se démenait frénétiquement. C’était une véritable danse d’épileptique. De temps à autre, elle lançait d’un ton de défi et de moquerie : On s’amuse, hein ! la vieille ! Le jitterburg fini, elle se reposa un moment, mais la fantastique exhibition qu’elle venait de donner avait excité tous les hommes présents et chacun venait tour à tour l’inviter à danser. Lorsque je sortis de la salle, elle tournoyait comme une démente dans un furieux boogie woogie et ses longues et maigres jambes gainées de noir battaient l’air à hauteur de la ceinture. Ah ! elle s’en donnait pour fêter l’enterrement de sa mère. Toute la salle, les yeux fixés sur elle, regardait avec amusement et stupeur cette étrange créature qui donnait l’impression d’une grande sauterelle noire.

— Et tu as dansé avec elle ? demanda Valentine horrifiée.

— Mais oui, pourquoi pas ? Ce n’était pas ma mère à moi qui était morte.

— C’était une démone. Je t’assure que si j’ai été déshéritée, je n’ai pas le goût d’imiter cette fille-là.

Après les funérailles, au retour du cimetière, M. et Mme Bélanger rentrèrent chez eux. Ils avaient l’air morose,

— Je n’en reviens pas de ma surprise de savoir que je ne reçois rien, que tout cet argent va à Rosabelle, se lamenta Valentine.

— Que veux-tu ? tu n’avais pas le tour, la manière de l’enjôler, répondit le mari. Bien certain que tu t’es dévouée, que tu as travaillé, que tu t’es dépensée pour soigner ta mère. Je dirai même, sans vouloir te faire des reproches, que tu as négligé ta famille pour lui prodiguer tes soins. Mais elle te voyait trop souvent. Comme tu me l’as dit, elle était hargneuse, malcommode, difficile, irritable, impossible comme tant de vieilles gens. Tu étais là et tes soins au lieu de l’adoucir, de la calmer, l’agaçaient.

Elle te prenait un peu comme une servante qui vient chaque matin pour faire le ménage et préparer le dîner. Elle ne t’en savait pas gré. Peut-être, et c’est probable, elle se disait que tu faisais cela par intérêt, pour obtenir une plus forte part de son argent. Vois-tu, Rosabelle a usé de diplomatie. Elle allait voir ta mère une fois par quinzaine, elle lui apportait une couple de roses, une crème glacée, elle la coiffait gentiment, lui mettait un peu de rouge sur les joues, la regardait d’un air d’admiration en lui disant qu’elle ne paraissait pas malade et qu’elle était jolie. Pour sûr qu’elle ne se fatiguait pas à travailler, elle !

Et elle ne s’éternisait pas auprès de sa mère. Sa visite était courte. Quinze à vingt minutes, puis elle repartait. Au bout de deux semaines, elle revenait dans une élégante toilette et débitait un petit compliment. Elle n’était pas prodigue de ses apparitions au petit appartement maternel. Elle se laissait désirer. Toi tu allais là quotidiennement. Ta mère était habituée à te voir arriver. Tu ne lui apportais aucune joie. Parfois, je songeais à cela et j’étais tenté de te dire de rester un peu plus à la maison, mais je ne voulais pas te détourner de ce que tu te croyais obligée de faire pour ta mère. Je me rendais compte qu’un petit compliment aurait plus fait pour te mériter ses bonnes grâces que tous les bons soins dont tu l’entourais. Cela se voit tous les jours.

Tiens, au bureau de la compagnie, Lalan, l’assistant-gérant, est un incompétent qui ne fait rien et n’a jamais rien fait. Son salaire est trois fois plus élevé que le mien. Il est arrivé et il se maintient par la flatterie. Chaque jour, il arrive avec un petit boniment fleurant l’encens qu’il débite au patron. Et il a le mot aimable qu’il place à propos.

Au congrès des compagnies d’assurances qui a lieu chaque année à New-York, aux Bermudes, à Vancouver, à Caracas, c’est lui qui représente la maison. Sans dépenser un sou de son argent, il fait un très beau voyage. Au retour, il rapporte un petit souvenir au gérant et lui raconte les anecdotes amusantes qu’il a récoltées au cours de ces vacances.

La besogne qu’il devrait accomplir, c’est le secrétaire qui la fait et le travail de ce dernier n’est pas reconnu parce qu’il néglige de flatter qui que ce soit. La diplomatie, la flatterie, c’est cela qui te vaut tous les avantages.

— Si au moins nous avions eu la moitié de l’argent, fit Valentine, changeant de sujet. Avec $20,000 nous aurions pu nous acheter une maison, faire instruire nos deux garçons et nous offrir une automobile pas chère.

— Oui, mais nous n’avons rien reçu.

— Ça, c’est souverainement injuste.

— C’est injuste, mais c’est toujours comme ça dans la vie, fit le mari.

— Dans tous les cas, j’ai fait mon devoir, affirma Valentine pour se donner raison.

— Oui, mais c’est ta sœur qui a été récompensée, répliqua l’époux d’un ton amer.

Et il se fit un lourd et pénible silence…