Fin de roman/Texte entier

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Édition privée (p. 7-268).


FIN DE ROMAN

À Paul de Martigny


La liaison entre Mme Louye et Paul Amiens remontait à une vingtaine d’années, vingt belles années de joie, d’amour fidèle et de parfait bonheur. Maintenant, ils étaient arrivés à l’âge mûr, approchant tous deux de la cinquantaine et ils envisageaient l’automne de la vie avec confiance et sérénité. Le chemin parcouru avait été enchanteur et le reste promettait d’être d’une reposante douceur.

Mme Louye était devenue veuve à peine cinq ans après son mariage. Elle avait à ce moment un fils de quatre ans, doux et sage, qu’elle adorait.

Paul Amiens était un jeune avocat de talent qui gagnait largement sa vie. Doué d’une figure agréable, avec une expression distinguée, il était fort sympathique. Malgré cela, il avait eu une infortune conjugale. Sa femme faisait un usage immodéré d’alcool et, tout en la plaignant d’être victime de cette passion, il lui faisait souvent des reproches. Alors, un jour, elle éta让 partie et, par la suite, était allée habiter avec un ami affligé du même vice. Sans bruit, sans éclat, elle était disparue de son existence. À vingt-sept ans un peu plus de deux ans après son mariage, Paul Amiens se trouvait donc seul dans la vie et il se sentait un peu désorienté. Un été, alors qu’il passait une couple de semaines dans les Laurentides, il avait rencontre Mme Louye, petite brune aux grands yeux noirs, avec une figure très expressive, spirituelle, amusante et gaie qui l’avait séduit au premier abord. Lui aussi lui plaisait beaucoup et ils trouvaient un grand charme dans la compagnie l’un de l’autre. Paul Amiens avait en toute franchise informé sa nouvelle connaissance que sa femme alcoolique l’avait abandonné. Dans son idée, Mme Louye estimait qu’il était préférable qu’il en fût ainsi car elle réalisait que la vie quotidienne avec une femme ivrognesse était une terrible épreuve, bien difficile à supporter. « Je crois que vous avez été chanceux que les choses aient tourné ainsi », lui déclara-t-elle, « car autrement, votre existence aurait été un enfer. »

Les quelques jours que les deux amis vécurent l’un près de l’autre furent un enchantement. Ils se découvraient constamment de nouvelles affinités, ce qui les ravissait et les liait davantage. Et lorsque Paul Amiens retourna à la ville, ce fut avec la promesse qu’ils se reverraient bientôt. En effet, dix jours plus tard, Mme Louye abrégeait le séjour qu’elle s’était proposé de faire à la campagne et rentrait elle-même dans la grande cité, tant elle avait hâte de retrouver son nouvel ami. Pendant cette brève séparation, elle n’avait cessé de penser à cet homme et elle se disait que s’il avait été libre, elle n’aurait pas hésité un moment à l’accepter comme mari s’il le lui avait proposé, mais il n’en était pas ainsi. Il était marié et cela changeait complètement la situation. Alors, lorsqu’elle songeait à l’avenir, elle se livrait simplement à la joie de retrouver l’homme qui avait conquis son cœur, sans se demander ce qui arriverait ensuite.

Mais ce qui devait arriver arriva. Lorsqu’ils se revirent, elle s’abandonna à lui lorsqu’il lui déclara son amour, elle se donna simplement, comprenant qu’il devait en être ainsi, que cela était inévitable, réalisant qu’ils étaient faits l’un pour l’autre et croyant sincèrement que c’était pour la vie.

C’était une tendresse réciproque qu’ils éprouvaient et leur attachement mutuel ne fit qu’augmenter avec le temps. Ils s’aimaient profondément, complètement et goûtaient lorsqu’ils étaient ensemble un bonheur indicible. C’était une belle et grande passion que la leur et elle ne connut jamais de défaillance.

Au début, Paul Amiens ne venait voir Mme Louye qu’à l’heure où il savait que son fils Marc était au lit, ne voulant pas inquiéter ce jeune être par la présence d’un étranger auprès de sa mère. Un peu plus tard cependant, il renonça à cette précaution et il devint rapidement pour le garçonnet une figure familière.

Parfois, par des fins d’après-midi, Mme Louye allait rendre visite à son ami à son appartement. Là, loin de tous les regards indiscrets, ils se sentaient plus à leur aise, éprouvaient une joie plus grande de se trouver réunis.

Des années passèrent.

Puis le jeune Marc fit sa première communion. Ce fut un grand jour pour lui. Il était très pieux et continuait d’être le doux et sage petit garçon qu’il avait toujours été. Lorsqu’il eut douze ans, sa mère le mit au pensionnat. Mme Louye et Paul Amiens eurent alors toute liberté de se voir. Ils profitèrent largement de cet avantage qui s’offrait. Chaque soir, ils passaient de longues heures l’un près de l’autre et ils ne pouvaient se décider à se séparer.

Marc exprima un jour son désir de faire un cours classique. À l’automne, sa mère lui fit faire son entrée dans un collège de renom. Tout de suite, ses bulletins attestèrent qu’il était studieux, appliqué à tous ses devoirs et qu’il avait toujours une excellente conduite. Cela, c’était consolant pour la mère qui, aux distributions de prix, s’enorgueillissait des succès de son fils.

Lorsqu’on est heureux, les années passent vite.

Marc avait terminé ses études et il annonça à sa mère qu’il voulait se faire prêtre. Elle ne fut nullement surprise, car, depuis son enfance, il avait toujours été sage, pieux et sa conduite n’avait jamais cessé d’être irréprochable.

— Si tu crois que c’est ta vocation, fais-toi prêtre. J’en serai heureuse, lui répondit-elle.

Le jeune homme entra donc au séminaire pour se préparer au sacerdoce. Pendant que Marc se tournait vers Dieu, Mme Louye et Paul Amiens continuaient de vivre de belles heures, des heures si belles qu’ils avaient parfois l’impression que c’était un rêve…

Les années passaient.

Il y avait environ dix-neuf ans que durait le roman de Mme Louye et de Paul Amiens lorsque passa le premier nuage dans le ciel bleu de leur amour. Lorsqu’il arriva un soir chez son amie, l’homme n’avait pas son expression habituelle. Sa figure paraissait légèrement soucieuse. Mme Louye le remarqua immédiatement.

— Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui te tracasse ? demanda-t-elle tendrement comme pour chasser par ses paroles l’ennui qu’elle lisait sur le front de l’aimé.

— Voici, dit-il vivement, comme pour se décharger du poids qu’il avait sur le cœur, ma femme est venue me voir.

— Ta femme est allée te voir. Et qu’est-ce qu’elle veut ?

— Elle demande que je la reprenne.

— Toi, qu’est-ce que tu lui as répondu ?

— Tu t’imagines bien qu’il n’y a rien à faire. Elle est partie de son plein gré il y a vingt ans. Nous ne nous connaissons plus, nous sommes des étrangers l’un pour l’autre. Je n’éprouve absolument rien pour elle et il serait absurde de recommencer la vie commune.

— Je le pense bien aussi. Puis, si tu la reprenais, moi je me retirerais. Tu comprends bien que je ne saurais accepter de partage.

— Rassure-toi. Il n’y aura jamais de partage. C’est toi qui es ma compagne, ma compagne pour la vie et je n’en veux pas d’autre.

— En somme, je crois bien que ce qu’elle cherche surtout, c’est de l’argent.

— Je ne crois pas que ce soit ma personne qui l’attire.

— Tu ne lui as rien promis ?

— Rien promis, rien donné.

— Et elle est partie ?

— Elle est partie.

— Mais elle reviendra.

— Ce sera une autre démarche inutile.

Malgré ces paroles, cette assurance, une inquiétude était entrée dans l’esprit de Mme Louye.

Dans un mois, Marc serait sacré oint du Seigneur ; il serait admis à la prêtrise.

Dans les jours qui précédèrent ce grand événement, il rendit souvent visite à sa mère. Dans ces occasions, il restait de longs moments songeur, la regardant sans parler. Mme Louye comprenait vaguement alors qu’il voulait lui dire quelque chose mais qu’il hésitait toujours.

Enfin, un après-midi, trois semaines avant la date de son ordination, après un silence de quelques minutes, il parla :

— Ma mère, j’ai à t’entretenir d’un sujet bien grave. Il fit une pause. Mme Louye était dans une attente qui l’oppressait.

— Je sais tout le respect que je te dois, reprit-il, et il m’est extrêmement pénible d’aborder pareil sujet, mais je crois que c’est mon devoir de t’en entretenir et que je ne puis faire autrement. Là, il fit une nouvelle pause. Mme Louye comprenait que ce qu’il avait à dire le gênait terriblement et qu’il devait faire un rude effort pour exprimer ce qu’il avait dans l’idée. Puis, comme s’il eût franchi d’un bond un obstacle, il ajouta rapidement : Je veux parler de ta liaison avec Paul Amiens.

À ces paroles, la tête de Mme Louye se courba comme sous le poids d’une accusation.

— Tu sais que je vais être ordonné prêtre dans quelques semaines. J’ai choisi la vocation religieuse pour sauver les âmes, tâcher de les conduire à Dieu. Et quelle âme peut m’être aussi précieuse que la tienne ? C’est donc elle surtout que je voudrais ramener dans le sentier qui conduit au bonheur éternel. Tu sais, je voudrais commencer l’exercice de mon ministère avec une confiance absolue, mais lorsque je pense à toi, à ta vie, il me semble que je suis indigne d’une si haute faveur car j’ai l’impression que je porte un peu le poids de ta faute, moi qui suis ton fils. Tu comprends, ma mission sera d’arracher les pécheurs à leur perdition pour les ramener dans la bonne voie. Or, si je ne parvenais à sauver qu’une seule âme, je voudrais que ce soit la tienne, ma mère, celle-là qui m’est plus chère que toutes les autres. Pour ce jour prochain qui va être le plus beau de ma vie, je voudrais pouvoir me dire que j’ai payé ma dette à celle qui m’a donné la vie en la mettant en paix avec Dieu. Si tu pouvais m’affirmer que tu as rompu cet attachement de péché, je serais l’homme le plus heureux au monde.

Il parlait avec chaleur, avec conviction.

— Imagine-toi la joie que j’éprouverais si, lors de ma première messe, je pouvais, après avoir consacré l’hostie, te donner la sainte communion, si tu pouvais recevoir le pain sacré des mains de ton fils devenu oint du Seigneur. Oui, songe donc avec quelle allégresse je monterais à l’autel pour célébrer le divin sacrifice, avec quelle ferveur j’implorerais pour toi la clémence de Dieu si je savais que tu as renoncé à cet attachement coupable.

Elle l’écoutait et malgré les révoltes de son cœur, elle éprouvait un grand besoin de s’immoler, elle sentait qu’elle ressentirait une cruelle volupté à sacrifier son amour, à donner cette grande joie à son fils.

Il continua : Crois-moi, je serais prêt à donner ma vie en échange de ton salut éternel. Ma vocation de prêtre resterait stérile si je ne parvenais pas à te sauver. C’est mon plus cher et mon plus grand désir de te savoir en paix avec notre divin Maître.

Lorsque le fils s’arrêta de parler, il regarda longuement sa mère. Il était visible que ses paroles avaient produit en elle une profonde impression, mais il ne voulait pas lui arracher une promesse par surprise, il voulait lui laisser le temps de penser et de réfléchir à ce qu’il lui avait dit. D’ailleurs, il n’espérait pas avoir arraché en quelques minutes du cœur d’une femme un sentiment vieux de vingt ans.

— Pense à ce que je t’ai dit. Je reviendrai te voir sous peu. En attendant, je vais prier Dieu pour qu’il te donne la force de briser le lien qui te tient attaché à cet homme.

Et il sortit.

Le futur prêtre n’était parti que depuis quelques minutes lorsque Paul Amiens arriva chez son amie. Celle-ci était encore toute agitée, toute bouleversée par l’ardente prière, par la supplication de son fils.

Elle avait une figure tragique.

— Marc sort d’ici, dit-elle aussitôt, et j’ai pris une décision qui va te surprendre et te peiner. Nous ne devons plus nous revoir. Ton amour m’avait fait oublier mes devoirs mais mon fils me les a rappelés. Grâce à toi, j’ai vécu de beaux jours, mais il nous faut oublier cela et je n’aurai pas trop du reste de ma vie pour regretter mes fautes. Il faut nous dire adieu.

En entendant ces étranges et tragiques paroles dont chacune entrait en lui comme une lame de couteau, Paul Amiens était atterré. Il comprit aussitôt qu’une révolution s’était opérée dans l’âme de son amie. Il avait entendu parler de ces pécheurs endurcis qui se convertissaient subitement après avoir entendu un prédicateur prêchant une retraite. C’était un phénomène semblable qui était en train de s’opérer chez la femme aimée. Il réalisa que leur amour était en danger et que ce serait un désastre pour tous deux si elle se rendait à la demande de son fils. Il tenta de la raisonner.

— Tu n’as pas contrarié sa vocation. Tu l’as laissé parfaitement libre de choisir sa voie. Il veut se faire prêtre. C’est son goût, son inclination. Il n’y a rien à dire. Mais, d’un autre côté, je ne vois pas pourquoi il te demanderait de te sacrifier pour lui. Qu’il fasse sa vie comme il l’entend et toi la tienne.

Mais cette logique n’impressionna pas Mme Louye. Elle était arrivée à une heure où, après avoir goûté le bonheur à satiété, elle avait soif de renoncement. Elle était comme les martyrs qui marchaient à la mort avec allégresse. Évidemment,elle traversait une crise morale. Sa raison était désaxée et elle s’abandonnait à l’irrésistible impulsion qui la portait à s’immoler pour un bien intangible, illusoire. D’ailleurs, elle était mûre pour ces orages intérieurs qui se produisent souvent chez une femme qui arrive à un certain âge.

Assis en face de son amie, Paul Amiens restait maintenant silencieux, se rendant compte que leur destinée se jouait en ce moment, que les paroles étaient vaines.

— Adieu, répéta Mme Louye.

Paul Amiens se leva et sortit avec de sombres appréhensions. En retournant chez lui, il songeait au moyen de sauver leur amour menacé. Il se décida pour le plus simple. Il comprit que la meilleure tactique à employer serait de faire le mort. Troublée par les propos de son fils, son amie voulait rompre le lien qui les unissait l’un à l’autre depuis vingt ans. Eh bien, d’ici à ce que le jeune homme fût admis à la prêtrise, il ne ferait rien, ne tenterait rien pour troubler l’esprit de son amie, pour contrarier son idée de se sacrifier pour rentrer en grâces avec Dieu. Pendant quelques semaines, il l’abandonnerait à elle-même, à ses songes, il ne lui rendrait pas visite, ne la verrait pas. Il serait comme s’il n’existait pas. Pendant ce temps, elle pourrait faire toutes les promesses qu’elle voudrait. Le fils une fois ordonné prêtre, il agirait ensuite. L’état d’exaltation dans lequel elle était en ce moment serait passé et elle serait plus en mesure d’écouter ce qu’il aurait à lui dire. Ainsi donc, à partir de ce jour, Paul Amiens resta chez lui, ne donna aucun signe de vie.

Mme Louye aurait pu croire qu’il avait oublié leur amour.

Lorsque Marc reparut chez sa mère, celle-ci la figure rayonnante, transfigurée, lui cria d’un ton de triomphe : Mon fils, sois heureux. Ta mère te fait la promesse que tu lui as demandée. J’ai pour toujours rompu les liens du péché et j’espère que tu n’auras plus de reproches à lui faire.

Rempli de joie, le fils embrassa tendrement sa mère. Un hymne d’action de grâces montait de son cœur.

— Cette action recevra sa récompense, promit-il.

Et comme il l’avait dit auparavant, le jour où il célébra sa première messe, où, après avoir consacré l’hostie, il donna la communion à sa mère, fut réellement le plus beau de sa vie.

Mme Louye vécut pendant quelque temps des heures d’une grande félicité. Elle avait triomphé d’elle-même, s’était remise en paix avec Dieu. Tout son cœur s’épanouissait de bonheur.

Puis soudain, son exaltation tomba et elle se mit à se raisonner. Pourquoi avait-elle promis de rompre ? Marc avait toujours été libre de suivre sa voie, la voie qu’il avait choisie. Alors, pourquoi, de son côté, avait-il exigé d’elle un pareil sacrifice ? Pourquoi, ne l’avait-il pas laissée libre de vivre sa vie elle-même. Pourquoi l’avait-il liée par une promesse solennelle ? Ainsi, sans s’en rendre compte, elle reprenait les arguments que Paul Amiens avait inutilement employés pour essayer de la convaincre de la vanité de son renoncement. Elle avait toujours été faible, sans volonté ; elle s’était laissée gagner et persuader par les instances et les prières des autres. Ah, que la raison et la volonté sont faibles chez certains êtres !

Il y avait presque deux mois que Mme Louye et Paul Amiens ne s’étaient vus lorsque le hasard les mit soudain en présence. Ils restèrent un moment interdits, gênés. Puis tout le passé remonta dans l’esprit de la femme. Contemplant la figure de l’homme qu’elle avait aimé pendant tant d’années, les chimères qui avaient obscurci et troublé son esprit s’évanouirent. Elle crut s’éveiller d’un mauvais rêve, d’un cauchemar.

— Mon ami, mon cher ami, dit-elle, lui prenant la main et la serrant dans la sienne, pendant que des larmes d’émotion coulaient de ses yeux. Elle l’amena à sa maison.

La promesse solennelle au jeune prêtre n’existait plus. Ce fut un regain de passion. Près l’un de l’autre, l’homme et la femme s’efforçaient d’oublier les heures mauvaises qu’ils avaient vécues et ils goûtaient toute la tendresse que deux êtres aimants peuvent éprouver.

De nouveau, toutefois, Paul Amiens informa Mme Louye que sa femme était retournée le voir.

— C’est une pauvre épave, dit-il. Elle est absolument sans ressource, pratiquement dans la rue.

— Et elle te demande encore de la reprendre ?

— Oui, mais elle doit se rendre compte que toutes ses démarches sont inutiles.

La vie suivait son cours.

Un soir que Mme Louye était seule, l’on sonna à la porte. Surprise, elle alla ouvrir. C’était deux policiers des routes provinciales.

— Nous avons une pénible nouvelle à vous annoncer, madame, déclara le plus vieux des deux hommes.

Mme Louye fut toute secouée par l’approche de ce malheur qui allait s’abattre sur elle.

— Votre fils, M. l’abbé Marc Louye a été victime d’un accident d’automobile cet avant-midi.

L’homme fit une pause, puis il jeta ces trois simples mots : Il est mort.

Mme Louye éprouva un terrible choc et crut que le cœur allait lui manquer. Elle devint d’une pâleur mortelle, ses jambes eurent peine à la soutenir et elle se laissa choir sur une chaise tout près.

Le policier donna alors quelques détails. L’abbé Louye et trois autres ecclésiastiques étaient partis au matin pour se rendre à Québec afin de souhaiter bon voyage à un confrère qui partait pour Rome afin de poursuivre ses études théologiques. La voiture des quatre prêtres était venue en collision avec un lourd camion. L’abbé Louye qui était au volant avait été tué instantanément. Ses trois compagnons avaient été blessés, mais non grièvement.

La mère restait là, muette, comme anéantie. Sa douleur, son désespoir étaient immenses. Elle pleurait, elle sanglotait. En plus de sa peine, le remords, un remords atroce la torturait. « C’est moi qui l’ai tué ! c’est moi qui l’ai tué ! » répétait-elle dans son égarement. « Si j’avais été fidèle à la promesse que je lui avais faite, il ne serait pas mort. Il me l’avait dit : Pour sauver ton âme, je serais prêt à donner ma vie. Dieu l’a entendu. Il est venu le chercher. Il me l’a enlevé afin que le repentir me force à retourner à Lui. Ô mon Dieu, vous me faites durement expier mes fautes ».

Et elle se remettait à sangloter. Toute la nuit, elle resta là à pleurer en proie à une douleur que rien, lui semblait-il, ne pourrait apaiser. Dans la pièce enténébrée, elle croyait entendre la voix de son fils l’exhortant à rompre sa liaison coupable. À ce moment, sa résolution fut prise, résolution ferme, inébranlable. Jamais plus elle ne reverrait Paul Amiens. Cela, elle l’avait promis une fois à son fils alors qu’il était sur le point de devenir prêtre. Elle avait manqué à sa parole. Maintenant, elle faisait la même promesse à son fils mort. Mais cette fois, elle y serait fidèle.

Entendant le matin la mauvaise nouvelle à la radio, Paul Amiens accourut chez son amie pour la consoler, pour tâcher de la réconforter. Lorsqu’il entra, la mère éplorée lui cria : Nous ne devons plus nous revoir. C’est moi qui l’ai tué. J’ai été faible, je n’ai pas su tenir ma promesse. C’est là mon châtiment. C’est la dernière fois que nous nous voyons. Tout est fini. Adieu.

— Je ne peux accepter une décision prise dans un moment où ton esprit est troublé par le désespoir.

— Je ne veux plus te voir. Je ne veux plus t’entendre.

— Nous nous reverrons. La vie a encore de bonnes heures pour nous.

— Si tu cherches à troubler ma solitude, je me mettrai en pension dans une institution religieuse.

— Ta décision est irrévocable ?

— Elle est finale, irrévocable.

Pendant plusieurs semaines, Mme Louye fut accablée par une douleur intense, indicible. Amèrement, cruellement, elle se reprochait la mort de son fils. « C’est de ma faute, c’est de ma faute s’il a eu cet accident, s’il est mort », répétait-elle des douzaines de fois. « J’ai manqué à ma promesse et il a payé la rançon. Sa mort est ma punition, la punition de mes fautes. Mon Dieu, comme je regrette de ne pas avoir rompu avec cet homme que j’aimais et que je déteste aujourd’hui. Pardon, mon Dieu, j’ai été bien coupable. »

La malheureuse était accablée de désespoir.

Le temps passait, mais Mme Louye restait toute désemparée par la terrible épreuve qui l’avait si douloureusement frappée. Elle souffrait et elle était sans espoir. Désormais, sa vie était vide et aride comme un désert. Par moments, elle croyait expier ses fautes, mais elle avait beau essayer de prier, ses lèvres seulement murmuraient des mots qui ne venaient ni de son esprit ni de son cœur. Jamais elle n’eut l’idée de mourir, d’en finir avec l’existence, mais elle souffrait, elle était malheureuse au delà de toute expression. Elle était comme un naufragé qui se débat la nuit en mer sans que personne se porte à son secours.

Les jours s’écoulaient, mais l’infortunée ne pouvait se ressaisir, se rattacher à rien. Elle avait tout perdu, tout perdu par sa faute. Lorsqu’on vieillit, qu’on a toujours été heureux auparavant et que le malheur nous frappe, il est doublement difficile à supporter. Comme elle le lui avait formellement interdit, Paul Amiens ne faisait rien pour la revoir. Parfois, au milieu de son désespoir, elle se laissait aller à penser un moment à lui. Peu à peu, elle vint à regretter de ne plus jamais le voir. Dans le passé, il avait toujours partagé ses joies ; aux jours sombres, il aurait été bon de s’appuyer sur lui pour ne pas succomber sous le poids de cette accablante affliction. Le sommeil la fuyait maintenant ; elle ne pouvait trouver le repos. Jour et nuit, elle songeait à la perte irréparable qu’elle avait faite et elle se rendait compte que ses souffrances ne prendraient fin qu’avec sa vie.

Il vint un jour où elle se trouva incapable de porter seule plus longtemps le fardeau de sa peine. À cette heure, elle avait touché le fond de sa misère et de sa détresse. Si cela continuait plus longtemps, elle deviendrait folle. Alors, réalisant soudain l’inanité de son expiation, elle eut l’irrésistible besoin de revoir son ami de tant de belles années, de lui avouer qu’elle avait agi comme elle l’avait fait dans un moment de démence et qu’elle voulait maintenant essayer de revivre sa vie d’autrefois. Sous l’empire de cette impulsion, fébrilement elle s’habilla, sortit, et se dirigea en hâte vers l’appartement de son ami. Il lui semblait qu’elle courait vers le refuge, vers le salut. Pourquoi, oh, pourquoi avait-elle agi ainsi lors de cette catastrophe ? Revoir l’ami, se jeter dans ses bras, sentir sa chaude étreinte et oublier le tragique de sa vie ! Ses pas se précipitaient. Elle arriva devant la maison, grimpa rapidement, le cœur battant, les degrés du perron et sonna. D’avance, elle s’imaginait le revoir. La porte s’ouvrit. Une grande et grosse femme aux cheveux blancs coupés courts, tout frisés, et enveloppée dans une robe d’intérieur en satin rose qu’elle paraissait étrenner se dressait devant elle.

Devant cette apparition inattendue, Mme Louye fut si surprise, si interdite, qu’elle restait là sans paroles, comme médusée.

— Madame désire ? interrogea l’étrangère après un moment d’attente.

— Je voudrais voir M. Paul Amiens.

— Mon mari est sorti il y a dix minutes, répondit la grande et grosse femme aux cheveux blancs tout frisés, enveloppée d’une robe en satin rose.

À ces mots, tout croula dans l’esprit de Mme Louye. C’était la brutale catastrophe qui broyait son existence. Désormais, tout était fini pour elle. Son fils était mort et son vieil ami, l’homme aimé, avait repris l’épouse alcoolique qui l’avait abandonné vingt ans auparavant.

Au seuil de la vieillesse, elle restait seule, seule…

Et misérable au delà de toute expression, elle redescendit lentement, lourdement, les degrés du perron…


LES DEUX SŒURS


Alors qu’elle était devenue veuve à soixante-trois ans, Mme Lebrun avait deux filles, Valentine et Rosabelle, toutes deux mariées. Ces sœurs étaient absolument différentes tant au physique qu’au moral. Valentine était une grande blonde, mince, avec des yeux gris remplis de douceur. Elle était l’épouse de M. Lionel Bélanger, employé dans une compagnie d’assurances et mère de cinq enfants, deux garçons et trois filles. C’était une personne affectueuse, dévouée aux siens, travaillante, économe et d’une rare patience. En somme, un très heureux caractère.

Rosabelle, de deux ans plus jeune que sa sœur, était une petite femme châtaine, aux yeux bruns, insouciante, égoïste, prenant la vie comme elle se présentait, ce qui était pour elle la bonne manière car elle était mariée à un homme d’affaires dont le revenu était plus que suffisant pour réaliser tous les caprices de sa femme. Ce couple n’avait pas d’enfants et menait une existence exempte de troubles et de soucis.

Mme Lebrun n’avait pas été heureuse en ménage. Son mari qui avait été si aimable, si charmant, avait brusquement changé en quelques mois et il s’était montré ce qu’il était réellement : violent, autoritaire, tyrannique, n’admettant pas la moindre discussion, ne souffrant pas la plus petite remarque. Peu de temps après son mariage, il avait commencé à faire de fréquentes excursions en dehors du domaine conjugal, habitude qui avait duré jusqu’à quelques années avant sa mort.

Sa femme était vite devenue au courant de ses multiples infidélités, car il ne se cachait nullement pour la tromper. Bafouée, ridiculisée, cruellement déçue dans toutes ses aspirations, l’épouse qui possédait une âme tendre et un cœur sensible, avait enduré son malheur et ses humiliations avec une patience, qu’à force d’efforts, elle réussissait à trouver.

Elle savait que le mal était sans remède, qu’il n’y avait qu’à accepter son sort. Alors, elle s’était efforcée de se consoler en prenant soin de ses deux fillettes, mais elle avait été infiniment malheureuse pendant toutes ces années. Elle s’était rongé le cœur avec sa peine secrète, car elle ne se plaignait à personne. Jamais elle n’avait fait de confidences à qui que ce soit, jamais elle ne s’était ouverte à une parente, à une amie, pour se soulager. Elle refoulait sa peine en elle-même. Pas de soupape de sûreté. Cela, c’était mauvais, car ce mal caché affectait lentement son cerveau.

Au point de vue matériel, elle n’avait cependant été privée de rien, car son mari pourvoyait régulièrement et convenablement aux besoins de la maison. La pauvre femme avait toutefois manqué de l’affection qu’elle était en droit d’attendre de son compagnon, de la bienveillance, de la joie d’un ménage uni et bien assorti.

La délivrance vint un jour, lorsque M. Lebrun fut emporté en quelques heures par une congestion cérébrale. Son départ fut un soulagement pour sa femme, mais ce fut là une sensation passagère, car le mal qui remontait à de nombreuses années était déjà fait. Le caractère de la veuve qui avait toujours été très doux, très calme, très délicat, changea complètement.

M. Lebrun laissait à sa femme une petite fortune de $40,000 dont le revenu était plus que suffisant pour subvenir à tous ses besoins. Quelques mois après la mort de son mari, sa veuve abandonna la maison où elle avait vécu pendant plus de trente ans et qui était maintenant beaucoup trop vaste pour elle et elle alla s’installer dans un minuscule appartement. Valentine lui avait offert de la prendre avec elle, mais elle avait refusé. Ce qu’elle voulait, c’était de vivre seule.

Bientôt, cependant, sa santé laissa à désirer. Elle éprouvait des douleurs qui la troublaient, l’inquiétaient fort. La vieille femme était réellement malade, mais elle refusait de voir le médecin. Puis, il ne fallait pas insister en lui suggérant telle ou telle chose, car elle s’emportait, devenait violente, brutale, grossière même. Ses filles ne la reconnaissaient plus. C’était une autre personnalité qui succédait à l’ancienne. Une étrangère qui les déroutait, les affligeait.

Valentine lui rendait de fréquentes visites, mais Rosabelle qui voulait vivre une vie exempte de soucis, qui ne se préoccupait de rien, sinon de sa petite personne, se dérangeait plus rarement, mais chaque fois qu’elle allait la voir, elle lui apportait une crème glacée, une boîte de bonbons et quelques fleurs : deux roses, trois ou quatre jacinthes qu’elle plaçait en arrivant dans un joli vase en porcelaine, placé sur le bureau de toilette. Ces délicates attentions de sa fille plaisaient fort à la vieille femme. Puis, tout en causant, Rosabelle coiffait sa mère, lui mettait un peu de rouge sur les joues, lui débitait un petit compliment. Or, un jour que Rosabelle avait apporté quelques œillets, elle aperçut un pot en grossière poterie avec une ornementation de couleurs barbares qui remplaçait le petit vase de porcelaine.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit Rosabelle désignant, de sa main qui tenait les fleurs, l’affreuse potiche.

— C’est Valentine qui me l’a apportée. Elle est venue il y a une dizaine de jours avec son petit Étienne, un fatigant, un énervant, un touche-à-tout, qui tourne tout le temps dans la pièce comme un ours en cage. Tu m’avais apporté des narcisses. Il a voulu les voir de près, les respirer : il a pris le vase et l’a échappé. Naturellement, il s’est brisé. Alors, Valentine a dit : Je vais recoller les morceaux et il n’y paraîtra pas. Cela m’a tellement fâchée que j’aurais pu la battre. Je lui ai dit : Ramasse les morceaux et jette-les dans la poubelle.

Elle a répété : Vous allez voir, je vais les recoller et il sera comme neuf. De nouveau, j’ai ordonné : Va jeter ces débris dans la poubelle. Elle a paru surprise, froissée. C’est un accident, a-t-elle déclaré en ramassant les éclats de porcelaine. Et j’ai dit : Si Étienne pouvait seulement rester tranquille pendant cinq minutes, ce serait reposant. Alors, le petit est venu s’asseoir sur le pied de mon lit et il s’est mis à s’agiter, à se brasser, tellement qu’on aurait dit que la couchette était secouée par un tremblement de terre. Je t’assure que j’étais contente lorsqu’ils sont partis. Puis, le lendemain, elle est arrivée avec cette affreuse potiche. Toi, tu connais les belles choses ; elle, elle n’y comprend rien. Pour elle un vase raccommodé est aussi beau qu’un autre qui n’a pas la moindre fêlure.

Sans être strictement dans la gêne, Valentine et son mari n’en menaient pas large avec le salaire qu’il recevait de la compagnie d’assurances qui l’employait. Une famille de sept personnes, cela coûte de l’argent pour vivre. Bien que Valentine fût économe, l’on ne parvenait à mettre aucun argent de côté et cela causait quelque inquiétude aux deux époux. Parfois, le soir, la femme et le mari songeaient à l’héritage qu’ils recevraient certainement un jour. Ce sont là des pensées qui arrivent naturellement à tous ceux-là qui ont des parents possédant quelque bien. Sûrement qu’ils ne souhaitent pas la mort de ceux-ci, mais ils se disent que lorsqu’ils disparaîtront, leur sort s’améliorera. Cela ne fait de tort à personne, ne nuit à personne et c’est une consolation d’une heure dans la dure lutte pour la vie.

On se réfugie pour un moment dans des projets, qui ne se réaliseront probablement jamais, mais qui adoucissent la minute présente. Ainsi, Valentine et son mari se disaient qu’avec $20,000, la moitié de la fortune de la mère, ils pourraient s’acheter une maison, faire faire des études aux deux garçons et peut-être se payer une automobile pas chère. Ce sont là des rêves légitimes et qui n’abrègent pas la vie des parents.

Valentine arriva un jour chez sa mère au milieu de l’après-midi. Celle-ci était malade et elle n’avait ni déjeuné, ni dîné, ayant été incapable de se préparer ses repas. Sa fille s’attacha alors un tablier et se mit en train de cuisiner une collation. Elle cherchait dans la glacière.

— Mais vous n’avez pas de beurre, maman, remarqua-t-elle.

— Vas-tu me dire ce que je dois avoir et ce que je ne dois pas avoir ? fit la mère furieuse. D’ailleurs, je ne t’ai pas demandé de me faire à dîner.

Surprise et peinée, Valentine comprit alors combien gravement le cerveau de sa mère était atteint. La situation était difficile, très difficile.

— Écoutez, maman, vous êtes malade. Vous ne pouvez rester seule et sans soins. Vous devriez vous mettre en pension dans un couvent, dans une institution où vous auriez une chambre, où l’on vous servirait vos repas, où l’on aurait pour vous tous les soins.

— Tu veux m’envoyer à l’hospice ! éclata la mère. Eh, bien ! je n’irai pas. Je veux rester chez moi.

— Alors, prenez une servante qui arrivera le matin, vous préparera votre déjeuner, passera la journée ici et s’en retournera chez elle le soir.

— En connais-tu, toi, des servantes ?

— Je n’en connais pas, mais je vais vous en trouver.

Valentine trouva une servante qui se présenta chez Mme Lebrun. Elle y passa une journée, mais elle ne revint pas le lendemain, furieuse de se voir injurier par cette vieille folle. Une deuxième résista pendant deux jours aux insolences et aux grossières insultes de la malade. Une troisième, qui avait tenté de répondre à sa maîtresse, fut promptement mise à la porte la journée même de son entrée en service.

La situation était critique. Valentine prit alors une décision héroïque :

— Écoute, dit-elle à son mari, je vais vous donner à déjeuner le matin et, après le départ des enfants pour l’école, je me rendrai chez maman pour en prendre soin. Je demanderai à ta sœur qui habite au-dessus de nous de leur donner le dîner à midi et je reviendrai le soir pour le souper.

Ainsi fut fait.

Mais la tâche était dure, très dure. La vieille dame était intraitable. Au lieu d’être touchée des bons soins que lui prodiguait sa fille, elle se montrait méchante, injuste, l’insultant bassement, accablant la pauvre Valentine des plus plus ignobles injures. Celle-ci se rendait compte cependant que sa mère n’était pas responsable de ses paroles. C’est un drame affreux pour des enfants que de voir des parents qui ont été la bonté même pendant de longues années, changer du tout au tout et devenir des êtres impossibles à endurer. Non, ce n’était pas là la maman si douce, si aimante, si dévouée, si délicate, si distinguée dans son langage qui l’avait élevée, elle et sa sœur. Évidemment, elle souffrait d’un genre de maladie mentale. Son cerveau était bien affecté. De retour chez elle, Valentine passait des heures à pleurer la nuit, tellement elle était découragée, démoralisée. Et elle priait : Seigneur, Seigneur, donnez-moi la force d’endurer ma mère, donnez-moi le courage d’accomplir mon devoir jusqu’au bout.

Le lendemain, elle retournait auprès de la malade.

Pendant ce temps, Rosabelle continuait sa vie oisive, insouciante, sans tracas. Elle visitait des magasins, fréquentait des cinémas, faisait quelques visites, lisait des romans, et, à chaque quinzaine, elle allait passer vingt minutes auprès de sa mère. Un jour, elle était arrivée à la fin de l’après-midi, alors que Valentine venait de partir pour retourner chez elle.

— Tu ne sais pas ce que Valentine m’a demandé aujourd’hui, annonça la mère. Eh bien ! elle s’est informée si j’avais fait mon testament. On dirait qu’elle a hâte que je meure pour tomber dans mon argent. Qu’est-ce que tu penses de cela ?

— Bien, un testament n’est pas absolument indispensable et vous avez d’ailleurs tout le temps pour cela. Vous n’avez que deux filles. Bien sûr que vous ne donnerez pas votre argent à des étrangers, mais un testament épargne bien des ennuis aux héritiers, bien des complications, car autrement, le gouvernement veut avoir toutes sortes d’informations, ce qui est très ennuyeux, prend du temps et cause des frais.

— Bien, je ferai un testament,

L’état de santé de Mme Lebrun empirait. Elle passait la plus grande partie de sa journée au lit et Valentine avait une tâche au-dessus de ses forces. Un jour, le mari de celle-ci s’amena chez sa belle-mère avec un médecin. Contente ou pas contente, il fallait agir. La situation avait trop duré. Un examen de la malade révéla qu’elle souffrait de cancer, que la maladie était très avancée. La seule chose à faire était de l’envoyer à l’hôpital. Impuissante à résister, la vieille femme était le lendemain conduite dans une institution pour les malades de sa catégorie. Elle passa là deux mois et demi puis mourut.

Les deux sœurs furent averties de la mort de leur mère. D’un commun accord, elles se rendirent chez le notaire pour connaître les dernières volontés de la défunte.

De son air grave, l’homme prit un document dans un classeur, l’ouvrit et lut : Je donne et lègue à ma fille Rosabelle, épouse de M. Paul Doutre, tous mes biens, environ $40,000, consistant en obligations dont la liste est annexée ci-contre, à la seule condition de me donner des funérailles convenables. — Laura Lebrun.

— C’est tout ? interrogea Valentine avec une expression de surprise et d’un ton chagrin.

— C’est tout, répondit le notaire.

Après un moment de silence embarrassant, Valentine prononça : J’espère que tu vas lui faire chanter un beau service.

— Le testament spécifie des funérailles convenables, rectifia Rosabelle.

Les deux sœurs se séparèrent.

— Bien, maman ne m’a rien laissé. Elle donne tout son argent à Rosabelle, annonça Valentine lorsqu’elle revit son mari. Rien, pas même cent piastres pour m’acheter une toilette de deuil.

— Une toilette de deuil ! s’exclama le mari. Bien, ça me rappelle une aventure d’autrefois. Un soir, avant de te connaître, j’étais entré dans un cabaret de nuit et j’avais aperçu, assise à une table, une grande et maigre fille toute en noir : Chapeau noir, robe noire, gants noirs, souliers noirs et bas noirs. Une toilette de deuil dans une salle de danse, ce n’était pas banal. Alors, hardiment, j’allai à elle et lui proposai de prendre un verre avec moi. Tout de suite elle accepta et je fis venir une bouteille de bière. Lorsque le garçon la versa dans les verres, elle enleva ses gants et je vis avec surprise que ses ongles étaient peints en noir. Tu comprends, cela m’intrigua et je lui dis : Mais pourquoi venez-vous au cabaret avec une toilette de deuil ? Vous êtes bien curieux, répondit-elle, mais je vais vous le dire. J’ai enterré ma mère ce matin. Elle avait de l’argent et une bonne propriété, Mais, le croirez-vous, elle a laissé sa maison et $15,000, tout ce qu’elle possédait, à mon frère qui est médecin et elle ne m’a pas donné un sou. Alors, je me suis dit : Je vais célébrer son enterrement en allant danser vêtue de noir, et me voici.

— Mais pourquoi votre mère n’a-t-elle pas partagé ses biens également entre son fils et sa fille ? demandai-je.

— Ah ! elle m’avait défendu de sortir avec un garçon, puis, quelques jours plus tard, elle m’a rencontrée avec lui. Ça l’a fâchée et elle ne me l’a pas pardonné.

Là-dessus, elle prit une gorgée de bière. Bien ! ma vieille, on s’amuse ce soir ! s’exclama-t-elle d’un ton agressif comme si elle se fût adressée à la morte qui aurait été présente.

Comme l’orchestre attaquait un jitterbug, je lui pris la main et nous entrâmes dans la danse. Ah ! c’était un spectacle de la voir. Ma compagne levait ses longues et maigres jambes vêtues de noir à hauteur de la ceinture et se démenait frénétiquement. C’était une véritable danse d’épileptique. De temps à autre, elle lançait d’un ton de défi et de moquerie : On s’amuse, hein ! la vieille ! Le jitterburg fini, elle se reposa un moment, mais la fantastique exhibition qu’elle venait de donner avait excité tous les hommes présents et chacun venait tour à tour l’inviter à danser. Lorsque je sortis de la salle, elle tournoyait comme une démente dans un furieux boogie woogie et ses longues et maigres jambes gainées de noir battaient l’air à hauteur de la ceinture. Ah ! elle s’en donnait pour fêter l’enterrement de sa mère. Toute la salle, les yeux fixés sur elle, regardait avec amusement et stupeur cette étrange créature qui donnait l’impression d’une grande sauterelle noire.

— Et tu as dansé avec elle ? demanda Valentine horrifiée.

— Mais oui, pourquoi pas ? Ce n’était pas ma mère à moi qui était morte.

— C’était une démone. Je t’assure que si j’ai été déshéritée, je n’ai pas le goût d’imiter cette fille-là.

Après les funérailles, au retour du cimetière, M. et Mme Bélanger rentrèrent chez eux. Ils avaient l’air morose,

— Je n’en reviens pas de ma surprise de savoir que je ne reçois rien, que tout cet argent va à Rosabelle, se lamenta Valentine.

— Que veux-tu ? tu n’avais pas le tour, la manière de l’enjôler, répondit le mari. Bien certain que tu t’es dévouée, que tu as travaillé, que tu t’es dépensée pour soigner ta mère. Je dirai même, sans vouloir te faire des reproches, que tu as négligé ta famille pour lui prodiguer tes soins. Mais elle te voyait trop souvent. Comme tu me l’as dit, elle était hargneuse, malcommode, difficile, irritable, impossible comme tant de vieilles gens. Tu étais là et tes soins au lieu de l’adoucir, de la calmer, l’agaçaient.

Elle te prenait un peu comme une servante qui vient chaque matin pour faire le ménage et préparer le dîner. Elle ne t’en savait pas gré. Peut-être, et c’est probable, elle se disait que tu faisais cela par intérêt, pour obtenir une plus forte part de son argent. Vois-tu, Rosabelle a usé de diplomatie. Elle allait voir ta mère une fois par quinzaine, elle lui apportait une couple de roses, une crème glacée, elle la coiffait gentiment, lui mettait un peu de rouge sur les joues, la regardait d’un air d’admiration en lui disant qu’elle ne paraissait pas malade et qu’elle était jolie. Pour sûr qu’elle ne se fatiguait pas à travailler, elle !

Et elle ne s’éternisait pas auprès de sa mère. Sa visite était courte. Quinze à vingt minutes, puis elle repartait. Au bout de deux semaines, elle revenait dans une élégante toilette et débitait un petit compliment. Elle n’était pas prodigue de ses apparitions au petit appartement maternel. Elle se laissait désirer. Toi tu allais là quotidiennement. Ta mère était habituée à te voir arriver. Tu ne lui apportais aucune joie. Parfois, je songeais à cela et j’étais tenté de te dire de rester un peu plus à la maison, mais je ne voulais pas te détourner de ce que tu te croyais obligée de faire pour ta mère. Je me rendais compte qu’un petit compliment aurait plus fait pour te mériter ses bonnes grâces que tous les bons soins dont tu l’entourais. Cela se voit tous les jours.

Tiens, au bureau de la compagnie, Lalan, l’assistant-gérant, est un incompétent qui ne fait rien et n’a jamais rien fait. Son salaire est trois fois plus élevé que le mien. Il est arrivé et il se maintient par la flatterie. Chaque jour, il arrive avec un petit boniment fleurant l’encens qu’il débite au patron. Et il a le mot aimable qu’il place à propos.

Au congrès des compagnies d’assurances qui a lieu chaque année à New-York, aux Bermudes, à Vancouver, à Caracas, c’est lui qui représente la maison. Sans dépenser un sou de son argent, il fait un très beau voyage. Au retour, il rapporte un petit souvenir au gérant et lui raconte les anecdotes amusantes qu’il a récoltées au cours de ces vacances.

La besogne qu’il devrait accomplir, c’est le secrétaire qui la fait et le travail de ce dernier n’est pas reconnu parce qu’il néglige de flatter qui que ce soit. La diplomatie, la flatterie, c’est cela qui te vaut tous les avantages.

— Si au moins nous avions eu la moitié de l’argent, fit Valentine, changeant de sujet. Avec $20,000 nous aurions pu nous acheter une maison, faire instruire nos deux garçons et nous offrir une automobile pas chère.

— Oui, mais nous n’avons rien reçu.

— Ça, c’est souverainement injuste.

— C’est injuste, mais c’est toujours comme ça dans la vie, fit le mari.

— Dans tous les cas, j’ai fait mon devoir, affirma Valentine pour se donner raison.

— Oui, mais c’est ta sœur qui a été récompensée, répliqua l’époux d’un ton amer.

Et il se fit un lourd et pénible silence…


L’HOMME À LA
CHALOUPE JAUNE


Chaque dimanche de l’été, l’on voyait vers les dix heures du matin une petite chaloupe jaune remontant au lent mouvement du rameur la calme petite Rivière aux Poux. Elle s’arrêtait toujours au même endroit, juste à égale distance des deux rives, vis-à-vis une vieille maison en pierre à toit rouge d’un côté et un gros orme centenaire de l’autre. Rendu là, l’homme jetait l’ancre, regardait un moment autour de lui puis, sans doute satisfait de se retrouver à sa place habituelle, dans son coin préféré, il se reposait pendant quelques minutes, immobile sur le siège de son embarcation. Il avait adopté cet espace particulier. Là, il se trouvait comme chez lui. Il y a des gens qui possèdent une belle maison dont ils sont fiers, une vaste propriété dans laquelle ils se promènent avec satisfaction, un yacht de luxe dans lequel ils font des voyages avec des amis, mais l’homme à la chaloupe jaune qui la louait au commencement de l’été pour toute la saison éprouvait dans sa modeste embarcation infiniment plus de contentement que les favorisés de la fortune. Après avoir respiré l’air de son petit domaine, il enlevait ses vêtement qu’il déposait à l’arrière de la chaloupe, ne gardant que son maillot de bain qu’il avait eu la précaution de revêtir avant son départ de la ville. Presque nu, il s’étendait dans le fond de son bateau et se faisait chauffer au soleil. Seul, entouré d’eau, dans la grande paix de la campagne, il se sentait heureux, parfaitement heureux, heureux comme un roi, comme on disait autrefois. Un jour par semaine, l’homme à la chaloupe jaune était heureux et il était satisfait de son lot. Là, il oubliait le dur labeur de la semaine, était son maître et reposait son corps et son esprit. Des compagnons de travail au courant de ses excursions à la campagne avaient en vain tenté de se faire inviter à l’accompagner. Toujours, il restait rétif à toute suggestion du genre. Sans doute, il estimait qu’un contact journalier de six jours était plus que suffisant pour lui. Le septième, il éprouvait le besoin de s’évader de la routine, de se changer les idées.

Après s’être fait chauffer au soleil pendant une demi-heure dans le fond de sa chaloupe, il se levait, contemplait le panorama qui l’entourait, les maisons, les villas, les énormes peupliers qui bordaient les deux rives, regardait l’eau un instant puis plongeait. Il disparaissait pendant une minutée puis on le voyait reparaître à quelque distance du bateau jaune. Ensuite, il se mettait à nager lentement, faisait la planche, ne dépensant aucune force. Lorsqu’il avait suffisamment rafraîchi son corps dans la calme rivière, il remontait dans sa chaloupe et de nouveau s’étendait au fond, se laissant cuire par l’ardent soleil. Pendant ces minutes, il s’efforçait de ne pas penser, oubliait les tracas, les ennuis quotidiens et s’efforçait de vivre une vie animale. Des chaloupes à moteur, chargées de baigneurs, passaient rapidement à une faible distance de la sienne mais elles ne troublaient pas sa quiétude.

Vers midi, l’homme ouvrait une boîte à lunch contenant une couple de sandwiches, quelques biscuits et il mangeait lentement, car le dimanche il n’était pas pressé. Son appétit apaisé, satisfait, il ouvrait une bouteille de bière qu’il avait toujours le soin d’apporter avec lui pour se désaltérer et il buvait à même le goulot. L’après-midi s’écoulait ensuite comme la matinée.

Parfois, des habitants de la rive curieux de voir les traits de ce singulier personnage l’observaient de leur véranda avec une lunette d’approche. C’était un homme de quarante à quarante-cinq ans, le crâne chauve, avec une couronne de cheveux noirs autour de la tête, un long nez et un teint de brique. C’était tout ce qu’ils pouvaient distinguer. Certains jours, ces observateurs ayant aperçu l’homme plonger dans l’onde et ne l’ayant pas vu, par suite d’une distraction momentanée, remonter et se coucher dans sa chaloupe, se demandaient s’il ne s’était pas noyé, s’il n’avait pas succombé soudain à une crise cardiaque. N’était-ce pas un découragé, un désespéré qui avait trouvé ce jour-là le courage de se suicider ? La chaloupe semblait abandonnée au milieu de la rivière. Celui qui l’occupait il y a une demi-heure était invisible. Alors, l’on faisait des suppositions, puis, tout à coup, l’homme qui avait fait un somme dans le fond de son bateau levait la tête et s’asseyait sur son banc. Les curieux de la rive en étaient pour leurs conjectures.

Ce jour-là, un chaud dimanche de septembre, l’homme après avoir dormi pendant quelque temps s’était éveillé et sa pensée avait vagabondé. Il avait évoqué un lointain souvenir. Un jour, lorsqu’il était jeune homme, un camarade qui habitait dans une maison de chambres l’avait amené chez lui. Et l’occasion se présentant, il l’avait présenté à un voisin, homme de race étrangère, près du double de leur âge. En causant, ce dernier leur avait déclaré : Moi, je me mêle de mes affaires, uniquement de mes affaires. Celles des autres ne m’intéressent en aucune façon. Ainsi, j’entrerais dans un restaurant et je reconnaîtrais par sa photographie publiée dans les journaux un meurtrier recherché par la police, croyez-vous que je courrais au téléphone pour en informer la justice ? Sûrement que non. Je m’installerais à une table et je prendrais tranquillement mon repas. Et je verrais deux évadés du pénitencier sauter dans un auto arrêté au bord du trottoir et s’enfuir à toute vitesse, vous imaginez-vous que je noterais le numéro de la voiture et me hâterais de le communiquer au premier policier rencontré ? Erreur, grande erreur, mes amis. Ces choses là ne me regardent pas. Moi, je me mêle de mes affaires. Ça, c’est mon principe et c’est un bon principe. Puis, je vais vous dire, pour moi, le délateur est l’être le plus vil, le plus ignoble, le plus méprisable qui soit. Se mêler de ses affaires, c’est la meilleure chose à faire dans la vie.

Le visiteur avait été fortement impressionné par ces paroles et elles avaient eu une grande influence sur sa vie. Tout de suite, il s’était rendu compte que ce personnage avait vu des pays, rencontré toutes sortes de gens et que ses remarques étaient le fruit de l’expérience. Jamais par la suite, il n’avait revu cet absolu partisan de l’individualisme.

Parfois ainsi, au hasard des jours et des heures, il vous revient des souvenirs.

Ce dimanche-là, à la fin de la journée, l’homme après avoir remisé sa chaloupe pour la semaine, se dirigea d’un pas lent vers la station de l’autobus qui devait le ramener à la ville. Voyant qu’il y avait déjà une foule réunie là, il continua sa route, se rendant à un autre arrêt à quelques six ou sept minutes de marche plus loin, afin de s’assurer un siège si possible, car il détestait fort faire le trajet debout. Comme il est naturel, il voulait terminer avec satisfaction son voyage à la campagne. Il avait agi sagement, car lorsque la voiture passa un moment plus tard, il ne restait que trois ou quatre places vacantes qui furent rapidement prises par les quelques passagers qui montèrent avec lui. Lorsque l’autobus stoppa à l’arrêt principal, la foule se précipita vers le véhicule, le prenant d’assaut. Tout ce monde se trouva fort désappointé en voyant les sièges déjà occupés. Il faudrait se tenir debout pendant quarante longues minutes au moins et se faire bousculer en plus.

— Avancez, il y a de la place au fond ! criait le chauffeur.

Et l’on s’entassait, l’on se pressait, l’on s’accrochait comme l’on pouvait afin de se tenir debout. Deux femmes, la mère et la fille, montèrent à leur tour, les toutes dernières. La plus jeune, dix-sept ans environ, portait dans ses bras un bébé enveloppé de couvertures de la tête aux pieds.

— Est-ce une manière de voyager avec un enfant ? Il va étouffer, remarqua une grosse brune en voyant le poupon ainsi emmailloté.

Debout à côté de sa fille, la mère regardait à droite et à gauche pour voir si elle ne découvrirait pas un coin où s’asseoir. Elle se tenait justement près de l’homme à la chaloupe jaune et le regardait avec insistance, s’efforçant de l’intimider et espérant qu’il se déciderait à lui donner sa place. Mais confortablement installé sur son siège, celui-ci n’avait nullement l’intention de le céder à une étrangère.

En lui-même, il se disait : Elle peut bien me regarder jusqu’à Montréal, je ne décollerai pas. Moi, je voyage pour mon plaisir. Que les autres s’arrangent comme ils le peuvent. Voyant qu’il n’y avait rien à faire de ce côté, la femme tourna la tête à gauche vers les occupants du siège près d’elle, deux jeunes gens dans la vingtaine. Pressé par ce regard qui ne le quittait pas, l’un des garçons se sentit gêné, et se levant : Prenez ma place, madame, fit-il.

— Assieds-toi, Jacqueline, ordonna la mère à sa fille debout elle aussi et portant le bébé.

Alors, l’autre garçon se leva à son tour et sans un mot, sortit de son siège pour que la mère et sa fille pussent s’asseoir. Dans le mouvement que fit celle-ci en se laissant choir sur la chaise, la figure de l’enfant se trouva un moment à découvert.

— Une poupée, c’est une poupée ! prononça à haute voix et d’un ton indigné l’un des voyageurs, assis juste en arrière. C’est un truc qu’elles ont pour se faire donner des sièges.

Maintenant, commodément installées, les deux femmes se mirent à rire.

Les jeunes gens qui avaient cédé leurs places rougirent d’avoir été si naïfs, de s’être fait rouler ainsi.

L’homme qui avait pris la parole déclara : Les femmes sont un peu là pour se moquer des hommes. Et regardant l’un des garçons qui avait donné son siège : Quand vous vous marierez, tâchez de ne pas trouver une petite rosse comme celle-là.

Et le silence se fit dans l’autobus.

En arrivant à la ville, l’homme à la chaloupe jaune alla souper au restaurant. Il était environ neuf heures lorsqu’il sortit et il se dirigea lentement vers sa chambre, heureux de se dégourdir les jambes et de flâner. La nuit était venue et la rue était sombre, pratiquement déserte, car les gens étaient partis pour aller au cinéma ou en soirée chez des parents ou des amis. Le voyageur entrouvrait sa porte lorsqu’il vit à six pas plus loin un homme qui en accostait un autre. Et il entendit une voix sourde qui disait : Ton argent, et vite !

Au lieu d’obéir, le passant ainsi interpellé lança un rude coup de poing qui atteignit le bandit au côté, près du cœur. Sous la violence du choc, ce dernier chancela une seconde, puis reprenant son aplomb il tira à bout portant. L’homme croula au pavé.

Imbécile ! fit le voleur. Et se courbant, il plongea la main dans la poche du pantalon de sa victime, en retira un rouleau de billets de banque qu’il engouffra dans son gousset. Comme il prenait la fuite avec son butin, un policier qui, le soupçonnant de vouloir commettre un mauvais coup, le filait depuis quelques minutes, mais qui n’avait pu prévenir le meurtre brutal, apparut à côté de lui.

— Halte, commanda-t-il.

Pour toute réponse, le bandit tira trois fois de suite puis détala à toutes jambes dans les ténèbres, pendant que le constable, son revolver à côté de lui, gisait dans une mare de sang.

L’homme à la chaloupe jaune qui, de sa porte, avait été témoin de ce double meurtre, vit le voleur passer à la course devant lui, remarqua son nez en bec d’aigle et ses mains énormes. Il nota aussi qu’il boitait légèrement. Mais ces détails étaient pour lui, uniquement pour lui.

En quelques secondes, l’apache disparut dans la nuit.

L’homme à la chaloupe jaune entra alors chez lui, monta à sa chambre et fit de la lumière. À ce moment, des têtes apparaissaient aux fenêtres des maisons et des gens alertés par le bruit des explosions sortaient dans la rue et faisaient toutes sortes de réflexions. Un voisin courut téléphoner à la police.

Indifférent à la tragédie qui venait de se dérouler et dont il avait été le témoin, l’homme à la chaloupe jaune prit dans un coin de la pièce une bouteille de bière, l’ouvrit, s’en versa un verre qu’il avala rapidement car il avait grand-soif, puis le remplit de nouveau et le vida encore en peu de temps. Son équilibre mental n’était aucunement troublé. Qu’est-ce que dira la police lorsqu’elle sera en présence des cadavres qui se font face ? Elle s’imaginera d’abord que les deux hommes se sont tués dans un duel au revolver, mais lorsqu’elle ne trouvera qu’une arme, elle se trouvera mystifiée. Elle fera des recherches, mais en vain. Ce ne sera que lorsqu’on extraira des deux cadavres les balles qui les ont transpercés, que l’on verra qu’elles sont du même calibre, absolument semblables, qu’on conclura qu’elles ont été tirées par le même revolver. Ce sera là quelque chose d’absolument inexplicable. Qui a tiré ? Où est le meurtrier ? Probablement qu’on ne le trouvera jamais.

Après ces réflexions, l’homme prit à lentes gorgées un troisième verre, puis, parfaitement heureux, il vida le reste de la bouteille, couronnant ainsi une journée de repos sur la tranquille rivière. À ce moment, sa pensée retourna à la scène dans l’autobus. « La vieille folle qui s’imaginait que j’étais pour lui donner ma place ! » prononça-t-il à haute voix, et il se mit à rire.

Là-dessus, après avoir avalé le fond de son verre de bière, l’homme à la chaloupe jaune se coucha en songeant que, dans sept jours, il retournerait se reposer sur la calme rivière. Sur cette agréable pensée, il s’endormit profondément.


PARTIE DE PÊCHE


Lorsque le tramway arrêta au coin de la rue, l’homme s’élança au dehors, prit sa course vers la gare, traversa en trombe la salle des pas perdus et arriva à la grille juste comme le préposé à la barrière la fermait et que le train démarrait lentement. Jetant un coup d’œil de côté, il constata que la porte voisine était ouverte. Il obliqua alors, bouscula quelques voyageurs moins pressés et se trouva sur la plateforme. Faisant un suprême effort, il se précipita vers le convoi et, tout pantelant, sauta sur le marche-pieds du dernier wagon qui commençait à prendre de la vitesse. Essoufflé, hors d’haleine, mais satisfait d’avoir atteint son but, il resta là sans bouger, pompant l’air dans ses poumons. Au bout d’un moment, il pénétra dans la voiture, jeta un coup d’œil sur les gens assis sur les banquettes, cherchant une figure connue. Soudain, il aperçut son copain et alla s’asseoir à côté de lui.

— Je désespérais de vous voir aujourd’hui et je me demandais ce qui vous avait retenu, fit M. Péladeau.

— Ne m’en parlez pas. Deux secondes de plus et je manquais mon train, répondit M. Petipas.

— Vous êtes-vous éveillé en retard ?

— Je suis parti à l’heure habituelle, mais nous avons eu un accident. Une automobile conduite par une femme est venue en collision avec le tramway. Son compagnon a été tué et transporté à la morgue, elle-même a été conduite à l’hôpital. La police a été appelée ainsi que le fourgon et l’ambulance. Tout ça nous a retardés de vingt-cinq minutes.

D’avoir couru, le nouvel arrivant avait chaud. Il transpirait. Avec un mouchoir sale, il s’épongea la figure, ensuite, il enleva sa cravate qu’il mit dans sa poche, puis il détacha le col de sa chemise afin de mieux respirer, de se mettre à l’aise.

Et il recommençait le récit de l’accident, s’efforçant de trouver de nouveaux détails.

— Oui, répétait-il, deux secondes de plus et je manquais mon train.

Et cela prenait pour lui une importance énorme.

M. Petipas et M. Péladeau étaient deux vieux copains. Ils s’étaient jadis rencontrés à la table d’un restaurant, avaient causé et avaient découvert qu’ils avaient un goût commun pour la pêche à la ligne. Alors, depuis six ans, chaque dimanche de la belle saison ils allaient passer la journée à la campagne et taquinaient l’achigan et la barbotte. Chaque printemps, ils louaient pour l’été la chaloupe d’un fermier de qui ils achetaient une pinte de lait le midi lors de leur visite hebdomadaire. Ils allaient ensuite chercher un petit pain chez le boulanger et se faisaient une trempette au lait. C’était là leur frugal dîner.

M. Petipas, court avec une très grosse tête et de longs cheveux noirs embroussaillés, était un petit imprimeur. Il avait une boutique exiguë où il exécutait différentes impressions. À l’arrière de son atelier, il avait aménagé une chambre minuscule où il passait ses nuits et une cuisinette dans laquelle il préparait lui-même ses repas. Certes, il ne faisait pas fortune. Simplement, il vivotait. Son camarade, M. Péladeau, se faisait remarquer par une grande tache de vin qui lui couvrait la joue gauche, une partie du menton et allait se perdre dans le cou. Cela le défigurait terriblement. Les deux hommes étaient célibataires.

Rendus à destination, ils descendirent du train, se rendirent à leur chaloupe et jetèrent la ligne.

C’était un beau jour de mai et les pêcheurs étaient légion. Plusieurs étaient arrivés de la veille et avaient passé la nuit dans des tentes de fortune. Le plus grand nombre était venu le matin et leurs automobiles et leurs bicyclettes s’échelonnaient sur les bords de la rivière. Sur l’eau, était éparpillée une multitude d’embarcations remplies d’hommes et de femmes absorbées par leur ardent désir de voir le poisson mordre à l’hameçon.

Laissant leur chaloupe dériver lentement au gré du courant, MM. Petipas et Péladeau tenaient leur canne à pêche en savourant la douceur de l’air. Soudain, le premier sentit sa ligne s’agiter fortement. Tout vibrant d’émotion, il tira, mais la proie se débattait énergiquement et le pêcheur se rendait compte qu’il avait là une belle pièce. De constater les efforts désespérés du poisson pour lui échapper, il goûtait une volupté profonde. Puis, d’un coup sec, il le sortit de l’eau, le fit tomber dans le chaland.

— Un achigan de pas loin de quatre livres ! s’exclama triomphalement M. Petipas.

Avec une satisfaction bien légitime, il regardait le poisson qui faisait des sauts dans le fond de l’embarcation.

— Et dire que si j’étais arrivé deux secondes plus tard à la gare, je n’aurais pas pris cet achigan.

Il exultait. La journée commençait bien.

De tous côtés autour des deux hommes, l’on sortait le poisson de la rivière. Personne n’avait à se plaindre.

Une heure plus tard, environ, M. Petipas prit un superbe doré. À part cela, il y avait le menu fretin. Son compagnon faisait aussi de bonne besogne.

À un moment, M. Petipas tira sa montre.

— Midi moins cinq, annonça-t-il. Si vous voulez, nous allons aller manger une bonne trempette au lait.

— C’est cela, acquiesça M. Péladeau.

Et ils retournèrent au rivage.

Ils s’installèrent sur un banc à côté de la remise du fermier, tout près d’une touffe de lilas en fleurs. Comme d’habitude, ils versèrent leur pinte de lait dans deux bols puis y jetèrent leur pain qu’ils avaient cassé en petits morceaux. Avec appétit, ils se mirent à manger. M. Petipas était bien heureux.

— Oui, quand je pense que si j’étais arrivé à la gare deux secondes plus tard, j’aurais manqué tout ça, déclarait-il une fois de plus. C’était comme un refrain. Certes, il avait été bien chanceux.

L’estomac rempli par leur trempette au lait et respirant l’arome des lilas en fleurs, les deux pêcheurs goûtaient un grand contentement en ce calme jour de mai. Bien sûr qu’ils n’étaient pas millionnaires, mais ils étaient satisfaits de leur sort. Après une douce sieste, ils retournèrent à leur chaloupe et la pêche recommença.

Les deux copains avaient fait une capture de dix-sept poissons et ils songeaient à aller casser une croûte à un petit restaurant avant de se rendre à la gare pour prendre le train pour le retour. Juste à ce moment, ils entendirent des voix coléreuses et, levant la tête, virent non loin de la leur une chaloupe portant deux hommes et trois femmes. L’une de celles-ci était debout dans le chaland, le faisait pencher dangereusement. Les autres lui criaient de s’asseoir mais elle refusait, disant qu’elle voulait descendre, retourner à terre. De toute évidence, ces gens-là étaient pris de boisson. MM. Petipas et Péladeau observaient la scène avec curiosité, se demandant s’ils n’allaient pas être témoins d’un drame. Sourde à tous les ordres, indifférente aux objurgations, la femme menaçait de faire chavirer la chaloupe. Alors, les rameurs se dirigèrent vers un petit quai tout près, justement celui-là où MM. Petipas et Péladeau attachaient la leur. La femme descendit en répandant une litanie d’immondices à l’adresse de ses compagnons et ceux-ci s’éloignèrent en lui criant de basses injures. Les deux pêcheurs atterrirent à leur tour. Comme ils allaient gravir l’escalier conduisant à la route, l’inconnue — une épave, c’est le cas de le dire — qui paraissait perdue dans ces parages, leur demanda où elle se trouvait et où elle pouvait prendre le train.

Au premier coup d’œil, on voyait clairement que c’était une roulure. Quarante ans environ, une figure fatiguée, pauvrement mise et puant l’alcool.

À cette vue, l’instinct animal, l’instinct du mal, surgit dans les deux hommes. Un goût de basse crapule envahit soudain ces deux êtres qui avaient passé un dimanche si calme. Cette femelle qui était là, ils n’avaient qu’à la prendre comme une pomme qui tombe de l’arbre au bord de la route et que le passant ramasse et met dans sa poche.(Parfois, la pomme est pourrie à l’intérieur).

— Amenons-la chez vous pour la nuit, suggéra M. Péladeau.

— C’est une idée, acquiesça M. Petipas qui avait déjà pensé à la chose.

Alors, à la question de la fille, M. Péladeau répondit simplement :

— Nous retournons nous-mêmes à la ville. Viens avec nous.

— Comment te nommes-tu ? demanda M. Petipas.

— Mon nom est Rosalba, répondit-elle.

— Attendez-moi un instant, fit l’homme. Avant de partir, je vais me faire un bouquet de lilas.

Deux minutes plus tard, flanquée à droite par M. Petipas qui portait une gerbe odorante et à gauche par M. Péladeau chargé du produit de la pêche, Rosalba prenait le chemin de la gare. En route, le trio arrêta au petit restaurant où l’on avala un hot-dog et un coca-cola. Ah ! ce n’étaient pas des extravagants ces deux pêcheurs. Ils ne jetaient pas leur argent à tous les vents.

Tout en mangeant son saucisson, Rosalba, sans qu’on l’eût interrogée, voulut expliquer la cause de la dispute dans la chaloupe. « Nous étions partis quatre de la ville et faisions le voyage en autobus. Pendant le trajet, mon ami fit la connaissance d’une voyageuse et il la décida à passer la journée avec nous. Alors, je fus reléguée au second plan et il n’avait d’attentions que pour la nouvelle venue. Je n’ai pas goûté la chose et, à la fin, j’ai insisté pour débarquer et laisser mon ami à sa nouvelle conquête. »

En débarquant du train, à la ville, l’on prit le chemin de la petite imprimerie. Le trio marchait depuis un quart d’heure. L’on arrivait. Soudain, M. Petipas qui regardait au loin, en avant, eut un sursaut. Pris d’inquiétude, alarmé, il resta un moment les pieds rivés au sol, les regards pointés vers des colonnes de fumée qui sortaient d’un bâtiment là-bas,

— Ma maison qui brûle ! clama-t-il・

Et jetant sa gerbe de lilas à son camarade, il s’élança en avant, courant à toute vitesse. Il approchait. Ses préhensions étaient malheureusement fondées. La buanderie chinoise voisine de sa boutique était en ruines et les fenêtres de son établissement à lui étaient crevées et toute la façade était noircie. Des carreaux brisés, la fumée s’échappait. Un gros constable montait la garde, faisant placidement les cent pas devant les constructions ravagées par l’incendie. M. Petipas se précipita vers la porte de sa boutique. L’homme aux boutons jaunes accourut et le saisit par le bras pour l’arrêter.

— Je suis le maître. C’est ma boutique. Mon argent ! Mon argent qui est là !

Et d’une main fébrile, il montrait sa clé. Le constable lâcha prise et M. Petipas ouvrit la porte de son imprimerie et s’engouffra à l’intérieur. Les planchers étaient tout couverts d’eau, mais sans s’arrêter à constater les dégâts, il se rua vers une presse, se baissa et saisit à côté une case remplie de caractères pour les annonces et la vida à l’envers, mettant ainsi à découvert une liasse de billets de banque qu’il avait cachés-là. D’une main rapace, le malheureux qui, pendant deux ou trois minutes, avait passé par une torturante inquiétude saisit son trésor et le fourra au fond de sa poche. Désormais rassuré, il envisagea le désastre. Tout l’atelier avait été inondé et l’approvisionnement de papier était absolument gâté. De gros dommages. Et impossible d’habiter là. Pour quelques jours, il lui faudrait loger ailleurs. Que d’embêtements ! Il sortit de sa boutique.

— Puis, avez-vous trouvé votre argent ? s’enquit le constable.

— Oui, heureusement. J’avais là six cent quatre piastres, répondit-il.

— Ben, vous avez eu de la chance, déclara le policier. Mais ce n’est pas une banque pour serrer là votre fortune, ajouta-t-il en manière de conseil.

Accompagné de la femme et portant sa brochette de poissons et la gerbe de lilas, M. Péladeau arrivait à ce moment.

— Une vraie catastrophe, déclara-t-il.

— Oui, et ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que je n’ai pas un sou d’assurance. Je perds gros.

— Nos plans pour ce soir sont considérablement dérangés, fit M. Péladeau avec une expression désappointée.

— Il va falloir que je me trouve un gîte pour la nuit. Gardez le poisson et les lilas. Moi je prendrai la femme.

— Bien. D’ailleurs, je ne peux l’amener à la pension. C’est contre les règlements.

Alors, regrettant la bonne fortune manquée, M. Péladeau prit le chemin de la triste cellule où il vivait sa morne existence de célibataire.

— On ne couchera pas ici ce soir, annonça M. Petipas en s’adressant à sa compagne. Viens, fit-il.

À quelques pas, était une maison de chambres tenue par un étranger. Pour une piastre payée en entrant, M. Petipas trouva là un logement pour la nuit. Ce n’était pas un palais. Réellement une chambre sordide, une chambre pour calamiteux, mais il n’était pas d’humeur à faire des extravagances. D’ailleurs, il ne voyait pas la laideur de la pièce, car il éprouvait une grande fatigue dans la tête, un impérieux besoin de s’étendre et de se reposer. Alors, rapidement, il se dévêtit et la fille en fit autant. En se mettant au lit, M. Petipas plia son pantalon et le mit sous son oreiller. Geste imprudent. Et tout aussitôt, il constata qu’il était avec une cavale poussive, avec une femelle usée et fourbue. Tout simplement, elle s’abandonna comme elle s’était livrée à tant d’autres mâles. Réellement, l’homme n’avait aucune satisfaction et il regrettait maintenant d’avoir ramassé cette traînée à moitié ivre qui n’était qu’une paillasse. Il restait là, déçu, hargneux, l’esprit amer. Mauvaise fin de journée. Avec cela, ce lit étranger lui était bien désagréable. Soudain, vidé qu’il était et écrasé par le malheur, il croula dans un lourd sommeil de brute, un peu comme un homme pris de boisson. Il dormit profondément. Des heures coulèrent et le dormeur fut pris de cauchemar. Il s’éveilla, mais il avait encore les esprits confus, embrouillés. Puis, les ténèbres intérieures se dissipèrent et il se rappela ce qui était arrivé : son voyage à la campagne, son imprimerie endommagée par le feu, la femme… Instinctivement, il étendit le bras pour la sentir à côté de lui. Il ne la trouva pas ; elle n’y était pas. Inquiet, il se leva, fit de la lumière. Il était seul dans la chambre. La femme était disparue. Alors, il voulut regarder l’heure. Sa montre, qu’avant de se coucher, il avait déposée à côté du lit sur une chaise, n’y était pas non plus. Alarmé, ses mains comme une paire de griffes s’abattirent à la tête du lit, à l’endroit où était le pantalon contenant son argent. La culotte n’y était plus. L’esprit bouleversé, en déroute, il cherchait parmi les oreillers, les couvertures. Inutilement. Le vêtement et la liasse de billets de banque qu’il renfermait s’étaient envolés avec la femme et sa montre. Le désastre était complet. Désemparé, M. Petipas saisit son caleçon, le mit maladroitement, ouvrit la porte de la chambre, enfila le corridor, descendit l’escalier à la course et ouvrit la porte de la maison, regardant à droite et à gauche dans la rue pour voir s’il n’apercevrait pas sa compagne de hasard. Personne. La voleuse était disparue, s’était perdue dans l’immense ville. Éperdu devant la calamité qui fondait sur lui, l’infortuné M. Petipas appela le patron.

— Boss ! boss ! criait-il.

On ne répondait pas. Dans cette baraque, sur ces pauvres lits, tout le monde dormait.

— Boss ! boss ! clamait-il.

Enfin, une voix venant on ne sait d’où demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a ? Le feu est-il à la maison ? Et un homme enveloppé d’une vieille robe de chambre sale parut, la figure encore appesantie par le sommeil.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? Qu’avez-vous à crier comme cela, à ameuter tous les gens ?

— On m’a volé ma montre, mon argent et mon pantalon, répondit M. Petipas.

— Qui vous a volé ? demanda le patron.

— La femme qui était avec moi. Pendant que je dormais, elle s’est enfuie avec ma culotte, six cent quatre piastres qui étaient dans ma poche et ma montre en plus.

— Vous la connaissez, cette femme ?

— Non. Je la voyais pour la première fois. Elle a fait un riche butin et elle s’est sauvée avec. Votre porte n’était pas fermée à clé, alors, elle est sortie comme de chez elle. C’est incompréhensible de laisser une maison non cadenassée.

— Mon ami, je loue des chambres. Les gens qui viennent ici me paient en entrant et ils sont libres de partir quand ça leur plaît. Je n’ai pas à surveiller leur départ. Je ne peux les garder contre leur gré. Ils s’en vont quand ils le veulent. Ils ne sont pas prisonniers. Puis, quand on a six cent quatre piastres dans sa poche, on n’amène pas dans sa chambre une femme qu’on ne connaît pas.

M. Petipas sentait que l’homme avait raison. C’était justement cela qui l’exaspérait. Il avait agi stupidement, il reconnaissait son tort mais il aurait voulu pouvoir rejeter sur un autre le blâme pour le malheur qui lui arrivait.

— Alors, dit-il, je vais téléphoner à la police.

Le patron était mécontent. Ces histoires de vols qui paraissaient ensuite dans les journaux jetaient du discrédit sur son établissement. Cependant, il ne pouvait refuser la requête de son client.

Le policier qui reçut la communication informa M. Petipas qu’il devrait se rendre au poste pour faire sa plainte. Dans l’occurrence, le malheureux volé dut emprunter un vieux pantalon au patron pour sortir.

Les jours s’écoulèrent et M. Petipas n’eut pas de nouvelles de son argent ni de la belle qui le lui avait chipé, mais par contre, il constata sur sa personne des signes alarmants. Il alla consulter un médecin qui lui annonça qu’il avait contracté la syphilis.

Rencontrant son copain, M. Petipas le mit au courant de cette dernière catastrophe.

— Moi, comme je n’avais pas de femme ce soir-là et comme j’en voulais une, je suis allé au bordel, avoua cyniquement M. Péladeau. J’en ai choisi une jeune et jolie. J’ai passé une demi-heure avec elle et tout ce que cela m’a coûté, c’est deux piastres. Et, ajouta-t-il d’un ton satisfait, pas de suites, rien.

— Ah ! si j’étais arrivé deux secondes plus tard à la gare ce dimanche-là, rien de tout cela ne serait arrivé, déclara amèrement M. Petipas. C’est bien là la vie.

Et jamais il n’est retourné à la pêche.


LE FAUX INCENDIAIRE


Le samedi à onze heures, leur journée finie, leur paye dans leur poche, les trois journalistes sortirent du bureau. Sur le pas de la porte, ils s’arrêtèrent un moment, indécis. François Le Monnier, le plus âgé du trio, leva la tête, interrogea une seconde du regard le ciel gris et terne, huma l’air humide et visqueux, puis comme si toute la tristesse et le froid de ce jour de novembre lui eussent embrumé le cœur, il releva le collet de son paletot et, abruti, enfonça les mains dans ses poches. L’âme soudain rogue, Marcel Leduc déclara : « Un beau temps pour pendre un homme. C’est dommage qu’il n’y ait pas d’exécution aujourd’hui, on pourrait se distraire. »

Omer Deschamps trouva alors le mot de la situation : « Mes vieux, » dit-il, « je paie un coup. »

Les deux autres acquiescèrent d’un signe. Ils se rangèrent l’un à la droite et l’autre à la gauche de leur camarade.

Et ils déambulèrent vers le prochain bar. À cause du nombre trop grand des buveurs groupés au comptoir, les trois copains s’installèrent dans le petit cabinet à côté de l’entrée et commandèrent trois copieux gins.

Réconfortés par la bienfaisante boisson, ils dépouillèrent leur mauvaise humeur, comme ils eussent enlevé un habit ou un faux-col gênant, devinrent plus expansifs. Sans s’y arrêter, ils abordèrent une foule de sujets, actualités, art, littérature, mais pour revenir finalement à leur métier… et au flacon noir à l’étiquette en forme de cœur.

Et ils causèrent d’un confrère qui venait de faire jouer un lever de rideau au National Français.

— Ah ! écrire… avoir le temps d’écrire… soupirait François Le Monnier en vidant son cinquième verre.

— Écrire ! répéta en écho Omer Deschamps, mais à quoi bon ? Vous autres, les artistes, — et l’on sentait dans l’accent avec lequel il jetait ce mot, tout son dédain pour ceux qui poursuivent le rêve, pour tout ce qui n’est pas réalité — quand vous écrivez une pièce ou un conte, vous croyez faire de l’art, de la vie, mais vous ne racontez que ce que vous dit votre paresseuse imagination. Ah ! la vie est bien autrement dramatique, intéressante et pittoresque qu’on la voit dans les livres. Je n’ai pas comme vous autres fréquenté les théâtres, les musées, les bibliothèques ; moi, ce sont les hôpitaux, les prisons et la morgue qu’on m’a donnés à faire quand à vingt ans je suis entré au journal mais je vous assure que j’en ai vu des tragédies. Tenez, voici une petite histoire dont j’ai bien connu les personnages :

— Vous savez, il y a quelques années, j’ai passé un été à Longueuil. À deux portes de ma pension demeurait un ouvrier, Jos. Dumur. Bon diable, outrageusement sobre, honnête, travailleur, il n’aurait jamais fait le moindre tort à personne. Faible seulement, sans énergie, sans ambition. Il était employé dans un clos de bois à Hochelaga. Souvent, le soir, je le voyais fumant sa pipe assis sur son perron. Quelques fois, j’allais jaser avec lui. C’est ainsi que j’appris qu’il travaillait depuis dix ans pour les mêmes patrons, MM. Lemasson Frères. Toujours, il en parlait dans les termes les plus élogieux. Certes, il espérait bien ne jamais les quitter, les servir jusqu’au bout. Au delà de cela, il n’entrevoyait rien, ne pensait à rien, ne souhaitait rien. Il était satisfait de vieillir en accomplissant tous les jours la même besogne, sans cesse. Chaque samedi, il remettait son salaire à sa femme qui administrait le ménage, veillait à l’entretien de la maison et des trois enfants.

Le matin, je traversais à Montréal en même temps que lui. Vêtu de vieux habits usés, tachés de graisse, son dîner enveloppé dans une gazette sous le bras, je le voyais s’éloigner à la course en débarquant du bateau. Parfois, la barrière défendant le passage de la voie ferrée était fermée, et alors lui et toute la troupe des « dos ronds » baissaient davantage pour franchir l’obstacle, dans leur hâte de reprendre le collier, leur tête tant de fois courbée. C’était là l’existence de Dumur depuis dix ans, et il ne semblait pas y avoir de raison pour qu’elle changeât jamais, pour que cette situation ne s’éternisât pas, quand un jour, une catastrophe se produisit, bouleversant cette existence si calme. Sous un prétexte futile, le contremaître qui désirait accorder un emploi à un ami, donna brusquement congé à Dumur. Ce fut un coup terrible pour lui. Sans initiative, sans ressort, il se trouva désemparé, paralysé, assommé. Il vieillit plus dans la semaine qui suivit son renvoi que dans les dix ans passés au service de MM. Lemasson Frères.

Par une curieuse coïncidence, à dix jours de là, un incendie se déclara la nuit dans le clos où Dumur avait si longtemps travaillé. Ce fut un gros feu, comme dirent les pompiers. Les immenses piles de planches, de madriers, de bois de construction, tout fut détruit, consumé. « Heureusement, » déclaraient le lendemain les journaux, « les pertes sont complètement couvertes par les assurances. »

Les messieurs Lemasson dont les affaires n’allaient pas très bien depuis quelque temps, touchèrent quinze mille dollars. La compagnie d’assurance toutefois, chargea secrètement le bureau des détectives de faire une enquête sur les causes de la conflagration. Dans son rapport, le policier déclara avoir la quasi-certitude que le feu avait été allumé par « une main criminelle ». On se demanda qui pouvait bien avoir jeté une allumette enflammée sur le bois arrosé de pétrole. Tout de suite, le détective chargé de l’affaire et informé du renvoi de Dumur fut convaincu que c’était là le coupable. À vrai dire, il n’avait aucune preuve, mais son flair lui disait que c’était lui. Adroitement, il l’interrogea, mais sans résultat. Croyant avoir affaire à un malin, à un rusé qui jouait bien son rôle, il se dit cependant qu’il finirait par trouver son point faible, par le pincer, et il confia à un camarade la charge de tendre le filet où l’autre devait inévitablement se faire prendre.

Entre-temps, Dumur avait trouvé de l’occupation chez un marchand de charbon. Déguisé en travailleur, le détective entra dans la place et s’efforça de gagner la confiance de Dumur, Il y parvint sans peine. Sans qu’il y parut, il le faisait parler, racontait lui-même sa vie passée, invitant ainsi l’autre à des confidences mutuelles. On causa donc des frères Lemasson, de leur clos de bois, du renvoi et de l’incendie. Et le détective s’indignait : « Vous avoir renvoyé sans raison après dix ans de bons services ! Ah ! Voyez-vous, moi, cela me révolte ! Je me serais vengé. » Dumur cependant restait coi, n’ayant rien à dire.

Mais tous les jours, la forte nature du détective prenait de l’ascendant sur l’esprit borné du pauvre ouvrier. Intérieurement, celui-ci reconnaissait l’autre pour son supérieur. Lui, le faible, le timide, il admirait ce hardi compagnon, était fasciné par lui, il éprouvait un violent désir de se rehausser dans l’esprit de cet homme qui, il le voyait bien, méprisait sa couardise. Pour conquérir l’estime de son camarade, il se sentait capable de faire une chose héroïque.

Un après-midi qu’ils étaient encore ensemble, la conversation tomba une fois de plus sur le mystérieux incendie. Alors Dumur éprouva une impulsion irrésistible. Oui, pour se remonter dans l’idée de son ami, il mentirait, il affirmerait une volonté, une énergie qu’il n’avait pas, dont il n’était pas capable.

— Je le connais moi, celui qui a mis le feu.

— Vrai, fit l’autre, dissimulant un éclair de triomphe dans son regard.

— Oui, c’est moi.

— Ah ! mon gaillard, il y a longtemps que je m’en doutais, et je t’arrête.

Deux mois plus tard, Dumur subissait son procès.

Le témoignage circonstancié du détective fut accablant. Celui-ci remporta un beau triomphe en racontant la scène de l’aveu.

Avant de prononcer la sentence, le juge félicita le brave agent de son travail et de sa sagacité.

Dumur reçut dix ans de pénitencier.

 
 

Il se fit une longue pause.

— Si l’on prenait un autre coup, suggéra le narrateur visiblement altéré.

Et les camarades reprirent trois copieux gins.


LE BIENHEUREUX
MONSIEUR FRIGON


À l’âge de quarante-deux ans, Mme Lionel Lafond, d’un petit village des Cantons de l’Est devint veuve avec quatre grandes filles, un garçon et une police d’assurance de cinq mille piastres.

Depuis longtemps elle s’attendait à cela, car son mari était tuberculeux et le médecin lui avait prédit que le malade ne pourrait durer. L’huile dans la lampe achève de brûler, avait-il déclaré.

Bien qu’elle eût été avertie d’avance de ce qui devait arriver, Mme Lafond qui avait pourtant eu le temps de se préparer à cette éventualité se trouva un peu désemparée et embarrassée lorsque l’événement se produisit. Désormais, elle avait la charge complète de la famille et c’était une lourde responsabilité, une tâche difficile à assumer avec les ressources dont elle disposait. Philibert, le garçon, âgé de vingt-deux ans, employé à petit salaire dans la banque de l’endroit, songeait déjà à se marier. Bien sûr qu’il ne fallait pas compter sur lui pour aider la famille. Quatre grandes filles qui ne travaillent pas, du moins qui n’ont jamais travaillé, qui sont sans expérience, cela coûte de l’argent à faire vivre. Mais Mme Lafond était une femme de ressources, une femme d’initiative et à décisions rapides. Avec cela, très sociable, la parole facile et d’un commerce agréable.

Comme l’on était au commencement du printemps, elle annonça : À l’été, j’ouvrirai une pension. Nous n’aurons pas de difficultés à trouver des gens de la ville qui viendront passer ici une semaine ou quinze jours de vacances. Puis, d’un ton plus bas, elle ajouta en jetant un regard circulaire sur ses quatre filles : Et qui sait ? Vous trouverez peut-être à vous marier.

Et les quatre jeunesses se trouvèrent gagnées à l’idée de leur mère. Élise, la plus vieille avait vingt et un ans, Estelle, vingt ans, Simone, dix-neuf et Lilliane, dix-huit.

Tel que décidé, la pension Lafond ouvrit ses portes au commencement de l’été après avoir été annoncée dans les journaux. De divers côtés il vint des pensionnaires, mais Mme Lafond constata bientôt qu’elle ne ferait pas fortune avec cette industrie. Simplement, elle faisait à peu près ses frais. Elle persista, mais à la fin de la saison, elle n’avait fait que quelques piastres de bénéfice et n’avait pas marié une seule de ses filles. Alors, pendant tout l’automne et tout l’hiver, elle rumina des plans. Au printemps, elle changea de tactiques. Nous allons risquer le tout pour le tout, annonça-t-elle à ses filles. La pension ne nous a pas réussi. Alors, nous allons faire le contraire. Nous allons nous-même nous mettre en pension dans une place de villégiature à la mode. Si les garçons n’ont pas été tentés par des filles de table, par des serveuses, ils le seront peut-être par des demoiselles. Ce qu’il faut, c’est vous placer, vous marier.

Alors, elle leur acheta quelques jolies toilettes pour leur donner un cachet d’élégance et, au mois de juin, elle et ses quatre filles, quatre grandes blondes minces et maigres, s’installèrent dans une pension fashionable, une pension renommée à Pointe Claire, sur le lac Saint-Louis. Tout de suite, Mme Lafond se mit à l’œuvre. Elle voulait trouver des maris pour ses filles et pour accomplir cette tâche, il lui fallait se démener. Comme nous l’avons dit, elle avait des manières engageantes, réellement plaisantes qui lui gagnaient la sympathie dès qu’on la rencontrait. C’était une courte femme brune, ronde de partout et débordante de santé. Jamais on n’aurait cru qu’elle était la mère de ces grandes et minces filles blondes. Il en était pourtant ainsi. Les filles tenaient de leur père ; elles lui ressemblaient non seulement au physique mais par le caractère. Elles étaient sages, tranquilles, réservées, nullement expansives, tandis que la mère au contraire, était toujours gaie, de bonne humeur, vite familière et n’arrêtait jamais de parler. Cela, c’était bien commode pour l’entreprise qu’elle projetait. Sans tarder, elle se créa des relations, fit des connaissances parmi les dames de la place, leur confia son problème et les pria de lui faire connaître des jeunes gens disponibles si elles en connaissaient. Bien des femmes adorent se mêler à des aventures matrimoniales, aussi plusieurs se mirent-elles immédiatement à la recherche de partis convenables pour les demoiselles Lafond.

Un après-midi que la veuve aux quatre jeunes filles à marier et quelques unes de ses nouvelles connaissances étaient à prendre une limonade sur la véranda de la pension, Mme Langlois, jeune femme de trente ans qui avait réussi à se faire épouser par son ami après une liaison de trois ans, annonça : Je crois bien que j’ai un sujet pour vous, Mme  Lafond. C’est le jeune Boisvert que vous avez dû entrevoir. Je le connais depuis assez longtemps. C’est un excellent garçon et je suis certaine que c’est le bon moment pour l’accrocher. Il fréquentait depuis environ un an une fille assez jolie mais plutôt frivole. Elle le croyait très épris et trop sûre d’elle-même, elle s’amusait à l’inquiéter. Il y a quelque temps, il arriva chez elle un samedi soir, comptant bien la voir, mais on lui répondit qu’elle était absente. Or, quelques jours plus tard, il apprenait qu’en compagnie d’une de ses amies et de deux jeunes gens elle était partie en automobile pour aller passer la fin de semaine dans les Laurentides. Furieux, il a rompu avec l’infidèle. La fille a tenté de le ramener à elle, mais en vain. Dans le moment, il est libre et je crois que dépité comme il l’est, s’il rencontrait une personne charmante et sérieuse, il ne tarderait pas à faire la demande afin de prouver à son ancienne amie qu’elle n’est pas la seule jeune fille au monde. Seulement, ajouta-t-elle, il ne faudrait pas lui présenter vos quatre filles. Qu’il en connaisse deux et qu’il fasse son choix rapidement. Cela vaudrait mieux que de le laisser indécis entre quatre.

— Excellente idée, reconnut aussitôt Mme Lafond. Alors, amenez-nous le jeune homme. Mais, à propos, que fait-il ce garçon ?

— Il est employé dans un grand magasin de Montréal, et est en mesure de faire vivre une femme.

Six semaines plus tard, grâce à la diplomatie de Mme Lafond et à la complicité de Mme Langlois, M. Léopold Boisvert, épousait Estelle, la cadette de la famille. Une fille de casée.

Entre temps, une idylle s’était ébauchée entre Lilliane, la plus jeune des quatre sœurs et M. Léon Dubuc, instituteur dans une école de la métropole. Dans ce cas, également, les affaires furent menées en vitesse et un second mariage fut célébré.

Mme Lafond était enthousiasmée. Son idée avait du succès.

Simone causa ensuite une surprise. Un soir, elle annonça que M. Léon Fanel, rentier de quarante ans, lui avait proposé le mariage et qu’elle avait accepté. Après leur lune de miel à New-York, ils allèrent s’installer à la ville.

Maintenant, Mme Lafond n’avait plus que l’aînée de ses filles avec elle. Depuis le commencement de l’été, elle s’était donné bien du mal, elle s’était démenée avec ardeur pour placer les trois autres et maintenant, elle se sentait lasse et aurait aimé se reposer sans soucis, sans aucune responsabilité. Auparavant cependant, il lui fallait terminer la tâche qu’elle avait entreprise. Mais où trouver un mari pour Élise, son aînée ? Les dames qui s’étaient intéressées à elle avaient beau tourner les yeux de tous côtés, elles ne voyaient plus aucun candidat possible. Avec cela, les jours s’écoulaient. Déjà, l’on était rendu à la première semaine de septembre et bientôt, il faudrait partir, car presque tous les citadins étaient retournés à la ville.

Mme Demers qui demeurait toute l’année à Pointe Claire avec son fils, avocat dans la trentaine, déclara un jour :

— Pour moi, je ne vois qu’un garçon dans la place qu’on pourrait peut-être décider à se marier. Mais l’entreprise sera difficile, si toutefois on y réussit. Puis, ce n’est pas le mari dont rêve une jeune fille. Ce n’est pas un homme comme les autres. C’est un original, un vrai sauvage.

— Comment le nommez-vous ? demanda Mme Lafond.

— Évariste Frigon. Il a au moins quarante ans et gagne un gros salaire. On m’a assuré qu’il est l’un des premiers dans une grande maison de courtiers.

— Mais c’est justement l’homme qu’il nous faut.

— Oui, mais comme je vous l’ai dit, c’est un sauvage et il s’agit de le rejoindre, de l’amener à lui faire rencontrer votre fille.

— Est-ce donc si difficile ?

— Ce sera un vrai miracle si nous réussissons. À ma connaissance, il n’a jamais fréquenté une jeune fille. On dirait qu’il a peur d’elles. Il vit avec sa vieille mère qui a charge de la maison. L’été, il ne sort que pour faire du canotage. Est-ce que vous n’avez pas vu sa propriété, une étrange et bizarre habitation en briques qu’il a fait construire d’après ses propres plans et qui est toute entourée d’arbres, tellement qu’elle donne l’impression d’être construite au milieu d’un bois.

Mme Lafond écoutait ces détails d’une oreille distraite. Tout son intérêt reposait sur le « gros salaire » que recevait M. Frigon. Un gros salaire, c’est important et c’est bien commode. Oui, il fallait harponner M. Frigon. Ce serait là le digne couronnement de son œuvre. Élise une fois mariée avec ce garçon, la mère pourrait vivre en paix et satisfaite.

— Écoutez, fit Mme Demers après une pause d’un moment, je vais parler de la chose à mon fils. Il connaît un peu M. Frigon qu’il rencontre en faisant du canotage et avec lequel il cause parfois dans le train en se rendant à la ville. Je lui demanderai de l’inviter à venir faire un tour à la maison, une invitation très simple, juste comme on fait par politesse. S’il acceptait, vous seriez chez moi comme par hasard et je pourrais vous présenter. Et qui sait ? Le plan réussit. Le samedi soir, M. Frigon se rendait chez l’avocat Demers pour y fumer une pipe et causer un peu. Il y rencontra toutefois Mme Lafond et sa fille Élise qui s’étaient rendues avant lui et avaient grande hâte de voir quelle physionomie il possédait. Pour dire la vérité, elles ne furent guère impressionnées, même un peu désappointées. M. Frigon était un petit homme aux cheveux bruns commençant à grisonner, une figure régulière, complètement rasée, des yeux gris et une mine plutôt insignifiante. Mais il gagne un gros salaire, songeait Mme Lafond.

M. Frigon parla de sa mère qui était souffrante depuis quelque temps, ce qui l’inquiétait. Elle n’était pas vieille, à peine soixante-cinq ans, mais sa santé était loin d’être bonne.

— Alors, vous ne passez pas souvent vos soirées en ville ? demanda Mme Lafond.

— Jamais, répondit M. Frigon d’un ton énergique. Lorsque je sors du bureau, je prends immédiatement le train pour Pointe-Claire. J’ai assez de gagner ma vie à la ville sans y traîner le soir. Je ne voudrais pas vivre là à aucun prix. J’ai besoin du calme et de la paix et je les trouve ici. Les gens me fatiguent et je les fuis. Lorsque j’arrive chez moi, lorsque je me sens seul, je suis heureux. Il parlait avec conviction.

— Et vous ne vous ennuyez jamais ? interrogea Mme Lafond.

— Pas cinq minutes. Pas une minute.

Élise qui assistait à l’entretien avait une figure calme, un air rassis. Pour tout dire, elle paraissait terne. Ah, non, ce n’était pas une fille en l’air, une de ces évaporées comme il y en a tant ! Et elle n’était nullement coquette, nullement aguichante, provocante.

L’on causa pendant une heure sur des sujets indifférents, puis M. Frigon partit, disant qu’il ne voulait pas laisser sa mère trop longtemps seule, le soir.

— Ah oui, ce n’est pas un homme comme les autres, déclara Mme Lafond, répétant le jugement exprimé précédemment par Mme Demers. C’est sûrement un original. Mais s’il retire un gros salaire…

Le salaire, c’était le point important.

— Vrai, tu ne t’es pas beaucoup poussée ce soir, remarqua aigrement Mme Lafond à sa fille en retournant à la pension après avoir quitté la maison de Mme Demers. Je te pressais le pied avec mon soulier pour te réveiller, mais tu n’as pas dit un mot de la soirée.

— Que vouliez-vous que je lui dise ? maman. Je ne trouvais rien à lui raconter.

— Ce n’est pas ainsi que tu accrocheras un mari.

Mais malgré cela ou plutôt à cause de cela, M. Frigon l’avait remarquée et s’était dit en lui-même que ce n’était pas là une personne fatigante, l’une de ces pies qui jacassent continuellement sans jamais exprimer une idée et qui vous étourdissent de leur bavardage.

Des jours s’écoulèrent, puis Mme Demers apprit un matin que la mère de M. Frigon était tombée paralysée. Et le fils était à la recherche d’une garde-malade pour prendre soin d’elle.

Deux jours plus tard, M. Frigon arrêta en passant et annonça à Mme Demers le malheur qui le frappait. En même temps, il demanda des nouvelles de Mme Lafond et de sa fille. Ceci était tellement en dehors des habitudes de M. Frigon que Mme Demers en fut toute surprise et alla immédiatement faire une visite à Mme Lafond pour lui raconter la chose.

— Vrai, je crois que votre fille a fait de l’impression sur lui, affirma-t-elle.

Grâce à l’obligeance de Mme Demers, Élise Lafond, sa mère et M. Frigon se rencontrèrent de nouveau deux ou trois autres fois et, comme ce dernier avait besoin d’une personne tranquille pour prendre soin de sa maison et pour s’occuper de sa mère malade, il l’épousa sans bruit dans la plus stricte intimité et l’amena vivre dans sa maison qu’on aurait dite bâtie au milieu d’un bois. En effet, toute la propriété était entourée de vieux saules difformes et penchés, de gros saules crochus, branchus, feuillus qui isolaient la demeure. Celle-ci était sur un très beau site, mais la forêt qui l’encadrait cachait la vue du lac qui aurait été le charme de la place. Juste devant la façade de l’habitation, il y avait une éclaircie, un espace libre pour entrer sur le terrain, une route conduisant à la pelouse.

Les quatre filles de Mme Lafond étaient maintenant mariées. La mère avait rempli la tâche qu’elle s’était imposée en partant de son petit village des Cantons de l’Est. Dès lors, elle décida de retourner chez elle, mais juste à ce moment, elle apprit que Lilliane, la plus jeune de la famille, mariée à M. Léon Dubuc, était tombée malade. Immédiatement, elle se rendit auprès d’elle. Le médecin qui la soignait était un veuf. Tout de suite, il fut charmé et conquis par le physique agréable et les manières engageantes de Mme Lafond et, sans lui faire une cour inutile et sans faire traîner les choses en longueur, il la conduisit devant le curé et l’épousa.

Lilliane était malade, très malade. Elle souffrait de tuberculose, de consomption galopante comme l’on disait alors. C’était le mal qui avait emporté le père. Et elle n’était mariée que depuis trois mois !

Mme Lafond avait agi comme un rusé maquignon qui vend à un acheteur de bonne foi un cheval souffrant de quelque défaut caché. Ses quatre filles étaient tuberculeuses comme leur père avec qui elles avaient une ressemblance parfaite. La plus jeune souffrait déjà du mal qui l’avait conduit au tombeau. Mais l’important pour Mme Lafond avait été de les marier au plus tôt. Ce serait désormais à leurs maris de s’en occuper.

Pour elle, elle avait fait sa part.

Monsieur Evariste Frigon était maintenant complètement installé dans la vie. Il occupait un emploi lucratif, possédait une maison qui lui convenait et était marié. Tout ce à quoi il pouvait aspirer, il l’avait.

Cependant, comme l’avait déclaré Mme Demers, ce n’était pas un homme comme un autre. C’était un caractère flegmatique, ne riant jamais, ne se fâchant jamais, ne s’excitant jamais, toujours de la même humeur égale. On ne lui connaissait aucun vice, aucune passion. Tout ce qui d’ordinaire intéresse les humains lui était indifférent. Ainsi, il ne prenait jamais un verre d’alcool, ne lisait jamais un journal, n’écoutait jamais un programme de radio, ne faisait jamais un voyage, n’allait jamais voir un spectacle sportif, ne rendait jamais visite à personne, n’allait jamais à l’église ni au cinéma, ne faisait partie d’aucun club, d’aucun groupement, d’aucune société. En tout temps, il aimait à être seul chez lui, avec sa femme et sa mère.

Les grands élans charnels qui enfièvrent le corps humain, font bouillir le sang dans les artères, lui étaient inconnus. Il était de tempérament froid et n’avait pas à lutter avec ses instincts, à les dompter. Ceux qui le connaissaient déclaraient qu’il semblait fait pour la vie monastique.

C’était un homme simple, extrêmement simple.

Ah non ! ce n’était pas un homme comme les autres.

Sûrement, ce n’était pas un mari qui aurait convenu à toutes les jeunes épouses, mais Élise était une personne calme, placide, qui ne s’emballait jamais, satisfaite de la routine, du même traintrain. Avec cela, pas bavards ni l’un ni l’autre. Parfois, des heures s’écoulaient sans qu’ils échangeassent un mot. Leur seule présence à l’un et à l’autre leur suffisait, était tout ce dont ils avaient besoin. D’être près l’un de l’autre les rendait satisfaits. Ils étaient comme ces vieux époux qui ont vécu un demi-siècle côte à côte, qui n’ont plus rien à se dire, qui savent que les paroles sont vaines, inutiles.

Si M. Frigon n’avait pas de passions, il avait une manie. Chaque soir, l’été après son souper, il enlevait ses vêtements de ville et revêtu d’une vieille culotte et d’une chemise négligée, il prenait sa tondeuse et, sans hâte, sans se presser, en fumant sa pipe, il rasait le gazon de la pelouse devant sa maison. Les voisins entendaient le bruit monotone de l’instrument et savaient que M. Frigon se livrait à son passe-temps favori, prenait son exercice quotidien. Ils ne l’apercevaient que faiblement, car les arbres et les arbustes entourant sa propriété le cachaient presque complètement aux regards. Non seulement, il aimait à être seul, il voulait être seul, mais il voulait être à l’abri des regards indiscrets.

Autrefois, M. Frigon faisait du canotage, mais depuis son mariage, il avait renoncé à cette distraction. Et pour manifester sa décision, il avait monté sur la côte son fidèle canot rouge amarré au bord du lac et l’avait couché à l’envers, le long de la clôture.

La maladie de Lilliane affligeait fort sa sœur Élise et à une couple de reprises, elle accompagna le matin son mari à la ville afin d’aller la voir. Elle revenait le soir fort déprimée, car elle comprenait qu’il n’y avait rien à faire, que l’issue était fatale. En effet, en dépit de toutes les attentions qu’elle recevait de sa mère et du médecin, Lilliane dépérissait chaque jour et s’acheminait rapidement vers la tombe. Son destin était de mourir jeune. Elle s’éteignit à dix-neuf ans, moins de quatre mois après son mariage.

Cette mort si rapide plongea M. Frigon dans une cruelle inquiétude. Il se demandait si sa femme n’était pas atteinte du même mal qui avait emporté sa sœur et son père. Alors, il consulta un médecin qui, après une entrevue, conseilla un examen aux rayons X. L’appareil révéla des lésions au poumon gauche. L’homme de l’art déclara alors que la maternité serait probablement fatale à la jeune femme et qu’il importait de l’éviter. Il recommanda un repos presque complet, un régime alimentaire substantiel et, autant que possible, la vie au grand air, au soleil. Malheureusement, l’on était à la fin de l’automne, à l’époque où il faut s’enfermer. De plus, l’état de la mère de M. Frigon nécessitait des soins continuels. En dépit de son désir de la garder chez lui, de la voir chaque jour, M. Frigon se décida à regret de l’envoyer à l’hôpital car il se rendait compte que sa femme s’épuiserait vite à la soigner. M. Frigon était très attaché à sa mère et ce fut un moment très pénible pour lui que celui où l’ambulance vint la chercher et l’emporta. L’état de la vieille malade était plus grave qu’on le supposait et elle mourut un mois plus tard. Elle fut inhumée à Montréal à côté de son mari. Ce deuil, bien que prévu depuis quelque temps, affecta douloureusement M. Frigon. Désormais, il se trouvait seul avec sa femme, elle-même tuberculeuse.

Si le vent faisait tomber une branche morte sur le sol, M. Frigon la ramassait et la sciait pour son poêle, mais de lui-même, jamais il n’aurait coupé ni enlevé le plus petit rameau. Les arbres poussaient où ils voulaient et comme ils voulaient. Il n’intervenait pas. La nature était libre de suivre son cours.

Alors qu’il avait acheté l’emplacement sur lequel il avait fait construire sa maison, il existait sur cette pièce de terre une vieille habitation en bois plus que centenaire. Au lieu de la démolir, de la faire disparaître pour rendre sa propriété plus propre, M. Frigon qui, pourtant, n’en avait nullement besoin, l’avait restaurée et chaque été, il y faisait quelque réparation. Une année, il lui posait un nouveau toit afin de remplacer l’ancien qui était crevé ; une autre, c’était le solage qu’il refaisait à neuf, plus tard, c’était une nouvelle cheminée qu’il construisait. Presque chaque été, il exécutait des travaux importants. À travers les branches des saules entourant la propriété, les voisins le voyaient un dimanche matin dresser son échelle à côté de la vieille maison et, en salopettes brunes et en chemise négligée, monter sur le toit pour remplacer la cheminée. Lentement, posément, il plaçait ses briques, les reliait avec le mortier qu’il avait préparé et, pendant que la population assistait aux offices religieux à l’église, M. Frigon, lui, érigeait une nouvelle cheminée sur sa vieille maison. Apparemment, il connaissait tous les métiers. Chez lui, il était charpentier, maçon, briqueteur. Et cette vieille demeure, il la louait une piastre par année à un peintre infirme, un manchot, âgé de près de soixante ans qui vivait là seul. C’était un caprice de M. Frigon, une charité qu’il faisait à un pauvre diable. Mais jamais les deux hommes ne se parlaient si ce n’est lorsque le peintre payait son loyer au propriétaire.

C’était là son caractère. C’était un silencieux. En quinze ans, il avait, à trois reprises, échangé quelques phrases avec son voisin de droite ; jamais il n’avait adressé la parole à celui de gauche. À faire sa petite vie casanière, solitaire et tranquille, M. Frigon ne dépensait pas par année le quart de son salaire. Ainsi, il réalisait de fortes économies, faisait des placements avantageux, sans risques, et possédait maintenant un montant imposant, se sentait indépendant. Néanmoins, il continuait de demeurer dans son ermitage, de se rendre chaque jour à son bureau, de tondre pendant la belle saison le gazon de sa pelouse, de réparer la vieille maison en bois dont il n’avait aucun besoin et de scier son bois à l’automne. C’était là son existence.

Il vivait la vie quotidienne, terre à terre, sans caprices, sans rêve, sans désirs, une vie uniforme, terne, monotone, de laquelle toute fantaisie, tout imprévu étaient exclus. En arrivant chez lui le soir à six heures, il enlevait ses vêtements de ville, revêtait une vieille culotte et une chemise négligée, soupait en face de sa compagne tuberculeuse et, le repas fini, allumait sa pipe, prenait sa tondeuse et rasait l’herbe en fumant. Lorsqu’il faisait sombre, il entrait. Assis chacun sur sa chaise, les deux époux se faisaient face en silence, comme deux portraits accrochés au mur. L’horloge égrenait son interminable et monotone tic tac. Dans cette maison, elle donnait l’impression d’être le seul être vivant. Lorsqu’il se couchait, M. Frigon s’endormait en se mettant la tête sur l’oreiller, pour ainsi dire, mais sa femme restait très longtemps sans pouvoir plonger au repos. Elle songeait à sa maladie, à la tuberculose, dont elle était atteinte, à la tuberculose qui avait emporté son père et sa sœur Lilliane. Avec effroi, elle sentait la menace qui planait sur elle. La mort lui inspirait une peur irraisonnée, lui faisait horreur. Alors, elle restait là, étendue dans son lit, agitée de pensées lugubres et ne pouvant réussir à s’endormir. Souvent, à ces moments, elle aurait désiré prendre un somnifère, mais le jour arrivé, elle ne pouvait se décider à s’en procurer, car elle redoutait ces drogues. Lorsqu’elle s’éveillait dans la nuit, elle ne pouvait presque pas réussir à se rendormir et elle se levait le matin fatiguée, épuisée. Si les nuits étaient pénibles, que dire des interminables journées de pluie alors qu’elle était forcée de rester enfermée dans sa maison ? Il lui semblait alors qu’elle avait le cœur recroquevillé et se sentait infiniment malheureuse. Dans ces longues heures, elle ne pensait qu’à la mort et les images de son père et de sa sœur disparus semblaient lui tenir compagnie dans la maison silencieuse.

L’hiver s’écoula lentement. Suivant la recommandation du médecin, Mme Frigon passait la plus grande partie de sa journée étendue dans une chaise longue dans son living-room. Toutefois, elle négligeait son régime et au lieu de viandes riches et saignantes, se nourrissait de conserves. Et son mari devait faire de même. Ensuite, après son frugal souper, il allumait sa pipe et fumait en silence toute la soirée en pensant à des choses…

Ah ! ce n’était pas une vie excitante, mais elle convenait à ces deux êtres.

Au printemps, lorsque le chaud et vivifiant soleil eut commencé à faire sortir les bourgeons, à faire naître la végétation, Mme Frigon installa sa chaise longue sur la pelouse en avant de la maison et elle passait presque toute sa journée là, sans remuer, ne se levant que pour se préparer un léger repas. Elle savait qu’il lui fallait ménager ses forces, limiter ses activités au minimum et alors, elle restait de longues heures dans sa chaise, sans bouger. Lorsque son mari arrivait par le train de six heures, l’homme et la femme soupaient de conserves que celle-ci apprêtait en cinq minutes. Le repas terminé, M. Frigon prenait sa tondeuse et se mettait à raser le gazon de la pelouse. Il travaillait posément, lentement, sans jamais se hâter. Le bruit monotone de sa mécanique informait les voisins qu’il prenait son exercice quotidien. Son petit canot rouge qu’il avait monté sur la côte l’automne précédent et avait mis à l’envers à côté de la clôture était encore au même endroit. M. Frigon paraissait avoir renoncé au canotage.

Chaque jour, après le départ de son mari, Mme Frigon s’installait au soleil dans sa chaise longue et elle passait là les longues heures de la journée. Elle était malade, elle était tuberculeuse et elle savait que si elle voulait vivre, il lui fallait éviter toute besogne, tout effort. Alors, elle se rattachait désespérément à la vie et elle demeurait étendue dans sa chaise longue.

Certes, il y a des vies plus mouvementées, plus excitantes que celle-là, mais il faut prendre ce que l’on a et elle subissait patiemment sa destinée. À certaines heures, elle se disait qu’elle aurait aimé à avoir des enfants, mais le médecin l’avait prévenue que la maternité lui serait fatale. Alors, elle en avait fait son sacrifice.

Il y avait maintenant près de huit ans que M. et Mme Frigon étaient mariés. Il n’y avait jamais eu de grand amour ni d’ardente passion dans leur vie. Tout simplement, ils étaient deux compagnons qui faisaient ensemble le voyage terrestre. Certes, ce n’était pas une aventure excitante, mais ils ne voulaient pas d’une existence comme celles que nous montrent les cinémas. Eux étaient satisfaits de leur vie tranquille et n’aspiraient à rien de plus, si ce n’est à la santé.

La seule distraction que s’accordait Mme Frigon était une petite réception qu’elle donnait une fois par été, dans son jardin, pour quatre ou cinq voisines. Vêtue d’une petite robe bleue très simple — car le bleu convenait admirablement à son teint de blonde — elle servait alors des gâteaux, de la crème glacée et une tasse de thé à ses invitées. Lorsque celles-ci retournaient chez elles, il s’écoulait douze mois avant qu’elles reviennent.

Deux ou trois fois par été, M.  et Mme Frigon sortaient de leur ermitage et faisaient une courte promenade d’une vingtaine de minutes sur la route, en face du lac. Et alors, l’épouse s’appuyait au bras de son mari, son fidèle soutien. C’était là ses seules sorties de l’année.

À la fin du printemps de cette année-là, Estelle qui avait épousé M. Léopold Boisvert vint un dimanche passer la journée chez sa sœur en compagnie de son mari. Sa figure, sa démarche, ses attitudes laissaient clairement voir qu’elle était loin d’être bien. Comme question de fait, elle était extrêmement faible, minée par la maladie de la famille, la tuberculose. Ce qu’il y avait de plus triste dans son cas, c’est qu’elle avait deux enfants, deux fillettes de six et sept ans, et qu’elle risquait fort de les contaminer, de leur donner le germe de son mal en demeurant avec elles. Le médecin lui avait donné un sévère avertissement. Lui parlant gravement, il lui avait déclaré qu’il serait infiniment préférable de se séparer pour quelque temps des petites. Avec insistance, il lui avait conseillé d’aller faire un séjour dans un sanatorium, d’aller tenter une cure possible à Sainte-Agathe, dans les Laurentides. Elle n’avait pu accepter cette idée, se résoudre à cette mesure. Pour sûr, qu’elle s’ennuierait à la mort loin de sa famille, au milieu d’étrangers. Alors, elle et son mari avaient songé à ce qu’elle aille passer l’été chez Mme Frigon.

— Mais oui, viens-t’en ici. Tu te reposeras, je te soignerai et ton mari pourra venir te rendre visite chaque dimanche, déclara sa sœur.

M. Frigon approuva d’un signe de tête.

Et c’est ainsi que Mme Boisvert vint s’installer pour l’été dans l’ermitage de M. et Mme Frigon.

Tous les jours, à travers les branches touffues des saules entourant la propriété, les voisins apercevaient les deux sœurs, deux têtes blondes, étendues sur des chaises longues, au soleil, en avant de la maison. Elles passaient là des heures entières sans bouger.

Estelle était malade, bien malade. Elle s’en rendait compte et elle avait perdu tout courage, tout espoir de revenir à la santé. Lorsqu’elle reposait silencieuse, elle songeait à ses enfants dont elle était séparée. Qu’allait-il arriver ? L’avenir lui paraissait bien sombre. Toutefois, son mari venait chaque dimanche passer la journée près d’elle.

Les semaines s’écoulaient et Estelle devenait de plus en plus faible. Sa sœur s’efforçait de l’encourager, de lui remonter le moral. Le médecin qui venait de temps à autre paraissait cependant pessimiste.

Vers le milieu de l’été, Estelle reçut un jour une lettre. C’était une note anonyme l’informant de la trahison de son mari. À sa lecture, sa figure prit une expression infiniment douloureuse. L’auteur de cette nouvelle — une femme à n’en pas douter — lui mandait qu’on rencontrait chaque soir M. Boisvert en compagnie d’une jeune fille employée au même magasin que lui. La malade gardait le feuillet dans sa main tremblante et c’était comme si elle eût tenu un objet qui lui aurait brûlé les doigts. Après quelques minutes, elle l’enfonça dans la poche de son manteau, mais elle le reprit un moment après et le relut de nouveau. C’était comme une gorgée de poison qu’elle avalait. Dans sa chambre, le soir après le souper, elle relisait encore la lettre, et c’était comme une autre dose de poison qu’elle ingurgitait. Cette lecture lui faisait du mal, mais néanmoins, elle reprenait la note voulant se faire souffrir davantage, se torturer encore. Elle était comme un tortionnaire qui s’acharne après sa victime. Et pendant ce temps, elle entendait par sa fenêtre le bruit monotone de la tondeuse que poussait lentement son beau-frère en fumant sa pipe. Celui-là, elle le savait, n’avait pas de soucis ni d’ennuis ; il ne connaissait ni les drames ni les tragédies qui remplissent les existences humaines. Lui, il vivait dans la paix et la tranquillité. Chaque matin il se rendait à sa maison d’affaires et, le soir, après son souper, en vêtements négligés, il tondait lentement le gazon de sa pelouse en fumant la pipe. Les émotions étaient rares dans sa vie. Son petit canot rouge était toujours couché à l’envers le long de la clôture. Il l’avait oublié.

Le dimanche, lorsque M. Boisvert fit son apparition, sa femme lui demanda :

— Comment t’arranges-tu à la maison ?

— Pas trop mal. Évidemment, ce n’est pas comme lorsque tu es là, répondit le mari d’un ton dégagé.

— Puis, penses-tu à moi quelques fois ? ajouta-t-elle d’une voix qui voulait paraître enjouée.

— Tu sais bien que je pense à toi chaque matin et que j’appelle de tous mes vœux le jour bienheureux où tu reviendras à la maison.

— Vrai ? Bien vrai ?

Et ce disant, elle mit la main dans sa poche de manteau.

— Tiens, lis donc ça, dit-elle en lui tendant la lettre.

Intrigué, il se mit à lire pendant qu’elle l’observait afin de voir la répercussion sur sa figure. Il paraissait tout surpris, tout troublé. Une minute, il garda le silence, se demandant ce qu’il allait dire, quelle explication il pourrait fournir.

Alors, comme pour attester de la véracité de la lettre, la jeune femme, d’un faible geste, indiqua un cheveu noir qui se détachait sur le revers du veston gris pâle de l’homme.

Puis, comme le mari paraissait maintenant tout stupide :

Tu aurais bien pu attendre que je sois morte pour agir ainsi, fit l’épouse trahie.

D’un geste rageur, l’homme saisit le cheveu accusateur et le jeta sur le sol. Quelques minutes plus tard, après un bref adieu, il retournait à la ville. Il ne devait pas la revoir vivante.

En quelques jours, elle avait glissé dans la mort.

Sans revolver, sans couteau, ni poison, l’auteur de la lettre anonyme — sûrement une femme — avait, sans danger pour lui, tué de loin une pauvre malade, mère de deux enfants.

Cette fin si triste affecta péniblement Mme Frigon. Déjà, deux de ses sœurs avaient payé leur tribut à la fatalité qui pesait sur la famille, la redoutable tuberculose dont elle était atteinte elle-même, qui la menaçait. Consulté, le médecin, après un sérieux examen, déclara qu’il n’y avait pas de danger immédiat mais qu’il fallait être très prudente, éviter tout effort, toute fatigue, profiter du grand air, du soleil. Mais lorsqu’elle s’étendait dans sa chaise longue en avant de la maison, Mme Frigon avait toujours devant les yeux la vision de sa sœur Estelle, qui avait vécu trois mois avec elle et qui était partie si vite. Certes, être malade, se voir mourir, c’est triste, mais de se savoir trahie par son mari, c’est atroce, et Mme Frigon éprouvait maintenant un dégoût sans nom pour son beau-frère.

L’été s’acheva lentement. Tous les soirs, suivant son habitude, M. Frigon après son souper endossait ses vieux vêtements, allumait sa pipe, prenait sa tondeuse, et lentement, sans hâte, rasait le gazon de sa pelouse. Souvent même, il faisait sombre et les voisins entendaient le bruit monotone de sa mécanique.

Au commencement de l’automne, il avait toujours quelques réparations à faire à sa vieille maison en bois. Une année les cadres des fenêtres étaient pourris et il fallait les remplacer. Il exécutait tous les travaux lui-même et sans aide. Invariablement, il se mettait à l’œuvre le dimanche matin et fournissait une bonne journée de travail. Cette besogne manuelle chassait l’ennui. Son canot rouge gisait toujours à l’envers le long de la clôture.

À vivre modestement dans son ermitage, sans jamais faire une extravagance, M. Frigon était maintenant, pour le reste de ses jours, à l’abri de toute éventualité. La guerre, la dépression pouvaient venir, elles ne lui inspiraient aucune appréhension. Évidemment, il n’était pas millionnaire, mais il avait acquis une aisance très confortable. À sa place, un autre aurait dételé, aurait abandonné sa besogne et se serait installé pour la vie dans un grand hôtel où il aurait eu tout le confort voulu, tout le service nécessaire ; ou encore, il serait allé passer les hivers en Floride et les étés dans les montagnes. Même, il serait parti pour un voyage, une série de voyages qui lui auraient fait voir tous les pays du globe et qui n’auraient pris fin qu’à sa mort. Non, ce n’était pas cela qui leur convenait à ces deux êtres sédentaires. Ils voulaient rester chez eux.

Le printemps qui suivit la mort d’Estelle l’on apprit que Simone qui avait épousé M. Léon Fanel paraissait à son tour terrassée par la maladie. Sur les conseils du médecin, elle était partie pour Saranac Lake, dans les montagnes Adirondacks, où se rendaient une multitude de malades, espérant trouver là la guérison. On lui avait recommandé une pension, Mount Pleasant Farm, établissement dirigé par un fermier. M. Fanel avait écrit pour demander des informations. On lui avait répondu disant que les malades prenaient leurs repas à la ferme et couchaient dans des cabines individuelles possédant toutes les commodités possibles. La pension, disait-on, était simple et saine : la viande fraîche, des œufs, des légumes, du lait chaud, etc. Simone fut donc dirigée vers Mount Pleasant Farm. À son arrivée, le patron lui assigna une étroite cabine renfermant à peine le nécessaire et lui remit un feuillet imprimé, espèce de prospectus qui renfermait les règlements de l’établissement. L’un de ceux-ci était que la pension était strictement payable d’avance.

Dès le premier jour, Simone fut déçue. La nourriture était médiocre. La viande était de seconde qualité, les légumes que, d’après le feuillet de publicité, on aurait supposé avoir été cultivés sur la ferme, étaient des conserves achetées au village tous les deux jours ainsi que les œufs. Quant au lait, il était réellement chaud, non de la vache qu’on venait de traire, mais parce qu’on l’avait mis dans un récipient sur le poêle après le passage du laitier.

Néanmoins, la nouveauté du décor, le charme de la campagne et les connaissances que fit Simone lui firent accepter pendant quelque temps les odieuses tromperies, la répugnante exploitation du patron. À ce moment, il y avait une quinzaine de malades âgés de vingt à trente-cinq ans, qui occupaient de petites cabines presque contiguës les unes aux autres. Après le déjeuner, la plupart des malades faisaient la sieste au soleil dans la chaise longue qu’on leur louait une piastre par semaine. L’après-midi, l’on faisait généralement une promenade en groupe, mais quelques pensionnaires plus faibles que les autres, restaient assis devant leur cabine, enveloppés dans une couverture bigarrée, immobiles comme des momies et paraissant déjà figés dans la mort. D’autres jetaient parfois un regard indifférent, détaché, sur la route qui ne mènerait qu’à leur tombeau.

Dans cette triste pension, véritable antichambre de la mort, des idylles se nouaient assez fréquemment entre de pauvres êtres qui n’avaient pas plus de six mois à vivre. Le dénouement ne tenait jamais du roman. Tantôt, l’un des amoureux retournait dans sa famille parce qu’il n’avait pas les ressources voulues pour rester plus longtemps dans cette infirmerie ; d’autres, désespérant de trouver la guérison à cet endroit, partaient avec l’idée de la chercher ailleurs ; quelques-uns laissaient la pension dans leur cercueil.

Dans le moment, c’était un architecte de Boston qui s’était épris d’une jolie brune qui avait été employée pendant cinq ans dans les bureaux d’une compagnie d’assurance de New-York. On les voyait toujours ensemble ; ils ébauchaient des projets pour plus tard. Ils s’étaient promis de s’épouser aussitôt qu’ils seraient guéris. Ils avaient cet espoir, cette illusion.

Quelques jours après l’arrivée de Simone, un nouveau pensionnaire s’enregistra au Mount Pleasant Farm. C’était un photographe de vingt-quatre à vingt-cinq ans qui venait d’une petite ville du Vermont. Dès qu’il aperçut la jeune femme, il fut charmé, conquis. Tout de suite, il s’attacha à elle, marchant à son côté dans les promenades à travers la campagne, se plaçant près d’elle à table, faisant la sieste en sa compagnie dans la matinée. La sympathie et l’admiration qu’il témoignait à la blonde malade lui étaient fort agréables et elle prenait un grand plaisir à l’entendre causer. En quelques jours, cet étranger avait mis dans sa vie une joie comme elle n’en avait jamais éprouvé jusque là, qui la faisait presque défaillir.

Un soir, après le souper, il lui demanda si elle ne ferait pas une courte promenade. Tout de suite, elle mit son chapeau et ils s’éloignèrent sur la route sablonneuse, bordée de pins. Bientôt, cependant, elle se sentit lasse et ils s’assirent sur une grosse pierre. Longtemps, ils causèrent, éprouvant une joie profonde à être ainsi l’un près de l’autre dans la nuit tombante.

— Il faut retourner, dit-elle.

Ils se levèrent et, lentement, en se tenant par la main, revinrent sur la route de sable. L’obscurité avait envahi la contrée. À cette heure trouble, le jeune homme paraissait exalté et Simone était émue. Avant de se quitter, ils s’arrêtèrent un moment, ne pouvant se décider à se séparer. Levant sa tête vers sa compagne, et la regardant avec une espèce d’adoration, l’homme parla :

« Lorsque je vous ai aperçue, avec votre tête blonde », dit-il, « c’était comme une bonne nouvelle qui m’arrivait. J’ai éprouvé une joie, un bonheur difficiles à exprimer. Je sentais que je venais de rencontrer quelqu’un avec qui je pourrais parler, sympathiser, à qui je pourrais confier mes pensées intimes. C’était comme la première fleur du printemps qui m’apparaissait, comme une étoile que je voyais s’allumer au ciel. Impossible de vous dire tous les sentiments qui ont surgi en moi pendant les premières minutes que je vous ai vue. Jamais je n’avais ressenti quelque chose de semblable. »

Simone était faible, malade, mais elle écoutait avec ravissement ces paroles qui étaient pour elle comme un dictame merveilleux, qui faisaient disparaître son mal, qui étaient comme une caresse infiniment douce. De toute sa vie elle n’avait entendu rien de si délicieux, de si troublant. Son mari était déjà vieux lorsqu’il l’avait épousée ; il avait plus du double de son âge et il avait oublié les mots d’amour que l’on prononce au beau temps de la jeunesse, lorsque l’on a vingt ans. C’était un langage nouveau pour elle qu’elle entendait.

Le jeune homme s’était tu et avait pris la main de Simone mais ses paroles résonnaient encore dans tout son être, la faisaient vibrer d’un frisson voluptueux. Il pressait sa main dans la sienne en regardant ses yeux bleus, sa tête blonde. À cette heure unique dans sa vie, il oubliait presque qu’il était malade, que cette jeune femme l’était elle-même, que la rangée de cabines devant lui était remplie de tuberculeux venus de tous les points de la contrée, il vivait des minutes de fièvre, d’ivresse amoureuse. La nuit tiède, le silence les enveloppaient, les ténèbres couvraient la campagne. Le jeune homme pressait toujours la main de Simone, puis soudain, il l’attira à lui et ses lèvres ardentes se posèrent longuement sur les siennes. Embrasée, elle frémit de la tête aux pieds. Doucement, il l’entraîna vers la porte de sa cabine qu’il ouvrit et referma ensuite derrière eux. Dans cette chambre étroite, ils goûtaient un bonheur fabuleux, ils vivaient des minutes d’une félicité sans nom, ils étaient ravis dans une extase qui les emportait hors de la terre pendant que, dans les cases voisines, leurs compagnons lourdement appesantis sur leurs minces matelas étaient comme des condamnés à mort attendant leur dernière heure dans leur cellule.

Le beau rêve d’amour dura une semaine, puis une nuit, Simone se sentit si mal qu’elle crut qu’elle ne se rendrait pas jusqu’au matin, qu’on la trouverait morte dans sa cabine. Alors, elle fut prise d’une frayeur incontrôlable et elle ne put se rendormir. Les heures lui parurent interminables. Lorsque le jour parut, elle était d’une faiblesse extrême, mais tout de même, elle put se rendre à la pension tout près et demanda au patron de la conduire à la gare afin de prendre le train du matin pour retourner chez elle, car elle ne voulait pas mourir dans cette triste cabine, dans ce pays étranger. À sept heures, sans avoir eu ni le temps, ni le courage, ni la force de dire adieu à son ami, elle prenait place dans un wagon et trois heures plus tard, elle arrivait à Montréal.

— Conduis-moi chez Élise, dit-elle à son mari en entrant chez elle. Immédiatement, il fit venir une voiture.

— Je viens te demander l’hospitalité pour quelque temps, dit-elle à sa sœur lorsque le taxi la déposa devant l’ermitage de M. et Mme Frigon.

Épuisée, à bout de forces, elle se laissa choir sur une chaise longue placée sur la pelouse. Sa sœur s’empressa, lui apporta une tasse de bouillon pour la réconforter. À cette heure, elle était une vraie loque.

Le soir, lorsque M. Frigon arriva, il ne marqua aucune surprise, aucune joie, aucune contrariété de voir sa belle-sœur. Simone était très faible et le repas fut silencieux.

Étendue dans son lit après le souper, Simone entendait le bruit monotone de la tondeuse que poussait lentement son beau-frère en fumant sa pipe.

C’est ainsi qu’il prenait la vie.

De nouveau à travers les branches feuillues des vieux saules entourant la propriété de M. Frigon, les voisins apercevaient deux têtes blondes reposant sur des chaises longues installées sur la pelouse.

Chaque matin après le déjeuner et le départ de M. Frigon, les deux sœurs s’installaient au soleil et passaient des heures sans bouger, tels des mannequins.

Simone faiblissait toujours graduellement.

Vers la fin de septembre de grandes volées d’oiseaux migrateurs passaient au-dessus de la maison, au-dessus des malades, exécutaient de rapides évolutions dans le ciel bleu et disparaissaient dans le lointain. Chaque jour, des centaines et des centaines d’oiseaux traversaient ainsi la campagne et s’en allaient vers des climats plus tempérés. Simone regardait leur vol, les suivait en imagination, mais au fond, elle savait que lorsqu’elle partirait elle-même, ce serait pour aller dans la terre. Ces oiseaux, elle ne les reverrait pas la saison prochaine.

Parfois, elle songeait au jeune ami qu’elle avait laissé à Saranac Lake et se demandait ce qu’il devenait. Près d’elle, il avait repris confiance, mais après son départ, après l’avoir perdue, peut-être s’était-il laissé aller au découragement et avait-il déjà trouvé la fin de ses maux. Elle-même devenait de plus en plus faible.

Lorsque la nuit, l’horloge sonne lente et grave dans la maison silencieuse et que quelqu’un est très malade dans une chambre, on se demande si ce n’est pas la voix qui annonce la fin, la dernière heure, le dernier moment. Chaque coup du timbre résonne jusque dans les entrailles. On sent que quelque chose d’inexorable, d’inéluctable, de fatal va se produire.

Cette voix de l’horloge, Mme Frigon l’entendait souvent tinter alors qu’elle s’éveillait et, à chaque fois, elle était prise d’une terreur, d’un affolement sans nom, se demandant si sa sœur ne venait pas de mourir. Puis, elle entendait sa toux dans la chambre à côté. Alors, elle reprenait un peu de calme, sachant que le terme de cette existence était encore à venir.

Les derniers oiseaux migrateurs étaient partis, avaient cessé de survoler la campagne. Les arbres étaient nus et, après avoir jonché le sol de leurs feuilles mises en tas dans les jardins ou au bord du lac, elles brûlaient en répandant une odeur qui était comme le parfum de l’automne et qui soulevaient dans l’air de lentes volutes de fumée bleuâtre.

Et après avoir langui pendant des semaines et des jours, Simone s’éteignit et s’en alla au cimetière.

Mme Frigon était maintenant la seule survivante des quatre filles de la famille. Tour à tour, elle avait vu partir Lilliane, Estelle et Simone, toutes emportées par l’impitoyable tuberculose. Elle-même souffrait du même mal. Quand viendrait son tour ?

Quelque temps après la mort de Simone, il survint un incident à l’ermitage de M. Frigon. Intrigué de ce qu’il n’avait pas aperçu depuis quelque temps le vieux peintre qui occupait l’antique maison en bois qu’il réparait chaque année, le propriétaire s’avisa d’aller voir ce qui en était. En entrant dans la maison, il respira une forte odeur de corruption et de pourriture. Dans une chambre, il trouva le vieil homme étendu tout vêtu sur son lit. Il devait être mort depuis des jours, car son cadavre était dans un état de décomposition avancée et la figure ressemblait à un fromage à la crème bien mûr qui coule et se répand dans l’assiette.

Comme il n’avait pas de parents, la municipalité le fit enterrer à ses frais.

Pendant des mois le souvenir de Simone hanta l’imagination de Mme Frigon. À toute heure, elle la revoyait étendue, faible, lasse et découragée dans sa chaise longue sur la pelouse. Cette vision était entrée dans son cerveau et était devenue une véritable obsession. La nuit, lorsque l’horloge sonnait lentement les heures dans la maison silencieuse, elle revoyait Simone et il lui semblait qu’elle allait l’entendre tousser. Souvent, elle restait plus d’une heure sans pouvoir se rendormir.

M. Frigon, lui, ne manifestait aucun trouble. Le matin, il partait pour la ville et le soir, il fumait silencieusement sa pipe pendant que sa femme lui tricotait une paire de chaussettes. Parfois, elle lui demandait si la couleur lui plaisait. Elle lui plaisait toujours.

Cet hiver-là parut très long, mais comme toutes les saisons, les jours succédant aux jours, il prit fin. Le printemps revint. Avec le beau soleil, Mme Frigon installa de nouveau sa chaise longue sur la pelouse. La mort de ses trois sœurs l’avait fort impressionnée et elle se demandait chaque jour si ce ne serait pas là son dernier été. Sa vie était faite de craintes et d’angoisses.

M. Frigon s’était remis à tondre le gazon de la pelouse. Chaque soir, après le souper, les voisins regardant entre les branches feuillues des vieux saules, l’apercevaient, vêtu d’une vieille culotte et d’une chemise négligée poussant son instrument en fumant sa pipe. Pendant longtemps ils entendaient le bruit monotone de sa mécanique. Son petit canot rouge achevait de pourrir à côté de la clôture. Les jours, les semaines, les mois passaient, s’écoulant lentement, toujours monotones. Chaque jour ressemblait à celui de la veille. Les saisons se succédaient. Aucun événement ne se produisait. Il y avait maintenant deux ans, puis trois, que Simone était morte et Mme Frigon était toujours vivante. Certes, elle prenait bien soin d’elle, évitait toute fatigue, passant de longues heures étendue dans sa chaise longue. Il lui semblait que ces jours qu’elle vivait ainsi étaient un répit avant l’issue fatale, inéluctable. Parfois, elle avait l’impression que c’était du temps qu’elle volait à la mort.

Comme depuis leur mariage, son mari partait chaque matin pour la ville et il revenait le soir. Et suivant son habitude, suivant le rite établi depuis longtemps, il continuait de tondre le gazon de sa pelouse, poussant lentement sa mécanique dont on entendait le bruit monotone. Bien que sa vieille maison en bois fût maintenant inhabitée, il l’avait néanmoins, par un beau dimanche, blanchie à la chaux.

Il y avait environ vingt ans que M. et Mme Frigon étaient mariés. Ils avaient vieilli aux côtés l’un de l’autre. La destinée de Mme Frigon n’était pas d’être emportée par la tuberculose comme ses sœurs. Un jour que le soleil était très ardent, elle eut l’idée de sortir son linge de lit : oreillers, draps, couvertures, afin de les faire aérer. Elle les étendit donc sur la corde en arrière de sa maison. Ensuite, comme chaque après-midi, elle s’étendit dans sa chaise et s’endormit comme la chose lui arrivait souvent. La chaleur était telle que, sans s’en rendre compte, elle transpira fortement. Pendant son sommeil, le temps changea brusquement. Lorsqu’elle s’éveilla, il tombait de larges gouttes de pluie. En un rien de temps, ce fut une averse torrentielle. Mme Frigon entra dans la maison à la course, puis, tout à coup, elle pensa à son linge de lit. Voulant éviter qu’il ne fût tout trempé, particulièrement les oreillers, elle se précipita à l’arrière de sa maison pour les rentrer. Mais il pleuvait si fort qu’elle fut elle-même toute pénétrée par ce déluge. De plus, la hâte qu’elle avait apportée à mettre sa literie à l’abri et l’effort qu’elle avait dû faire, effort auquel elle n’était pas habituée et surtout le mécontentement qu’elle éprouvait du fait de cet incident, l’avaient laissée comme écrasée de fatigue. Elle s’affaissa sur un canapé afin de se remettre un peu de sa lassitude. Soudain, elle se sentit glacée. Elle se leva alors pour changer de vêtements. Le soir, elle avait un peu de fièvre. Alors, elle crut que le remède serait une tasse de thé. Le lendemain, elle était plus mal et ne put se lever pour préparer le déjeuner de son mari. Lorsque ce dernier revint le soir, sa femme était consumée par la fièvre. En toute hâte, il alla chercher le médecin qui prescrivit un calmant et annonça qu’il reviendrait le lendemain. Cette fois, il constata qu’il s’agissait d’une pneumonie. La faible constitution de la malade fut cause que son état empira rapidement et qu’elle mourut au bout de huit jours. M. Frigon voulut qu’elle fût enterrée à Montréal, là où reposaient son père et sa mère, là où il dormirait un jour avec eux son dernier sommeil.

En revenant du cimetière et avant de se rendre à la gare pour retourner chez lui. M. Frigon qui se sentait très las arrêta à une pharmacie avec l’intention d’y acheter un flacon de sel dont il prenait une dose lorsqu’il avait la tête fatiguée. Il entra donc dans l’établissement et, en se dirigeant vers le comptoir, aperçut à côté de lui un petit homme à cheveux blancs coiffé d’un chapeau melon et vêtu d’un lugubre et ridicule complet noir. Surpris, il se tourna légèrement pour mieux voir le singulier personnage. Il s’arrêta stupéfait, car c’était sa propre image qu’il voyait dans la grande glace du magasin. Tout troublé, il avait peine à se reconnaître car jamais il ne s’était vu ainsi ; jamais il ne s’était vu si vieux, si chétif, si pitoyable. Alors, dans une brève et soudaine éclaircie de son jugement, il eut la terrifiante révélation de la misère, du vide, du néant de sa vie. Ce fut comme si un voile qui obscurcissait son cerveau s’était brusquement déchiré et que, pour la première fois, il voyait les choses telles qu’elles sont. Devant cette lamentable vision de lui-même, il réalisa que toute son existence s’était écoulée sans une joie, sans un contentement, sans un plaisir et il eut la certitude qu’il en serait toujours ainsi jusqu’au jour où il irait rejoindre sa triste compagne dans la terre, aux côtés de son père et de sa mère. Et il comprit que lorsqu’il serait couché dans son cercueil, il ne serait pas plus mort qu’il ne l’avait été dans la vie puisqu’il ignorait même ces grossières satisfactions que connaissent les plus ignorants et les plus pauvres des êtres humains. Il avait vécu comme s’il avait été un automate. Ses sens, ces dons admirables que la nature nous a faits, il les avait ignorés, les sens qui nous ouvrent des paradis plus merveilleux que ceux que nous promettent toutes les religions. Il avait passé dans la vie en automate. Pendant toutes les années enfuies, il avait amassé et entassé de l’argent. Il avait plus de cent mille piastres dans son coffret de sûreté, mais cet argent lui était parfaitement inutile, aussi inutile qu’un tas de feuilles mortes. Alors que la plupart des hommes se démènent, se battent farouchement pour en acquérir, pour se l’arracher les uns aux autres, son argent à lui, lui était venu facilement, sans effort, mais il n’avait pas su s’en servir. Il n’avait su profiter de rien, absolument de rien. Pendant plus de trente ans, ses journées s’étaient écoulées à travailler dans un bureau d’affaires, à signer et à recevoir des chèques, à remettre et à encaisser des obligations ; ses loisirs, l’été, avaient été occupés à tondre le gazon de sa pelouse et à réparer une vieille maison dont il n’avait aucun besoin, l’hiver, à fumer silencieusement sa pipe dans sa vaste maison où ne retentissait jamais un éclat de rire, et ses soirées et ses nuits s’étaient passées aux côtés d’une femme malade, tuberculeuse…

Comme il se contemplait ahuri et stupide devant la glace, deux jeunes et jolies filles entrèrent dans la place. Elles étaient gracieuses, enjouées, apparemment insouciantes et rayonnantes de santé. En bavardant, elles prirent place chacune sur un haut tabouret devant le comptoir des rafraîchissements et commandèrent une tasse de café et un gâteau. M. Frigon les regarda et vit leur grâce et le charme de leur jeunesse. Il lui sembla que c’était la première fois qu’il arrêtait les yeux sur des créatures agréables et plaisantes à voir. De nouveau, il aperçut le portrait de ce petit vieux aux cheveux blancs, coiffé d’un chapeau rond et portant un vêtement de deuil. Alors, devant l’irrémédiable désastre de toute sa vie gâchée, il fut pris d’une indicible rage contre lui-même qui, par sa bêtise, sa stupidité n’avait su profiter de rien. Saisissant son chapeau melon, il le défonça d’un furieux coup de poing et le lança dans la rue par la porte ouverte pendant que les commis et les clients le regardaient se demandant s’il avait subitement été pris d’un accès de démence. Puis, il sortit en s’invectivant et en s’injuriant lui-même. Tout à sa colère, il allait comme un fou dans la rue. Sans se rendre compte de ce qu’il faisait, il voulut la traverser. Dans son aveuglement, il ne vit pas un taxi qui venait à une grande vitesse et qui le heurta avec violence. Le petit homme à cheveux blancs, vêtu de noir, fut projeté à vingt pieds et sa tête frappa le pavé avec force. Des passants et le chauffeur de la voiture accoururent pour lui porter secours, mais il était déjà mort, bon pour la morgue.

Pour les lecteurs qui ne seraient pas satisfaits de cette fin, je leur suggère celle-ci : Pris d’un immense dégoût de lui-même, M. Frigon sortit de la pharmacie, aperçut un taxi qui passait, le héla, et, au chauffeur qui lui ouvrait la portière, d’un ton impérieux il ordonna : Conduis-moi dans une maison de femmes.


UNE BELLE JEUNESSE


Un matin de janvier par un froid de quinze degrés sous zéro, une famille de sept ou huit personnes envahissait la salle d’attente de la gare du petit village de Fascettes. En entrant, la femme qui tenait un enfant d’une dizaine de mois dans ses bras, et tout son petit monde entourèrent la fournaise afin de se réchauffer.

— I fait moins frette qu’à la maison, déclara-t-elle d’un ton satisfait.

Comme la marmaille devenait plutôt bruyante, le chef de gare passant la tête dans le guichet aux billets demanda :

— Où allez-vous si à bonne heure ?

— À la ville, répondit la femme.

— Mais le train ne passe qu’à trois heures de l’après-midi et il est à peine neuf heures. Ça vous fait du temps à attendre.

— Je sais, mais il n’y a pas de feu à la maison et il est inutile de se laisser geler.

L’homme la regarda un moment. Il fut sur le point de dire : La gare n’est pas un refuge, mais il se retint et demanda simplement :

— Avez-vous l’intention de revenir ?

— Non. J’ai eu assez de misère ici. Je n’en aurai certainement pas plus ailleurs. Alors, j’aime mieux changer. Vous savez que mon mari est parti ?

— Non, je l’ignorais. Pour où est-il parti ?

— Vous pensez ben qu’il ne me l’a pas dit. Il est parti. Sûr qu’il ne nous a pas fait ses adieux avant de s’en aller. Il en avait assez de nous autres et il a sacré son camp sans même nous laisser une piastre. Heureusement que j’ai pu vendre nos quelques meubles.

— C’est bien triste, mais chacun doit porter sa croix, fit sentencieusement l’homme.

— Ben, j’aimerais mieux la porter en automobile qu’à pieds, riposta la femme.

Comme l’appareil télégraphique se faisait soudain entendre, l’opérateur courut écouter les signaux qu’on lui envoyait.

Juste à ce moment, le bébé se mit à pleurer.

— Tiens, Luce, prends cet argent et va chercher une bouteille de kik, fit la mère en mettant quelques sous dans la main de sa fille.

Et Luce, gamine de quatorze ans, s’en fut au restaurant voisin de la gare et revint avec la liqueur demandée. Tout de suite, la femme remplit le biberon de la petite qui braillait et lui donna la tétine. Goulûment, l’enfant se mit à boire. La bouteille passa ensuite de bouche en bouche, chaque membre de la famille en prenant une gorgée.

Comme la chaleur diminuait dans la pièce, la femme, comme si elle eût été chez elle, saisit la chaudière remplie de charbon et la versa dans la fournaise.

— Je m’imagine voir la tête que fera votre tante en nous voyant arriver, ricana la mère. Elle ne nous mettra toujours pas à la porte. Nous coucherons par terre, mais tout de même, nous n’aurons pas froid, ajouta-t-elle.

Après une attente de près de six heures, le train allant à la ville arrêta deux minutes à la petite gare et toute la famille y prit place, allant à sa nouvelle destinée.

— Je pense toujours à la gueule que fera votre tante en nous voyant apparaître, répéta la femme avec un rire sarcastique.

Cela était arrivé ainsi : un soir, un homme était entré à la maison du charpentier Botiron et avait causé avec lui. Soudain, celui-ci lui avait demandé : « Veux-tu acheter mes outils ? Je vas te vendre mon coffre pas cher. » Et en riant d’un mauvais rire, il avait ajouté : « Je vas te donner ma femme et mes enfants par-dessus le marché. Après cela, tu n’auras qu’à travailler pour les nourrir. »

Le lendemain, il était disparu et depuis on ne l’avait pas revu. Ce fut ainsi que la famine força la famille Botiron à déménager, à s’éloigner, à s’en aller ailleurs où le sort lui serait plus clément, espérait-elle.

Assis sur des banquettes en velours vert dans un wagon surchauffé, les membres de la famille Botiron goûtaient un bien-être et un confort qu’ils n’avaient jamais connus auparavant. Les plus jeunes ne tardèrent pas à s’endormir, mais Luce songeait. Elle évoquait les souvenirs de son enfance. De vrais beaux souvenirs en vérité. De ces souvenirs que l’on enchâsse pour ainsi dire afin de se réconforter dans les mauvais jours, des souvenirs qui embaument et ensoleillent toute la vie. Vraiment ! Des souvenirs de misère, de saleté et d’estomac criant famine. Le père paresseux, ivrogne et sans-cœur et la mère insouciante et sans dessein qui, chaque année, mettait un petit être au monde sans jamais songer à ce qu’il deviendrait plus tard.

L’avant-dernier de la famille était né sans peau. Sa chair était comme de la gelée. Il n’avait vécu que quelques minutes.

Du plus lointain de ses jeunes ans, elle se rappelait les continuelles et violentes disputes entre ses parents, les plus basses injures lancées réciproquement, parfois des coups.

Leur maison c’était une vieille remise que le père, charpentier, avait tant bien que mal convertie en habitation. Ce bâtiment sis à l’arrière des autres constructions de la rue, n’avait d’ouvertures que sur la façade. À côté, était ce qu’on aurait pu appeler le parc aux chiens, car il y avait toujours là une troupe de sept à huit chiens se disputant les faveurs d’une chienne et aboyant et jappant furieusement pendant des heures et des heures. Un jour, le maire du village en avait fait abattre six. En plus, il y avait une espèce de dépotoir où les habitants d’une petite rue voisine déposaient les cendres de leurs fournaises, les bouteilles, les boîtes de conserves vides, les os, les ferrailles et quelque matelas pourri et éventré qui perdait sa laine. Et tout près, il y avait des touffes d’herbe à la puce. Un été, toute la famille avait été infectée par ces plantes vénéneuses. Ah ! oui, une belle villa la demeure des Botiron !

Lorsque les enfants criaient qu’ils avaient faim, et la faim régnait éternellement dans cette maison, la mère leur répondait par la vieille rimette :

Si t’as faim
mange ta main,
garde l’autre pour demain,
mange ton pied,
garde l’autre pour danser.

Mais cela n’enlevait pas la faim qui grondait.

L’été, en compagnie de quelques gamines, Luce allait manger des cerises sauvages, le long des routes, des clôtures ou dans les champs et elle revenait la langue noire, pâteuse.

À l’âge de treize mois, son petit frère Oscar savait dire quatre mots : papa, maman, Jésus, caca.

Alors qu’elle avait trois ou quatre ans, un garçonnet de cinq ans lui avait dit : Montre-moé ton pipi et je te donnerai cinq cents. C’était le premier argent qu’elle avait gagné.

Lorsqu’il y avait un peu d’argent dans la maison, sa mère l’envoyait chercher une demi-livre de « béloné » pour le souper. « Dis au boucher de le trancher mince », recommandait-elle comme la petite passait la porte, mais Luce négligeait ou oubliait de donner au commis l’ordre de sa mère. Alors, lorsque celle-ci au retour de la fillette développait le petit paquet et voyait les tranches de saucisson plutôt épaisses : « Mais je t’avais ordonné de dire au boucher de les trancher minces », disait-elle d’un ton de reproche.

— Il y avait beaucoup de monde au magasin et il a dit qu’il n’avait pas le temps, répondait Luce.

— Ben, dans ce cas, toé pis Rosalba vous n’aurez que la moitié d’une tranche.

— Bon, mais j’ai faim, moi aussi, protestait Luce.

— Écoute, si tu gueules trop fort, tu n’auras rien du tout. Tu licheras le papier si tu veux.

Parfois, le saucisson était tranché si mince que les enfants avaient l’impression de mordre dans une feuille de papier. Puis l’on arrosait ce repas avec une bouteille de kik.

Ses petits frères étaient des voyous qui se tenaient aux abords de la gare, mendiant des sous aux passants et, par pure méchanceté et malice, lançaient des pierres aux voisins. Un jour, ils avaient brisé une grande vitre dans la montre d’un magasin et la compagnie d’assurance avait dû payer soixante piastres pour la faire remplacer.

Un été, Oscar, le plus âgé, avait décidé de jouer au bourreau. Alors, lui et son frère avaient érigé une espèce de potence à laquelle ils pendaient les chiens et les chats qu’ils pouvaient capturer. « De vrais monstres, ces enfants-là »,déclaraient les voisins.

Le coq du plombier et celui du cantonnier chef se battaient constamment. Toujours on les voyait se faisant face, bondissant l’un vers l’autre. Cela était devenu si fatigant qu’on avait fini par en tuer un pour faire cesser ces duels agaçants à voir.

Un jour, elle était montée dans l’échelle du sémaphore à la gare et quelques jeunes garçons réunis là la regardaient grimper. Alors, l’un d’eux avait crié d’un ton moqueur : « Luce n’a pas de poil ! Luce n’a pas de poil ! » Et la bande des gamins avait répété en chœur : « Luce n’a pas de poil ! » pendant que celle-ci dégringolait les échelons et, honteuse, s’enfuyait chez elle sous les quolibets des gars.

Étendue sur sa paillasse, elle entendait un soir un chien qui hurlait. Il avait hurlé tard, très tard. Même, l’on devait être plus qu’à la moitié de la nuit et il hurlait encore on ne savait pourquoi, dans les ténèbres, et l’empêchait de dormir. Au matin, elle avait appris que la maîtresse de la bête, une vieille femme de plus de quatre-vingt ans, était morte subitement cette nuit-là.

Elle était l’amie de la fillette du vidangeur et, chaque semaine, elle montait avec celle-ci sur le siège de la voiture alors que l’homme ramassait les ordures ménagères et vidait les poubelles malodorantes dans son wagon.

C’était là sa promenade.

Après avoir vidé sa charge, le vidangeur s’en retournait chez lui, assis droit sur son siège, la pipe au bec, guidant de la voix ses deux bêtes, un cheval bai et l’autre noir.

Parfois, lorsqu’elle allait chez le boucher chercher son éternelle demi-livre de « béloné », elle voyait une femme dont le mari travaillait dans une grande usine à un fort salaire, qui achetait un steak de choix ou un morceau de foie de veau et trois boîtes de nourriture de bébés, pour son chien.

— Elle vient chaque jour lui chercher son dîner, déclarait le boucher.

Et aux jours d’été, la femme emmenait sa bête au restaurant et la régalait d’une crème glacée et de chocolats. Le caniche était si gras, si lourd, qu’il avait de la peine à marcher et sa maîtresse devait fréquemment faire venir le vétérinaire pour le traiter.

Luce estimait que c’était un chien bien chanceux.

Par les soirs d’automne, la famille respirait l’odeur âcre de la fumée d’herbes vertes qu’on faisait brûler et le relent fétide laissé par le passage d’une mouffette.

Elle était allée deux ans à l’école des sœurs. Lors de la distribution des prix, elle avait reçu une image sainte et un bâton fort.

Un jour, elle avait été témoin d’une scène qui démontrait de façon fulgurante, l’inégalité du sort et des conditions de vie du riche et du pauvre. Un enfant de cinq mois, fils de l’hôtelier de l’endroit était mort. Alors, lorsqu’un cortège de vingt automobiles était parti du salon mortuaire pour se rendre à l’église pour le service des anges, un landau chargé de gerbes de lis, de mufliers blancs, de roses blanches et de muguets précédait le corbillard renfermant un petit cercueil blanc à moitié recouvert de couronnes de fleurs. À ce moment, bien que très jeune, elle s’était rendu compte que jamais ni elle ni aucun des siens ne s’en irait en terre avec une telle profusion de fleurs.

— Ben, ma vieille, avait déclaré la mère Botiron qui était avec sa fille, si je mourais ou si tu mourais, tout ce qu’on aurait, nous autres, ce serait un bouquet de pissenlits.

Un passant avait regardé la mère Botiron et, d’un accent de colère et de révolte, s’était exclamé : « Regardez donc ça ! » tandis que des deux mains, il faisait un geste indiquant ce bout de cercueil que l’on allait enterrer avec tant de luxe.

Au bureau de placement où la mère Botiron et Luce s’étaient rendues deux jours après leur arrivée à la ville, on leur remit une adresse où la fillette pourrait obtenir un emploi. Elles s’y rendirent immédiatement. C’était une maison à trois étages dans laquelle habitaient trois personnes : le père, la mère et le fils. Le père, M. Léon Pelle, occupait le sous-sol, la mère, Mme Alice Pelle avait ses appartements au rez-de-chaussée, tandis que le fils, Adrien Pelle, logeait au premier.

— Elle est jeune, elle n’a pas d’expérience, alors je ne peux pas payer un gros salaire, déclara la dame. Je lui donnerai huit piastres par mois.

La mère Botiron s’attendait à mieux mais elle accepta.

— Je viendrai chercher ses gages à la fin du mois, car c’est à moi que vous les paierez, déclara-t-elle. J’ai une nombreuse famille et je suis dans le besoin. C’est l’aînée et il faut qu’elle m’aide.

Luce entra donc en service chez la famille Pelle. En réalité, c’était une étrange maison que celle-là. Confiné dans son sous-sol, le père ne se mêlait en aucune façon à la vie de sa femme et de son fils. Quelque drame secret avait dû se produire qui les avait désunis. On aurait cru qu’il était un locataire, un parfait étranger. Chaque matin, le garçon de l’épicier descendait une caisse de bière dans son logement et il la vidait consciencieusement dans le courant de sa journée. C’était là sa principale, son unique occupation et comme il avait de l’argent, des moyens, il vivait sans aucun souci. Il se préparait lui-même son déjeuner et prenait ses deux autres repas au restaurant. Sa femme, indépendante de fortune, vivait de son côté comme si elle eût été veuve tandis que le garçon, âgé de vingt-deux ans et tuberculeux avancé, ne quittait jamais son étage. Il se nourrissait surtout de viande crue, saignante, de toniques et de fortifiants.

Luce dormait dans une petite chambre à l’étage de Mme Pelle. Une chambre à elle seule, c’était une nouveauté dans son existence. Une chambre avec un lit confortable dans lequel elle sommeillait toute la nuit sans être dérangée. C’était là un changement avec la maison paternelle où les enfants couchaient pêle-mêle sur des paillasses, tassés, presque empilés les uns sur les autres.

Vers cette époque, Luce commença à souffrir de furoncles. Elle en avait toujours deux ou trois dans le cou. Comme elle ne savait comment se traiter, il lui en poussait un nouveau avant même que son voisin fût guéri. Ces clous l’incommodaient fort.

C’était une maison silencieuse que celle des Pelle, une maison dans laquelle on n’entendait pas un éclat de rire en douze mois. Le fils était malade depuis des années et il allait constamment en s’affaiblissant. Il se savait perdu et se laissait aller. Depuis longtemps, il ne voulait pas recevoir de visiteurs, constamment absorbé dans de sombres pensées. Un oncle qui avait été son parrain, mort célibataire, lui avait légué des biens considérables, mais il savait qu’il ne pourrait jamais en profiter. Cette idée lui était très amère et il maudissait le sort qui lui avait refusé la santé. La petite bonne lui montait ses repas dans sa chambre. Lorsqu’il n’était pas au lit, il restait étendu en robe de chambre sur un canapé. Jamais il ne s’habillait, étant trop indolent, trop faible pour faire quoi que ce soit, si ce n’est que chaque soir, d’une main cadavéreuse, aux longs doigts décharnés, il rayait avec un crayon sur le calendrier la date du jour qui disparaissait, qui était un jour de moins qu’il aurait à vivre…

Le médecin passait à chaque quinzaine, prescrivait parfois un nouveau tonique, mais malade et médecin savaient que tout était inutile.

Lorsqu’on la voyait pour la première fois, Mme Pelle causait une curieuse et pénible impression. C’était une grande femme maigre et sèche avec une figure d’une effrayante pâleur, une pâleur de mort, aurait-on dit. Et elle avait sur la joue gauche une croissance violâtre de la grosseur d’un pamplemousse. Avec cela, ridée, ridée comme une vieille de soixante-quinze ans. Toujours des bobos au bras, toujours abattue, découragée. Elle souffrait de maux de tête presque continuels, ne paraissait avoir de goût à rien et ne mangeait presque pas, disant qu’elle n’avait pas faim. On aurait dit que la vie lui était un fardeau. Avec un grand fils souffrant d’une maladie incurable, il n’était pas surprenant qu’elle fût si triste. Mais ce qui frappait davantage chez elle, c’était sa peau, une peau comme Luce n’en avait jamais vu auparavant. « C’est une peau de crapaud qu’elle a cette femme là ! » s’était-elle dit en l’apercevant.

À la fin du premier mois, la mère Botiron vint, comme elle l’avait dit, pour réclamer les gages de sa fille.

— Luce a grandement besoin d’une paire de souliers, lui déclara Mme Pelle. Les semelles de ses chaussures sont toutes usées, percées, et je n’ose l’envoyer faire aucune course parce qu’elle aurait froid aux pieds et pourrait prendre un rhume.

— Ce sera pour le prochain mois, répondit la mère, car j’ai absolument besoin de cet argent dans le moment.

— C’est très malheureux, répliqua Mme Pelle, car cette enfant est pratiquement nu-pieds.

— Je regrette, mais c’est impossible aujourd’hui.

Et la mère Botiron s’en alla avec le salaire de sa fille.

Toujours avide d’argent, elle reparut le mois suivant. Elle apprit à Luce que Rosette, la petite dernière, était morte la semaine précédente à l’âge de treize mois.

— Elle est ben chanceuse celle-là, déclara la mère. Elle n’aura pas de misère comme nous autres.

Élevée à boire du kik au lieu de lait, il n’était pas étonnant que la petite fût morte.

Un avant-midi que le médecin était venu voir le jeune homme, Luce s’était enhardie à lui demander si Mme Pelle était malade. « Elle ne mange presque pas et elle est si maigre », avait-elle expliqué.

— C’est pas étonnant qu’elle soit comme ça avec ce qu’elle absorbe de morphine, avait-il répondu. Toi, ma fille, avait-il ajouté d’un ton sévère mais empreint de pitié, ne prends jamais de ça. C’est une bien mauvaise habitude à contracter. Ça te fait plus de tort que la boisson.

Tout de suite, Luce avait pensé au médecin de Fascettes, le petit village d’où elle était partie, au Dr Boussel qui, disaient les gens, se bourrait de morphine.

Ah ! elle en avait des patrons : un alcoolique, une morphinomane et un tuberculeux.

Chaque mois, la mère venait régulièrement chercher les gages de sa fille. Luce avait fini par obtenir une paire de souliers, mais n’était pas vêtue.

— Écoutez, madame, la petite est en haillons. Il lui faudrait une robe ou deux. Je ne peux tolérer qu’elle aille répondre à la porte et fasse entrer les gens vêtue comme une pauvresse. Je lui paie un salaire et je veux qu’elle soit mise convenablement et ne me fasse pas honte.

Il avait fallu réclamer énergiquement pour que Luce puisse s’acheter une pauvre jupe. Mme Pelle était indignée de cette âpreté à s’emparer de l’argent gagné par la petite bonne.

— Qu’elle est donc désagréable cette femme-là ! s’était-elle exclamée. Ce n’est pas étonnant que son mari l’ait mise au rebut.

Les jours, les semaines et les mois passaient. La vie était toujours la même, effroyablement monotone et déprimante.

Un matin, comme Luce montait le déjeuner du malade, elle frappa à sa porte, mais ne recevant pas de réponse, elle ouvrit quand même. Le garçon était mort dans son lit…

Désormais, Mme Pelle n’avait plus besoin des services de la bonne et Luce reçut son congé. Il y avait quatorze mois qu’elle était dans cette lugubre maison. Franchement, elle n’était pas fâchée de s’en aller. Elle partit donc, mais son organisme délabré par suite des années de misère de son enfance, avait été, au contact du jeune malade, un terrain propice aux germes destructeurs et elle avait contracté l’implacable tuberculose.

De là, elle entra au service de Mme Perron. Celle-ci occupait un très confortable appartement avec de beaux meubles. Et l’on mangeait bien dans cette maison. Luce se croyait chaque jour à un festin. M. Perron, voyageur de commerce, était presque continuellement sur la route. Comme question de fait, il venait seulement passer une fin de semaine chez lui à chaque quinzaine, car il avait un vaste territoire à parcourir. Certainement qu’il devait faire beaucoup d’argent M. Perron, car la dépense était forte.

Luce ne fut pas longtemps sans apprendre que Mme Perron n’était pas mariée. Tout simplement, elle avait pris le nom de l’homme qui la faisait vivre. Elle n’avait guère de scrupules Mme Perron, car presque chaque jour, elle recevait un artiste de la radio, M. Fernand Roupy, jeune et joli garçon qui amenait souvent des camarades. Alors, l’on mangeait, l’on buvait et l’on s’amusait comme s’amusent des gens qui mangent et boivent sans avoir à débourser un sou. Mme Perron était une belle grande brune avec des formes très agréables. L’artiste de la radio était fier de sa conquête et était enchanté de faire voir sa bonne fortune à ses copains.

Il arrivait aussi assez fréquemment que Mme Perron était appelée au téléphone au cours de l’après-midi. D’ordinaire, elle s’habillait alors, sortait et ne rentrait qu’à la fin de la soirée.

La première fois que la mère Botiron vint réclamer les gages de sa fille, elle fut frappée par l’air d’opulence de la maison.

— T’as une bonne place, tâche de la garder, conseilla-t-elle à Luce.

— Oui, je te dis que c’est pas ennuyant comme chez le consomptif, répondit celle-ci.

C’est dans cette maison que Luce avait mangé de l’ananas pour la première fois. Cela elle ne l’oublierait jamais, car elle avait trouvé ce fruit délicieux au possible.

Et chaque jour, elle se gavait de bonnes choses.

— Mais tu n’as donc jamais mangé avant de venir ici ? interrogeait parfois Mme Perron.

— C’est meilleur que partout ailleurs, répondait Luce, la bouche pleine.

Cette réponse flattait Mme Perron.

Parfois, après le départ de l’artiste de la radio, Mme Perron s’adressait à la jeune fille lui demandait :

— Tu n’aimerais pas ça, toi, avoir un petit ami ?

— Je ne connais personne, répondait Luce.

— Ça viendra, ma fille, et cela te causera peut-être bien des tourments.

Pour le présent, elle était satisfaite de bien manger, contente de manger à sa faim. Ça, c’est quelque chose qui compte, surtout quand on a été privé.

Puis elle reconnaissait que sa maîtresse était une bonne pâte de femme, pas exigeante, familière. Luce l’aimait bien.

À la seconde visite de la mère Botiron, Mme Perron remarqua : « Mais elle ne te laisse donc jamais un sou, ta mère. Je n’ai jamais vu une femme rapace comme ça. Elle laisserait sa fille aller toute nue pourvu qu’elle empoche son salaire. C’est dégoûtant d’exploiter une enfant à ce point. »

À cet endroit, Luce souffrit d’acné. Elle devint la figure toute couverte de têtes noires, ce qui l’humiliait beaucoup alors que ces messieurs et dames de la radio venaient manger à la maison et qu’elle devait servir à table.

— Tu devrais t’acheter une crème, un onguent, un produit à la pharmacie pour faire disparaître ces choses-là, conseillait Mme Perron.

Luce demanda de l’argent à sa mère, mais celle-ci refusa, disant :

— C’est parce que tu as le sang pauvre. C’est ton âge. Il y en a bien d’autres que toi comme ça. Pas besoin de dépenser d’argent. Ça passera tout seul. J’dis pas, si tu étais malade, tu pourrais voir le docteur mais tu es bien.

Rien pour sa fille. C’était une mère remplie de tendresse que Mme Botiron.

Certains jours, Fernand Roupy, l’ami de madame, lui apportait un livre et alors, elle passait l’après-midi plongée dans sa lecture, ne voulant être dérangée par personne.

— Ce volume-là, ça coûte dix piastres, déclarait Mme Perron à Luce en lui montrant un ouvrage richement relié qu’elle avait en mains.

— Une chance que je ne lise pas, s’exclamait Luce, parce que ça coûte cher. Et elle continuait : À l’école des sœurs, ma maîtresse de classe m’avait passé un livre, La Roulotte du bon Dieu. Je l’ai eu cinq mois et j’en ai lu quarante-neuf pages. La religieuse me l’a ensuite ôté parce que d’autres élèves voulaient l’avoir. Je ne l’ai jamais fini.

Lorsque l’ami de Mme Perron amenait des camarades pour souper, l’un de ceux-ci tentait parfois de prendre quelques familiarités avec la petite servante, mais elle se dérobait sans paraître autrement taquinée. Elle acceptait cela comme une plaisanterie. La vie était bien agréable pour Luce. Il arrivait certains soirs que les invités restaient à table très tard dans la nuit. Alors, Mme Perron et la bonne dormaient jusqu’à midi le lendemain. Désirant la voir mise convenablement, Mme Perron avait donné à Luce quelques petites robes, de sorte qu’elle ne détonnait pas dans le cadre où elle se trouvait.

Luce espérait rester longtemps dans cette maison.

L’anniversaire de naissance de Fernand Roupy, l’ami préféré de Mme Perron, approchait. Celle-ci qui, depuis des mois, possédait une superbe photographie de l’artiste de la radio en avait fait faire un agrandissement, lui avait fait poser un beau cadre doré et elle voulait le lui offrir le jour de sa fête. Pour ce soir-là, elle lui avait dit d’inviter quelques camarades à souper. À cette occasion, comme toujours d’ailleurs, Mme Perron avait bien fait les choses, elle avait préparé un succulent repas et la table présentait un fort joli coup d’œil lorsque les amis de M. Roupy arrivèrent. Le portrait de l’artiste avait été placé sur un chevalet, remplaçant un paysage donné par un précédent admirateur de madame. Pour la circonstance et afin de faire de cette fête un événement mémorable pour ses invités, Mme Perron avait revêtu une robe de voile qu’elle avait endossée sans mettre aucun autre article de lingerie. C’était comme si elle était enveloppée dans une toile d’araignée. Elle donnait l’effet d’une admirable statue vivante. Tous les regards convergeaient vers elle et c’était un concert de compliments à son adresse. L’on se mit à table. L’artiste de la radio assis à la droite de sa maîtresse était tout rayonnant, tout glorieux. Chacun se disait que c’était une belle fête. Comme l’on attaquait le rôti, l’on entendit le bruit d’une porte qui s’ouvre et l’instant d’après, M. Perron apparut dans la salle. Il y eut un moment de stupeur et le silence se fit. En deux secondes, les regards du voyageur de commerce embrassèrent la scène qu’il avait devant lui. Il ne se lança pas dans une grande tirade comme dans Hernani, mais d’un ton décidé et poli :

— Je regrette, messieurs, de vous déranger, mais je vous prierais de vous retirer.

Extrêmement embêtés, les convives se levèrent sans rien dire. Hésitant, indécis, l’artiste de la radio regardait son amante, se demandant ce qu’il devait faire, mais celle-ci lui indiqua d’un mot la conduite à suivre : « File ! » L’homme prit alors son chapeau et se préparait à sortir à la suite de ses camarades, mais M. Perron le rappela.

— Vous oubliez votre portrait. Je n’en ai pas besoin.

Roupy prit alors la photographie encadrée, la mit sous son bras et sortit après avoir jeté un dernier regard à sa blonde.

M. Perron regardait sa maîtresse pratiquement nue dans sa robe de voile.

— Prends tes nippes et va rejoindre tes amis, fit-il en s’adressant à la femme qui l’avait trompé.

— Et toi, ajouta-t-il, parlant à la petite servante, retourne dans ta famille si tu en as une.

Et c’est ainsi que Luce perdit sa place.

Elle avait acquis une expérience de la vie.

Une petite annonce parue dans un journal conduisit Luce à une ancienne maison en pierre, rue Dorchester. Elle fut reçue dans un petit parloir par une grande et maigre femme d’une quarantaine d’années, aux formes anguleuses, aux cheveux déjà grisonnants et toute vêtue de noir. D’épaisses lunettes donnaient un air encore plus sévère à une figure déjà austère.

Accroché au mur, au fond de la pièce, vis-à-vis la porte d’entrée, était un cadre avec l’inscription DIEU ME REGARDE.

— Vous demandez une servante ? interrogea Luce.

La femme dévisagea un moment la fille qui se présentait devant elle.

— Tu me parais bien jeune, déclara-t-elle après un moment.

— J’ai dix-sept ans, déclara Luce.

— Il y a bien de l’ouvrage et il faut être sérieuse ici, ajouta la femme.

— Ben, j’ai dix-sept ans, répéta Luce. J’ai vu votre annonce et je suis venue. Vous n’êtes pas obligée de me prendre.

— Puis, faut avoir de la patience et ne pas avoir peur de travailler.

— Faut ben des qualités pour entrer ici, fit Luce un peu piquée. Faut-il prendre soin d’une folle ou d’un paralytique ?

À ce moment, des éclats de voix provenant d’une pièce à côté arrivèrent jusqu’aux deux femmes.

— Attends un moment, je vais rétablir l’ordre.

Et la patronne ouvrit une porte donnant sur une salle où Luce aperçut quelques vieux jouant aux cartes et se disputant pendant que d’autres groupés autour d’eux fumaient la pipe.

— Voyons, allez-vous finir de vous chicaner ? fit la maîtresse de la maison en s’adressant aux joueurs.

— C’est Casimir qui triche. Il joue ses atouts au lieu de fournir.

— C’est le Boiteux qui est jaloux parce qu’il perd, riposta l’un des hommes.

— Si vous ne pouvez vous accorder, je vais vous enlever les cartes, menaça la femme en sortant de la salle.

— Écoute, je vais te dire ce que c’est, reprit-elle en s’adressant à Luce. C’est ici la maison des Douze pauvres du bon Dieu. J’ai recueilli douze vieillards sans moyens et sans gîte. Je les loge, je les nourris et je les habille par charité. Je veux faire mon salut et j’aide les pauvres, j’en prends soin. Notre Seigneur a dit : « Un verre d’eau donné en mon nom sera récompensé » et « Celui qui donne aux pauvres prête à Dieu et sera payé au centuple ». Alors, je tâche de me conformer à ses enseignements. Mais prendre soin des pauvres est une dure tâche. Si tu veux m’aider, te dévouer pour ces déshérités, toi aussi tu auras ta part de mérite et tu pourras espérer recevoir ta récompense un jour.

— Oui. Mais en attendant, j’aurai un salaire, j’espère.

— Oui, tu recevras un salaire, mais je constate que tu n’as pas beaucoup la vocation. Tu penses trop à l’argent.

— Peut-être, mais je travaille pour gagner ma vie et il faut que j’aide ma mère. Puis, vous savez, toutes les femmes ne sont pas des saintes comme vous, protesta Luce.

Flattée par ce compliment, la femme annonça : « Écoute, il est inutile de parler des conditions maintenant. Tu vas faire une semaine et si tu me conviens et si je te conviens, nous ferons des arrangements. »

La directrice de l’établissement, la fondatrice de la maison des Douze pauvres du bon Dieu était une vieille demoiselle qui, pour se donner plus de prestige, se faisait appeler Madame Gertrude. Elle avait comme assistante une ancienne institutrice, Mlle Colas, qui aurait voulu se faire religieuse mais qui, pour aider ses parents dans l’indigence, avait sacrifié sa vocation et était restée dans l’enseignement. Maintenant qu’ils étaient morts, elle avait décidé de participer à l’œuvre des Douze pauvres du bon Dieu et elle exerçait l’humble fonction de cuisinière, se rappelant que Jésus avait dit que, dans son royaume, les derniers seront les premiers. Elle travaillait pour un salaire nominal, voulant elle aussi, assurer son salut. Madame Gertrude avait pour elle beaucoup d’estime. Luce devenait leur coopératrice. Elle ne fut pas longtemps sans apprendre et sans constater que Madame Gertrude jeûnait chaque matin. Elle jeûnait les trois cent soixante-cinq jours de l’année. Luce n’était pas animée d’un aussi beau zèle.

Les trois femmes se levaient le matin à six heures et demie et leur journée se terminait rarement avant huit heures du soir. Il y avait les repas à préparer et à servir, la vaisselle à nettoyer, les lits à faire, les chambres à balayer, les vêtements à recoudre ou à rapiécer, et, une fois par semaine, le blanchissage du linge de corps à la laveuse électrique.

Les pensionnaires n’étaient pas astreints à une discipline rigide. Ils avaient une salle d’amusements où ils pouvaient jouer aux cartes, aux dames, aux dominos. Ceux qui voulaient sortir étaient libres de le faire. Plusieurs qui avaient été de pauvres hères toute leur vie et qui avaient exercé de petits métiers, partaient après le déjeuner et ne rentraient que le soir. L’hiver, ils enlevaient des perrons et des escaliers la neige qui les encombrait et, au printemps, ils nettoyaient les pelouses ou les terrains en avant des maisons. Ils s’efforçaient de trouver quelque besogne qui leur rapporterait un peu de menue monnaie avec laquelle ils s’achetaient du tabac, une ou deux bouteilles de bière ou une chopine de whisky frelaté qu’ils buvaient assis au soleil, dans une ruelle. Quelques-uns mendiaient. Il s’agissait de trouver quelques sous pour satisfaire ses petits penchants.

La maison des Douze pauvres du bon Dieu possédait quatre chambres à coucher pour les pensionnaires. Trois renfermaient quatre lits tandis que la quatrième qui était l’infirmerie n’en contenait que deux. Si l’un des vieux tombait malade on le conduisait là et il était traité suivant son cas. Une inscription encadrée : PENSEZ À L’ETERNITÉ inspirait de salutaires réflexions à celui qui entrait dans cette pièce. La grave interrogation : VOULEZ-VOUS LE CIEL OU L’ENFER ? confrontait les vieux lorsqu’ils pénétraient dans le réfectoire.

À la fin de sa première semaine de travail, Luce s’enhardit à demander à Madame Gertrude si elle était satisfaite de ses services.

— Parfaitement, et voici ton dû, fit celle-ci en lui remettant sept piastres et une médaille de la Vierge.

Luce devint ainsi l’une des zélatrices de la maison des Douze pauvres du bon Dieu.

Des vieux, c’est pas beau. Des vieux pauvres, c’est franchement laid, mais les vieux pauvres des hospices, c’est bien pénible à voir.

Les Douze pauvres du bon Dieu formaient un groupe bien affligeant. Il y en avait un qu’on avait surnommé Job parce qu’avec sa barbe à poux et son air misère il faisait songer au patriarche hébreu sur son fumier. Puis, c’était Michel Leroux avec un goitre énorme et repoussant, le père Joson dont le tour des yeux était tout rouge, Timothée Perros dont la lèvre inférieure était toujours tombante comme celle d’un chien hors d’haleine. Tous ces hommes étaient des déchets humains. Ils n’avaient absolument aucune ressource et tous, à l’exception d’un seul, Simon Bornet, étaient sans parents, sans amis. Bornet, lui, avait un neveu, M. Léon Bornet, qui venait le voir trois ou quatre fois par an.

Quelques semaines après son arrivée, Luce était allée porter le souper au père Anthime, malade à l’infirmerie. Alors, une fois dans la chambre, le vieux l’avait empoignée et avait tenté de la jeter sur le lit, mais la fille avait réussi à se dégager et à s’échapper. En toute hâte, elle était descendue raconter à Madame Gertrude ce qui venait d’arriver. Celle-ci était alors montée pour rabrouer le vieux vicieux. Elle lui avait fait un sévère sermon et avait terminé en disant : « Rappelez-vous que vous êtes l’un des pauvres du bon Dieu. Vous devriez avoir honte d’attenter à la vertu d’une fillette. »

— Madame, avait répondu le vieux, si ce sont des saints que vous voulez avoir dans votre maison, il vous faudra aller en chercher au ciel. Vous n’en trouverez pas sur la terre.

Le jeudi saint au matin, la directrice de la maison annonça aux Douze pauvres du bon Dieu qu’à trois heures de l’après-midi aurait lieu le Lavement des pieds. Cette cérémonie imitée de celle de Jésus lors de la dernière cène, se déroula dans le réfectoire. C’est Madame Gertrude elle-même qui, par humilité et par amour des pauvres, lava religieusement les pieds de ses pensionnaires. Mlle Colas les essuyait et Luce transportait le baquet d’eau tiède et portait le savon et les serviettes. Celle-ci se faisait cette réflexion qu’il faut toutes sortes de gens pour faire un monde. Vers cette époque, le vieux Simon Bornet reçut de fréquentes visites de son neveu, M. Léon Bornet. Ce dernier eut dans les circonstances plusieurs entretiens avec Madame Gertrude. Puis, un jour une nouvelle, une étonnante nouvelle éclata soudain. Madame Gertrude épousait M. Bornet, veuf et père de cinq enfants. La maison ferma ses portes. Avant d’entrer dans le céleste séjour, les Douze pauvres du bon Dieu reprenaient les routes de la terre. Ils se dispersèrent dans les rues de la grande ville. Luce ramassa ses nippes et partit elle aussi.

À ce moment, toutes les femmes désertaient leur foyer et leur emploi pour aller travailler dans les usines de guerre. Luce fit comme elles. Pour sûr que la besogne était dure, mais la paye était bonne même si la direction en retenait une partie pour l’impôt. À ce nouveau régime, elle gagnait plus en une semaine qu’autrefois en un mois, mais elle était sérieuse et comprenait que cela ne pouvait durer toujours. Son enfance de misère et de malheur l’avait précocement mûrie, lui avait inspiré le désir de se protéger pour l’avenir. Alors, pour éviter les heures de détresse qu’elle avait connues, elle faisait des économies. À chaque quinzaine, elle déposait à la banque une partie de ce qu’elle avait reçu. Toutefois, elle réservait un certain montant pour sa mère qui avait toutes les peines du monde à nourrir sa famille. Jamais on n’avait eu de nouvelles du père. Parfois, Luce se demandait s’il était mort, en prison ou collé avec une autre femme. C’est des choses qui arrivent.

À certains jours, elle songeait à ses deux jeunes frères, Ovide et Oscar que leur mère, trop molle, trop nonchalante, n’avait jamais pris la peine d’élever, qui étaient devenus d’incorrigibles voyous et qui avaient fini par être envoyés à l’école de réforme. Elle pensait aussi à sa sœur Irène, une pauvre malheureuse que la misère et les circonstances avaient rendue bien dévergondée. Pour gagner la demi-livre de « béloné » du souper, elle s’était, dès l’âge de dix ou onze ans, livrée au vice avec les gamins et les jeunes garçons des environs, acceptant leurs sous en retour de basses complaisances. Ainsi, elle était devenue terriblement dépravée, mais il fallait vivre.

Rosalba, la cadette, était en service chez une vieille dame. Ce n’était pas dans ses souvenirs qu’elle pouvait trouver du contentement, du bonheur.

Alors, en prévision des jours mauvais, elle faisait des visites régulières à la banque.

Une compagne de travail lui avait suggéré de venir habiter là où elle-même avait sa chambre. Luce loua dans cette maison un petit cabinet qui faisait songer à une cellule tellement c’était pauvre et nu. Absolument impossible de faire aucune cuisine. Alors, elle se négligeait. Le matin, avant de se rendre au travail, elle déjeunait d’une bouteille de coca-cola, dînait d’un sac de pommes de terre frites et d’un coca-cola et soupait d’un hot dog et d’un autre coca-cola. En plus, elle buvait au cours de l’après-midi deux ou trois bouteilles de cette liqueur. Plusieurs autres ouvrières faisaient de même, mais le régime ne lui allait guère. Elle était d’une faiblesse extrême. Pour ajouter à cette déplorable diète, elle s’était mise à fumer la cigarette comme toutes les autres femmes de l’usine. « Tu devrais manger de la viande, » lui conseilla une camarade.« Tu ne peux résister à jeûner comme tu fais ». Un soir donc, elle entra dans un restaurant et se fit servir un copieux bifteck, mais elle fut si malade cette nuit-là qu’elle se remit aux pommes de terre frites, aux hot dogs et au coca-cola. Un pareil mépris de l’alimentation rationnelle fut désastreux. Elle tomba malade et dut aller consulter un médecin.

— Il vous faut au moins quinze jours de repos. Mettez la cigarette et le coca-cola de côté et prenez des repas réguliers, ordonna le praticien.

Alors, elle s’habitua à aller manger à un restaurant près de chez elle.

Lorsqu’elle retournait à sa cellule, elle aurait aimé se reposer, mais il n’y avait pas moins de six appareils de radio dans cette maison et plusieurs restaient ouverts jusqu’à minuit, de sorte qu’il lui était impossible de dormir. Elle patientait cependant, n’ayant pas le courage de se chercher un autre gîte. Un incident inattendu la décida toutefois à agir. À plusieurs reprises lorsqu’elle allait au restaurant, elle constatait au moment de payer qu’il lui manquait de l’argent dans sa bourse. « C’est curieux, j’ai perdu deux piastres. Je me demande comment c’est arrivé »,se disait-elle. Un autre jour, elle avait égaré un billet d’une piastre. « Depuis quelque temps, je suis terriblement malchanceuse, » s’avouait-elle à elle-même. « Je perds mon argent et je ne peux m’expliquer comment cela peut se produire ». Or un soir que sa compagne était venue causer avec elle pendant quelques minutes, Luce eut affaire à sortir un moment. Lorsqu’elle rentra l’instant d’après, elle aperçut sa camarade qui fouillait dans sa bourse. Elle comprit alors comment elle perdait son argent. À quelques jours de là, elle déménagea, s’éloignant des barbares appareils de radio et de la voleuse.

La femme d’un soldat qui combattait en Europe lui loua une petite chambre où, après avoir mangé au restaurant, elle rentrait terriblement fatiguée. Parfois, mais rarement, elle allait au cinéma. D’ordinaire, elle ne tardait pas, fourbue qu’elle était, à se mettre au lit et à dormir d’un sommeil de brute. En somme, une existence affreusement monotone, sans distractions, sans joie.

Un soir, elle remarqua à la table voisine de la sienne, au restaurant, un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, qui la regardait avec insistance. À un moment, comme leurs regards se rencontraient, il lui sourit. Alors, comme elle ne voyait jamais que ses compagnes de travail avec lesquelles elle n’avait presque jamais le temps de parler, qu’elle était toujours seule et que la solitude lui pesait, elle sourit à son tour. Son repas terminé et après avoir réglé sa note, le garçon se leva et vint s’asseoir à la table de Luce. Les deux jeunes gens causèrent pendant quelques minutes puis Luce déclara : « Je vais rentrer pour me reposer, car je suis très fatiguée de ma journée. » 一 Je vous accompagne jusqu’à votre porte, si vous le permettez, dit-il.

Pendant leur brève conversation, elle lui apprit qu’elle travaillait depuis plus d’un dans une usine de guerre. Lui, raconta qu’il avait été aviateur pendant vingt-deux mois, que son appareil avait été descendu par les Allemands, qu’il avait atterri en parachute, mais avait été fait prisonnier et envoyé dans un camp de concentration, qu’il avait réussi à s’échapper et qu’après toute une série d’aventures incroyables, il était parvenu à se rendre en Angleterre, puis à revenir au Canada. « Il y aurait de quoi écrire tout un livre avec ce qui m’est arrivé pendant trois ans, » affirma-t-il.

Ils se dirent bonsoir.

— J’espère vous revoir demain au restaurant, déclara-t-il en la laissant.

De toujours vivre solitaire, enfermée en elle-même, sans amies, sans camarades, Luce souffrait de ne pouvoir se confier à personne, de ne pas combler ce besoin d’affection qui était en elle. Alors, la rencontre du jeune aviateur qui avait été gentil, aimable et si intéressant, lui avait procuré une sensation qu’elle n’avait jamais éprouvée auparavant. Elle s’abandonnait avec délices au souvenir de ces quelques minutes passées avec l’inconnu, car il ne lui avait pas encore dit son nom. Déjà, elle avait hâte d’être rendue au lendemain soir pour le revoir. La journée lui parut bien longue et le travail terriblement monotone.

Elle attendait l’amour, elle était prête pour l’amour.

Le soir, lorsqu’il arriva, il vint s’asseoir à la table où elle était déjà installée. Son nom était Francis Mérou. « Les camarades m’appellent Frank »,dit-il. Tout en mangeant, ils causèrent longuement. C’est ainsi qu’elle lui parla un peu de sa mère chargée de famille qu’elle était obligée d’aider, de sa sœur Rosalba, qui prenait soin d’une vieille dame, de son père parti on ne savait où. Puis elle dit sa peur de l’avenir, de la vie si dure, si difficile, et elle ajouta que pour se protéger, elle mettait de côté de petites sommes. L’aviateur Mérou l’écoutait avec un vif intérêt. Lui aussi, disait-il, avait une vieille mère dont il devait s’occuper. Elle était malade, souffrait du cancer et avait déjà subi une grave opération. « Alors », ajouta-t-il, « je lui ai abandonné pendant longtemps la moitié de mon salaire, mais il est survenu une difficulté. Lors de ma disparition, on m’avait cru mort et par suite, mon nom avait été rayé de la liste de paye. Puis, lorsque, à mon retour au pays, je me suis présenté aux autorités et que j’ai réclamé mon dû, on m’a informé qu’il y avait un autre aviateur du même nom que moi qui était en service actif et l’on paraissait me considérer comme un imposteur. Ces deux noms identiques dans le même corps de l’armée prêtaient à la confusion, embrouillaient les secrétaires et faisaient une véritable énigme de la question. Cela n’est pas encore réglé. Réellement, je devrais recevoir plus de $2,000 en arrérages de paye. Cela viendra un jour, mais je trouve le temps bien long, car j’ai besoin de mon argent ».

Luce compatissait de tout cœur à ses troubles. Après avoir couru tant de dangers, il lui paraissait de la dernière injustice qu’il fût ainsi privé de cet argent qu’il avait si bien gagné. Alors, elle lui accordait toute sa sympathie. « Je souhaite sincèrement, » dit-elle, « que cette affaire s’éclaircisse au plus tôt et que vous receviez vos $2,000. »

— Je l’espère, répondit-il, car je commence à trouver le temps long.

Comme la veille, il l’accompagna jusqu’à sa chambre. Tout en causant, il lui souriait et Luce était plongée dans un ravissement qu’elle n’avait jamais connu auparavant. Ah ! ce qu’elle était assoiffée de tendresse cette petite ! Chaque soir, ils se retrouvaient à la table de leur modeste restaurant et ils discouraient longuement tout en mangeant. Luce était infiniment heureuse. Elle buvait les paroles du jeune aviateur, sentait une joie immense la pénétrer lorsqu’il lui souriait. Plus tard, enfermée dans sa chambre, elle se répétait ce qu’il lui avait dit et elle savourait sa joie comme elle eût fait d’un beau fruit.

Ils se connaissaient déjà depuis plus de deux semaines.

— Tu devrais bien m’amener chez toi, demanda-t-il un soir, la tutoyant soudain. Nous pourrions causer en paix, sans importuns.

— C’est si pauvre, dit-elle, malheureuse de ne pas pouvoir le faire entrer dans une belle pièce comme dans la maison de Mme Perron.

— Peut-être, mais tu vis là, c’est là que tu te reposes, que tu penses, que tu rêves et c’est là ce qui m’intéresse et aussi le désir que j’ai de te prendre dans mes bras et de t’embrasser en te disant que je t’aime.

La jeune fille connaissait maintenant la joie d’aimer et d’être aimée.

Le lendemain, il lui parlait de ses embarras. Ce qui l’ennuyait, disait-il, c’est qu’il avait perdu ses papiers au camp de concentration. On les lui avait enlevés et il ne parvenait pas à en obtenir d’autres. Cela l’empêchait de trouver du travail et de toucher les $2,000 qui lui étaient dus par le gouvernement.

— Avec cet argent-là en poche, je sais bien ce que je ferais, déclara-t-il en regardant Luce avec une expression amoureuse.

Celle-ci était ravie, transportée.

— À demain soir, dit-elle lorsqu’il sortit.

L’aviateur Mérou prit un air embarrassé.

— Écoute, dit-il, je le voudrais bien, mais je suis au bout de mes sous. Je ne sais ce que je ferai demain soir.

— Dans ce cas-là, fit-elle, c’est moi qui paierai le souper pour les deux.

— J’accepte, mais je te rendrai cela prochainement, promit-il.

Ce fut elle qui paya le lendemain, le surlendemain, toute la semaine.

— Je pourrais obtenir une bonne place à Ottawa, $70 par semaine, déclara-t-il un jour, mais tu sais, aujourd’hui, toutes les influences que tu fais jouer, tous les services qu’on te rend, tu dois les payer. Pour décrocher cette place, il faudrait que je fasse un cadeau de $500. Tu comprends, si j’avais cet emploi, tu laisserais l’usine et je t’amènerais là-bas avec moi. Nous pourrions nous marier, si tu voulais de moi, ajouta-t-il avec un sourire enjôleur.

— Avec $500 tu obtiendrais cette position ? interrogea-t-elle.

— C’est un marché qu’on me propose, assura-t-il.

— Bon, je te passerai les $500, fit-elle d’un élan généreux.

— Même mariés, je te les rendrai, affirma-t-il. En trois mois, je pourrais facilement te les rembourser. Et, entre temps, j’espère bien que je recevrai mon $2,000 de salaire dû. Puis, j’y pense, donne-moi donc $520, si tu le peux, parce qu’il faudra que j’aille à Ottawa et que j’invite mon homme à dîner à l’hôtel.

Le lendemain soir, elle lui remit $520, sur les économies qu’elle avait faites en travaillant à l’usine de guerre.

— C’est simplement un prêt, annonça-t-il, en empochant l’argent. Je serai deux jours absent. Ah ! ce que le temps me paraîtra long.

— Et à moi aussi, fit Luce, rendue soudain inquiète par cette absence.

— Puis quand comptes-tu avoir ton emploi ? questionna Luce lorsqu’elle retrouva son aviateur au restaurant.

— Je ne le sais pas encore, mais il va me falloir retourner à Ottawa la semaine prochaine. Je suis censé passer un examen, mais on me donnera toutes les réponses par écrit. Ça, c’est une simple formalité. Ce seront des papiers qu’ils mettront dans les archives pour prouver que tout s’est fait en règle, s’il survenait une difficulté un jour. Ensuite, on m’écrira pour me dire que je suis nommé et la date à laquelle je devrai commencer à travailler. Pour ça, cependant, je vais encore te demander un petit montant, pour faire le voyage et aussi pour m’acheter un complet. Tu sais, j’ai l’air bien pauvre avec ces vieux vêtements. Avec un habillement neuf je n’aurai pas l’apparence d’un quémandeur de place. Lorsque tu n’as besoin de rien ni de personne, tu peux aller avec des guenilles sur le dos, si ça te plaît, mais lorsque tu vas solliciter quelque chose, tu dois être bien mis.

— Combien désires-tu ? demanda Luce.

— Mettons $75.00. Ce sera amplement suffisant.

Alors, le lendemain, l’aviateur Mérou encaissait le montant.

Lorsqu’il revint deux jours plus tard, il paraissait enchantée. « Les affaires vont bien », déclara-t-il. J’ai passé l’examen et je crois que le salaire sera encore meilleur qu’on me l’avait dit tout d’abord. Il sera entre $75 et $80 par semaine. Penses-tu qu’on vivra bien avec cet argent ? Ce qui me fait le plus de plaisir », ajouta-t-il, « c’est de penser que tu ne seras plus obligée de peiner à cette usine de guerre où tu t’épuises. C’est moi qui gagnerai la vie. »

Une semaine plus tard, il parut soucieux, lorsqu’il prit place à la table du restaurant.

Tout de suite, Luce s’en aperçut.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle.

— Bien, tu sais, le type qui me fait obtenir ma place n’est pas le seul à dire son mot. Il m’a téléphoné, m’informant que son copain demande $100. Alors, faudrait bien les lui donner du moment qu’on a déjà tant dépensé et que j’attends ma nomination d’un jour à l’autre.

Luce se fendit alors d’un autre cent piastres.

« C’est une place qui coûte cher », se dit-elle en elle-même.

— Tout est correct, déclara quelques jours plus tard l’aviateur Mérou. J’ai fait tout ce qu’il y avait à faire. Encore quelques jours, et j’aurai ma nomination dans ma poche.

Les jours et les semaines passèrent, mais la nomination se faisait attendre.

— Tu comprends, je ne peux pas parler fort, les menacer. Dans ces affaires-là, on prend ton argent mais on ne te donne pas de reçu. On ne peut pas aller les trouver pour réclamer. On te mettrait à la porte et si tu cries, on te fait arrêter comme maître-chanteur. Faut y aller en douceur, être patient et attendre.

Alors, il attendait.

Non seulement sa nomination tardait à arriver, mais il n’avait pas encore de nouvelles de son $2,000. Ça ne peut pas tarder, déclarait-il pour faire prendre patience à son amie.

Les jours s’écoulaient.

— Je joue réellement de malheur, annonça-t-il un soir au restaurant. J’ai reçu aujourd’hui une lettre de Drummondville où habite ma mère. Elle a été transportée à l’hôpital pour subir une autre opération pour le cancer. Alors, on me demande cent piastres.

— Mon pauvre ami, il ne me reste pas cent piastres.

— Est-ce que tu ne dois pas recevoir prochainement un bon du gouvernement de $50 ou $100 ? Dans les usines de guerre, tous les employés en prennent.

— Je suis à payer un bon de $50, mais je ne sais quand on va me le remettre.

— Dans ce cas-là, passe-moi cinquante piastres maintenant. Alors, j’écrirai à l’hôpital que j’envoie ce montant aujourd’hui et que je donnerai les autres cinquante piastres tout prochainement. Cela te convient-il ?

— Entendu, répondit Luce.

— Tu ne saurais croire comme cela m’ennuie de te demander tant de sacrifices, mais lorsque j’aurai mon emploi à Ottawa, je m’efforcerai de reconnaître tout ce que tu fais pour moi maintenant. Tu n’auras pas affaire à un ingrat.

En attendant, il multipliait les déclarations d’amour. Ce soir-là — Luce devait s’en souvenir longtemps — l’aviateur s’était montré plus affectueux que jamais, il avait prodigué les protestations de tendresse. Luce vivait des minutes enchanteresses, elle était dans l’extase. Sa figure exprimait son bonheur.

— Ce soir, déclara le jeune homme, je veux goûter la plus grande joie de ma vie. Je sais que tu m’aimes, mais en plus de cela, je veux le don complet de ton corps.

À ces mots, Luce qui s’abandonnait à la douceur, à l’ivresse des baisers de son ami, eut un soudain recul.

— Non, pas ça, dit-elle. Je t’en aimerais moins. Pas maintenant. Lorsque nous serons mariés, je serai la plus aimante des femmes, mais d’ici là, je veux rester sage.

Mais Mérou insistait, se faisait plus pressant. Toutefois, Luce résistait à son amour qui la poussait à céder. Elle se sentait perdue, comme une personne qui se noie, mais elle refusait, résistait quand même.

— Écoute, déclara l’homme devenu soudain brutal, si tu ne veux pas, tu ne me reverras plus.

Alors, devant cette menace, la résistance de la fille croula…

À quelque temps de là, Luce constata qu’elle avait le corps tout couvert de taches roses comme dans les cas de rougeole. Inquiète, en revenant de son travail le soir, elle alla voir un médecin. C’était un vieil homme aux manières paternelles. Sur son ordre, elle dut se dévêtir. Elle avait une honte extrême de se sentir nue. Longuement, le praticien l’examina.

— Ma pauvre fille, fit-il d’un ton de profonde pitié, vous avez été contaminée. C’est un grand malheur qui vous arrive. Vous avez la syphilis, une vilaine maladie. Ça se guérit, mais ça prend du temps. Je vais vous donner une prescription que vous ferez remplir au coin. Au besoin, revenez me voir.

Luce sortit de là bien découragée, bien démoralisée. Elle arrêta à la pharmacie pour ses remèdes. Le médecin lui avait expliqué qu’il lui ordonnait une boîte de pilules françaises. « Elles coûtent cher, $3.50 »,avait-il dit. Mais le pharmacien qui voulait faire un honnête profit, lui prépara une imitation de sa façon qui lui coûtait peut-être trente-cinq sous et qu’il lui fit payer le prix des pilules françaises.

Maintenant qu’elle avait commencé, Luce continuait de s’abandonner aux étreintes de son ami. Toutefois, elle y trouvait bien peu de volupté. Elle aurait voulu se garder intacte pour le mariage et ces actes défendus lui répugnaient. Avec cela, elle craignait que son ami ne se lasse d’elle et elle redoutait les suites que ces brèves minutes pouvaient lui apporter. Ah ! s’ils eussent été mariés, ç’aurait été différent. En plus, elle se sentait malade ; elle était faible, fatiguée, misérable. Puis elle songeait à ce long traitement que le médecin lui avait ordonné de suivre sans quoi, il pourrait se produire des troubles très graves. Et voilà que pour ajouter à ses ennuis, elle constata un jour que ses règles retardaient. Tout d’abord, elle crut que ce n’était qu’une irrégularité momentanée et que la nature reprendrait sous peu son cours. Il y a comme ça des femmes dont les mois ont des caprices. Elle attendit donc dans une vive inquiétude, mais les jours passaient et rien ne venait. Alors elle devint en proie à une terrible appréhension. Serait-elle enceinte ? Quelle calamité ce serait ! Et que ferait-elle d’un enfant ? Ces pensées l’étourdissaient, semblaient lui vider le cerveau, la rendaient stupide. Malgré tout, elle conservait une lueur d’espoir, elle ne pouvait s’imaginer qu’une pareille catastrophe pourrait lui arriver à elle. Ce qu’elle avait tant redouté chaque fois qu’elle s’était donnée allait-il devenir un fait ? Le jour vint où elle n’eut plus d’illusions, où elle eut l’amère conviction qu’elle était enceinte. Il n’y avait plus de doute à avoir. Alors, elle fut comme prise de panique. La nuit, elle ne pouvait dormir, pensant tout le temps à son malheur. Les yeux grands ouverts dans son lit, rongée d’inquiétude, elle se demandait à haute voix dans les ténèbres : « Qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vais devenir ? » Puis elle se tournait vers Dieu pour obtenir de l’aide, du secours. « Je promets de faire chanter une grand-messe si j’ai une fausse couche »,disait-elle, lorsque obsédée par cette pensée de maternité elle ne pouvait trouver le repos. Les heures de la nuit s’écoulaient lentes, angoissantes. Accablée de fatiguée, elle sombrait au sommeil au matin, mais la sonnerie de son cadran la faisait soudain se lever, lasse et infiniment malheureuse, pour commencer une autre journée de travail pénible et épuisant.

Puis, voilà qu’elle commença à éprouver des douleurs lancinantes dans le cou, le bras gauche et l’épaule. C’était une sensation aiguë qui l’empêchait de finir le geste commencé. À son travail elle était à la torture. Au bout de quelques jours, elle se décida à aller voir le vieux médecin qu’elle avait déjà consulté une fois. Après avoir écouté ses explications et lui avait fait remuer le bras il déclara : « C’est sûrement du rhumatisme・ Vous êtes bien jeune pour souffrir de ce mal-là ». Comme remède, il recommanda les frictions avec un liniment camphré.

— Ah ! ce que je suis affligée, pensait-elle.

Un soir, sa sœur Rosalba arriva à sa chambre et lui annonça que leur mère était partie cet après-midi-là pour l’hôpital. « Le docteur a dit qu’elle a deux abcès dans la tête et qu’il faut l’opérer. Faudrait un peu d’argent. Alors, j’ai télégraphié à papa. »

— Télégraphié à papa ! Quelle idée ! Penses-tu qu’il va en envoyer de l’argent ? Et où est-il ? demanda Luce.

— J’ai rencontré quelqu’un qui m’a dit avoir travaillé avec lui à l’usine d’Arvida. Alors, j’ai télégraphié là.

— Ça fait six ans qu’on ne l’a pas vu, qu’il n’a pas écrit et qu’il n’a pas donné un sou à la famille. T’imagines-tu qu’il va faire quelque chose maintenant ?

— Dans tous les cas, il n’y a rien comme d’essayer, répondit Rosalba.

— Pis, qu’est-ce qu’elle a l’air, maman ? s’enquit Luce.

— Ben, tu sais, elle n’a pas bonne mine. Pis, elle a bien peur de l’opération.

— Si par hasard, tu reçois une réponse de papa, viens me voir pour me le dire. Mais je serais surprise s’il se donnait la peine d’écrire.

Une semaine plus tard, Rosalba s’amenait de nouveau chez Luce.

— Papa a écrit, dit-elle en entrant. J’ai reçu la lettre cet après-midi. C’est à maman qu’il l’a adressée, mais je l’ai lue. Tiens, la voici, fit-elle en tendant une enveloppe décachetée. Lis ça.

Luce prit le papier que sa sœur lui présentait. Elle lut : « Emma, on me dit que tu es à l’hôpital. Meurs, ma crisse ! Qu’est-ce que tu attends donc pour disparaître ? Il y a longtemps que tu devrais être morte. Ce serait un bon débarras pour tout le monde. Chose certaine, je n’assisterai pas à ton service. Et si par hasard, tu en réchappes, n’essaie pas de me rejoindre. L’usine ferme ses portes dans deux jours. Alors, je n’ai plus rien à faire ici. Je vais m’en aller le plus loin possible, afin de ne plus jamais entendre parler de toi. Et tâche de crever. Ton mari qui te hait depuis vingt ans. »

Ce même jour, la mère Botiron expirait à l’hôpital sans avoir lu la lettre de son mari.

Les enfants à la maison furent envoyés dans un orphelinat.

Luce traversait de mauvais jours. La nuit, elle ne pouvait dormir, l’esprit continuellement hanté par cette idée qu’elle était enceinte, que dans quelques mois elle donnerait naissance à un enfant qui aurait peut-être le même triste sort que sa mère. Puis, elle continuait à souffrir de ses rhumatismes, surtout lors des temps humides et froids. Mais il lui fallait travailler en dépit de tout, travailler quand même puisque Mérou attendait toujours l’emploi qu’il avait « acheté » et qu’elle était obligée de subvenir à ses besoins. Heureusement qu’il l’aimait. Ah ! être aimée, c’est une grande consolation au milieu des tribulations de la vie. Elle qui n’avait jamais connu l’affection de son père ni de sa mère, avait enfin rencontré l’amour qui colore une existence terne et misérable. Un soir, alors qu’il entrait à la chambre de Luce, Mérou annonça : — J’ai reçu aujourd’hui une mauvaise nouvelle. Un télégramme de Drummondville m’apprend que ma mère est morte.

— Ta mère est morte ! répéta Luce en écho. Tu as toutes mes sympathies.

— Oui, et je vais être obligé de la faire enterrer. C’est encore des dépenses. Puis, il faudrait bien que je m’achète des vêtements de deuil.

— Mon pauvre Francis, je ne sais où prendre cet argent, déclara Luce. Je n’arrive pas à mettre une piastre de côté.

— Ah ! je sais que je te coûte cher, mais je te rendrai ça un jour et tu ne regretteras rien. Mais tu ne connais pas quelqu’un qui pourrait te prêter un montant.

— Je ne vois personne à qui je pourrais m’adresser.

— Comme tu travailles à l’usine depuis plus d’un an, que tu as un emploi régulier, tu pourrais voir une maison de prêts. Je crois qu’on t’avancerait une centaine de piastres sur ton billet.

À ce moment, l’on frappa à la porte de la chambre. C’était Rosalba qui s’amenait chez sa sœur en compagnie de son ami, Joseph Fortin, livreur de lait pour une grande compagnie.

En apercevant l’aviateur assis près de Luce, le garçon s’exclama :

— Comment, c’est toi, Mérou ! Du diable si je m’attendais à te trouver ici. Tiens, c’est curieux. Je parlais justement de toi hier. J’ai vu ta mère et elle m’a demandé si je te rencontrais quelques fois. Je lui ai dit qu’il y avait deux ans que je ne t’avais pas aperçu. Alors, elle m’a dit que ça faisait plus longtemps qu’elle ne t’avait pas vu, que ça faisait trois ans que tu ne lui avais pas rendu visite et qu’elle n’avait pas eu de tes nouvelles.

— Tu as vu ma mère ? interrogea Mérou d’un ton incrédule.

— Mais oui, je l’ai vue comme je te vois. Je suis allé à Valleyfield dimanche et je suis entré à son magasin pour acheter une boîte de cigarettes. Elle vieillit, tu sais.

Luce regardait tour à tour le nouveau venu et Mérou d’un air étonné et ce dernier avait pris une expression extrêmement embêtée.

— Alors, fit soudain Luce d’un ton ironique, en s’adressant à son ami, tu n’auras pas besoin d’un vêtement de deuil.

Les deux autres la regardaient sans comprendre.

— C’est une farce qu’il avait faite il y a une minute, fit la petite répondant ainsi à l’interrogation peinte sur la figure de Rosalba et de son ami.

Après cela, la conversation languit un peu puis Mérou se leva, disant : « Je regrette de vous laisser, mais j’ai quelqu’un à voir sans faute ce soir ». Et il sortit.

Comprenant qu’elle avait été jouée, moquée, exploitée, Luce laissa éclater sa mauvaise humeur. — Hein ? Pensez-vous qu’il a pris un air bête lorsque vous lui avez parlé de sa mère ? Il m’avait justement annoncé qu’elle venait de mourir, qu’il lui fallait la faire enterrer et s’acheter un habit de deuil !

— Ah ! c’est un drôle de type, fit l’ami de Rosalba. Ça m’a indigné lorsque sa mère m’a dit qu’il lui avait emprunté cent piastres et qu’ensuite, il n’était jamais reparu chez elle. C’est comme pour sa femme. Une fois qu’il a eu mangé l’argent qu’elle avait reçu de ses parents, il l’a abandonnée avec son enfant.

— Comment, il est marié ! s’exclama Luce, la stupeur peinte sur la figure.

— Il était marié depuis une couple d’années lorsque je l’ai rencontré pour la dernière fois avant de le retrouver ici. Vous ne saviez pas cela ?

— Il m’avait dit qu’il était garçon et m’avait toujours laissé entendre que nous nous marierions aussitôt qu’il aurait trouvé un emploi.

Sa tête se pencha sur sa poitrine. On aurait dit qu’elle avait été pétrifiée par la surprise et la douleur.

— Vous le connaissez depuis longtemps ? demanda-t-elle au bout d’un moment.

— Bien, nous avons été au collège ensemble à Valleyfield où demeuraient nos familles. Après cela, je l’ai revu de temps à autre, mais je n’ai jamais su ce qu’il faisait.

Luce restait là écrasée, démolie par cette brusque révélation. Tous ses projets d’avenir, tous ses rêves avaient été brutalement brisés, anéantis.

Elle passa la nuit à pleurer.

Mais elle en avait encore à apprendre. En effet, quatre jours plus tard, Rosalba arriva de nouveau à la chambre de sa sœur.

— Je sais que tu ne vois jamais les journaux, alors, je suis venue. Tiens, lis ça.

Luce prit la feuille qu’on lui tendait.

— Ici, fit Rosalba en lui désignant la chronique des tribunaux.

Alors, l’autre lut.

Le journal racontait qu’à la suite d’un gros vol commis dans une banque, les détectives avaient visité toutes les salles de pool afin d’interroger les jeunes gens qu’ils trouveraient là. Ils leur avaient demandé en plus de produire leur carte d’enregistrement national. Plusieurs d’entre eux n’en avaient pas. Dans le nombre Francis Mérou. Ils avaient été amenés au poste. En regardant la liste des noms des détenus, les policiers avaient immédiatement sorti de leurs dossiers un mandat d’arrestation émis il y avait déjà plusieurs mois pour Mérou accusé d’obtention d’argent sous de fausses représentations. Son procès s’était instruit la veille. La plaignante était une jeune veuve qui avait raconté au juge que Mérou qui avait été son ami, lui avait soutiré, en lui promettant le mariage et en se faisant passer pour aviateur afin de se donner du prestige, de se rendre intéressant, de la conquérir, l’assurance de mille piastres qu’elle avait reçue à la mort de son mari. Après avoir obtenu l’argent, il était disparu. Le journal donnait des détails piquants, savoureux et typiques, qualifiant de faux héros ce garçon qui n’avait pas même été soldat. Mérou avait avoué. La sentence était remise à huitaine.

C’était un vulgaire escroc.

Ainsi, il n’avait jamais été aviateur. Il était marié, avait une femme et un enfant et, avant de la connaître, il avait volé une veuve en lui jouant la comédie de l’amour. Tout ce qu’il disait, était un tissu de mensonges. Elle, Luce, avait été sa plus récente victime. Il lui avait raconté les mêmes histoires qu’à l’autre, des histoires de seconde main, si l’on peut dire, il lui avait fait les mêmes menteuses promesses. Elle était profondément, souverainement écœurée. Ces stupéfiantes et douloureuses informations l’avaient laissée bouleversée, et elle restait sans force, sans courage devant la vie. Son bel amour qui la soulevait, la transportait, la transfigurait à certains moments, qui l’avait rendue si heureuse, qu’elle portait en elle comme un fabuleux trésor, était tombé dans un tas d’immondices. C’était une incroyable profanation. Elle n’avait pas même été trahie, car elle n’avait pas été aimée. Tout simplement, elle avait été dupée et trompée par un ignoble filou qui avait abusé de son ignorance, de sa crédulité, pour lui faire accroire les histoires les plus ridicules, les plus invraisemblables, les plus dénuées de bon sens et, pendant plus d’un an, il l’avait complètement dépouillée de son salaire après lui avoir arraché toutes ses économies. Il l’avait mise sans le sou. Il était l’un de ces individus sans scrupules qui, avec un cynisme révoltant, exploitent la naïveté des jeunes ouvrières et des femmes sans défiance, pour vivre dans la fainéantise. Et chose infiniment triste, il était le père de l’enfant qu’elle portait en elle.

Après avoir vécu dans le rêve, elle retombait dans un monde de laideur, de saleté et de répugnante hypocrisie.

Elle était si abattue, si découragée, qu’elle aurait voulu mourir.

Alors, sans plus aucun espoir, comme le prisonnier condamné au bagne pour la vie, elle se remit à la besogne afin de gagner son pain.

Les semaines passaient et l’enfant qu’elle portait en elle s’agitait déjà, signalait sa présence. Parfois, irritée, voulant à tout prix s’en débarrasser, au moment de prendre le tramway, pour retourner chez elle après le travail, elle se précipitait, elle plongeait dans la cohue des voyageurs, se faisait presser, tasser, serrer, bousculer, espérant que ces violences écraseraient cet enfant de malheur, amèneraient son expulsion prématurée. Mais la graine de misère est résistante, ne se laisse pas facilement détruire, elle arrive à la vie en dépit de tout.

Lorsqu’elle connut que le temps de sa délivrance approchait, elle alla voir un médecin dont elle avait vu les annonces dans le journal. Pour $75 payées d’avance, il la garderait sept jours dans une chambre, pratiquerait l’accouchement et s’occuperait de placer l’enfant. Forcément, elle accepta cet arrangement.

— Revenez me voir dans une semaine, lui dit-il, comme elle sortait.

Ce fut une attente pénible. Elle vivait dans un cauchemar et passait en revue les événements de sa triste vie. Alors que tant de jeunes femmes sont heureuses et fières de mettre au monde des enfants qui seront leur joie dans les jours à venir, elle, irait à l’hôpital en se cachant pour que personne ne connaisse sa honte, et le fruit de sa chair, elle serait obligée de l’abandonner. Toujours, elle ignorerait sa vie précaire et incertaine.

— Il était grandement temps, déclara le médecin lorsqu’elle retourna chez lui au bout d’une semaine.

Le soir même, elle accoucha d’une fille.

Le lendemain, elle demanda à voir son enfant. La garde-malade sortit un moment et revint portant dans ses bras un paquet enveloppé de linge blanc, un paquet à la figure rouge, ridée, grimaçante, aux yeux à demi fermés, qui vagissait faiblement. Luce regarda un instant le petit être sorti d’elle-même, puis détourna la tête, sentant son cœur se briser de désespoir. La garde sortit. À ce moment, elle aurait voulu être morte.

La jeune mère ne revit plus son enfant.

Ses sept jours écoulés à l’hôpital du médecin, elle dut partir. Faible, le cœur endolori, sans courage, meurtrie dans tout son être, elle retourna à sa chambre.

Luce n’a plus de jeunesse, de beauté, ni d’illusions. Sa famille est dispersée. Ses frères et ses sœurs auront, elle le sait, une vie misérable. Jamais, on ne l’a aimée. Un homme a pris son plaisir sur son corps, mais il n’avait pas d’amour pour elle. Il ne cherchait que sa satisfaction. Aujourd’hui, elle est seule, sans espoir, sa santé est ruinée. Tout simplement, elle est une loque humaine.

Avec une immense amertume, elle fait le tableau de sa vie :

Elle a vingt ans.

Elle a des souvenirs de famine et de misère.

Elle a une fille aux Enfants abandonnés.

Elle n’a pas une piastre devant elle.

Elle est rhumatisante, syphilitique et tuberculeuse.

Elle pense à l’avenir…


LA TANTE ET LA NIÈCE


Avant de faire des arrangements, avant de se départir de son bien, le père Bénoni Gendron y avait longuement pensé. Il avait travaillé, durement travaillé et il voulait faire profiter les siens du fruit de ses labeurs et non les plonger dans les troubles et les chicanes. Certes, il ne possédait pas une fortune, simplement une petite terre avec le produit de laquelle il avait vécu et avait élevé une famille de huit enfants. Maintenant, tous ceux-ci étaient mariés et établis à l’exception de Michel, le fils aîné, et de Françoise, la plus jeune de ses filles, qui demeuraient avec lui. Naturellement, le garçon hériterait de la ferme, à charge de lui donner à lui et advenant son décès avant celui de sa femme, à celle-ci, la moitié du revenu annuel. Mais il y avait la fille, et il voulait lui assurer la subsistance. Il décida donc qu’au cas où Françoise ne se marierait pas, elle habiterait avec son frère à la mort de ses parents. Elle serait logée et nourrie et recevrait quinze piastres par an pour se vêtir. Le père Bénoni estimait qu’il est très important de bien faire les arrangements, car autrement, c’est la brouille dans les familles et parfois des procès. Il voulait éviter cela. Tous les détails décidés, l’on se rendit chez le notaire qui rédigea un acte de donation. Le fils se maria trois mois plus tard. L’on divisa la maison en deux. Les parents et leur fille en occupaient une moitié et le jeune ménage l’autre moitié.

Le père Bénoni mourut l’année suivante. La mère et la fille continuèrent à vivre de la moitié du revenu de la ferme. Ce furent alors des jours de calme et de paix comme les deux femmes pouvaient en désirer. Elles étaient là tassées dans leur petite vie, dans leur vieille petite maison, dans leurs vieilles petites habitudes. Leur existence était aussi silencieuse et calfeutrée que peuvent la souhaiter une très vieille femme et une vieille fille. Elles étaient comme dans une oasis bienheureuse où les rumeurs du monde extérieur n’arrivaient pas. Toujours, par la suite, Françoise devait se rappeler avec une douloureuse nostalgie cette période de sa vie.

Assise devant l’étroite fenêtre par laquelle on apercevait, l’hiver, la campagne blanche, sévère, triste et glaciale, la mère maintenant dans ses quatre-vingts ans, ses lunettes sur le nez, lisait dans son paroissien habillé d’alpaga noir, les prières qu’elle connaissait depuis tant d’années. Parfois, elle prenait une pomme, mais comme elle n’avait plus de dents pour la croquer, elle la coupait en deux et, avec un couteau, grattait patiemment le fruit qu’elle mangeait ainsi en purée. Pendant ce temps, la fille se berçait, se tricotait des bas de laine.

Pendant longtemps, il n’y avait eu dans leur appartement d’autre bruit que le monotone tic tac de la pendule, que le sifflement de l’eau qui bouillait à la journée dans le « canard » sur le poêle. Outre les deux femmes la seule autre vie dans la pièce était un canari dans sa cage, le chat qui dormait sur les genoux de Françoise et le plant de géranium posé sur le cadre de la fenêtre.

Au bout de trois ans, la vieille femme alla rejoindre son époux au cimetière. Elle léguait à Françoise un montant de deux mille piastres qu’elle avait en banque. De ce jour, la fille devint à la charge directe de son frère, de son neveu à la mort de celui-ci, puis de sa nièce. Elle le fut trente et un ans et pendant trente et un ans, elle fut très malheureuse. Tel que stipulé, elle avait sa chambre à elle et elle mangeait à la table de famille, mais l’atmosphère n’était nullement familiale. Comme on peut le supposer, Françoise n’aimait pas sa belle-sœur. Elle souffrait cruellement d’être avec elle, de la voir constamment près d’elle. De son côté, la belle-sœur se rongeait le cœur d’avoir sans cesse la sœur de son mari devant les yeux. Elles n’étaient pas faites pour vivre ensemble, mais les nécessités de la vie les contraignaient à demeurer dans la même maison, à manger à la même table alors qu’elles se détestaient franchement. Tous les jours de l’année, elles étaient forcées d’évoluer à côté l’une de l’autre dans leur étroite demeure de quatre pièces. Françoise souffrait amèrement d’être sous la dépendance de son frère. Une sourde hostilité régnait continuellement dans ce logis. Chacun était maussade, bourru, hargneux. Pendant trente et un ans, Françoise distilla de la bile. Elle était malheureuse de ce qu’elle n’avait pas un pied de terre à elle, de ce qu’elle n’avait pas un toit en propre alors que son frère possédait tout cela. Elle aurait tant aimé être chez elle et elle était frustrée dans ses désirs et elle le serait toute sa vie. Son frère avait obtenu la maison et le champ paternels tandis qu’elle n’avait rien. Alors, elle avait l’esprit amer, le cœur ulcéré et la figure hostile. Toujours, elle observait un mutisme complet. Elle allait et venait comme si elle eût été muette. Pendant des semaines, elle avait un visage fermé comme une porte de prison. Forcément, elle subissait son sort mais elle était terriblement aigrie. Les autres non plus n’étaient guère de bonne humeur. Depuis longtemps, la fille avait un neveu et une nièce : Narcisse et Zélie. La belle-sœur mourut alors que celle-ci avait dix-huit ans, puis le mari partit à son tour six mois plus tard. Avec sa sœur dans la maison, il n’avait guère eu d’agrément.

Le fils Narcisse hérita de la terre, toujours sujette aux mêmes charges que du vivant de son père. C’était un garçon qui connaissait ses droits et ses obligations. Jamais il n’eut aucune vexation à l’égard de sa tante qui lui était absolument indifférente. Elle avait sa chambre dans la maison et mangeait à la table commune, mais il la considérait un peu comme une étrangère. Puis, il décéda subitement. Désormais la tante Françoise et la nièce Zélie restèrent donc seules. Incapable de cultiver une terre, la nièce vendit la ferme et, désormais, vécut de l’intérêt de son argent et du produit de son jardin. Oppressée et contrainte pendant tant d’années, mais libre maintenant, la tante s’exerçait à opprimer à son tour. Peu à peu, elle prenait de l’ascendant, de l’autorité sur sa nièce de quarante ans plus jeune qu’elle, affirmait des exigences plus ou moins raisonnables. Parfois, il y avait des conflits. La plupart du temps, la vieille tante gagnait. De bonne foi, et vigoureusement, elle réclamait des droits imaginaires, se montrait ambitieuse. Sûrement qu’elle ne se rendait pas compte de son égoïsme, mais elle cherchait à avoir plus que sa part. Pour la nourriture, c’était elle qui imposait ses goûts, qui ordonnait ce qu’il fallait acheter. Et jamais satisfaite, conduisant la maison alors que c’était l’autre qui payait. Elle était presque la maîtresse. La trame de leur existence se composait d’incidents insignifiants et désagréables, de petits drames mesquins et pénibles comme il s’en produit dans la vie de tant de gens, comme entre mari et femme, belle-mère et bru comme on le verra dans les pages qui suivent.

Le jardin

Un matin, au moment de sortir pour aller planter des oignons dans le jardin, la tante déclare :

— Moi, je t’aide, je travaille autant que toi, alors je devrais retirer la moitié des profits. Lorsque tu vends des légumes, j’ai droit de recevoir la moitié du prix.

Zélie se dit que le jardin lui appartient en propre, que non seulement elle n’a pas besoin de la tante pour l’aider mais que celle-ci lui nuit plutôt qu’elle lui est serviable.

— Elle n’y voit pas et lorsqu’elle se mêle de sarcler, elle arrache les bons plants qu’elle ne peut distinguer des mauvaises herbes, déclare-t-elle à la voisine. Elle ne fait que du gâchis. Ah oui ! je me passerais bien d’elle mais je ne peux m’en débarrasser.

Toutefois, pensant à l’argent de la tante qui lui reviendra peut-être à sa mort, elle consent à cet arrangement. Alors, lorsqu’elle vend pour vingt sous de carottes ou de fèves, la tante reçoit dix sous.

Zélie songe que la tante ne dépensant jamais rien, son héritage grossit lentement. Elle espère que ce qu’elle lui donne dans les circonstances est une économie quasi obligatoire qu’elle encaissera probablement à la mort de la tante.

Tu es ennuyante

La nièce Zélie est allée chercher son fer à repasser que la voisine lui avait emprunté et dont elle a besoin. Elle rentre et, sans vain bavardage, s’apprête à faire sa besogne.

La tante — Que tu es donc ennuyante. Tu ne m’dis jamais rien. Quand tu ouvres la bouche, c’est pour dire qu’il fait chaud, qu’il fait humide, qu’il vente fort. Tu ne parles jamais que du temps. Pour ça, je pourrais lire l’almanach et être renseignée d’avance.

La nièce — Ben, je ne peux pas vous raconter des histoires comme celles que vous écoutez à la radio. Je n’écris pas de romans, moi. Tout simplement, je m’occupe de mon jardin.

La tante — Tu sais, compte pas sur mon argent. Mon testament est fait et je ne te laisse rien. Tu en as assez.

Des accusations

En dépit des concessions de Zélie, la tante n’est jamais satisfaite. Trop longtemps, elle a souffert, maintenant, elle est inapte à la vie calme et paisible. Et depuis quelque temps déjà, l’atmosphère est lourde dans la maison des deux femmes. Voilà quinze jours au moins que la tante et la nièce ne se parlent pas. Toutes deux ruminent des choses qu’elles gardent en elles-mêmes mais qui sortiront un jour. La tante Françoise a le regard mauvais. Enfin, elle éclate :

— C’est un grand malheur d’appartenir à une famille comme la tienne. J’ai fait mon purgatoire sur la terre en vivant avec vous autres.

— Puis, si vous ne nous aviez pas eus, qu’est-ce que vous auriez fait ? riposte la nièce.

— J’aurais gagné ma vie.

— Avec nous autres, vous n’avez pas eu besoin de la gagner.

— Tiens, je n’aime pas à le dire, mais ta mère c’était une ivrognesse. Elle avait toujours son flacon de gin dans l’armoire. Pis, ton père, avant d’aller tirer ses vaches, il allait au puits et pompait de l’eau dans le fond de sa chaudière. Oui, ton père mettait de l’eau dans le lait qu’il vendait aux gens de la ville.

— Vous êtes une mauvaise langue et une menteuse. Il y avait un flacon de gin dans l’armoire mais c’était pour offrir un verre à la visite lorsqu’il en venait. Puis, si mon père allait à la pompe avec sa chaudière, c’était par habitude de propreté, pour la rincer avant de traire ses vaches. Vous devriez avoir honte de parler ainsi de ceux qui vous ont logée et nourrie pendant tant d’années.

— Ils m’ont nourrie ! Ils m’ont nourrie ! Mais pas par bonté de cœur, mais parce qu’ils y étaient obligés. Ils avaient reçu la terre à condition de voir à mes besoins.

— Autrement dit, ils travaillaient pour vous faire vivre. Vous avez vécu de leur travail, non du vôtre.

— Tiens, tu es un front noir de me parler comme ça. Tu peux être certaine que je ne te laisserai pas une piastre, pas un sou, en mourant. Compte pas sur mon héritage. Tu ne l’auras pas.

— Non, vous ferez comme la tante Rosalie qui a laissé son argent aux Pères du Saint Esprit.

— Elle a bien fait. Les Pères ont prié pour elle après sa mort.

— Oui, puis sa bru qui était veuve a été obligée de gagner sa vie comme couturière, une petite vie et j’imagine que bien souvent, elle a été privée du nécessaire.

Pour aller à l’église

Elle avait dû ruminer cela depuis longtemps dans ces heures de bouderie, dans ces longues journées qu’elle passait sans dire un mot, sans adresser la parole à sa nièce. Alors, elle sortit un matin après le déjeuner et s’éloigna dans la direction du village. Il était près de midi lorsqu’elle rentra. Enlevant son chapeau, elle le déposa sur la table, replaça une mèche grise qui lui retombait sur l’oreille et d’une voix blanche déclara : Je suis allée voir le notaire et il m’a dit que j’avais le droit de me faire conduire à la messe en voiture le dimanche. Alors, tu vas me payer une voiture pour aller à l’église dimanche prochain.

La nièce resta muette.

— Tu comprends, je veux que dimanche, tu me fasses conduire à la messe en voiture, réitéra la tante d’un ton autoritaire.

Et c’était vrai. Elle avait ce droit. Lorsqu’il avait élaboré dans sa tête le projet de donation, le vieux grand-père songeant que l’hiver, par les grands froids et le printemps, à la fonte des neiges, sa femme et sa fille pouvaient difficilement se rendre à pied à l’église le dimanche, avait décidé que son fils qui avait des chevaux, un boghei et un sleigh pour la promenade, devrait conduire sa mère et sa sœur à la messe en voiture.

Cette clause cependant était toujours demeurée lettre morte. Comme l’église n’était qu’à un demi-mille de la maison, les deux femmes marchaient pour se rendre à la messe, comme elles avaient toujours fait d’ailleurs. Lorsque les chemins étaient trop mauvais, la vieille grand-mère restait chez elle et récitait son chapelet. La fille, elle, bravait le froid, la boue, la neige et était strictement fidèle à son devoir religieux. Maintenant, toutefois, elle réclamait une voiture. Mais les choses avaient bien changé depuis ce temps-là. La terre avait été vendue et il ne restait ni chevaux ni voitures. Ce qui autrefois était une obligation sans conséquence, représentait maintenant une dépense d’argent, car les taxis ne promènent pas les gens pour des prières. Naturellement, Zélie était furieuse. Jusqu’ici, elle avait toujours cédé sur tout, mais cette dernière exigence faisait déborder la mesure, d’autant plus qu’elle était inutile parce qu’à cette époque, la route était belle.

La nièce était vexée, irritée au delà de toute mesure.

— Tu sais, je compte bien que dimanche prochain tu vas envoyer une voiture me chercher pour me conduire à l’église, fit le surlendemain la tante à sa nièce pour lui renouveler la mémoire et lui montrer qu’elle n’entendait pas badiner.

— Vous aurez votre voiture, répondit sèchement Zélie.

La semaine s’écoula dans une sourde hostilité.

Le dimanche donc, à l’heure de se rendre à l’église, l’on entendit un impérieux appel de klaxon.

— C’est votre voiture qui vient vous chercher, annonça Zélie.

Méfiante, la tante jeta un coup d’œil par la fenêtre basse et aperçut le camion du voisin arrêté devant la maison.

Un nouvel appel de klaxon déchira la paix de ce matin de dimanche.

Une expression courroucée sur la figure, la tante darda ses regards sur sa nièce.

— Tu veux rire de moi, hein ? Mais tu sais, mon héritage, tu ne l’auras jamais !

Et ouvrant la porte, blême de colère, elle sortit et roide, sans les regarder, passa à côté du camion et du chauffeur et prit la route. Sa mince silhouette noire s’éloigna sur le chemin poussiéreux.

Disparition du radio

La tante avait reçu un affront bien difficile à avaler. Mais comme elle l’avait provoqué par son exigence intempestive, elle devait subir son sort. Toutefois, elle n’était pas au bout de ses épreuves, car Zélie poussée à bout, secouait le joug, se rebellait.

La tante Françoise était devenue une enragée de la radio. Dans son enfance et dans sa jeunesse on ne connaissait pas cela. C’est une invention moderne. Vrai, ils étaient bien à plaindre les gens d’autrefois. Aussi, aujourd’hui, la tante s’efforce de reprendre le temps perdu. Aussitôt le déjeuner terminé, elle ouvre l’appareil. Les romans-fleuves la passionnent et elle connaît tous les programmes. Ce qu’elle préfère cependant, c’est la liste, à la fin de l’après-midi, des morts de la journée dans la province, que l’annonceur lit avec le ton d’un curé débitant son prône le dimanche. Comme elle est un peu sourde, elle fait rendre à l’instrument son maximum de sonorité. Il semble que tous ces sons, toutes ces voix la stimulent à sa besogne, lui donnent de nouvelles forces. Avec un intérêt extrême, elle suit les incidents et les scènes des interminables histoires dont elle entend une tranche chaque jour. Elle écoute… Puis soudain, un caprice l’appelle ailleurs. Elle s’en va travailler dans le jardin, bricoler sous la remise ou encore, elle grimpe en haut de la maison et s’en va fouiller dans l’incroyable capharnaüm qu’est devenu le grenier. Complètement absorbée par ses occupations, elle oublie l’appareil de radio qui continue d’emplir la petite cuisine de son charivari. Alors, Zélie énervée, agacée par toutes ces chansons, ces histoires, ces discours qui lui cassent les oreilles et lui donnent des maux de tête, tente de mettre le holà.

— Si vous allez sarcler dans le jardin ou faire le ménage dans la remise, vous n’avez pas besoin de radio, remarqua-t-elle.

— Ah, j’ai oublié de fermer l’appareil, répond la tante Françoise.

Mais c’est toujours la même chose. Et Zélie excédée et qui est près de ses sous estime que c’est là une dépense absolument inutile. Ça n’a pas de bon sens, remarque-t-elle, de laisser le radio ouvert à cœur de jour et de se faire ennuyer en plus.

Une semaine environ après l’incident du camion, la tante qui était allée faire un bout de prière à l’église rentrant à la maison jeta un coup d’œil sur la pendule. Elle craignait d’être en retard pour les décès. Par chance, elle arrivait juste à temps. Machinalement, elle se dirigea vers l’appareil. Il n’y était pas. Stupéfaite, elle restait là immobile, ne comprenant rien.

— Où est le radio ? interrogea-t-elle enfin.

— Je l’ai vendu, répondit froidement Zélie.

— Tu as vendu notre radio ? fit la tante. Ça, c’est ben comme ta mère, comme ton père qui m’ont persécutée toute ma vie.

— J’ai vendu mon radio, rectifia Zélie. Je l’ai payé de mon argent et j’ai bien le droit de le vendre, j’imagine. Pis, le notaire, il ne vous a pas dit que je devais vous fournir un appareil de radio ?

— Ah ! tête de Lucifer, tu n’auras pas mon argent ! J’aimerais mieux le donner aux sauvages que de te le laisser. Vendre notre radio ! Qu’est-ce que j’ai donc fait au bon Dieu pour avoir une nièce comme toi ?

Privée de radio, la tante Françoise était bien malheureuse. Au bout de quelques jours, Zélie compatissante, profite de ce que la tante est allée au village pour remettre en place le radio qu’elle avait caché dans sa chambre.

La tante veut lire

Un solliciteur pour la Revue de demain passe à la maison et tente d’abonner Zélie à son périodique. Celle-ci refuse mais l’agent insiste. La tante Françoise se met alors de la partie.

— Tu devrais t’abonner. J’en ai entendu parler de cette revue. On m’a dit qu’elle est très intéressante. Tu peux bien dépenser une piastre. Ça nous distraira.

— J’ai toute la lecture voulue pour me distraire, répond Zélie.

— Bien, je la lirai, moi.

— Pourquoi ne vous abonnez-vous pas vous-même ?

— Oh ! moi, je suis bien trop pauvre.

— Pis, le notaire, est-ce qu’il a dit que je devrais vous abonner à la revue ?

Cela met fin à la discussion.

Offres de mariage

Bien certain que si elle n’avait pas eu la tante sur les bras, la nièce Zélie aurait pu se marier facilement. Mais la tante est un épouvantail. Voir tous les jours dans la maison cette vieille fille hargneuse, grognon, provocante, rapace, plaignarde, ce n’est pas une perspective bien encourageante pour un homme.

Un jour, un fermier à l’aise, sobre et travailleur, a déclaré à la mère Sophie Tremblay, voisine de la nièce :

— S’il n’y avait pas la tante, je la marierais bien, moi, Zélie. Active, économe, aimable, bonne cuisinière, elle ferait une femme de première classe, mais la tante Françoise, je ne peux pas la sentir. Elle me fait penser à un chien galeux. Si jamais elle part, celle-là, je ne serai pas lent à faire la demande à Zélie.

Toutefois, la tante ne se décide pas à partir.

Quelques années plus tard, un veuf sans enfants, d’une paroisse voisine, qui possède une belle terre est venu à plusieurs reprises rendre visite à Zélie. Il lui a dit que s’il était possible de placer la tante à l’hospice ou ailleurs, il ne demanderait pas mieux que de l’épouser. Même, il serait disposé à vendre sa ferme là-bas et à venir s’établir par ici. Inutile cependant de parler de la chose à la tante. Déjà, elle l’a déclaré : Je suis née dans cette maison et je mourrai dans cette maison.

Mais en attendant, elle ne se hâte guère de décéder.

Ménage du printemps

Les deux femmes viennent de terminer le grand ménage du printemps. Embrassant alors la cuisine d’un regard circulaire, la tante déclare :

— Maintenant que nous avons fini de nettoyer, j’espère que tu vas acheter un prélart neuf.

— Un prélart neuf ? Mais celui-ci est encore bon. Pourquoi un neuf ?

— Ben, quand on fait le ménage, il faut acheter quelque chose de neuf. Achète un prélart.

— Pis, le notaire est-ce qu’il a dit que je dois acheter un prélart neuf chaque fois que nous faisons le ménage du printemps ?

Mais songeant à l’héritage problématique et, pour ne pas trop mécontenter la tante, elle achète une paire de rideaux.

La chaloupe perdue

À la suite d’une tempête accompagnée d’un grand vent, une chaloupe a échoué dans les environs de la maison de Zélie. Celle-ci va la chercher et l’amarre à son quai, attendant qu’on vienne la réclamer. Quinze jours s’écoulent et personne ne se présente. Alors, la tante Françoise déclare :

— Toi, tu as déjà ta chaloupe. Tu n’en as pas besoin de deux. Celle-ci c’est la mienne.

Là-dessus, elle prend un pot de peinture, un pinceau, et donne une toilette neuve à l’embarcation égarée là. Puis, le dimanche, elle la loue une piastre pour la journée aux pêcheurs qui fréquentent la localité.

Le dîner Kraft

La tante et la nièce sont dans la cuisine et Zélie vient de mettre la soupe au feu.

La nièce — J’ai envie d’acheter une boîte de dîner Kraft. Ça fait plusieurs fois que Mme Marchand m’en parle. Elle en sert souvent le soir. Elle et son mari disent que c’est délicieux. Puis, c’est bon marché. Une boîte coûte seize cents et elle fournit quatre repas, c’est-à-dire que deux personnes peuvent dîner et souper avec ce qu’elle contient. Ça fait quatre cents par repas.

La tante — Moi, j’en veux pas.

La nièce — Pourquoi que vous n’en voulez pas quand d’autres trouvent que c’est très bon et s’en régalent.

La tante — Ben, je n’aime pas ce nom-là. Puis, j’espère qu’on n’est pas encore assez pauvre pour se contenter d’un repas de quatre cents. Achète de la viande chez le boucher.

Une journée mémorable

Cet après-midi-là, la tante Françoise a été témoin d’un mortel accident. Elle était occupée dans le jardin lorsqu’elle a vu la veuve Lamesse, l’une de ses voisines, qui s’en allait sur la route. Subitement, sans qu’on puisse deviner pourquoi, elle obliqua pour prendre l’autre côté du chemin. Juste à ce moment, elle fut heurtée et projetée à douze pieds par une automobile qui filait à une belle vitesse. L’on a ramassé la malheureuse, sanglante et dans un triste état. Tout de suite, l’on a téléphoné à l’hôpital, disant d’envoyer sans retard la voiture d’ambulance.

— Ben, je vais la voir l’ambulance, fait la tante Françoise. Tous les jours, dans le journal, on parle de l’ambulance, mais je ne l’ai jamais vue, moi.

Elle attend avec impatience. Sa curiosité est extrême. Mais elle est un peu désappointée lorsque la voiture arrive. Elle s’était imaginé autre chose. Mais l’ambulance est inutile. C’est le fourgon de la morgue qu’il faut maintenant, car la blessée est morte. Le fourgon non plus, elle ne l’a jamais vu. À la campagne, ce n’est pas comme à la ville où l’on voit tant de choses.

— C’est seulement ça, fait-elle en le voyant. On dirait un corbillard de pauvre.

La femme qui vient de mourir vivait seule avec son fils qui travaille à l’usine dans la paroisse voisine et qui voyage par autobus matin et soir. Comme l’arrêt de la voiture est à trois arpents de chez lui, le jeune homme fait chaque jour ce bout de chemin à pied et se trouve à passer devant la maison où demeure la tante Françoise. Alors, elle l’attend, elle le guette. Elle veut être la première à lui annoncer la mauvaise nouvelle. À ses yeux, cela lui donne de l’importance. Jamais de sa vie ce garçon ne l’oubliera. Elle pioche dans son jardin en surveillant la route. À cinq heures et demie, elle le voit apparaître. Lorsqu’il passe, le jeune homme la salue.

— C’est bien triste pour ta mère, fait la tante.

— Qu’est-ce qui est arrivé ? interroge le fils qui ignore tout.

— Ben, elle a été frappée par une automobile et elle est morte, répond la tante toute glorieuse de l’informer de cette calamité.

Alors, sans un mot, le garçon s’éloigne, la tête courbée. Il s’en va vers la maison désormais vide de la présence maternelle.

Aujourd’hui, la tante a été témoin d’un accident dont elle pourra raconter tous les détails, elle a vu la voiture d’ambulance, le fourgon de la morgue et elle a annoncé au fils Demesse la mort de sa mère. Ce sera une journée mémorable.

Le coq

Lorsqu’il faut tout acheter, ça coûte cher de garder des poules, simplement une demi-douzaine et un coq. Elles donnent quelques œufs qu’on mange sans que ça paraisse, car il faut tout de même avoir de la viande. De la viande, la tante Françoise qui a quatre-vingt-quatre ans et la nièce Zelie en mangent trois fois par jour : au déjeuner, au dîner et au souper. Elles ne peuvent pas s’en passer.

Vers le milieu de septembre, Zélie faisait des calculs et elle se disait comme ça que ce serait plus profitable de se défaire des poules avant d’arriver à l’hiver. Mieux valait les manger que d’acheter du sarrasin à une piastre et demie le minot pour les nourrir. Et tout d’abord, elle commencerait par le coq. Ayant pris cette décision, elle voulut lui donner suite immédiatement. Appelant ses volailles qui accoururent pour recevoir leur nourriture, elle leur lança une poignée d’avoine prise dans une boîte sous la remise. Pendant que les poules picoraient avidement les grains éparpillés sur le sol, Zélie saisit brusquement le coq et lui tordit le cou. Elle le déposa ensuite à côté du perron où il eut quelques soubresauts avant de mourir. Tout de suite, elle le pluma, l’ébouillanta, le vida et le dépeça. Finalement, elle le jeta dans la casserole pour le faire cuire avec une sauce blanche.

Ça sentait la bonne mangeaille lorsque la tante Françoise qui était allée à l’église arriva à la maison et entra dans la cuisine.

— Qu’est-ce que tu fais donc cuire ? s’informa-t-elle.

— De la volaille. Vous aimez ça la volaille.

— Bien certain que j’aime ça. Mais tu n’as pas tué le coq par hasard ?

— J’ai tué le coq et je vais tuer les poules. Ça coûterait trop cher de les nourrir l’hiver prochain.

— Tu as tué le coq ! prononça la tante Françoise du ton dont elle aurait dit : Tu as tué ton frère.

Et ce disant, la figure de la tante Françoise se rembrunit comme le firmament à l’approche d’un orage.

Et pendant tout le temps du souper, elle demeura muette, sombre, tragique, ne mangeant que de la sauce avec son pain.

— Ça me manque de ne pas entendre le coq chanter au matin. Il y en a que ça ennuie, que ça agace. Moi, j’aimais ça et je m’ennuie de ne plus l’écouter. C’était comme s’il nous avait crié le bonjour. Maintenant, on se lève puis on se met au travail sans rien pour nous dire que c’est une nouvelle journée qui commence. Un coq c’est comme l’angelus. Moi, je trouve que ça valait le prix d’un sac d’avoine pour l’entendre chanter chaque matin.

— Oui ? Eh bien, moi, un réveille-matin fait mon affaire. Je l’arrête de sonner quand je veux et ça finit là. Puis, il ne mange pas d’avoine ni de sarrasin, répond la pratique et prosaïque Zélie.

Le petit chinois

La chose s’est finalement ébruitée. Certes, la tante Françoise ne raconte pas ses affaires. Elle avait agi en secret, mais tout finit par se savoir. Alors, l’on a appris avec un étonnement bien compréhensible, que cette vieille avare, rapace, grippe-sou, âpre au gain, qui se refuse absolument tout, a donné cent piastres aux pères missionnaires pour acheter, catéchiser et instruire un petit chinois.

Lorsqu’on lui parle de la chose, elle déclare candidement :

— J’aime ça, moi, les petits chinois !

Plus de gazette

L’abonnement au journal est expiré et comme Zélie ne l’a pas renouvelé, l’on est sans gazette depuis une semaine.

La tante — Est-ce qu’on va rester longtemps sans avoir rien à lire ? C’est ennuyant ça.

La nièce, sèchement — Le notaire est-ce qu’il vous a dit que je devais vous fournir le journal chaque jour ? Vous lirez votre livre de messe.

Bonne fête

La tante Françoise aurait dimanche 85 ans.

Or, la veille, pendant qu’elle était allée à l’église pour l’office des quatre-temps, sa nièce confectionna un beau gâteau portant en sucre blanc l’inscription Bonne fête. À vrai dire, ce n’était pas l’affection qu’elle portait à la vieille qui l’avait portée à faire ce geste d’amitié, mais elle songeait toujours à la lointaine possibilité de recevoir, sinon tout l’héritage, du moins une partie des économies de tante Françoise. Lorsque celle-ci revint de l’église et qu’elle aperçut le superbe gâteau placé au centre de la table, elle jeta un regard mauvais à sa nièce.

— Qu’est-ce que c’est que ce gâteau ? demanda-t-elle d’une voix aigre.

— C’est le gâteau pour votre fête. Nous ne le mangerons pas aujourd’hui, mais ce sera notre dessert pour dimanche midi, répondit la nièce.

— Ben, tu pourras le manger seule, réplique la tante, car j’ai été invitée à dîner par ma cousine Mme Ratelle et j’ai promis d’y aller.

— Vous n’êtes pas obligée de manger ici. Si vous préférez aller ailleurs, vous êtes libre de le faire. Seulement, je savais que c’était votre fête et je vous avais fait un gâteau.

Le dimanche matin, la tante partit pour la messe et ne revint que vers le milieu de l’après-midi. Elle rapportait plusieurs colis.

Le gâteau fait par la nièce Zélie était encore sur la table, mais il avait été entamé. Il n’en restait que la moitié. La tante le contempla un moment, puis elle éclata :

— Il paraît que tu t’es bourrée, hein ? Seulement la moitié d’un gâteau pour ton dessert. J’ai déjà vu du monde safre, mais pas comme toi.

— Je l’avais fait pour vous, mais vous n’en avez pas voulu. Alors, j’ai invité nos deux voisines, les demoiselles Martin. Elles ont pris le dîner avec moi et elles ont trouvé le gâteau très bon. Il en reste encore ; vous pourrez en prendre au souper. J’avais fait de la tire aussi. Nous en avons mangé, mais si le cœur vous en dit, vous pourrez vous régaler.

— C’est ça, c’est ça ! Cuisine des bonnes choses pour les étrangers, puis méprise-moi pendant que je ne suis pas là. Ça, c’est bien toi. Ce que tu as dû en raconter des inventions à mon sujet. Tu aimes ça jaser en cachette et dire du mal de moi. Mais malgré tes manigances, il y en a qui me veulent du bien et Mme Lebeau m’a donné une grosse tarte aux confitures de pêches. Et j’ai aussi reçu un beau calendrier illustré et un tablier brodé. Ce disant, elle défait ses colis et exhibe ses cadeaux. T’es jalouse, hein, de ce qu’on m’a fait des cadeaux pour ma fête. Oui, tu es jalouse, jalouse. Ça te fait mal au cœur. Mais ça te fera encore plus mal au cœur lorsque je mourrai sans te laisser une piastre de mon bien. Tu entends, tu ne recevras pas une piastre.

Et c’est ainsi que se célèbre le 85e anniversaire de naissance de la tante Françoise.

Le rôti de veau

Le dimanche, les deux femmes ont mangé un poulet. Alors, le lundi matin, la nièce Zélie demande à la tante ce qu’elle aimerait à avoir pour la semaine.

— Achète un rôti de veau. J’aimerais ça du veau avec beaucoup de ketchup.

Et Zélie s’en va chez le boucher et revient avec un gros rôti de veau qu’elle met sur le feu.

Au dîner, un beau rôti de viande dorée paraît sur la table. Zélie en taille une épaisse tranche et va pour la déposer dans l’assiette de la tante.

— Non, merci, je n’en prendrai pas, déclare celle-ci.

— Vous n’en prenez pas ? C’est curieux ça.

La tante ne répond pas.

Le lendemain midi, le rôti fait une nouvelle apparition sur la table. Cette fois encore, la tante Françoise refuse d’y goûter.

Le mercredi, c’est la même scène. La tante ne mange pas une seule bouchée du rôti de veau.

Alors, Zélie éclate :

— Vous me demandez un rôti de veau. J’en achète un et ensuite, vous n’y touchez pas. Je suis obligée de me sacrifier, de le manger toute seule. Autrement, je perdrais toute cette viande, je serais obligée de la jeter. Il me semble que c’est un peu du caprice.

— Ben, quand je t’ai demandé d’acheter un rôti de veau, j’en avais le goût, puis, lorsqu’il a paru sur la table, ça ne me disait plus du tout.

Le concombre

La tante a mangé hier soir son premier concombre de la saison. Comme chaque jour, elle faisait vers la fin de l’après-midi son tour du jardin lorsqu’au milieu du feuillage, elle a aperçu un beau concombre ayant pratiquement atteint sa pleine grosseur. Un moment, un bien court moment, elle a hésité, puis elle l’a cueilli et l’a mangé à son souper.

— Ça me coûtait un peu, dit-elle, parce que c’est un aliment très chargeant, mais je me suis laissée gagner.

Vous pensez peut-être qu’à son âge, quatre-vingt-cinq ans, elle a été incommodée. Une autre aurait eu une indigestion terrible, en aurait crevé. Elle, rien du tout. Elle s’est couchée, a dormi du sommeil du juste et s’est réveillée fraîche et dispose le lendemain.

Et depuis elle en mange un le matin, un le midi et un le soir.

— Elle a un estomac d’autruche, remarque Zélie. Le soir, elle se bourre de porc frais, mange un concombre par dessus le marché et continue de se porter à merveille.

Les oranges

Une parente de la ville a rendu visite à la tante Françoise et à la nièce Zélie et leur a apporté une douzaine de belles oranges.

— Je prends les miennes tout de suite, fait la tante.

Ce disant, elle ouvre le sac, prend six oranges et disparaît dans sa chambre où elle les serre dans un tiroir de sa commode. De cette façon, elle les savourera à loisir dans sa retraite. De les manger bien seule, dans le silence de la maison, elle les trouve encore meilleures.

— J’en mangerai une avant de me coucher, déclara-t-elle. Les oranges, c’est ce que j’aime le plus. J’aime le goût, j’aime la couleur et j’aime l’odeur. Pour moi, il n’y a rien qui puisse se comparer à une orange.

Mais bien qu’elle les adore, jamais elle ne s’en est acheté une et ne s’en achètera jamais. Lentement, elle laisse son capital s’arrondir des intérêts, mais elle ne veut pas distraire une parcelle de son argent pour acheter une douzaine d’oranges. Elle préfère le laisser dormir pour quel héritier ?

Le réveille-matin

Certains matins, Zélie voudrait bien se reposer un peu plus longtemps que d’habitude, se lever un peu plus tard. Elle a mal dormi, est fatiguée et aimerait à rester au lit, mais la tante Françoise qui est debout chaque jour à sept heures se lève et descend du grenier dans la cuisine. Qu’il n’y ait rien à faire ou qu’il y ait quelque besogne à accomplir, qu’il fasse beau ou qu’il pleuve et qu’on ne puisse sortir, cela ne fait aucune différence et elle descend. Comme elle n’entend pas remuer Zélie, elle renverse une chaise, échappe le tisonnier par terre, heurte les casseroles et les marmites.

— Est-ce que le feu est à la maison ? interroge la voix lasse de Zélie.

— Non, mais c’est l’heure de se lever, fait l’implacable vieille.

Alors, étouffant un bâillement, Zélie comme une servante qui serait rabrouée par sa maîtresse, sort de ses draps en grognant. Entrant dans la cuisine, elle aperçoit la face hargneuse de la tante Françoise qui lui jette d’un ton agressif : « T’es ben paresseuse à matin. »

L’image du curé

Les paroissiens ont fêté les vingt-cinq ans de prêtrise de leur curé. Comme ils sont généreux, ils lui ont présenté une bourse de $1,500 et lui ont offert un magnifique appareil de radio. Le mois suivant, le prêtre envoie une image sainte avec le mot Merci et son nom, à tous ceux qui ont souscrit pour son cadeau. La tante aperçoit le facteur qui arrête son cheval devant la maison et dépose un papier dans la boîte postale à côté de la route. Aussitôt, elle court le chercher. La lettre est au nom de la nièce. Rendue dans la cuisine : Tiens, pour toi, fait-elle, mais comme l’enveloppe non cachetée bâille, elle l’ouvre sans scrupule et en retire une image.

— Tiens, une image, dit-elle, en regardant le bout de papier coloré qu’elle dépose sur la table. C’est curieux qu’il n’y en ait qu’une seule car j’ai souscrit moi aussi. Elle reprend l’enveloppe, regarde si elle n’en renferme pas une autre. J’ai donné une piastre comme toi. Toi, tu reçois une image et moi je n’en ai pas. C’est vraiment étrange, ça.

Et soupçonneuse, elle regarde sa nièce.

Les jours suivants, elle s’informe à tous les gens pour savoir s’ils ont reçu une image du curé. Tous en ont reçu une. Alors, elle ne sait que penser. A-t-elle été oubliée ? C’est peu probable. Elle songe à quelque manigance de sa nièce pour la priver de la gravure qui lui est due. On lui demande s’il n’est pas arrivé deux lettres. Non, une seule. Puis, est-ce elle ou Zélie qui l’a reçue ? Ces questions l’embrouillent tellement qu’elle n’est plus sûre maintenant que c’est elle qui est allée à la boîte lors du passage du facteur et qu’elle se demande si sa nièce ne lui a pas volé son image. Si elle n’était pas si gênée, elle irait demander une explication au curé.

— C’est toujours à moi que ces choses-là arrivent, déclare-t-elle amèrement. Elle se tracasse tellement qu’elle prend un gros mal de tête.

Au grenier

Lorsqu’arrivent les chaleurs de l’été, la tante Françoise, au lieu de coucher dans sa chambre, grimpe, au risque de se casser le cou chaque fois, un escalier aussi raide que celui pour monter dans un clocher et va s’étendre au grenier sur une paillasse, où il n’y a pas d’air et où elle dort dans son jus.

— Dites-moi donc pourquoi ne vous couchez-vous pas confortablement dans votre chambre au lieu de monter au grenier ? demande la nièce Zélie.

— Ben, je ménage ma chambre et mon lit. Si je tombe malade ou si je meurs, je veux qu’ils soient en ordre, bien propres, réplique la tante.

Et pendant les mois de grande chaleur, la chambre fraîche, silencieuse, reposante, avec son lit recouvert d’un couvre-pieds blanc, dans laquelle il ferait si bon dormir, la chambre au mur orné d’un portrait du Pape et d’une image de la Vierge, reste inoccupée. Elle est ainsi la tante.

L’autre jour, elle partait pour aller au village. Et elle avait sur le dos une vieille robe noire, toute changée, déteinte, verdie par le soleil.

— Mais mettez donc une robe propre. Comme ça, vous avez l’air d’une vieille de l’hospice, remarqua la nièce.

— Mettre ma robe neuve ! Mais je la garde pour me faire ensevelir, pour m’en aller en terre. Je veux avoir une robe convenable pour paraître devant le bon Dieu.

Les messes

C’est l’automne. Les fermiers font la récolte des pommes. Elle est abondante et la main-d’œuvre rare. Alors, l’on offre un salaire élevé à ceux et celles qui voudront aider à cueillir les fruits. La nièce Zélie se laisse tenter. Elle n’a pas de travail pressant. Sûr, qu’elle serait bien sotte de ne pas profiter de l’occasion de gagner facilement quelques piastres. Après le dîner, elle sort donc et s’en va aider à cueillir les pommes dans un verger des environs. Elle revient le soir pour le souper après avoir reçu $2.50 pour ses services. La tante est de mauvaise humeur.

Le lendemain la nièce repart encore. La mauvaise humeur de la tante s’accroît.

— Mais, dis-moi donc quel besoin tu as d’aller travailler pour les autres ? Tu n’as pas assez d’argent ? Tu en veux davantage ?

— Quel besoin j’ai de gagner de l’argent ? Mais croyez-vous que le pain, la viande, le beurre, le sucre que vous mangez ne coûtent rien ? Croyez-vous qu’on m’en fait cadeau ? Il faut que je paie pour vous donner tout cela. Puis tout le monde essaie de gagner de l’argent. Et vous, manquez-vous la chance de faire quelques sous ? Puisque vous êtes logée, nourrie, habillée, qu’est-ce que vous avez besoin d’argent ? Vous quêtez les vieux journaux afin de les vendre. Qu’est-ce qui vous pousse à faire ça ?

— Oh ! moi, c’est différent. J’ai besoin d’argent pour me faire dire des messes quand je serai morte.

Les tulipes

Aux premiers jours de mai le jardin fleuri de Zélie offre un coup d’œil enchanteur. Une dame qui passe sur la route s’arrête en contemplation devant un admirable carré de tulipes aux couleurs éclatantes.

— Vous ne me vendriez pas quelques-unes de ces fleurs ? interroge-t-elle en s’adressant à la propriétaire qui travaille à quelques pas. Zélie cultive ses tulipes pour son plaisir et non pour en faire un commerce, mais comme elle connaît la dame elle se montre obligeante.

— Mais oui, dit-elle, je vous en vendrai.

— Voyez-vous, ma mère est en visite chez moi en ce moment et elle adore les tulipes. Je voudrais lui en donner un bouquet. Alors, combien me vendrez-vous cela ?

— Oh, cinquante sous la douzaine, répond l’autre.

— Bien, vous serez chez vous cet après-midi ?

— Je suis chez moi toute la journée.

— Alors, je passerai en prendre une douzaine.

Mais la journée s’écoule sans que la dame fasse son apparition. Évidemment, sa mère adore les tulipes, mais s’il faut payer pour en avoir, eh bien, elle s’en passera.

C’est pour maman

En sortant de l’église où elle était allée faire quelques dévotions, la tante Françoise qui a au gros orteil un ongle incarné qui la fait souffrir, arrête en passant chez la garde-malade pour la consulter. Elle est là depuis quelques minutes lorsqu’une dame s’amène.

— Pourriez-vous venir prendre soin d’une malade ? demande-t-elle.

— Oui, en ce moment je suis libre.

— Combien me chargeriez-vous ?

— Quatre dollars par jour, madame.

— C’est un peu cher. Ce n’est pas pour moi, vous savez. Si c’était pour moi, je ne dis pas, mais c’est pour maman.

Elle l’aime sa mère, se dit à elle-même la tante Françoise.

Tu me méprises

Depuis plusieurs années, Zélie loue une couple de chambres et une cuisine extérieure à des citadins qui viennent passer quelques mois à la campagne. Apercevant Zélie assise sur son banc devant la maison, la locataire va à elle et lui raconte qu’elle a égaré ou s’est fait voler une petite robe brodée qu’elle avait confectionnée en vue de la prochaine naissance d’un bébé. Cela la taquine terriblement car elle en était contente, très satisfaite de son travail qui avait été admiré par toutes les femmes qui l’avaient vu. Elle déplore sa malchance et se lamente à Zélie qui paraît sympathique. Soudain, la tante Françoise apparaît, la figure mauvaise et, d’une voix colère apostrophe sa nièce.

— Ah, je t’y prends ! Tu es là à dire du mal de moi comme tu faisais avec les anciens locataires. Tu passes ton temps à me mépriser. Tu m’as toujours méprisée, mais tu peux être sûre que tu n’auras pas mon argent quand je mourrai.

Toilette funèbre

Au dîner, la tante Françoise annonce qu’elle ira au village au cours de l’après-midi. Alors, aussitôt la vaisselle lavée, elle déclare : Je vais changer de robe. Au bout de dix minutes, elle sort de sa chambre vêtue d’une vieille toilette noire toute rougie par le soleil.

— Mais mettez donc votre robe propre, fait Zélie d’un ton de reproche. Vous en avez une belle que vous avez achetée il y a trois ans et vous ne l’avez pas encore portée plus de deux fois. Qu’est-ce que vous attendez pour vous la mettre sur le dos ?

— Mettre ma belle robe ! Je la garde pour être ensevelie. Je veux m’en aller avec une toilette convenable.

Oui, se dit Zélie à elle-même, elle conserve la plus belle robe qu’elle a jamais eue pour s’en aller en terre. Et l’argent qu’elle ménage, servira à faire dire des messes pour le repos de son âme. Moi, j’aime bien profiter un peu de ce que j’ai pendant que je suis vivante.

Piano à vendre

L’un des neveux de la tante Françoise habitant une paroisse voisine est venu par affaire dans la localité et a tenu à rendre visite à sa parente. Tout en causant, il raconte que le locataire d’une de ses maisons qui lui devait soixante piastres de loyer a déménagé de nuit, emportant tous ses meubles à l’exception d’un vieux piano à queue. Il a reçu une offre de vingt-cinq piastres pour l’instrument et il déclare qu’il va l’accepter.

— Un piano pour vingt-cinq piastres ! s’exclame la tante. J’ai envie de l’acheter, moi.

Le neveu sourit.

— J’aimerais bien vous le vendre, mais il ne pourrait entrer dans la maison. Vous seriez obligée de faire agrandir votre porte.

— Puis, où mettriez-vous ici un piano à queue ? interroge Zélie. Avec les chaises et le sofa, c’est à peine si nous pouvons mettre une table au milieu du salon.

La tante paraît bien désappointée.

— Puis, que voudriez-vous faire d’un piano ? continue la nièce. Vous ne savez pas en jouer.

— Je ne sais pas jouer du piano, mais il n’est pas nécessaire de jouer des airs. Je pourrais lui faire rendre des sons.

Et ce disant, elle tapote sur un clavier imaginaire.

— Je ne jouerais pas lorsqu’il y a de la visite, ajoute-t-elle, mais lorsque nous sommes seules. Et ce serait un grand plaisir pour moi. Toute ma vie, j’ai désiré avoir un piano, puis lorsque je pourrais en acheter un pour vingt-cinq piastres, je ne peux le faire entrer dans la maison.

— Vous êtes bien malchanceuse, fait le neveu d’un ton sympathique.

— Vous en aurez peut-être un au ciel, déclare la nièce en manière d’encouragement, mais on ne sait si elle est sincère ou si elle se moque.

Mais la tante reste inconsolable.

Le portrait au grenier

La tante et sa nièce ont reçu la visite d’un parent, le filleul du vieux grand-père mort il y a plus de quarante ans. C’est aussi le neveu de la tante Françoise. Toute sa vie s’est écoulée aux États-Unis et c’est sa première visite au pays depuis son départ à dix-sept ans. Il a vécu avec les Américains, mais il n’a pas oublié les siens. Il avait quinze ans lorsque son parrain est décédé et il avait assisté aux funérailles. « Je me rappelle que ce jour-là, il ventait si fort qu’on aurait cru que quelqu’un nous poussait dans le dos, nous bousculait », raconte-t-il. « Depuis, je n’ai jamais vu un si grand vent. »

Le visiteur est assis dans le salon sur l’une des vieilles chaises en crin et, de temps à autre, ses regards font le tour de la chambre. Au mur, dans le fond de la pièce est une chromolithographie représentant une jeune femme assise en face d’un lac. À plusieurs reprises, le visiteur regarde dans cette direction.

— Aimes-tu ça, ce tableau là ? lui demande la tante qui a observé son manège.

— Quel tableau ? interroge le neveu.

— Mais celui que tu regardes.

— C’est pas ça que j’ai dans l’idée. Je regardais la place où était le portrait du grand-père et je ne le vois pas.

— Oh ! le cadre était décollé et alors on l’a monté dans le grenier, explique la tante. Si tu veux, je peux aller le chercher.

— Non, merci, répond l’homme soudain devenu grave.

Pendant une minute il contemple en silence la place où était autrefois accroché l’agrandissement photographique de son parrain dans un lourd cadre brun et doré. C’était ce portrait de son aïeul qu’il était venu voir, qui l’avait ramené dans cette maison.

Soudain, il se lève et prend son chapeau déposé sur la table.

— Tu t’en vas pas ? fait la tante. Tu vas rester à dîner avec nous. Il y a si longtemps qu’on s’est vus.

— Non, merci. Il faut que je m’en aille. J’ai des places où aller.

Et il sort.

Confitures aux pêches

L’on est au mois de septembre et Zélie fait ses provisions d’hiver qu’elle serre dans sa cave. Déjà, elle a d’innombrables bouteilles de jus de tomates et d’autres de ketchup, puis sur les tablettes s’alignent des pots de confitures aux fraises, aux framboises, aux cerises, aux melons, qui voisinent avec des tomates en conserve, des marinades, du vin domestique et les six bouteilles d’eau bénite de la tante Françoise. Celle-ci descend à la cave pour voir si elle ne manquera de rien pendant la dure saison.

— Il me semble, dit-elle, que tu en as moins que l’an dernier. Il y a encore de la place pour mettre quelques pots. Tu devrais faire des confitures aux pêches.

— Croyez-vous que je vais payer $1.80 pour un petit panier de fruits ?

— J’aime ça, moi, les confitures aux pêches.

— Vous aimez ça ? Et votre ami le notaire est-ce qu’il a dit que je devais vous régaler de confitures aux pêches ?

La cueillette des framboises

C’est le temps de la cueillette des framboises. Elles ont mûri subitement. Alors, les fermiers et les horticulteurs cherchent fébrilement des aides et engagent toute la jeunesse qu’ils peuvent trouver. On voit quinze à vingt femmes, filles et fillettes dans un champ, faisant la récolte des fruits qui seront portés à la ville à la fin de l’après-midi. Elles reçoivent trois sous par boîte qu’elles cueillent et l’ambition est grande parmi les ouvrières.

La nièce Zélie s’est éclipsée de la maison après avoir déjeuné de bonne heure et ne rentre que le soir.

— D’où viens-tu ? s’informe la tante en la voyant arriver.

— J’ai été ramasser des framboises chez Légaré. Il m’avait demandé hier et j’ai fait une piastre et demie dans ma journée.

— Tu es bien ambitieuse, hein ? Tu ne penses qu’à gagner de l’argent. Tu en as pourtant assez.

Mais la nuit porte conseil et lorsque Zélie est sur le point de repartir le lendemain, la tante suggère :

— J’ai presque envie d’y aller moi aussi cueillir des framboises.

— Restez donc à la maison. Votre vie est gagnée. Puis, vous n’y voyez presque pas et, pour vous dire la vérité, on ne voudrait pas de vous.

— Ah, oui ! Je suis trop vieille ! Que tu es donc jalouse ! Tu ne veux pas que je me fasse un peu d’argent. Ben, tu peux être sûre que je ne te laisserai pas mon héritage.

Visite du jardin

Deux cousines des États sont venues rendre visite à Zélie et celle-ci les a généreusement reçues. Elles ont pris un plantureux dîner. Après manger, les visiteuses déclarent : Maintenant, on va aller voir ton jardin. Puis, intéressées, elles sortent avec Zélie suivies de la tante, parcourent toutes les allées, admirent les légumes, causent longuement, puis vont s’asseoir à l’ombre sur un banc. Le soir, elles prennent un copieux souper, puis s’en vont, enchantées de leur visite.

La tante a la figure fermée, dure.

— « On va aller voir ton jardin », ont-elles dit. Elles auraient bien pu dire, votre jardin, car je suis la plus âgée. Puis, tu as dû me mépriser, parce qu’elles n’ont pas fait attention à moi.

— Oui ? Mais vous n’êtes pas de leur âge.

— Tu veux dire que je suis vieille. Ça c’est vrai, je le sais. Mais elles auraient pu me regarder, me parler. On aurait dit que j’étais une étrangère tandis que je suis leur tante.

Celle-là quand elle aura fini de critiquer, c’est qu’elle sera morte, se dit Zélie en elle-même.

Le sermon

La tante Françoise et Zélie sont allées ensemble à la grand-messe. Le curé est un bien brave homme mais il est vieux et ses idées sont parfois confuses lorsqu’il prêche. « Le bon Dieu est bon. Il faut aimer le bon Dieu. Il est bon le Bon Dieu, vous savez. Il faut le prier, il faut l’aimer le Bon Dieu. » Les paroissiens dorment ou songent à leurs problèmes quotidiens. « C’est la grâce que je vous souhaite, » dit-il, et il descend de la chaire.

— Dieu, qu’il est ennuyant ce curé-là lorsqu’il prêche ! s’exclame Zélie de retour à la maison. Il se répète, il rabâche, il radote. C’est pénible.

— Moi, du moment qu’il parle, je trouve ça beau, riposte la tante.

Les vieux bas

Au moment de repartir pour la ville après avoir passé la belle saison à la campagne, une vague parente apporte à la tante, un paquet de vieux bas troués au talon et aux orteils. « Vous pourrez peut-être vous en servir pour natter des tapis », explique-t-elle. La tante les prend et les serre dans sa chambre. Les froids arrivés, elle les raccommode et les portera tout l’hiver. C’est ça de moins qu’elle a à s’acheter. Elle économise afin de se faire dire des messes à sa mort.

L’huilier

Vers la fin de septembre, une dame de la ville qui a passé l’été dans la localité entre un après-midi chez la nièce Zélie de qui elle a acheté des légumes au cours de la saison. Elle doit quitter la campagne sous peu et tient à lui dire bonjour avant son départ. Tout en causant, Zélie ouvre l’armoire pour y prendre une assiette afin d’offrir des gâteaux à la visiteuse. Sur la tablette du haut, celle-ci aperçoit un huilier, l’une de ces pièces pyramidales en verre et simili argent, l’une de ces pièces comme on en voyait autrefois au centre de la table, lors des repas de fêtes. Elle contemple ce curieux objet.

— Dites donc, Mlle Gendron, ça doit être vieux ce huilier que vous avez là ?

— C’est mon grand-père qui l’avait acheté et mon père en a hérité. Il a soixante-quinze ans au moins.

— Puis, vous ne me le vendriez pas ? Vous ne devez pas vous en servir bien souvent puisque vous l’avez placé si haut.

— Si vous y tenez, je vous le céderai. Tenez, donnez-moi une piastre et demie et il est à vous.

— Entendu, fait la dame qui ouvre son porte-monnaie et dépose sur la table le prix de son acquisition.

La visiteuse sort avec son antiquité à la main lorsque la tante Françoise entre.

— Tu lui as vendu l’huilier ? interroge la tante.

— Je le lui ai vendu, répond Zélie.

Alors hargneuse, la tante Françoise déclare :

— C’était à moi. Ça venait de mon père.

Agacée, Zélie, pour avoir la paix lui donne cinquante sous.

La messe de minuit

La tante Françoise avait décidé d’aller à la messe de minuit. Vers le milieu de l’après-midi, elle revêtit sa robe noire des grandes occasions, sortit son manteau et son chapeau.

— Où allez-vous donc ? interrogea Zélie.

— Je vais à la messe de minuit.

— Mais vous avez du temps, il n’est pas encore trois heures et demie.

— Oui, mais je veux avoir une bonne place. Tu sais qu’il va y avoir du monde. Toute la paroisse va être là.

— Puis, si vous partez maintenant, vous allez avoir faim. C’est long d’ici une heure du matin.

— Ben, je vas me prendre une beurrée et je la mangerai vers six heures.

— Vous pourriez souper, partir à neuf heures et vous trouveriez certainement une place de libre.

— Oui, ben j’aime mieux partir maintenant et ne pas prendre le risque d’être debout pendant toute la messe.

Alors, elle se fait une tartine, la glisse dans sa poche de manteau, met son chapeau et sort.

À quatre heures, elle était rendue à l’église. Là, elle s’installa dans un banc et attendit. Lorsqu’elle entendit sonner l’angelus, comme le temple était désert, elle manga sa tranche de pain et attendit. Le temps passait lentement. L’église était silencieuse et la tante Françoise sentait le sommeil la gagner. Elle résista de toutes ses forces, se mit à réciter le chapelet, mais les yeux lui fermaient malgré elle. Alors, elle se leva et commença à faire un chemin de croix. Ce mouvement eut le don de la réveiller.

Finalement après une longue, très longue attente, les fidèles commencèrent à arriver et le sacristain alluma les cierges. Puis le prêtre et les enfants de chœur firent leur apparition. Et ce fut la messe, la messe de minuit, une messe solennelle. La nef de l’église était remplie. Réellement, la tante Françoise était bien heureuse. Elle goûtait pleinement la grandiose cérémonie, les cantiques, la musique de l’orgue. En arrivant, elle s’était installée à une place tout en avant et elle ne perdait pas un mouvement de l’officiant à l’autel. Certes, elle avait attendu bien longtemps mais elle était amplement récompensée. Elle avait l’âme remplie d’allégresse.

À l’Ite missa est, les paroissiens quittèrent leurs bancs et sortirent du temple. La tante Françoise était ravie d’avoir assisté à la messe de minuit mais elle avait faim et se sentait fatiguée. Rendue dehors, elle constata que le temps était devenu plus froid qu’au départ, que le vent soulevait la neige et produisait une poudrerie bien désagréable. Les fidèles se hâtaient de monter dans leurs voitures, pour retourner chez eux. Pas ainsi pour la tante Françoise. Elle s’était rendue à l’église sur ses jambes et elle retournerait chez elle de la même façon. À quatre-vingt-cinq ans, faire un mille à pieds, l’hiver, avec le vent dans la figure, la tâche est rude. Courageusement, elle partit donc. Mais par moments, la poudrerie qui lui arrivait dans la face l’aveuglait. Elle avançait quand même, le dos courbé et la tête penchée en avant. À un moment, comme elle avait peine à respirer elle se retourna et se mit à marcher à reculons. De cette façon, elle n’avançait que très lentement. Puis, exténuée, elle arrêta un moment pour reprendre haleine. À ce moment, elle était terriblement fatiguée et aurait bien aimé s’étendre dans son lit. « Ce sera bientôt, » se dit-elle. Mais elle avait les esprits confus, embrouillés. Alors, lorsqu’elle se remit en marche, elle avait oublié qu’elle avait marché à reculons un moment et elle se mit à avancer, marchant dans la direction où elle se trouvait. De cette façon, au lieu de se rapprocher de sa maison, elle s’en éloignait et retournait vers le village. Comme elle regardait uniquement devant elle et non à ses côtés, elle ne se rendait pas compte qu’elle marchait dans le mauvais sens. Ce n’est que lorsqu’elle aperçut soudain à sa droite, tout à côté de la route, la grosse maison en brique de Télesphore Dubois qu’elle se rendit compte de sa déplorable erreur. Découragée, elle tourna sur elle-même et reprit le chemin de sa maison. Le vent lui cinglait la figure et elle avait les jambes lourdes, très lourdes. Elle marchait dans le froid, dans le noir, dans le vent et la neige. Se sentant si seule, si faible, si lasse, perdue dans la nuit, elle se mit à pleurer et à gémir. Terriblement abattue, elle se demandait si elle parviendrait jamais à arriver chez elle.

Dans son lit, la nièce Zélie dormait profondément. À un moment, elle s’éveilla et regarda l’heure à son cadran. Deux heures et demie, dit-elle, et ma tante qui n’est pas encore rentrée. Inquiète, elle se leva, alluma sa lampe et attendit. « Elle a peut-être rencontré la cousine Rosalinda à l’église et celle-ci l’aura sans doute amenée chez elle pour passer la nuit. » C’était chose possible. Tout de même, Zélie attendit. Elle attendit longtemps. Il était bien trois heures et quart du matin, lorsque la porte s’ouvrit et que la tante Françoise apparut. Elle pleurait comme un enfant. Les larmes avaient gelé sur sa vieille figure. Sans parler, elle s’écrasa sur une chaise. Épuisée, fourbue, elle n’avait pas la force de faire un mouvement, pas même la force d’enlever son chapeau et son manteau. Ce fut Zélie qui la dévêtit.

— Voulez-vous manger ? Une bonne tasse de thé vous ferait du bien.

— Non, je veux me coucher, répondit la tante.

Et lourdement, toute raide, courbaturée, elle entra dans sa chambre. Zélie entendit le bruit de ses bottines qu’elle laissait tomber sur le plancher. Puis le silence se fit. Pendant vingt heures, la vieille resta plongée dans une profonde torpeur.

Ce fut la dernière fois que la tante Françoise assista à la messe de minuit.

Un ameublement moderne

Cet automne-là, la nièce a fait une grosse, très grosse dépense. Elle a fait recouvrir l’extérieur de la vieille maison blanchie à la chaux d’une imitation de brique comme il y en tant depuis quelques années dans la paroisse.

La tante s’extasie :

— Maintenant que le dehors de la maison est réparé, qu’elle a l’apparence des autres, tu devrais bien rajeunir l’intérieur aussi. Tu sais, ces chaises et ce vieux sofa en crin qui sont dans le salon ne sont pas à la mode. Tu devrais les remplacer. Tu devrais acheter un ameublement moderne. Qu’est-ce qu’on a l’air avec ces vieux meubles qui viennent de ton grand-père ?

— Oui, vous voudriez me voir dépenser tout mon argent, me voir ruinée. Vous seriez contente alors. Ce n’est pas vous qui m’en donneriez. Bien, je n’en achèterai pas. Si vous voulez des meubles à la mode, achetez-en vous-même.

Signe de mortalité

C’était au printemps de la quatre-vingt-sixième année de la tante Françoise.

— Je vais préparer un carré pour semer des fèves, annonça-t-elle un matin à Zélie.

Alors, elle s’en fut au jardin avec une bêche et un râteau. Tout l’avant-midi, elle travailla la terre, la mettant dans le meilleur état possible.

— Je sèmerai les fèves cet après-midi, se dit-elle à elle-même.

Mais après le dîner, elle se sent si lasse, si faible, après la dure besogne de la matinée qu’elle décide de se reposer. Le lendemain et les jours suivants, elle vaque à ses occupations ordinaires. Puis, il pleut toute une nuit.

— Ça va faire germer les graines dans le jardin, remarque la tante.

À plusieurs reprises, elle va faire un tour, regardant si ses fèves lèvent. Pas la plus petite tige. Elle n’y comprend rien. Finalement, elle se met à fouiller le sol pour voir ce qu’est devenue la semence enfouie là. À son étonnement, elle ne trouve rien. Puis subitement, elle comprend :

— J’ai oublié de semer mes fèves, fait-elle.

Alors, toute consternée par cette découverte, elle s’exclame d’un ton d’effroi :

— C’est un signe de mortalité. Je vais mourir avant longtemps.

Aux noces d’or

Une couple de mois plus tard, la tante Françoise était invitée aux noces d’or de sa cousine Philomène, mariée à Philias Dubuc・ La souscription était fixée à deux piastres, représentant la cotisation pour un cadeau aux jubilaires et le prix du dîner. La tante et sa nièce se rendirent à la fête. Après la cérémonie à l’église, l’on prit le repas en plein air devant la maison. Un traiteur de la ville avait été engagé pour servir le festin. L’on mangeait sur des petites tables pour quatre personnes. La tante Françoise s’installa avec trois de ses nièces : Zélie, Mathilda Gagné et Amélie Lavigne. Après le potage, l’on apporta à chaque convive une assiette avec trois espèces de viandes : du poulet, du jambon et du veau pressé.

— Moi, j’ai trop de viande, déclara Mathilda. Je ne mangerai pas de ce veau pressé. Qui est-ce qui le désire ? Voulez-vous le prendre, ma tante ?

— Si tu ne le manges pas, j’accepte, fait celle-ci. Moi, tu sais, j’ai bon appétit.

— Voulez-vous le mien aussi ? demande Amélie Lavigne. Je n’ai pas faim et je me contenterai du poulet et du jambon.

— Si tu es pour le laisser, donne-le moi. Si j’ai encore de la place, je le mangerai.

— Je crois que je vais être obligée de laisser le mien dans mon assiette, fait Zélie. Je ne me sens pas capable de dévorer tout ça.

— C’est trop de valeur de laisser se perdre du bon manger. Si tu le laisses, je vais le prendre.

Et les tranches de veau pressé s’empilent dans l’assiette de la tante Françoise. Devant cet amoncellement de nourriture elle se met à l’œuvre. Rapidement, elle fait disparaître les portions de poulet et de jambon, puis elle s’attaque au veau pressé. Elle mange, elle mange…

— Ça doit coûter cher pour vous nourrir, remarque Mathilda.

— Ben, tu sais, à des noces, faut manger, explique la tante.

Et elle engloutit les victuailles.

— Ça m’a forcée, mais j’ai tout mangé, déclara-t-elle en repoussant devant elle son assiette vide.

Mais l’après-midi, de retour chez elle, elle éprouve un malaise, se sent malade. Tout d’abord, elle croit qu’il s’agit d’une indigestion et elle prend une dose de sel effervescent. Cependant, le mal augmente. Alors, le soir, elle se sent si souffrante qu’elle dit à Zélie de faire venir le médecin. Zélie va chez le voisin et téléphone. On lui répond que le docteur est sorti pour faire un accouchement. Dès qu’il sera de retour, il ira voir la tante. L’on attend…

La nuit se passe. La tante est au plus mal. Lorsque le médecin arrive enfin, après un rapide diagnostic et au récit de ce qui est arrivé, il déclare qu’il s’agit là d’un empoisonnement par la ptomaïne. Il reconnaît que le cas est désespéré. Tout de même, il administre une drogue et ordonne de faire transporter immédiatement la malade à l’hôpital. La tante refuse et déclare qu’elle veut rester dans sa chambre. Elle expire deux heures plus tard. Aussitôt, Zélie court chez le notaire pour savoir quelles sont les dernières volontés de la défunte. Alors, elle apprend ceci : La tante, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, a prêté à fond perdu, à un prêtre missionnaire deux de ses trois mille piastres d’économies. La balance du montant, soit mille piastres était pour payer pour ses funérailles et pour des messes. Elle voulait avoir un service de première classe avec trois messes dites en même temps aux trois autels de l’église. Les funérailles payées, la balance de la somme, sept cents piastres environ, devait être affectée à des messes pour le repos de son âme.

Et la nièce Zélie qui l’a logée, nourrie, habillée et qui a subi son humeur hargneuse pendant vingt-cinq ans, ne reçoit pas une piastre.


LA VISITEUSE


…une petite maison blanche en face de la rivière… Irene Dolbrook songeait. Avec les mots qu’elle venait de lire, elle essayait de se représenter, de se faire une image de la retraite où elle était invitée à aller se reposer. Fatiguée, déprimée, meurtrie, elle souhaitait ardemment depuis longtemps de se retirer pour quelques jours dans un asile, une maison amie où elle aurait le calme et la paix. Pendant des mois, elle avait agité cette idée dans sa tête, la repoussant puis la reprenant. Elle avait alors songé à un couple âgé qu’elle avait connu au cours d’une croisière il y avait une quinzaine d’années et auquel elle avait rendu visite quelques mois plus tard, à l’époque des fêtes. Depuis, à l’occasion de la Noël et de Pâques, elle n’avait pas manqué d’adresser ses bons souhaits à ses anciens amis. Jamais elle ne les avait oubliés car elle gardait dans sa mémoire et dans son cœur le souvenir de la cordiale sympathie qu’ils lui avaient témoignée lors de leur première rencontre, à une douloureuse période de sa vie.

Touriste américaine qui passait dix jours de vacances au Canada, elle avait au cours d’une croisière Terre-Neuve, Labrador et Saguenay, rencontré M. et Mme Lantier, de Montréal. À ce moment, elle subissait un cruel désappointement et elle était morose, triste, sombre, avait une figure affligée. Pour ses repas, on l’avait placée à la même table que M. et Mme Lantier. Ceux-ci surpris de voir une jeune fille plongée dans l’abattement, alors qu’elle aurait dû, semble-t-il, être gaie, enjouée et paraître goûter son voyage, s’étaient montrés très aimables à son égard. Celle-ci d’une nature fort sensible avait été touchée de l’intérêt qu’ils lui manifestaient et elle s’était prise d’une vive sympathie pour ces personnes si différentes d’elle par l’âge, la langue et la nationalité. Parfois, c’est ainsi. On rencontre des gens qu’au premier abord on croirait absolument différents de nous puis, l’on constate avec quelque surprise et une chaude satisfaction que ces étrangers pensent absolument comme nous, voient souvent la vie du même angle que nous, admirent les mêmes choses que nous. Une amitié superficielle mais fort agréable se forme rapidement et elle dure jusqu’à l’heure de la séparation. On en garde le souvenir comme on conserve les jolis bibelots achetés en cours de route. Mais ici, l’attachement avait été plus profond. Près de ses vieux amis, elle avait la certitude de trouver le repos, le réconfort. Combien de fois en pensant à eux, elle se rappelait M. Lantier lui répétant chaque jour pendant leur croisière : La vie est belle. C’était un credo qu’il s’efforçait de lui inculquer. Toutefois, avec les années, elle avait eu la preuve que, dans son cas, c’était une hérésie, car les événements avaient apporté un cruel démenti à cet aphorisme du vieil homme. Maintenant, ce qu’elle voulait, c’était l’oubli, car trop de drames avaient assombri son existence. La destinée, semblait-il, s’était acharnée sur elle, l’avait choisie comme victime.

Oui, à ce moment, c’était vers ses vieux amis qu’elle devait se tourner. Sûrement qu’ils sauraient lui remonter le moral, lui faire reprendre courage, lui redonner la foi en l’avenir. La brève visite qu’elle leur avait faite jadis à leur maison de la ville avait laissé en elle un lumineux souvenir. En imagination, elle se représentait leur vaste demeure aux murs couverts de tableaux choisis avec un goût très sûr et il lui semblait entendre encore le refrain de M. Lantier : La vie est belle.

Alors, elle se décida à leur écrire, expliquant que la vie lui avait été dure et qu’elle avait besoin de quelques jours de paix et de repos. La même semaine elle recevait une réponse : « Nous serons heureux de vous revoir. Vous nous trouverez à la campagne, dans notre petite maison blanche devant la rivière. Nous ne pouvons vous promettre des distractions, des amusements, car il n’y a rien de cela ici. Nous ne sortons jamais, nous n’allons nulle part. Nous vivons isolés, solitaires. Comme vous le savez, nous sommes âgés et je dois vous dire que nos figures ont beaucoup changé. Je me demande même si vous pourrez nous reconnaître. Le cœur cependant n’a pas vieilli. Accourez, vous trouverez ici la tranquillité dont vous avez besoin. Nous vous attendons. »

« Je ne demande ni distractions, ni amusements, répondit-elle. Ce que je désire, c’est un changement de figures et de décor. Ce dont j’ai besoin, c’est de repos et de paix. J’arriverai ces jours-ci à votre petite maison blanche. »

Réellement, ils eurent de la peine à se reconnaître en se voyant. M. et Mme Lantier étaient vieux, avaient de vieilles figures. Tous deux étaient malades. Lui était cancéreux, attaqué à l’estomac par l’implacable maladie, et elle, souffrait du cœur, pouvait être foudroyée d’un jour à l’autre par une crise cardiaque. Tous deux avaient un visage désenchanté. Les deux vieux vivaient dans l’ombre de la mort. Ils savaient leurs jours comptés et ils avaient perdu le sourire. Le bel enthousiasme de jadis était disparu.

Irene Dolbrook était une brune élancée avec de grands yeux noirs qui avaient comme des reflets lumineux qui exprimaient tous les sentiments de son cœur et qui exerçaient une étrange fascination. Sa figure possédait un charme, une attirance bien propres à troubler un homme. Elle aussi avait vieilli pendant toutes ces années écoulées. Ses cheveux autrefois très noirs étaient maintenant parsemés de fils d’argent et son visage était celui d’une femme qui a connu les orages et les tourmentes de la vie. Nullement surprenant qu’elle eût aujourd’hui ce désir de repos.

La visiteuse regardait autour d’elle. Ravie, elle voyait la petite maison blanche encadrée de dahlias en fleurs, la verte pelouse et la calme rivière.

« Avec la femme que l’on aime, dans un pareil décor, ce n’est pas étonnant que vous trouviez que la vie est belle », fit-elle en se tournant en souriant vers M. Lantier.

Elle se laissa choir dans une chaise de jardin et pendant quelques moments, comme une personne mourant de soif qui s’abreuve enfin avec un verre d’eau bien fraîche, elle goûtait le silence et la paix qui l’entouraient. Elle eut un sourire.

— C’est un changement avec New York, déclara-t-elle.

Certes, au cours de son existence, elle avait vu bien de beaux endroits, contemplé d’admirables paysages, mais toujours et partout, elle avait été mêlée à la foule, à des groupes d’étrangers qui la traitaient en étrangère ; partout elle avait subi la fâcheuse promiscuité des cohues d’êtres sans âme et sans pensée qui fréquentent les places à la mode, les places où l’on rencontre les gens riches ou qui veulent se faire passer pour riches, même s’ils ne le sont pas. Partout, dans tous ces endroits fashionables, elle avait traîné son pauvre cœur meurtri. Nulle part, elle n’avait pu goûter pleinement la beauté et le charme de la nature qui s’offrait à elle. Ici, c’était différent. Elle était chez des connaissances et elle se trouvait dans un décor discret et paisible où elle pourrait savourer la douceur de laisser fuir les minutes et les heures sans aucune préoccupation, où elle pourrait se reposer et se laisser vivre sans penser à autrefois.

— Bon, alors, reposez-vous pendant que je vais préparer le dîner, fit Mme Lantier, comprenant que des paroles oiseuses et indifférentes fatigueraient la visiteuse. Je vous appellerai tout à l’heure.

Sachant qu’elle devait une explication à ses amis, qu’il était impérieux de les éclairer sur sa situation, elle attendit le moment favorable. Comme ils étaient assis sur la véranda après le lunch et qu’ils respiraient le parfum des phlox à côté d’eux, Irene Dolbrook commença : « Vous avez été bien aimables de m’inviter à venir chez vous. Maintenant, je vais vous raconter quelques chapitres de ma vie. Pour commencer, je vous dirai que j’ai toujours eu un grand besoin d’affection, mais qu’il n’a jamais été comblé. Tout ce que j’ai connu a été des désillusions et des désenchantements. Je vous dirai que même si aujourd’hui, je rencontrais une affection sûre, réconfortante, je ne me sentirais pas heureuse, car j’aurais toujours la crainte qu’il ne survienne une catastrophe comme celles que j’ai connues. Chose étrange, c’est dans ma famille que j’ai commencé à ressentir ce manque d’affection. Je vous déclare franchement que ma mère ne m’a jamais aimée. Nous étions trois enfants : deux filles et un garçon. Ma sœur Cora avait deux ans de plus que moi et mon frère Jules était trois ans plus jeune que moi. Comme la chose se voit dans nombre de familles, c’est la fille aînée ou le fils aîné qui est le favori de la mère. Ce fut le cas chez nous. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir la prédilection que ma mère marquait à sa fille aînée. Je n’occupais qu’une place bien secondaire dans son cœur. J’en étais douloureusement blessée. Puis, lorsque Jules naquit, ce fut lui qui devint le préféré, qui accapara les préférences de sa mère. Étant le dernier né, le plus jeune, ce fut sur lui qu’elle reporta sa tendresse. Moi, j’étais négligée, peu intéressante. C’est ainsi que je grandis. Je dois dire en toute justice que si ma mère ne s’intéressait pas à moi, mon père, par contre, me témoignait chaque jour un attachement profond qui compensait l’indifférence que me marquait ma mère. Vous dire que j’adorais mon père, exprimerait simplement la mesure de mon sentiment à son égard. J’eus toutefois le grand malheur de le perdre alors que j’avais quinze ans. Ce fut une cruelle épreuve et la douleur que j’en ressentis dura des années. Mon frère Jules mourut six mois plus tard. Prévoyant qu’elle aurait à travailler pour aider la famille, Cora, la favorite de ma mère, celle qui avait toujours été choyée, préféra se marier et nous laissa seules, ma mère et moi. Nous vivions avec les quelques mille piastres d’assurances laissées par mon père. Pour ajouter à tous ces événements, ma mère se remaria après un an de veuvage avec un homme de six ans plus jeune qu’elle. J’avais alors seize ans et j’étais une grande fille. Un an s’était à peine écoulé lorsque mon beau-père commença à tourner autour de moi et à m’importuner de ses attentions. Dès que nous étions seuls un moment, il essayait de m’embrasser, de me prendre dans ses bras. Ce n’était pas tant l’homme qui me répugnait, car il était bien de sa personne, que sa duplicité et son hypocrisie. J’avais commencé à travailler et je gagnais à peu près ma vie. À la maison, la situation était intenable. Puis, je ne pouvais rien dire à ma mère. Elle était folle de son mari et je lui aurais causé énormément de peine en lui faisant cette révélation. Même, elle aurait pu croire que c’était moi qui l’aguichais et provoquais son mari.

Un dimanche après-midi, alors que ma mère était allée au cinéma, mon beau-père profitant du fait que nous étions seuls, tenta de me prendre de force. Je parvins toutefois à lui résister et à m’enfuir au dehors. Je ne devais plus retourner à la maison. Je me louai une chambre en ville et comme des milliers d’autres, je pris mes repas au restaurant. La vie était dure, mais au moins, je n’étais pas astreinte à endurer sans rien dire les entreprises galantes du mari de ma mère. Je traversais un âge critique et je n’avais pas de protecteur naturel. Ajoutez à cela que, sans qu’il y eut de ma faute, j’exerçais une étrange fascination sur les hommes et j’eus fréquemment à me défendre de leurs embûches et de leurs pièges. Toutefois, je me rendis à vingt-deux ans sans aventure regrettable. C’est alors que je rencontrai un jeune homme, Walter Houston, qui me plut dès la première heure. Je dus créer une bonne impression sur lui également, car il me demanda à plusieurs reprises pour souper ensemble, aller au cinéma ou faire une promenade. Il paraissait se plaire en ma compagnie, mais je le trouvais trop entreprenant, et j’eus souvent à lui dire de se calmer. Malgré cela, je m’attachais davantage à lui. Pour dire toute la vérité, je l’aimais à la folie. Nous nous voyions une couple de fois par semaine, mais à plusieurs reprises, alors que je lui suggérais d’aller quelque part à tel soir, il me répondait que la chose lui serait impossible parce qu’il aurait du travail à faire ce jour-là. Il y avait six mois que nous nous connaissions et mes vacances approchaient lorsque je vis dans un journal l’annonce d’une croisière de neuf jours à Terre-Neuve, au Labrador et au Saguenay. Les dates me convenaient on ne peut mieux. On aurait pu croire que c’était moi qui les avais choisies. En outre, le prix du voyage s’accordait avec mes modestes moyens. Immédiatement, je parlai de la chose à mon ami et lui déclarai franchement que je serais très heureuse s’il pouvait s’arranger pour faire cette excursion avec moi. Il me parut indécis puis déclara : Je vais faire mon possible pour obtenir un congé à cette date. À notre rencontre suivante, j’abordai de nouveau le sujet, car de faire cette croisière avec lui aurait été un bonheur fabuleux. J’espérais aussi que je saurais l’amener à me proposer le mariage pendant ces jours où je l’aurais tout à moi. Comme j’insistais pour le décider, il me dit : Allons au cinéma et nous en causerons. Après le spectacle, nous allâmes manger puis il me dit : Viens voir ma chambre. Je l’aimais tellement et je désirais tant le décider à faire le voyage avec lui que j’acceptai. À mon âge, je savais ce qui m’attendait, et lorsqu’il me prit dans ses bras et me pressa sur lui, contre lui, j’éprouvai une telle extase que je n’offris aucune résistance lorsqu’il me poussa sur son lit.

— Entendu, me promit-il une demi-heure plus tard, lorsque je le quittai pour me rendre à ma chambre. Je vais acheter mon billet et nous ferons la croisière ensemble.

J’étais sûre de lui et les trois jours qui nous séparaient du départ me parurent bien longs tellement j’avais hâte de le retrouver. Je m’efforçai de l’atteindre par téléphone pour nous entendre pour faire ensemble le voyage par train à Montréal où nous devions prendre le bateau, mais je ne pus le rejoindre. Je partis donc seule de New York convaincue que je le trouverais sur le quai au moment du départ du navire. Là, je l’attendis d’abord avec confiance, puis nerveusement comme le temps passait et enfin, avec désespoir lorsque s’écoulèrent les dernières minutes. J’attendis le coup de sifflet du steamer pour monter à bord, espérant toujours voir apparaître le retardataire. Finalement, je me rendis à l’évidence et compris que j’avais été trompée comme tant d’autres pauvres filles trop confiantes et trop amoureuses l’avaient été avant moi. Vous savez le reste, car vous m’avez vue à ces heures douloureuses de ma vie. Votre généreuse sympathie m’a adouci la cruelle épreuve que je traversais et m’a réconfortée. Si je ne vous avais pas rencontrés, je me serais peut-être jetée à la mer.

La première chose que j’appris à mon retour à New York fut que celui dont j’avais espéré faire mon mari était en voyage de noces. Il s’était marié pendant mon absence. Je n’avais que moi à blâmer car en lui cédant, je n’avais écouté que mes sentiments et mon instinct. Il est certain que l’autre avait été plus sage, plus avisée. Évidemment, elle lui avait tenu la dragée haute et avait conduit son ardent admirateur au mariage. Jamais auparavant je n’avais soupçonné la duplicité de ce garçon. Il me courtisait dans l’intention évidente de me conquérir et de me posséder. Naïvement, à vingt-deux ans, je m’étais laissée prendre comme une fillette de quinze ou seize ans. Pendant six mois, je fus toute pénétrée de rancœur et maudissant l’hypocrisie masculine.

Un soir, à une réunion sociale, je fis la connaissance d’un charmant jeune homme. C’était un aimable causeur, intéressant et spirituel. Son nom était Paul Berry. Au moment de nous séparer, il me dit qu’il serait heureux de me revoir. Comme il me plaisait, je l’invitai à venir me voir à la maison où j’avais ma chambre. Instruite par l’expérience, je me promettais bien de ne pas commettre une nouvelle erreur. Cependant, je ne fus pas lente à reconnaître que c’était un garçon sérieux, un parfait gentleman. Tout comme l’autre, il m’amenait au cinéma, au restaurant, mais n’agit jamais d’une façon déplacée. Nous nous connaissions depuis quatre mois lorsqu’un dimanche, au cours d’une promenade, il me demanda en mariage. J’acceptai. J’avais eu le temps d’apprécier ses qualités et en plus, j’avais de l’affection pour lui. Je savais en outre qu’il était en état de me faire vivre convenablement car il était à l’emploi de la ville et recevait un salaire très convenable. Nous nous épousâmes un matin d’avril. J’étais très heureuse. Je ne savais pas ce qui m’attendait.

Lorsque nous nous trouvâmes dans notre chambre, le soir, mon mari parut nerveux, agité. Au lit, il m’accabla de caresses, me couvrit de baisers passionnés. « Je t’aime, je t’aime tant », me déclarait-il avec ferveur et ses lèvres écrasaient les miennes. Naturellement, je croyais que ces démonstrations de tendresse étaient le prélude de l’acte qui scelle l’union de l’homme et de la femme. Mais mon compagnon était hésitant. Il me donnait l’impression d’un acteur qui ne sait pas son rôle ou qui l’a oublié et qui brode en attendant que la mémoire lui revienne. Certes, il était possédé par un immense désir mais je constatais à ma surprise que le courant ne pouvait s’établir entre son cerveau et ses organes. Son désir, un désir intense était tout cérébral et ne pouvait stimuler la chair. Désespérément, il s’efforçait d’être un homme mais tous ses efforts étaient vains.

— Tu es nerveux, fatigué, repose-toi un moment, lui dis-je.

Il s’étendit sur le dos, les mains à ses côtés, les yeux au plafond, évitant de me regarder, comme s’il avait honte de lui-même. Malgré son apparente immobilité, je le sentais encore plus nerveux qu’auparavant. Au bout de quelques minutes, il recommença ses caresses, mais sans résultat. À ce moment, j’étais moi-même très nerveuse.

— Essayons de dormir, cela nous fera du bien à tous les deux, proposai-je.

Il resta silencieux, clairement humilié par son échec.

Il se produisit une brève accalmie, puis de nouveau, l’homme en proie à un désir incontrôlable tenta de s’affirmer. Son cerveau en ébullition était animé d’un immense vouloir, mais ce vouloir était vain, stérile.

Les heures s’écoulèrent et je dus subir la pénible et affolante épreuve à laquelle me soumettait mon compagnon. Au matin, j’étais lasse et énervée au-delà de toute expression. Cette nuit de noces avait été pour moi une véritable torture ; elle m’avait donné l’impression d’un affreux cauchemar. Les soirs qui suivirent furent une répétition du premier. Ce n’était pas un mari que j’avais, mais un malade. Tout simplement, l’homme était impuissant. Absolument et complètement impuissant.

— Si l’ampoule électrique de la chambre refusait de s’allumer lorsque tu presses le commutateur pour établir le courant, tu ferais venir un électricien pour qu’il répare ce qu’il y a de défectueux dans le circuit, alors pourquoi ne vas-tu pas consulter un médecin pour qu’il te conseille un moyen de vaincre ce trouble de ton organisme, lui dis-je.

— J ai déjà vu un spécialiste, avoua-t-il, mais c’est une chose bien compliquée et bien obscure. Toutefois, il m’a affirmé que cela changera.

Néanmoins, presque chaque soir j’étais condamnée à subir les frénétiques mais vains efforts de cet homme pour affirmer sa virilité.

Le malheureux était impuissant et, à mes côtés, il endurait le supplice de Tantale. Quant à moi, j’étais à la torture.

Notre sort à tous deux était lamentable.

Au bout de trois mois de ce régime, j’étais une loque et je croyais que j’allais devenir folle. Réellement, la situation était intenable. Il était impossible de la prolonger davantage. J’eus une explication avec mon mari. Je lui déclarai qu’il n’y avait qu’une chose à faire : divorcer.

— Tu as raison, mais cela me fait énormément de peine car je t’aime encore plus que lorsque nous nous sommes mariés, déclara-t-il. Comment allons-nous procéder ?

— Je vais te quitter et dans ta demande, tu allégueras abandon du domicile conjugal par ton épouse. De cette manière tu obtiendras le décret sans difficulté.

Il entama donc les procédures, mais pendant que son avocat s’occupait de la cause, mon mari voyageant en auto avec un ami fut victime d’un accident, sa voiture venant en collision avec une autre. Son ami fut tué sur le coup. Lui fut transporté à l’hôpital où il demeura deux jours sans connaissance puis il mourut.

Lors de notre mariage, mon mari avait pris une assurance de quatre mille piastres sur sa vie, nommant sa femme bénéficiaire. Il était mort avant d’obtenir le divorce demandé. J’héritai donc de quatre mille piastres. Je les avais bien gagnées. Quelques mois plus tard, étant allée entendre une musicienne de mes connaissances qui prenait part à un concert je voulus après l’audition aller la féliciter. Dans sa loge je rencontrai plusieurs personnes à qui je fus présentée. Dans le nombre se trouvait le Dr Baumer. Nous causâmes musique un moment puis de théâtre et il paraissait m’écouter avec plaisir. Je lui demandai s’il avait déjà entendu la violoncelliste Pauline Forbes.

— Je n’ai jamais eu ce plaisir, dit-il, mais j’ai lu dans les journaux des articles fort élogieux à son sujet.

— Si cela pouvait vous intéresser, dis-je, j ai justement reçu deux billets de faveur pour le récital qu’elle doit donner la semaine prochaine et je serais enchantée de vous en donner un.

— Certes, vous me rendriez très heureux et j’aurais en plus l’agrément de goûter cette musique près de vous.

J’ouvris alors ma sacoche, pris l’une des cartes d’admission et la tendis au jeune médecin. Il y jeta un coup d’œil.

— Alors, c’est pour jeudi soir prochain. Merci. Je serai là et je compte bien passer une couple d’heures fort agréables.

Le jeudi soir, nous eûmes un merveilleux régal musical. Pauline Forbes était une grande artiste. C’était une virtuose, mais aussi et surtout, elle jouait avec âme. Mon compagnon et moi étions tout vibrants, tout émus en sortant de la salle.

Grâce à vous, me dit-il, j’ai vécu des moments que je n’oublierai pas de sitôt. Si vous permettez, ajouta-t-il comme nous allions nous séparer, je vous inviterais à venir demain soir prendre un modeste souper avec moi au restaurant. J’ai dit un modeste souper, car je ne suis pas un millionnaire.

— Mais oui, avec plaisir. Tenez, je connais un petit café hongrois où je vais de temps à autre me régaler pour cinquante sous. Tenez, voici l’adresse, dis-je, après avoir crayonné un nom et un numéro sur un feuillet de mon calepin. À sept heures, demain soir.

— À sept heures, demain soir.

Le jeune médecin avait fait sur moi une forte impression et je le trouvais fort sympathique. En le quittant, j’avais hâte de le revoir.

Nous nous retrouvâmes le soir au petit restaurant hongrois. Nous causâmes longuement. Il me raconta qu’il venait d’être reçu médecin et qu’il avait ouvert un bureau de consultations. Franchement, il m’avoua que les débuts étaient difficiles. Pour commencer, il avait dû travailler pour payer ses études à l’université. Il avait trouvé un emploi de nuit au bureau de poste et le jour il suivait ses cours et étudiait. Souvent, il était terriblement fatigué mais il n’avait pas le temps de se reposer. Même maintenant qu’il possédait son diplôme, il continuait de travailler la nuit en attendant de se former une clientèle. C’était dur mais il avait la volonté de réussir.

À la vérité, ce garçon me plaisait fort et j’aurais été heureuse de le voir s’attacher à moi. Cependant, il me répétait que la vie était difficile, que les clients étaient lents à se présenter pour recevoir ses consultations. Heureusement, ajoutait-il, qu’il avait son emploi au bureau de poste. Cela lui permettait de vivre et de payer son loyer.

Un samedi soir, il m’invita si je n’avais pas d’autre distraction à aller faire un tour à son bureau le lendemain après-midi. Je l’assurai que j’irais avec plaisir. Toute la nuit, je pensai à ma visite du lendemain, me demandant ce qu’elle pourrait m’apporter. Bien certain que je ne voulais pas faire de folies. Non, pas servir de jouet pour quelques jours et être ensuite mise de côté.

En me regardant dans mon miroir, je me disais que je pourrais le conquérir, l’amener à me demander en mariage. Cette idée de mariage me remuait toute. En me rendant au bureau de mon ami j’arrêtai en passant chez un fleuriste et achetai un petit plant de géranium dans un pot pour mettre une note de couleur dans son cabinet de consultations.

Lorsque je vis son nom : Dr Norman Baumer, sur la plaque en cuivre posée à côté de sa porte, je m’enthousiasmai à la pensée que je pourrais peut-être devenir sa femme.

Le jeune médecin se montra enchanté de me voir, mais je fus péniblement impressionnée par l’aspect de la pièce qui constituait son bureau. Tout était mesquin. On sentait trop que les meubles avaient été achetés en vue de payer le plus bas prix possible. Peut-être même n’étaient-ils pas payés, avaient-ils été achetés à crédit. Ce fut une idée qui me vint et elle était loin d’être agréable. J’installai mon géranium sur le cadre de la fenêtre.

— C’est gentil, déclara-t-il tout de suite. On sent qu’une femme a mis là un peu de son charme et de sa grâce. Oui, continua-t-il, ce serait charmant d’avoir une femme comme vous pour embellir la pièce de son sourire au cours d’une brève apparition et pour illuminer la vie. Il fit une pause. Mais c’est là un rêve, continua-t-il, car pour cela, il faudrait un revenu et ce que je gagne avec mon travail de nuit au bureau de poste suffit juste à me faire vivre. Le croiriez-vous, je n’ai jamais eu cent dollars devant moi. J’espère que les choses vont s’améliorer mais la clientèle est bien lente à venir.

— Écoutez-moi dis-je, dans un moment d’impulsion irrésistible, si vous tenez à moi, si vous croyez que nous pourrions être heureux ensemble, il y aurait peut-être moyen d’arranger cela. Il me reste encore un peu d’argent de mes assurances et nous pourrions nous installer et vivre modestement en attendant que votre profession rapporte davantage.

— Je n’ai pas dix dollars pour aller chez le bijoutier et acheter une alliance, déclara-t-il dans un geste de découragement. Je n’ai pas d’argent pour payer le mariage, pas d’argent pour le voyage de noces, pas d’argent pour nous installer.

Il paraissait très malheureux.

— Je ne suis pas riche, mais je peux faire ces dépenses, dis-je.

Alors, il se leva, me prit dans ses bras, m’embrassa passionnément, disant : Faites ce qui vous plaira, chérie, et je serai très heureux.

Nous nous épousâmes quinze jours plus tard. J’avais loué un petit appartement, je l’avais meublé modestement. J’avais payé l’alliance, les honoraires du ministre et le voyage de noces.

Ah ! les pauvres femmes affamées d’amour et de tendresse.

Pendant trois ans environ, je fus heureuse. Ah, que ces années m’ont paru brèves, ont passé rapidement. Puis, je constatai un changement dans l’attitude de mon mari à mon égard. Moi, j’étais amoureuse comme aux premiers jours, mais lui était distant, quasi indifférent. Il se produisait des lézardes, des fêlures dans l’édifice de ma félicité. Je ne savais trop que penser mais je sentais que mon bonheur était une chose fragile et qu’il était menacé de quelque façon que je ne pouvais imaginer. Je pressentais un danger obscur. Les choses continuèrent ainsi pendant quelques mois mais je constatais que mon mari se détachait davantage de moi. Je m’efforçais d’être coquette, de lui plaire. C’était en vain. Il continuait de rester froid. Un soir, lorsqu’il entra à la maison, il me parut énervé. Je lui demandai si quelque chose l’ennuyait, le tracassait.

— Absolument rien, me répondit-il.

Toute cette nuit-là cependant, je me rendis compte qu’il dormait très mal. Quelques jours plus tard, j’appris la nouvelle. Mon mari avait une liaison avec une femme mariée. Il avait été surpris en flagrant délit par le mari et ce dernier venait d’intenter un procès en divorce à sa femme.

Lorsque indignée et douloureusement blessée, je tentai de reprocher au coupable son manque de loyauté, il se mit à m’accabler de reproches sarcastiques.

— Je t’ai trompée, hein ? Quelle audace ! Je t’appartenais. J’étais devenu ta propriété en nous mariant. Quand une femme achète le jonc de mariage, qu’elle paie pour la cérémonie, le voyage de noces et l’ameublement de la maison elle acquiert sur son homme des droits inaliénables. C’est comme si elle avait acheté un cheval ou une automobile. Et s’il dévie de la voie droite, s’il fait un écart, il commet une infamie. C’est ce que tu penses. Je t’appartiens pour la vie. Tout simplement. Tu ne t’es jamais arrêtée à penser que ta façon de te jeter à ma tête, de t’accrocher désespérément à moi, de me pousser dans le mariage, devait nécessairement, fatalement, amener le résultat que tu déplores aujourd’hui. Ah oui ! je suis un ingrat. J’ai bénéficié de tes largesses et je te trompe. Accable-moi. Que ne m’as-tu laissé en paix ? C’est toi qui as couru après moi et tu me fais aujourd’hui des reproches. Tu voulais un homme à tout prix et tu m’as choisi. Mon erreur a été de me laisser prendre. J’ai rencontré l’amour ailleurs. Cela devait arriver. Demande le divorce comme l’autre.

— Je te laisse cela à toi, lui répondis-je.

Réalisant que tout était absolument fini entre mon mari et moi, que mon mariage avait sombré, je vendis les meubles que j’avais achetés autrefois, laissai la maison, me louai ailleurs une petite chambre et me cherchai un emploi. La chance me favorisa. Je décrochai la charge de vendeuse dans un magasin de chapeaux d’un modèle exclusif à l’enseigne Chez Mme de Sévigné. La patronne était une Française de beaucoup de goût qui travaillait pour les personnes de la haute société. Après une entrevue avec une cliente, elle dessinait un modèle de chapeau, modèle qui convenait à la figure de la grande dame. Deux assistantes fort habiles confectionnaient ensuite l’originale coiffure. Parfois, la propriétaire de l’établissement cédant à une inspiration exécutait des créations d’une audace et d’une élégance qui ravissaient les visiteuses. C’était ces chapeaux si personnels que j’étais chargée de vendre. J’aimais ce genre d’occupation et, peu à peu, je reprenais mon aplomb après la catastrophe que j’avais traversée. Six mois s’écoulèrent. Je n’avais pas revu mon mari et ne désirais aucunement avoir de ses nouvelles. Tout ce que je voulais, c’était d’oublier si possible, ce cruel épisode de ma vie. Je menais une existence très tranquille. La seule distraction que je me permettais était de m’offrir quelque samedi soir un souper de gourmet dans un restaurant ayant quelque spécialité gastronomique. Cela me reposait un peu du banal et monotone menu du cafeteria où je prenais d’ordinaire mes repas. C’est ainsi qu’un soir, je fis à La Pagode d’or la connaissance d’un jeune homme qui parut éprouver un vif plaisir en ma compagnie. Lui aussi était venu seul au cabaret et occupait une table voisine de la mienne. À l’heure de la danse, il s’était levé, était venu à moi et m’avait invitée à me joindre au fox trot dont l’orchestre avait donné le signal. La danse terminée, il vint s’asseoir près de moi et nous causâmes en prenant un cocktail. Son nom était Vernon Faber. Il me raconta que son père, co-propriétaire d’un magasin de gros d’appareils électriques, était mort dernièrement et qu’il lui avait succédé. Il était devenu le partenaire de l’associé de son père. Le commerce l’intéressait fort et il se trouvait dans son élément.

Nous dansâmes de nouveau pendant quelques minutes et prîmes un nouveau cocktail. Après avoir bavardé pendant une demi-heure je me levai pour partir.

— Ma voiture est ici et, si vous le permettez, je vais vous conduire chez vous.

En route, nous discutâmes de choses indifférentes.

— Je ne vous invite pas à monter car je ne reçois jamais personne, lui dis-je, alors que je descendais de l’auto.

— Donnez-moi votre numéro de téléphone et je vous appellerai pour aller souper ensemble.

— Je n’ai pas de téléphone. Je vis solitaire, répondis-je.

— Vous n’avez pas de téléphone et vous vivez solitaire. Mais vous êtes un vrai mystère que j’aimerais à approfondir. C’est incroyable qu’une jeune femme séduisante comme vous l’êtes vive absolument seule, sans amis.

— C’est peut-être incroyable, mais vous avez sûrement entendu dire que la réalité est parfois plus étrange que la fiction. Je vis seule. Lorsque vous voudrez m’inviter à souper, écrivez-moi quelques jours à l’avance à l’adresse que vous voyez ici, lui dis-je, en lui indiquant le numéro de l’immeuble.

— Vous aurez bientôt de mes nouvelles, dit-il.

Et prenant ma main dans la sienne, il la pressa légèrement. Bonsoir, dit-il et il s’éloigna.

La pression de sa main avait produit sur moi une étrange commotion. Il y avait six mois que j’étais partie du toit conjugal, que je n’avais causé intimement à aucun homme. Six mois pendant lesquels j’avais été comme une personne qui a passé cette période dans un lit d’hôpital à la suite d’un accident, sans rien pour troubler sa vie.

Et cet homme avait pressé ma main un soir où je me sentais fatiguée de ma vie solitaire.

Je m’endormis très tard cette nuit-là.

La nature humaine que j’avais matée, subjuguée pendant ces six mois semblait maintenant vouloir prendre sa revanche. Pendant la semaine qui suivit, j’avais chaque soir l’impression de sentir cette main d’homme pressant la mienne et je me sentais remuée, frémissante comme une toute jeune fille qui vient de recevoir le premier baiser de son ami. Dans mes moments lucides, je me disais que je devrais être sur mes gardes, me contrôler. Néanmoins, j’attendais avec impatience un mot de mon nouvel ami. Le soir, en entrant chez moi je regardais fébrilement dans la boîte à lettres, mais inutilement. Rien. Il n’y avait rien. J’étais vivement désappointée. Exactement deux semaines après notre rencontre, je reçus quelques lignes de Vernon Faber, me disant qu’il viendrait me chercher le soir pour aller souper à La Pagode d’or où il avait eu la rare joie de me trouver et de faire ma connaissance. Sur le champ, je revêtis ma plus jolie toilette, un costume vert très élégant. Au son du timbre, j’allai ouvrir avec confiance, certaine de plaire. En m’apercevant, mon nouvel ami parut charmé.

— Vous êtes encore plus ravissante que l’autre soir. Je ne m’imaginais pas que vous étiez si séduisante. Son regard admiratif restait fixé sur moi. Après un moment, ses yeux firent le tour de la pièce comme pour prendre connaissance avec tout ce qui composait mon cadre. Il avait une figure ravie. Je lui indiquai un siège et je pris place sur mon divan. Il eut un moment d’hésitation, puis vint hardiment s’asseoir près de moi. Malgré l’émoi qui m’avait saisie, je me dis : Soyons sage. Soudain, d’un geste expérimenté, il tenta de m’enserrer dans ses bras. Je me reculai non avec un air hypocrite indigné, mais en femme qui ne prend pas au sérieux ces démonstrations de passion.

— Vous m’affolez, déclara-t-il pour s’excuser. Tiens, sautons dans ma voiture et allons souper.

Dix minutes plus tard, nous étions à La Pagode d’or.

Nous prîmes un excellent souper, nous causâmes et nous dansâmes. Vernon Faber était un garçon intéressant, non pas brillant et amusant comme d’autres mais il avait du charme et de la personnalité. L’on pouvait passer une fort agréable soirée en sa compagnie. Au physique, il était parfait. Non pas bâti en athlète, mais solide, admirablement bien taillé, souple, élégant. Tout en lui était harmonieux. Châtain, avec des yeux bleus, il avait des traits réguliers, une figure distinguée qui s’illuminait fréquemment d’un sourire charmeur, une bouche et des lèvres qui semblaient faites pour des baisers. Je ne l’ai pas vu depuis longtemps mais son image hante toujours mon souvenir et mon imagination. Lorsqu’il me laissa à ma porte à la fin de la soirée, j’étais très amoureuse de lui. Avant de descendre de l’auto, il me prit encore la main puis doucement, tendrement, il m’enveloppa dans ses bras et prit sur ma bouche un long et enivrant baiser.

Je fus encore deux semaines sans le revoir puis un petit mot m’avertit qu’il viendrait me chercher le samedi soir pour aller manger quelque part.

Je pensais : Il se peut qu’il me sente éprise de lui et qu’il ne veut pas me voir trop souvent afin que je le désire davantage et que je n’ose rien lui refuser. Mais malgré tout l’amour que j’éprouvais déjà pour lui, j’étais bien résolue à ne pas lui céder. Je dus toutefois constater que si je le troublais, il ne s’oubliait pas.

— Vous n’êtes pas marié ? lui demandai-je un jour.

— Non, pourquoi me demandez-vous cela ?

— Vous avez pu constater que vous ne m’êtes pas indifférent. Je ne voudrais pas m’attacher à quelqu’un qui serait lié à une autre femme.

— Je suis célibataire. Et vous, êtes-vous mariée ?

— Je le suis, mais depuis huit mois, je vis séparée de mon mari. Il avait une liaison avec une femme mariée. Le mari de celle-ci a découvert la chose et a pris une poursuite en divorce contre son épouse. J’imagine qu’il a obtenu gain de cause et je suppose que mon mari en a fait autant. Il a probablement épousé sa maîtresse.

— Étrange. Tenez, je vais charger mon avocat de prendre des informations à ce sujet. Quel est le nom de votre mari ?

— Le Dr Norman Baumer.

— Nous serons renseignés sous peu, déclara Vernon Faber.

Une semaine plus tard, lorsqu’il vint me chercher pour aller souper, mon ami m’annonça : Votre mari a obtenu un divorce et il s’est remarié cinq jours plus tard. Désormais, vous êtes libre.

— Il ne me reste qu’à jeter l’oubli sur ce chapitre de ma vie, dis-je.

Je fus très gaie ce soir-là.

À partir de ce jour, Vernon Faber vint me prendre chaque samedi au lieu d’à chaque quinzaine pour aller prendre un repas ensemble.

Il paraissait très attaché à moi et j’en étais heureuse. Nous nous entendions très bien et à de certaines heures, je me laissais entraîner à faire des rêves d’avenir. Un samedi soir, selon son habitude, il vint me chercher pour aller prendre un souper au spaghetti avec une bouteille de chianti dans un restaurant italien.

— J’ai quelque chose à vous dire, annonça-t-il aussitôt qu’il fut entré dans mon appartement. Voici quatre mois que nous nous connaissons. Je crois que vous seriez pour moi la compagne idéale. Que diriez-vous de nous marier ?

— Vous êtes l’homme qui m’a plu davantage parmi tous ceux que j’ai rencontrés et je serais certainement heureuse d’être votre femme, répondis-je.

Là-dessus, il me prit dans ses bras et m’embrassa avec ferveur.

— Alors, reprit-il, nous nous marierons sans éclat dans deux semaines à l’église Seven Virtues. Cela vous convient-il ?

— Parfaitement, répondis-je.

— Alors, allons manger, proposa-t-il gaiement.

Je me sentais infiniment heureuse.

— J’ai un appartement où je vis depuis six ans. Nous pourrons demeurer là pendant quelque temps car il vous plaira certainement. Vous y trouverez toutes les commodités possibles.

Je voulus travailler une semaine encore, me réservant la dernière pour me préparer au mariage. Lorsque j’annonçai la nouvelle à ma patronne elle fut désappointée et chagrine de mon départ. « Je suis contente pour vous mais je perds une employée très compétente que j’estimais fort. Revenez me voir parfois ».

Le samedi matin, mon futur mari vint me chercher à mon appartement pour me conduire à l’église. Il était entendu qu’aussitôt après la cérémonie nous partirions pour un voyage de noces à l’hôtellerie d’Elbert Hubbard, à East Aurora.

— Vous verrez là quelque chose d’unique, m’assura-t-il, et nous passerons sûrement une semaine fort agréable.

Il n’y avait que quelques douzaines de fidèles dans l’église Seven Virtues lorsque nous y pénétrâmes. Deux prie-Dieu avaient été placés pour nous en avant de la nef. Nous nous assîmes attendant le ministre qui fit presque immédiatement son apparition. Nous nous agenouillâmes et, comme le pasteur s’avançait vers nous, une jeune femme, grande et mince, enveloppée d’un manteau gris et coiffée d’une toque de velours noir, un enfant dans les bras s’approcha rapidement de nous. D’un geste rapide, elle déposa dans les bras de Vernon Faber, appuyé sur le prie-Dieu le petit qu’elle portait.

— Tiens, prends ton fils, dit-elle à mi-voix d’un ton décidé et rageur. Après ce geste aussi soudain qu’inattendu, elle s’éloigna aussi vite qu’elle le pouvait.

Un vrai coup de foudre.

Stupéfait, blême de fureur, le futur marié aussi embarrassé que possible et ne sachant trop que faire, regarda autour de lui comme pour trouver quelqu’un à qui confier le cadeau qu’il venait de recevoir mais ne trouvant personne, se leva et alla le déposer sur un banc. À peine abandonné et ne se sentant plus protégé ni soutenu, l’enfant se mit à pleurer. En entendant ses cris, je fus comme saisie de panique et me levant, je pris ma course vers la porte du temple, laissant là celui qui devait m’épouser et le pasteur ahuri.

— Irene ! Irene ! me criait Vernon Faber d’un ton suppliant, mais rien ni personne n’aurait pu me retenir. Je m’enfuyais comme si j’eusse été menacée par un danger terrible.

Aussitôt en dehors de l’église, je sautai dans un taxi qui attendait et donnant au chauffeur l’adresse de mon appartement : En vitesse, lui dis-je.

Quelques minutes plus tard, nous étions rendus.

— Attendez-moi, dis-je. Je reviens dans un instant.

Après avoir ouvert ma porte, je saisis les deux valises renfermant mon linge et mes toilettes que nous devions venir chercher après le mariage pour partir en voyage. Les valises dans le taxi, je me fis conduire à un petit hôtel où une jeune femme que je connaissais avait déjà demeuré. Je demandai une chambre. Aussitôt entrée, je fermai ma porte à clé et me jetai lourdement sur le lit pour essayer de penser, de réfléchir. En quelques secondes, j’avais brisé mon mariage, complètement changé le mode de vie que j’avais entrevu. Certes, j’aimais profondément Vernon Faber, mais la scène qui venait de se passer m’avait complètement bouleversée. Ainsi, l’homme qui, si j’étais restée à l’église, serait maintenant mon mari, avait eu une liaison. Dans le temps qu’il m’amenait souper à tous les quinze jours, puis à chaque semaine, il continuait selon toute apparence de voir son amie. Puis, il avait abandonné pour moi la femme qu’il avait rendue mère d’un enfant. Pareille chose me révoltait. Jamais je n’aurais pu vivre, élever une famille avec un être qui avait agi de la sorte. Je voulais pour compagnon, pour mari, un homme loyal en qui je pourrais avoir toute confiance. Je songeais à la pauvre fille qui avait un sort aussi cruel. Je n’avais pas eu le temps de la regarder, mais la brève vision que j’avais eue d’elle avait laissé en moi une impression ineffaçable. J’avais pu voir qu’elle était brune, délicate, avec une expression de désespoir sur la figure. Si je m’étais mariée à Vernon Faber j’aurais eu constamment le portrait de cette femme et de son enfant dans mon imagination. Dans ces circonstances, la vie aurait été un cauchemar. Heureusement que la tragique révélation était venue avant la cérémonie du mariage. Après, c’eût été une catastrophe. Avant, le coup était cruel mais ses conséquences étaient moindres. J’avais le cœur brisé, car j’aimais profondément, complètement Vernon Faber. Assurément, je ne voulais plus le revoir. Il était l’homme que j’avais le plus aimé jusque là, mais l’abandon de son ancienne amie et de son enfant me le faisaient détester. Tout était désormais fini entre nous. J’étais déçue et désorientée mais je comprenais qu’il était impérieux de me faire une raison. Le plus important pour le moment était de me trouver un emploi, de gagner ma vie. Je fis des démarches, démarches pénibles, fatigantes, sans aucun résultat satisfaisant. Heureusement que j’avais quelques centaines de piastres économisées alors que je travaillais au magasin à l’enseigne Chez Mme de Sévigné. Après une dizaine de jours d’allées et venues, j’eus la chance de décrocher une place dans les bureaux de The Cloisters, ancien monastère européen acheté par un millionnaire et dont chaque pierre avait été apportée ici et replacée exactement là où elle était auparavant, lors de la reconstruction de l’édifice au Parc Fort Tryon, à New York. J’entrai immédiatement en fonctions. Je me trouvais dans une atmosphère fort agréable, loin du tumulte et de l’excitation de la grande ville. Je travaillais dans le calme et le silence et la paix revenait dans mon esprit troublé. J’avais loué une chambre chez un couple sans enfants et ma vie était très tranquille. Lentement, je me remettais des émotions de mon aventure avec Vernon Faber. Je ne cherchais pas de distractions, je n’essayais pas de faire de nouvelles connaissances, demandant simplement au temps de guérir la blessure que j’avais au cœur.

Des mois s’écoulèrent, d’autres mois. Je n’avais eu aucune nouvelle de Vernon Faber. Il était complètement disparu de ma vie. Je ne pouvais cependant l’oublier complètement car sa personne dégageait un charme qui traînait comme un parfum qui adhère longtemps à un vêtement.

J’étais depuis dix mois aux Cloisters et le temps des vacances était arrivé. Les anciens employés qui avaient le choix des dates partirent les premiers. Chacun s’envolait vers la mer, les montagnes, les lacs ou un modeste village. Depuis longtemps, je voulais aller voir Miami Beach dont j’avais entendu parler maintes fois et toujours dans les termes les plus enthousiastes. Je me dis que j’allais réaliser mon désir. Comme le tarif des hôtels est beaucoup moins cher l’été que l’hiver là-bas, je me dis que je pourrais passer là une douzaine de jours sans faire de dépenses exagérées. Je n’avais pas besoin de dépenser d’argent pour des toilettes car je n’avais pas encore porté celles que j’avais achetées pour mon voyage de noces avec Vernon Faber. Avant mon départ, toutefois, je cédai à la tentation et fis l’acquisition d’une robe en crêpe de soie noire avec ornements de passementerie avec motifs décoratifs chinois.

À Miami Beach, au bord de la mer, il me semblait être une autre personne. J’avais laissé, du moins momentanément, tous mes souvenirs amers en arrière. Sur la plage, devant l’infini de l’océan, je ressentais pleinement la joie de vivre. J’aurais voulu passer là des jours et des jours. J’aurais voulu que mes vacances durassent toute la vie. C’est à ce moment que la destinée vint de nouveau jeter le trouble dans mon existence mouvementée.

J’avais passé l’après-midi à me baigner et à me chauffer au soleil. Comme je me levais pour retourner à l’hôtel, un visiteur à la plage qui avait fait comme moi et que j’avais distraitement remarqué, secoua son maillot de bain afin de le débarrasser du sable qui le recouvrait.

— Miami est bien agréable, fit-il d’un ton aimable comme je passais à côté de lui.

— Certes, répondis-je et le temps passe si vite que nous le voyons à peine. Nous aurons des regrets de quitter l’endroit.

— Vous ne songez pas déjà à partir ? demanda-t-il.

— Non. Je suis ici depuis quatre jours et j’ai encore toute une semaine à me reposer mais j’aimerais à séjourner ici tout l’été.

— Qu’est-ce qui vous appelle ailleurs ?

— Le pain quotidien. Il me faut gagner ma vie.

— Quoi, vous n’avez pas un mari qui se charge de ce soin ?

— Je n’ai pas de mari.

— C’est que vous n’en voulez pas, car une femme comme vous devrait avoir autour d’elle une douzaine d’admirateurs qui ne demanderaient qu’à l’épouser.

— Trouver un homme n’est pas la chose difficile. C’est d’en trouver un qui vous convient.

— Il n’y a pas d’homme parfait, affirma-t-il, d’un ton qui n’admettait pas la contradiction.

— J’ai été à même de m’en rendre compte, dis-je en souriant.

Il fit une pause.

— Il me semble que si j’avais la chance de vous voir et si vous pouviez me connaître, que nous nous entendrions. Évidemment, nous sommes étrangers l’un à l’autre. Je ne sais pas votre nom et vous ignorez le mien. Je vois votre figure et vous voyez la mienne. Ce sont peut-être des images trompeuses. Nous pourrions être déçus l’un par l’autre, mais vous me plaisez telle que je vous vois et je serais très heureux de devenir votre ami.

— Comme vous y allez ! Comme vous y allez !

Je regardais sa figure rayonnante de santé, mais je remarquais les premiers cheveux gris de chaque côté de la tête.

— Mais comment se fait-il qu’allant si vite en besogne vous n’ayez pas déjà une femme et une famille ?

— Oh, les événements qui ont marqué ma vie ont eu une tournure étrange. Je vous raconterai cela un jour si nous en avons le temps et si la chose peut vous intéresser. Dans tous les cas, je suis libre et si j’avais une famille je n’aurais probablement pas eu la bonne fortune de vous rencontrer.

— Ne trouvez-vous pas que voilà des sujets bien graves pour des gens qui ne se connaissent pas et qui viennent ici pour se reposer ou s’amuser ?

— Je vois que vous êtes une personne sage qui ne parle pas pour ne rien dire.

— Franchement, je bavarde rarement. Vous êtes la première personne avec qui j’ai échangé quelques phrases depuis mon arrivée ici.

— J’espère bien que j’aurai de nouveau le plaisir de vous rencontrer. Je vais chaque après-midi à la plage. Et vous ?

— Moi, de même.

— Alors, je vous quitte en espérant vous retrouver demain.

Et il s’éloigna.

Je n’aime pas à causer avec des gens que je ne connais pas, mais je me trouvais en pays étranger et comme je n’avais encore parlé à aucun des visiteurs à Miami, j’avais cédé au besoin de me délier un peu la langue. L’homme d’ailleurs paraissait intéressant. Il avait une figure plaisante avec toutefois une expression un peu dure, énergique. On sentait en lui une volonté ferme. Ses traits étaient d’une régularité remarquable. Ses yeux gris semblaient scruter la pensée de l’interlocuteur. Solidement bâti il était toutefois un peu court. À voir ses cheveux noirs qui commençaient à grisonner aux tempes, on pouvait deviner qu’il avait trente-six ou trente-sept ans.

Lorsque j’arrivai le lendemain à la plage, je jetai un coup d’œil autour de moi mais il y avait une foule de baigneurs et de baigneuses et je ne pus reconnaître l’homme qui m’avait parlé la veille. Ce fut lui qui m’aperçut quelques minutes plus tard. Il venait de sortir de l’eau tandis que je flânais sur le sable, me faisant chauffer par le soleil. Il vint à moi et nous échangeâmes quelques phrases en regardant les vagues qui venaient se briser à nos pieds. J’étais en vacances pour me reposer et j’écoutais distraitement les propos que me tenait le personnage. Sans paraître y attacher d’importance, il faisait des frais pour me plaire et la chose n’était pas sans me flatter. Il m’apprit qu’il logeait au Rainbow Lodge et me demanda où je pensionnais. J’avais ma chambre au Penguin Hôtel.

— Que faites-vous le soir ? demanda-t-il.

— Je fais une promenade, je lis un peu et je me couche. J’ai besoin de repos.

— Un peu de distractions ne vous ferait pas de mal. Que ne venez-vous passer une heure au cabaret Quiet Waves ? Il y a un spectacle passable. L’on danse si l’on veut aux accords d’une musique enlevante et l’on prend un verre de vin, de rye ou de whiskey.

— N’allons pas trop vite, dis-je. Nous sommes des inconnus l’un pour l’autre. Nous ne savons même pas nos noms.

— Je me nomme Louis Mercer, de Detroit.

— Irene Dolbrook est mon nom. J’ai toujours vécu à New York.

— Alors, Mlle Dolbrook, si vous le voulez bien, nous irons prendre un cocktail au cabaret ce soir.

— J’accepte. À quelle heure ?

— J’irai vous chercher à dix heures.

Je revêtis l’une des toilettes que j’avais achetées pour mon voyage de noces avec Vernon Faber et vraiment, j’étais plutôt satisfaite de moi. Je dus faire une heureuse impression sur Louis Mercer car en m’apercevant, sa figure prit une expression admirative.

L’assistance aux lieux d’amusements sur les plages fashionables est toujours nombreuse. Au Quiet Waves, elle était non seulement nombreuse mais fort élégante. Je me rendais compte toutefois que je pouvais soutenir la comparaison avec toutes les femmes qui étaient là. Mon nouvel ami paraissait fier d’être en ma compagnie. Le programme artistique offert aux clients était certes original et attrayant. Deux danseuses, une chanteuse, un violoncelliste et quelques comédiens de talent fournissaient un spectacle de premier ordre. Je pris un cocktail, un autre encore puis un troisième. J’avais cependant conservé ma raison. Louis Mercer, mon compagnon n’était pas un sentimental mais il avait beaucoup d’esprit, un esprit à facettes qui me surprenait et m’amusait. Je passai en sa compagnie une soirée charmante. Il était une heure du matin lorsqu’il me laissa à mon hôtel.

Le lendemain après-midi, je le retrouvai à la plage.

— Vous êtes bien reposée ? me demanda-t-il.

— Aussi bien qu’on peut le souhaiter, mais je me suis levée tard. Il était dix heures lorsque je suis descendue déjeuner.

— Dix heures ! Mais vous êtes matinale. Moi, je me suis levé à midi et j’ai mangé à une heure.

— Mais vous n’avez pas dormi onze heures, fis-je surprise.

— Sûrement non. Je me suis couché à six heures.

— Et vous êtes retourné au cabaret après m’avoir laissée, fis-je d’un ton railleur.

— Puisque vous n’y étiez plus, je n’avais pas de raison d’y retourner. Je suis allé au club.

— Au club. Quel club, si j’ose demander ? — Oh, un club de cartes. Je passe là de bons moments. Les cartes sont mon vice.

Passer une partie de la nuit à jouer aux cartes. Je n’en revenais pas. Je trouvais cela inconcevable.

Nous passâmes l’après-midi à la plage, nous baignant et nous faisant chauffer au soleil.

Sans être très loquace, Louis Mercer était un brillant causeur. Comme je l’ai déjà dit, il était doué d’un esprit pétillant. C’était un plaisir de l’entendre et je me plaisais fort en sa compagnie. Le soir, il m’amena à un autre cabaret et là, tout en faisant des mots drôles, il me manifestait une vive admiration. Je le sentais épris et j’étais moi-même conquise par son heureux caractère. Il était passé minuit lorsque nous sortîmes du cabaret.

— Si vous n’êtes pas trop fatiguée, dit-il, nous allons marcher pour vous reconduire chez vous. Je voudrais vous parler sérieusement.

Surprise par ce préambule, je le regardai curieusement pendant qu’il prenait ma main dans la sienne.

— Vos vacances vont bientôt prendre fin et vous allez vous éloigner d’ici en emportant des souvenirs qui, je l’imagine, s’effaceront bien vite. Il n’en sera pas ainsi de moi. Je ne vous connais que depuis quelques jours, mais pendant ce peu de temps j’ai appris à vous apprécier et à vous comprendre. Si nous unissions nos destinées, je crois que nous n’aurions pas lieu de le regretter. Pensez-y cette nuit. Vous me direz demain après-midi ce que vous en pensez.

M’ayant souhaité le bonsoir, il disparut.

Que d’aventures ! Que d’aventures !

C’est souvent comme cela que les choses arrivent lorsqu’on part en vacances. J’avais connu plusieurs jeunes filles qui étaient parties pour un congé d’une quinzaine de jours et qui étaient revenues avec un mari. Et elles n’étaient pas plus malheureuses que d’autres.

J’étais comme si j’avais pris une demi-douzaine de cocktails. Les événements m’étourdissaient. Je n’étais arrivée que depuis une semaine à Miami et j’avais reçu une demande en mariage. J’étais venu ici pour un bref séjour et j’étais maintenant à même d’y demeurer aussi longtemps que je le voudrais. Réellement, je ne pouvais dire que j’éprouvais de l’amour pour l’homme qui me demandait de l’épouser. Je le connaissais depuis trop peu de temps pour cela. Certes, il me plaisait fort, je trouvais sa compagnie agréable, je ne lui connaissais pas de défauts, mais comme tous les hommes, il devait en avoir. Dans tous les cas, ils devaient être plutôt légers. Par moments, je songeais à Vernon Faber que j’avais aimé d’un amour profond, complet, mais le destin m’avait jetée en dehors de sa vie. Qu’est-ce que le sort me réservait avec Louis Mercer ? Je me posais cette question qui me paraissait insoluble comme elle l’est pour toutes les femmes qui se marient. Je n’étais plus une petite fille pour me bercer de chimères irréalisables. Un charmant homme, plus déjà de la première jeunesse et apparemment pourvu des biens de ce monde m’offrait de joindre nos destinées. Pourrais-je jamais trouver mieux ? La chose paraissait improbable. Peut-être avec le temps, arriverais-je à aimer d’amour le compagnon qui s’offrait. Je me cassais la tête à rouler ce problème dans mon cerveau. Terriblement fatiguée, je m’endormis.

Prenons une chance, me dis-je à moi-même le lendemain en m’éveillant. J’accepterais de devenir la femme de Louis Mercer.

Lorsque j’arrivai à la plage, je l’aperçus qui guettait mon arrivée. Il se planta devant moi, me prit les deux mains, avec une interrogation sur la figure.

— C’est oui, lui dis-je.

Ses traits se détendirent et sa figure s’illumina d’un sourire.

— Vous me rendez très heureux, me dit-il. Dans ce cas, il est inutile de perdre un temps précieux. Si vous le voulez, nous nous marierons après-demain. Je verrai un pasteur qui nous unira très discrètement. Juste les témoins nécessaires. Cela vous convient-il ?

— Parfaitement, car je déteste de me montrer en spectacle.

— Nous demeurerons encore quelques semaines ici, dit-il, puis si la chose vous agrée, nous irons ensuite faire un voyage aux Bermudes.

— C’est parfait.

— Alors, ce soir, nous prendrons le souper ensemble à mon hôtel puis nous irons finir la soirée à un cabaret.

Nous arrêtâmes au Penguin Hôtel où je m’habillai pour aller souper avec mon futur mari. Lorsqu’il me vit apparaître vêtue de ma robe de crêpe de soie noire ornée de passementeries avec motifs décoratifs chinois, il parut ravi.

— Je n’ai jamais vu une si admirable toilette, me déclara-t-il, et vous lui prêtez une élégance dont vous devez être fière.

Après une pause.

— De toute ma vie, je n’ai vu une femme aussi exquise, me déclara-t-il. Pendant tout le temps du souper et pendant les heures qui suivirent au cabaret, il me manifesta une espèce d’adoration.

— Ma chère Irene, c’est la plus belle soirée de ma vie, me dit-il d’un ton ému.

Après la crème glacée et le café, il se leva de sa place et s’approchant de moi, me prit les deux mains, me fit lever et me prenant dans ses bras m’embrassa avec véhémence. Je le sentais profondément amoureux.

— Si vous vouliez, dit-il, nous n’irîons pas au cabaret ce soir. Je n’ai pas besoin de distraction. Vous absorbez toutes mes pensées et je ne désire rien d’autre que de vous voir. Il me semble qu’il ferait bon de faire une petite promenade ensemble.

J’acquiesçai à sa suggestion et nous sortîmes.

C’était une belle soirée, une soirée qui répondait à notre état d’esprit. Nous croisions des gens qui s’en allaient à leurs plaisirs. Nous entendions des bribes de conversations qui nous faisaient comprendre combien nous étions étrangers à tous ces gens qui remplissaient la ville. Louis Mercer berçait mes oreilles de ses paroles d’amour. Pourrai-je jamais lui rendre pareille affection ? me demandais je. Tout de même, l’avenir m’apparaissait plein de promesses.

— Vous devez être lasse de marcher ainsi. Nous allons prendre un taxi qui nous promènera à l’aventure.

Là-dessus, il héla une voiture qui passait.

— Promenez-nous par la ville, ordonna-t-il au chauffeur.

Dans l’auto, il s’assit tout près de moi, tenant mes mains dans les siennes. À plusieurs reprises, il m’embrassa passionnément. Un peu avant minuit, il vint me reconduire à mon hôtel.

— Retournez-vous chez vous ? lui demandai-je en le quittant.

— Oh ! je vais jouer quelques parties de cartes au club. C’est mon vice qui me pousse là, mais soyez tranquille, je n’en ai pas d’autres. Chose certaine, après ce soir, je crois bien que j’y renoncerai pour quelque temps, car je préférerai passer mes soirées et mes nuits avec vous plutôt qu’à manier les cartes. À demain et bonne nuit.

Je montai à ma chambre me demandant si je connaissais réellement l’homme qui, après-demain, serait mon mari.

Le lendemain de cette soirée, il pleuvait à torrents. Je me dis que mon futur me téléphonerait sûrement pour m’informer qu’il viendrait me chercher pour dîner. Comme il était impossible de sortir par cette température, je me dis que je passerais l’avant-midi à l’hôtel. Alors, pour me distraire, j’achetai un journal d’un jeune vendeur qui était entré dans la rotonde. « Gambler assassiné et volé » était la manchette qui s’étalait sur toute la largeur de la première page. Je restai saisie, prise d’une inquiétude inexplicable, agitée d’un funeste pressentiment. Je lus le fait divers.

« Un joueur de cartes, un gambler du nom de Louis Mercer a été assassiné et volé vers les trois heures du matin alors qu’il sortait d’un club où il avait, selon son habitude, passé une partie de la nuit à jouer avec quelques familiers de l’endroit. Mercer avait eu cette nuit-là une veine extraordinaire. On estimait à neuf mille piastres la somme qu’il avait gagnée pendant les quelques heures qu’il avait passées là. Ses compagnons de jeu croyaient qu’il avait sur lui un montant d’au moins trois mille piastres en arrivant. À trois heures, il avait abandonné le jeu disant qu’il était fatigué et qu’il avait des affaires très importantes à régler pendant la matinée. Il était sorti du club avec au moins douze mille piastres dans ses goussets. Aussitôt dehors, un bandit posté près de la porte lui avait crié : « L’argent ! » en même temps qu’il braquait le canon d’un revolver dans sa direction. Énergique et décidé, Mercer avait voulu foncer vers l’apache. Trois coups de feu avaient retenti et le gambler avait croulé au sol. Se penchant sur le cadavre de l’homme qu’il venait de tuer, le bandit avait rapidement fouillé dans ses poches, faisant main basse sur deux liasses de billets de banque puis il avait sauté dans un taxi stationné tout près. Ces faits ont été racontés à la police par un garçon qui passait juste à ce moment devant le club en compagnie d’une jeune fille avec qui il avait passé la soirée dans un cabaret. Celui-ci avait noté le numéro du taxi et avait immédiatement communiqué avec la gendarmerie de Miami Beach l’informant du drame dont il avait été témoin et lui donnant le chiffre de la voiture. Moins d’une demi-heure plus tard, les policiers repéraient le taxi filant à une grande vitesse sur une route qui le conduisait loin de la ville. Ils lui donnèrent la chasse et parvinrent à le rejoindre. Sous la menace des revolvers, le voleur avait dû se rendre. Il avait sur lui plus de six mille piastres, mais les policiers en avaient trouvé autant dissimulé sous le siège de la voiture. Bandit et chauffeur avaient alors été conduits au poste pour être interrogés.

La police a exprimé l’opinion que le vol a été exécuté avec la complicité et la connivence de quelqu’un de l’intérieur du club. Peut-être un employé à la solde du bandit avait-il prévenu ce dernier par téléphone qu’un joueur qui avait gagné la forte somme allait sortir dans l’instant. C’était peut-être même l’un des compagnons de jeu de la victime qui avait donné l’information attendue par l’apache qui occupait probablement une chambre à quelques pas de là. Ce qui expliquerait la perfection avec laquelle le vol avait été perpétré. Ce n’était pas là un vol commis à tout hasard. L’homme qui avait joué du revolver savait que celui qui allait franchir le seuil de l’établissement avait sur lui un riche butin. »

J’étais stupéfaite, assommée, presque folle, anéantie. Je relisais la nouvelle qui était la sensation du matin dans le journal. Il me semblait : que c’était là un récit fantastique sorti de l’imagination d’un reporter ivre d’opium. Je n’avais plus ma tête à moi. Tout cela me faisait l’effet d’un horrible cauchemar. Mon futur mari qui m’avait laissée à minuit à mon hôtel était mort. C’était un gambler qui risquait chaque nuit de très fortes sommes sur la table de jeu. Quelle révélation ! Il m’avait avoué que les cartes étaient son vice, mais je supposais qu’il jouait pour se distraire, pour s’amuser, et non pour gagner sa vie. Une fois de plus, mon mariage était manqué, mais considérant ce qu’aurait été ma vie avec un gambler, je me demandais si je n’avais pas été chanceuse d’avoir évité une union avec un pareil partenaire.

Certes, j’avais de la peine de ce qui était arrivé, je regrettais la mort tragique du charmant homme que j’avais connu mais comme je n’aimais pas encore Louis Mercer d’un profond amour, que je n’avais pas pour lui un attachement indéfectible, je n’étais pas accablée par la douleur. Toutefois, je me rendais clairement compte que ma vie était vouée à des échecs, à des malheurs, à des catastrophes et que j’étais une victime de la destinée. Alors, sans attendre la fin de mes vacances à Miami Beach, je pris le train pour retourner à New-York. Là, je me dis que j’avais grand besoin de calme pour me remettre de ce drame qui m’avait bouleversée et je pensai à vous. Je me dis que près des vieux amis que vous êtes, je retrouverais la paix de l’esprit dont j’ai un si grand besoin. Vous fûtes assez aimables pour m’assurer que je serais la bienvenue chez vous. Et me voici. »

— C’est un vrai roman, commenta Mme Lantier lorsque la narratrice se tut.

— C’est une peinture de la vie, déclara à son tour M. Lantier.

Il se fit un long silence.

— Allons, venez vous reposer et oublier tout cela, fit M. Lantier.

Et entraînant sa femme et Irene Dolbrook, ils allèrent tous trois s’installer en face de la rivière. La visiteuse contemplait le spectacle de l’eau qui glissait doucement entre les berges bordées d’arbres et de maisons,

— Comment nommez-vous cette rivière ? interrogea-t-elle après un moment.

— La Rivière Endormie, répondit M. Lantier.

Et c’était là un nom très bien choisi qui la qualifiait exactement.

Le matin en déjeunant, elle voyait la rivière chatoyante au soleil. De sa place à table, la berge était invisible et elle aurait pu se croire sur un bateau d’excursion. Elle éprouvait alors une joie, une allégresse qui la faisaient vibrer. Un peu plus tard, lorsque la chaleur avait fait disparaître la rosée de la pelouse, elle allait s’asseoir sur une chaise de jardin tout au bord de la Rivière Endormie. Là, elle absorbait sa pensée et ses regards sur l’eau qui, sans une ride, sans un souffle, glissait lentement vers le fleuve. Pendant de longs moments, elle restait là immobile, s’identifiant pour ainsi dire à cette nappe liquide qui passait, s’en allait. Elle s’abandonnait à cette sensation qui ressemblait à un rêve. Parfois, à un certain moment, une moitié de la rivière remontait vers sa source pendant que l’autre moitié continuait de couler doucement vers le grand fleuve.

À d’autres heures, on aurait cru que l’eau était aussi immobile que celle d’un puits, elle était comme stagnante. D’autres fois encore, la couche d’eau tout entière retournait en arrière comme si elle regrettait les décors, les paysages qu’elle avait traversés et qu’elle voulait les revoir. D’autres fois encore, le côté droit et le côté gauche de la rivière remontaient vers la source lointaine tandis qu’au milieu, un large ruban descendait le courant, filant sans hâte vers son embouchure. Ah ! c’était un cours d’eau bien capricieux et plein de fantaisie que la Rivière Endormie.

Irene Dolbrook sentait une douceur, une langueur entrer en elle en contemplant cette eau si calme, si tranquille.

Certains jours, une légère ondulation agitait imperceptiblement la surface de la rivière. Chacune de ces ondulations reflétait partiellement le décor du rivage. C’était comme un film qui aurait indéfiniment répété la même image. À regarder ce spectacle toujours le même, l’esprit se détachait de la réalité, entrait comme dans un rêve.

La Rivière Endormie était une amie qui verse l’apaisement et la paix.

Un matin, alors qu’Irene Dolbrook était à demi hypnotisée par l’eau, elle aperçut sur la rive en face d’elle une longue file d’automobiles se dirigeant toutes du même côté. Intriguée, elle en compta quarante-neuf.

— Qu’est-ce que c’est donc que cette procession, est-ce un mariage ? demanda-t-elle à M. Lantier qui lui apportait une tasse de café.

— Un mariage ? C’est un enterrement. Tous ces gens se rendent à la petite chapelle, là-bas.

— C’est donc un homme bien connu, un homme important qui est mort ?

— Ni important, ni bien connu. Ici, un enterrement est l’unique distraction des habitants. Alors, lorsqu’il y en a un, toute la population y assiste. Personne n’y manque.

Irene Dolbrook n’en revenait pas de sa surprise.

La Rivière Endormie exerçait sur la visiteuse une influence quasi miraculeuse. Irene Dolbrook était comme une personne épuisée, rendue à bout, qui se laisse tomber sur un siège et se repose enfin. C’était une sensation presque physique qu’elle éprouvait en contemplant la calme rivière. Elle sentait une douceur entrer en elle. Son cerveau éprouvait une détente. Elle n’était plus obsédée, torturée par la meute des souvenirs mauvais. Son esprit glissait dans un rêve où tout était paix et silence Son cœur endolori avait cessé de la faire souffrir. Le spectacle de la Rivière Endormie était comme un baume consolateur.

Par des fins d’après-midi, la rivière unie comme un miroir reflétait les nuages gris, blancs, roses, mauves, cuivrés du soleil couchant, les cimes feuillues des ormes, les robustes troncs des arbres, les autos et les camions passant sur la route, les toits bleus, verts, rouges des maisons.

À d’autres heures, la rivière avait une surface glauque, une figure impénétrable, qui donnait une impression de profondeur.

C’était une rivière ensorcelante qui exerçait une sorte de fascination sur l’esprit de la visiteuse.

Comme un orage qui éclate soudain, il se formait parfois un brusque remous au milieu de la rivière. Tout autour, l’eau était calme mais à cet endroit, elle s’agitait comme soulevée par une force souterraine. À ce spectacle, la visiteuse sentait alors sourdre en elle un essaim de souvenirs mauvais.

Par les jours de grand vent, la surface sombre de la rivière se couvrait de vagues grises qui se précipitaient vers le fleuve et donnaient l’impression d’un cours d’eau très profond. Mais c’était là quelque chose de passager, car le lendemain, la Rivière Endormie avait repris son calme et ses mirages.

Un deuil frappa un jour la visiteuse. Sur le gazon, elle ramassa le cadavre d’une libellule. Celle-ci était de grande taille et la jeune femme la tenait entre ses doigts, admirant ce merveilleux insecte au long corselet bleu muni de quatre ailes et dont la tête verte avait de gros yeux saillants, en globe. Fascinée, elle la considérait comme elle eût fait d’un extraordinaire joyau d’art mais en même temps, elle éprouvait une émotion, un regret de savoir que la mort cruelle avait arrêté pour toujours le vol de la gracieuse créature. Alors, avec un cœur ému, elle déposa pieusement au pied d’un prunier la frêle et gracile dépouille qui faisait songer à un camée et la recouvrit de deux poignées de sable fin.

Par les matins gris, et sans un souffle de vent, la rivière parfaitement unie semblait plongée dans un profond recueillement, réfléchissait les arbres de la berge.

À certaines heures, la rivière se ridait mais une clarté courait à sa surface. On songeait alors à la figure ridée d’une aïeule illuminée par un sourire.

Le cadre de la Rivière Endormie : bordant ses deux berges de grands ormes centenaires dont le tronc, à quelques pieds plus haut que le niveau de l’eau, a été usé, déchiré, rongé par les glaces lors de la débâcle du printemps, des maisons en bois, en brique, en pierre, aux toits multicolores, et la grande route sur laquelle circulent les autos, les camions, les tracteurs et les charrettes.

La visiteuse et M. Lantier faisaient une promenade dans la campagne. Depuis une demi-heure, ils suivaient une étroite route bordée de grands vergers lorsqu’ils arrivèrent devant un vaste édifice religieux, surmonté d’une croix. Sur une longue véranda, des hommes paraissant plongés dans une grave méditation, faisaient isolément les cent pas tandis que d’autres absorbés dans des pensées profondes arpentaient lentement la pelouse sans se parler, sans se regarder, comme si chacun d’eux eût été un promeneur solitaire.

— Qu’est-ce que cette maison et que font donc ces gens ? interrogea Irene Dolbrook.

— C’est un monastère et ces hommes font ce qu’on appelle une retraite fermée. Ils méditent, ils songent à leurs erreurs passées et ils prennent des résolutions pour l’avenir.

— Exactement ce que je fais chez vous, déclara Irene en souriant, mais il me semble qu’il n’est pas besoin de prendre pour cela des figures d’enterrement. Puis, quelle est la durée de leur séjour dans ce monastère ?

— Trois jours.

— Est-ce qu’ils passent tout ce temps à errer comme des âmes en peine ? questionna Irene.

— Non. Ils prient en groupe, ils écoutent des instructions par un père, ils se confessent et ils reçoivent la communion.

— Est-ce qu’ils sont meilleurs après cela ?

— Pendant quelques jours.

— Ils se confessent. Mais c’est une confession que je vous ai faite moi-même. Et moi aussi, j’espère être plus heureuse pendant quelque temps au moins.

Les deux promeneurs continuèrent leur route. Au retour, lorsqu’ils passèrent devant le monastère, les retraitants traversaient la véranda et entraient dans une salle en priant à haute voix. L’un d’eux commençait une oraison et les autres répondaient.

C’était un ronronnement confus.

— Ils récitent le chapelet, expliqua M. Lantier. Et les deux promeneurs s’éloignèrent dans le monotone bourdonnement des suppliants égrenant les oraisons.

Les jours s’écoulaient. La visiteuse les passait assise devant la Rivière Endormie. Devant l’eau calme et tranquille, le passé s’éloignait, s’effaçait, était aboli comme un mauvais rêve. Elle lui devait le renouvellement de sa mentalité.

« J’ai obtenu la cure que je cherchais, se disait-elle, et je vais m’en aller guérie ».

Une semaine environ après l’arrivée d’Irene Dolbrook au pays de la Rivière Endormie deux religieuses s’amenèrent un matin chez M. et Mme Lantier. La plus jeune âgée d’environ vingt-quatre ans était la nièce de ses hôtes. Comme elle relevait d’une grave maladie, la supérieure de son couvent lui avait accordé un congé de convalescence et elle allait visiter ses parents. L’Américaine apprit que cette jeune fille s’était faite religieuse à seize ans. Elle n’en revenait pas de sa surprise.

— Mais à seize ans, comment pouviez-vous prendre une pareille décision ? Vous n’aviez pas la moindre notion de ce qu’est le monde et vous vous êtes engagée pour la vie. Vous ne le regrettez pas ?

— Je suis heureuse, parfaitement heureuse, répondit la jeune religieuse et aujourd’hui, huit ans après avoir pris le voile, je ne désire pas plus connaître le monde que je le souhaitais à seize ans. C’était ma vocation d’être religieuse et c’est une grande joie pour moi de savoir que j’ai trouvé ma voie, la voie du salut. Le monde n’est rien pour moi. Ce qui compte, c’est la vie future, c’est l’éternité.

Avec une expression de foi qui illuminait toute sa figure, la jeune religieuse continua : j ai eu une tragique révélation de la vocation à laquelle j’étais appelée. Un dimanche d’été, toute la famille qui demeurait à la ville décida d’aller rendre visite à mon grand-père qui habitait à la campagne sur les bords du lac Saint-François. Nous partîmes donc, mon père, ma mère, mon frère, ma sœur et moi qui étais la plus jeune. Après le dîner, mon frère suggéra d’aller faire un tour en chaloupe sur le lac. L’idée fut acceptée avec enthousiasme. Toute la famille prit donc place dans l’embarcation. C’était une journée idéale et cette petite excursion promettait d’être très agréable. Cette promenade sur l’eau nous mettait tous en joie et nous goûtions pleinement ces moments de détente, de repos, si différents de notre existence à la ville. Il y avait bien une demi-heure que notre chaloupe glissait doucement sur le lac, dans l’air frais de la campagne, lorsqu’un puissent canot-automobile qui filait à une grande vitesse exécuta un virage en passant près de nous. Cette stupide manœuvre produisit plusieurs fortes vagues qui firent chavirer notre chaloupe précipitant ses cinq occupants à l’eau. Aucun de nous ne savait nager et tous coulèrent à pic. Une couple de jeunes gens qui étaient dans les environs en canot et qui avaient été témoins de l’accident accoururent et plongèrent pour repêcher les malheureux. Je fus la seule qu’ils réussirent à sauver, à ramener vivante au rivage. Mon père, ma mère, mon frère, ma sœur étaient noyés. J’avais quinze ans à ce moment, mais je compris que si j’avais été épargnée, c’est que le Seigneur avait des vues sur moi et qu’il voulait que je lui consacre la vie qu’il m’avait conservée. Comme je n’avais plus de parents, mon grand-père me recueillit et un an plus tard, j’entrais en religion・ Il y en a qui hésitent, qui vacillent. Moi, le chemin m’était tout indiqué.

— Quelle tragique histoire vous me racontez là, fit Irene Dolbrook. Après une pause, elle reprit :

— Mais alors, votre vie est un renoncement complet à toutes les aspirations humaines, un abandon total à la divinité, jamais une joie, jamais une satisfaction ?

— Jamais une joie ? Mais la prière, les entretiens avec le Créateur infiniment bon, n’est-ce pas la plus grande joie possible ?

— Oui ? Mais lorsque vous priez, que demandez-vous à Dieu ?

— Je ne lui demande rien en particulier. Je me remets entre ses mains. Je lui dis de m’accorder ce qu’il juge qui sera le plus avantageux pour moi, pour mon salut. Il peut m’envoyer des épreuves, la douleur. C’est qu’il sait que c’est pour mon bien. Et je le remercie.

— C’est pour moi une soumission trop aveugle.

— Dieu n’est pas aveugle. Si je le prie, si je l’implore, il m’accordera en bon père ce qu’il sait être le mieux pour moi. Il faut se fier à lui, s’abandonner à sa sainte volonté.

— Il est évident que cela évite bien des désappointements, des déceptions, mais vous abolissez ainsi toute votre personnalité. Il faut une foi extraordinaire pour agir ainsi. Chose certaine, ce n’est pas là ma vocation.

Elles suivaient des routes différentes, elles ne parlaient pas la même langue, elles n’avaient pas les mêmes aspirations, le même idéal. L’une vivait la vie spirituelle et l’autre se débattait dans la dure réalité.

Comme l’eau de la Rivière Endormie qui glissait lentement vers le fleuve, s’en allait vers la mer lointaine, ainsi les souvenirs mauvais d’Irene Dolbrook s’éloignaient, se dissipaient dans le vague du passé, les drames de sa vie s’effaçaient de sa mémoire. Par moments, elle aurait pu croire qu’ils s’étaient produits dans l’existence d’une autre personne, qu’ils étaient un récit qu’elle aurait entendu raconter il y avait bien longtemps.

Un soir, lorsqu’elle apparut pour le souper, la visiteuse portait une robe en crêpe de soie noire ornée de passementerie avec motifs décoratifs chinois sur le col représentant une pagode, un mandarin, un dragon et des caractères de la langue de Confucius.

— Vous avez là la plus belle toilette que j’ai jamais vue, déclara M. Lantier qui regardait Irene Dolbrook avec une visible admiration.

— Et si originale, d’un si bon goût, renchérit Mme Lantier.

— C’est la robe que j’avais achetée pour aller en Floride, expliqua l’amie de New-York.

— Bien, vous deviez être la plus élégante à Miami, ajouta le vieil homme.

— Peut-être bien, mais elle ne m’a pas porté chance, déclara mélancoliquement la jeune femme.

M. et Mme Lantier se rendaient compte que la visiteuse qui prenait place à leur modeste table appartenait à cette catégorie de créatures faites pour fasciner les hommes. Ils comprenaient la séduction qu’elle exerçait là où elle passait. Moins belle, moins élégante, sa vie eût été plus calme, plus heureuse, pensaient-ils.

Chaque matin, Irene Dolbrook allait s’asseoir devant la rivière toute miroitante au soleil. Et chaque fois, c’était pour elle un émerveillement. Un hymne, un chant d’allégresse semblaient s’élever de l’eau chatoyante.

Vraiment, la Rivière Endormie était ensorcelante. Elle exerçait sur la visiteuse une fascination, une espèce de sortilège. Chaque matin, elle en subissait intensément la douceur et le charme.

Elle était déjà depuis quinze jours chez ses amis. Se parlant à elle-même elle se disait : Je suis comme un malade qui est entré dans un sanatorium pour faire une cure. Il ne voulait rester qu’un temps déterminé mais rendu au terme de la période, il se rend compte que la guérison n’est pas complète et qu’il lui faut prolonger son séjour dans cet établissement s’il veut partir guéri.

— Je crois que je vais rester encore une semaine, dit-elle à ses amis.

— Restez, nous sommes très heureux de vous avoir avec nous, déclara M. Lantier.

Un après-midi, Irene Dolbrook revenait d’une promenade le long de la rivière en compagnie de M. Lantier. Soudain, en passant devant une coquette maison en brique entourée de fleurs, elle aperçut, placée sur une petite table, sur la pelouse, près de la clôture, une tête de jeune fille en marbre, la figure tournée de côté. Même vue d’une certaine distance, c’était là une œuvre d’art remarquable. Elle s’arrêta un moment pour regarder ce buste. Une vieille dame à cheveux blancs descendit alors de sa véranda et s’approchant, salua familièrement M. Lantier qu’elle connaissait et qui lui présenta sa compagne.

— J’admirais cette figure en marbre que vous avez là, fit Irene Dolbrook en désignant de la main la blanche statuette.

— C’est un précieux et triste souvenir d’une de mes nièces, répondit la dame. Elle était sculpteur, sculpteur de talent et passionnée de son art. Elle avait vingt-quatre ans et venait de se fiancer à un jeune médecin. Un jour qu’ils se promenaient sur la rivière, un orage éclata soudain et la foudre frappa leur canot, tuant instantanément le garçon. Ma nièce reçut elle aussi un choc, mais sans gravité. Le malheur qui la frappait était une épreuve trop cruelle pour elle. Elle devint folle et dut être internée à l’asile. Il y a dix-huit ans de cela. J’ai hérité de ce buste.

— C’était sûrement une artiste de grand talent et possédant une forte personnalité, déclara Irene Dolbrook, après avoir contemplé la figure de marbre. J’ose dire que c’est là une création remarquable.

Visiblement heureuse de cette flatteuse appréciation de l’habileté de sa nièce, la vieille dame invitait M. Lantier et sa compagne à entrer chez elle pour quelques minutes lorsqu’une pauvresse s’avança sur le terrain poussant devant elle une vieille voiture d’enfant, sur laquelle, enveloppé d’un drap sale, était un être étrange et pénible à voir. Apparemment un peu gênée, la femme qui avait des cheveux grisonnants et une figure ravagée, s’approcha de la maîtresse de la maison et, à mi-voix, adressa une requête, implora du secours.

— Attendez-moi un instant, fit la dame qui gravit les degrés du perron conduisant à sa demeure.

— Quel âge a-t-il cet enfant ? questionna Irene Dolbrook.

— Il a onze ans, madame.

— Onze ans ! Mais c’est incroyable. Il est si petit.

— Il a onze ans et il ne pèse que quarante livres. Il ne marche pas, ne parle pas et ne comprend pas ce qui se passe autour de lui. Je suis obligée de le faire manger comme un bébé.

Irene Dolbrook regardait la figure cadavéreuse de l’enfant, une figure d’une pâleur et d’une maigreur extrêmes avec des yeux morts, sans expression aucune. Elle avait l’impression de voir une momie et était toute bouleversée par ce spectacle.

La dame revint et glissa une pièce de monnaie dans la main de la pauvresse qui s’éloigna en poussant lentement sa misérable voiturette.

— N’est-ce pas lamentable ? fit la vieille dame. Vous avez vu cette femme. Elle a été élevée dans cette localité et je l’ai connue jeune fille. Elle travaillait à la ville et occupait un très bon emploi dans un grand magasin à rayons. Vous ne me croirez pas si je vous dis qu’elle était élégante et jolie, mais c’est un fait. Un été, elle vint passer ses vacances dans son village où elle rencontra un veuf sans enfant qui lui proposa le mariage. C’était un paresseux, un ivrogne, un sans-cœur qui avait donné bien du mal à sa défunte femme. Tout de même, elle l’accepta et l’épousa. Elle voulait un homme, elle avait besoin d’un homme et, sans réfléchir un moment, elle prit le premier qui se présentait. Pour lui, elle abandonna son emploi à la ville et depuis son mariage, elle a vécu une vie de misère et de privations de tous genres. Imaginez-vous qu’elle a eu cinq enfants. Deux sont dans un hospice, un est placé chez une tante et l’autre chez une autre tante. Forcément, elle garde avec elle l’idiot que vous avez vu et elle est obligée de mendier, de quêter pour arriver à vivre, car son mari boit presque tout l’argent qu’il gagne lorsqu’il travaille. Elle voulait un homme… Ce qu’il y en a des drames dans la vie,

Et la vieille dame se tut.

Irene Dolbrook et son compagnon rentrèrent à la petite maison blanche.

— La vie est belle pour ceux qui savent la faire belle, mais elle est terriblement triste et tragique pour d’autres, déclara la visiteuse en se laissant tomber sur une chaise de jardin devant la rivière.

En imagination, elle revoyait la figure de cauchemar de l’enfant et le masque angoissant de la mère, de cette fille qui avait eu jadis une vie facile, une occupation plutôt plaisante, qui recevait régulièrement son salaire à chaque quinzaine, qui n’avait pas d’inquiétudes quant à l’avenir et qui avait tout sacrifié pour épouser un homme pour qui elle n’avait même pas d’amour. Cela lui gâtait sa visite. Il y avait eu assez de drames dans sa propre vie sans que ceux des autres viennent empoisonner ses heures.

Elle dormit mal cette nuit-là. Et la vision de la pauvresse avec l’enfant infirme devait par la suite hanter pendant longtemps son imagination.

Un soir, il pleuvait et il faisait froid. Alors, M. Lantier alluma un feu dans le foyer. L’on resta silencieux pendant quelque temps, chacun regardant les flammes claires qui montaient dans la cheminée, puis le vieux, avec des paroles lentes, chargées de tristesse, évoqua les visages d’amis qui s’étaient assis à cette même place devant les bûches flamboyantes, figures qui avaient été emportées dans les remous de la vie. Irene Dolbrook se rendait compte qu’elle aussi serait l’une de ces visions qui apparaissent dans les souvenirs, mais sa mémoire durera peu car ce vieux et cette vieille disparaîtront bientôt et son image s’effacera avec eux.

Un après-midi qu’elle était assise devant la rivière, Irene Dolbrook secoua brusquement sa léthargie. Pendant des jours elle avait pour ainsi dire vécu dans un rêve. Maintenant, elle était éveillée. Il lui fallait retourner à la vie, recommencer la dure lutte pour l’existence.

Avec une singulière acuité, elle regardait les figures changées et vieillies de ses hôtes qui, bientôt, disparaîtraient, s’effaceraient de la scène terrestre, elle enveloppait d’un regard le modeste toit où elle avait vécu des heures dont le souvenir serait un baume pour les jours à venir et que des étrangers occuperaient à leur tour, elle contemplait la rivière devant laquelle passeraient des voyageurs indifférentes préoccupés de leurs affaires, de leurs ennuis, de leurs maigres plaisirs. Déjà, tout cela lui semblait choses du passé.

— Je partirai demain matin, annonça-t-elle.

Et devant les figures surprises de ses amis, elle expliqua : Je me suis déjà trop attardée. Certes, je me plais ici. J’ai vécu près de vous des moments inoubliables, mais je dois me remettre à la tâche. L’autre jour, lorsque je suis passée avec vous devant le monastère et que vous m’avez expliqué ce qu’était une retraite fermée, je me suis dit que c’était justement ce que je faisais ici. Je suis sûre que cette retraite portera ses fruits et me sera d’un grand bénéfice dans l’avenir.

— Sûrement que nous vous regretterons, déclara Mme Lantier.

— Je sais que j’ai abusé de votre bienveillance, mais je goûtais tellement ces jours de paix et de repos que je ne parvenais pas à me décider à retourner à la ville. Nous sommes tellement pressées, bousculées, écrasées, continua-t-elle, que nous ne pouvons pas vivre notre vie. Constamment, nous sommes obligées de nous protéger, de nous défendre, de nous garer de chacun et de tous. Chacun fonce, vous attaque, vous broie, vous piétine si vous ne faites de même. Chaque jour, c’est une lutte féroce et naturellement, nous recevons des coups, nous tombons dans des embûches. Ah ! la vie dans une grande ville…

Elle songeait à ce lointain voyage, à cette croisière dans un grand navire blanc, sur la mer bleue, alors que chaque jour, M. Lantier lui répétait avec une ardente conviction : La vie est belle. Non, elle ne l’avait pas été pour elle qui avait vécu tant de drames, qui avait été meurtrie par tant d’épreuves, qui avait été si durement accablée par les coups du destin. Étrange, la fatalité semblait l’avoir prise par la main et l’avoir poussée sur des écueils où elle avait failli sombrer.

Le repas du soir fut silencieux. Chacun était déjà oppressé par la séparation prochaine.

Irene dormit très mal cette nuit-là. Il lui en coûtait fort de s’arracher à cet asile de paix.

Elle savait que jamais plus elle ne reverrait ces bienveillantes amis qui l’avaient si cordialement accueillie et lui avaient témoigné une si sympathique compréhension ; elle savait que jamais plus elle ne reviendrait dans cette hospitalière petite maison blanche ; que jamais plus elle ne rêverait devant la calme rivière qui avait pour ainsi dire bercé son pauvre cœur blessé et endolori, qui lui avait versé le réconfort et l’oubli.

Elle avait l’impression d’être liée à ces êtres, à ces choses, à ce coin de terre par des sentiments qu’elle n’avait jamais éprouvés auparavant.

Après un sommaire déjeuner, car elle n’avait pas faim et se sentait le cœur serré, elle sortit sur la véranda, attendant le taxi qu’elle avait appelé. Puis, comme il entrait sur la pelouse, elle embrassa la joue ridée de Mme Lantier, serra la main de M. Lantier pendant que le chauffeur mettait ses deux valises dans la voiture pour la conduire à la gare.

Comme l’auto démarrait, par la fenêtre, elle agita la main vers ses vieux amis.

Elle ne les reverrait plus.

Elle leur disait adieu.

Elle s’en allait vers sa tragique destinée…


LAMENTO[1]


L’après-midi, elle fit sa malle. Elle entassa ses papiers, son linge, ses quelques livres, mettant minutieusement chaque chose en place par une ancienne habitude d’ordre. Lorsqu’elle eut terminé, elle resta un moment debout, les deux mains de chaque côté d’elle, devant la boîte ouverte d’où montait un vieux parfum de lilas. Puis, d’un mouvement brusque, elle toucha au couvercle qui s’abattit avec un bruit mat comme celui d’un cercueil que l’on ferme. Aline restait là immobile. Elle avait clos ses yeux, mais elle voyait clairement à travers ses paupières, à travers les planches. C’était sa vie qui tenait là dans cette malle. Là étaient ses souvenirs, ses reliques d’amour. Là était le portrait de Fleur-Ange, petite ombre blonde aux yeux bleus que la mort avait emportée un lumineux matin de printemps. Là étaient les lettres du fiancé qui l’avait trahie et, enveloppées dans un voile mauve, celles de son amant qu’elle abandonnait aujourd’hui. Là, sèche, décolorée, sans parfum, entre deux feuilles de cahier, était la rose que l’initiateur lui avait donnée le jour fatal. Là aussi, étaient ces innombrables pages qu’elle avait écrites pour se soulager, pour dire sa peine, pendant les années qu’elle avait passées loin de chez elle, à expier. Toutes ses douleurs, ses désillusions, ses découragements, ses heures d’angoisse, ses bonheurs perdus, Aline les revivait en contemplant ce coffre. Que de larmes et de souffrances il contenait ! Ah ! qu’il devait être lourd, lourd comme une montagne !

N’allait-il pas faire craquer le plancher ?

Ah ! la pauvre malle, la pauvre malle anonyme qui renfermait les secrets de cette vie de femme, les espoirs morts et les jours d’épreuve, qu’elle devait donc être lourde ! Et brusquement, Aline crut que la maison s’effondrait sous le poids, et elle s’abattit grimaçante, convulsive, la bouche tordue, écumante, les yeux révulsés, dans une de ces crises qui empoisonnaient son existence.

Deux heures plus tard, elle était dans le train qui devait l’emporter à l’autre bout du pays.

Comme elle avait fait huit ans auparavant, elle s’éloignait, mais cette fois pour toujours. Poussée par la main du destin, elle quittait tout, sa famille, ses parents, son amour, et pour ne plus revenir. Elle partait pour suivre la voix de la chimère qui l’appelait là-bas.

Elle s’en allait recommencer sa vie ; recommencer la vaine et inutile tâche.

Ses grands yeux bleus froids et secs, Aline la Silencieuse, la Mystérieuse, l’Éprise d’impossible Idéal, assise dans un coin du wagon, sentait son cœur battre à grands coups pendant qu’elle roulait dans la nuit.

Et telle une feuille d’automne brisée, déchiquetée, meurtrie par les tourmentes et les deuils de la vie, la Malchanceuse s’en allait emportée par le vent de la destinée vers de lointains horizons, vers l’inconnu, là-bas.

Vers quelles déceptions, vers quelles épreuves, vers quelles détresses ?

When this strange and wild life of mine will have merged
F. R.

Après des mois d’attente angoissante et de recherches, après des mois de désespérance, Dercey retrouva Aline à Edmonton.

Recommencer leur amour, cela était impossible. À côté des heures divines, des jours d’idéale tendresse, il y avait trop de mauvais souvenirs.

D’ailleurs, il sentait bien maintenant que rien ne pouvait durer, et il avait tant souffert, il avait vu la folie de si près, qu’il se sentait incapable de traverser une nouvelle épreuve qui pouvait surgir d’un moment à l’autre. D’un autre côté, vivre sans elle, lui était impossible.

Il ne restait qu’à mourir.

Dès leur première rencontre, en la retrouvant, Dercey ne fit aucun effort pour reconquérir Aline. Il se borna à lui montrer en quelques mots la duperie des sacrifices qu’elle faisait, l’inutilité de la tâche qu’elle avait entreprise. Elle pouvait aller vivre à l’autre bout du monde, mais elle conserverait son caractère, son tempérament. Elle aurait les mêmes faiblesses. Elle resterait la Malchanceuse, puisque sa destinée était de souffrir. Et ce serait si bon d’avoir le calme, la paix que rien ne pourrait briser.

Saisit-elle le sens profond qu’il attachait à ces paroles ? Probablement, car lorsqu’il proposa d’aller passer une dizaine de jours à Laggan, dans les Montagnes Rocheuses, elle accepta sans hésitation.

— Nous trouverons là le repos, dit-il, en la regardant dans ses grands yeux bleus encadrés d’or.

Décidés, ils partirent. Ils arrivèrent vers le soir.

Et tout de suite, en débarquant, ils eurent la sensation d’être isolés du reste du monde. Ils se trouvaient entourés de tous côtés de hautes montagnes aux cimes de neige et de glace, aux pentes boisées de pins et de sapins qui faisaient comme un cadre vert au lac Louise. La chaîne de montagnes formait comme une immense coupe, une coupe remplie d’une eau verte, troublante, d’une attirance irrésistible.

Mais cette coupe était un abîme sans fond.

Les masses énormes de granit disaient l’éternité des âges et clamaient le néant humain.

Quel merveilleux décor, quelle magistrale scène pour un opéra de Wagner ! se disait Dercey.

Et tout de suite, Aline et son ami sentirent que le passé se détachait d’eux. Ils l’avaient laissé loin en arrière comme une chose que l’on a oubliée. Maintenant, ils se retrouvaient seuls avec leur tendresse, mais un peu comme des êtres qui se sont connus et se sont aimés autrefois, il y a longtemps, et qui se retrouvent.

L’on était aux derniers jours de septembre, et Aline, petite âme d’automne, âme aimante et passionnée, éprise d’idéal et de tendresse, goûtait avec bonheur le charme de cette saison mélancolique. La tristesse des choses finissantes entrait en elle comme une joie. Et Dercey qui subissait plus que jamais le sortilège de ses grands yeux bleus encadrés d’or et de son sourire, sentait son cœur se fondre de la sentir enfin heure use.

Dégagés de tout regret, ils vécurent des jours d’extase infinie, se promenant et vagabondant dans les montagnes.

Parfois, absorbés dans une douce songerie, ils restaient de longs moments silencieux, assis près du lac vert, d’une attirance fatale.

Dercey contemplait le fin et délicat profil d’Aline ; il s’enivrait de ses grands yeux bleus qui avaient failli lui faire perdre la raison.

Un matin, Aline jetant par hasard un coup d’œil sur un journal après le déjeuner, se tourna brusquement vers Dercey, et à voix basse :

— Il est mort, dit-elle.

Et du doigt, elle lui montra un nom parmi la liste des soldats canadiens tombés sur les champs de bataille en France.

Le nom lui était inconnu, mais il avait compris. Il, c’était celui-là qui avait brisé l’existence d’Aline, qui avait été la cause première de tous ses malheurs.

Alors, une petite ombre blonde aux yeux bleus, d’un charme infini, sembla passer devant les yeux d’Aline, puis disparut légère.

Et la jeune femme blonde aux grands yeux bleus revit par la pensée, en une seconde, la petite tombe lointaine dans laquelle reposait à tout jamais ce qu’elle avait eu de plus cher au monde.

Celui-là mort, Blois mort, morts, morts, tous morts. Elle aussi mourrait et bientôt.

Ah ! c’était une femme fatale. Tous ceux qui avaient tenté de voir le ciel dans l’azur de ses grands yeux, tous ceux qui avaient voulu goûter sur ses ardentes lèvres rouges la volupté suprême du baiser, tous ceux qui avaient connu dans ses bras de surhumaines joies, tous ceux qui s’étaient bestialement pâmés sur son corps mouvant et gémissant, tous ceux qui avaient communié dans le fauve calice d’or de son sexe, tous ceux-là étaient devenus des damnés. Les entrailles brûlées de jalousie, ils gardaient au fond d’eux-mêmes la lancinante obsession de sa chair. L’âme ravagée et dévorée de regrets, l’esprit toujours hanté de son image si douce et si cruelle, ces déchus allaient dans la vie inquiets, tourmentés, gardant à tout jamais comme un poison le souvenir de son funeste amour cependant qu’une implacable destinée les poursuivait obstinément, et que sans pitié, l’impitoyable mort les abattait tour à tour.

Le matin du dixième jour, lorsque Aline s’éveilla, elle vit la figure de Dercey penchée sur elle, qui la regardait avec une expression d’infinie tendresse et d’immense regret. Il eut un pâle sourire. Alors, elle comprit que ce serait pour ce jour-là.

Lorsqu’elle entra dans la grande salle, pour le déjeuner, ses cheveux faisaient deux bandeaux d’or sur ses tempes, et elle avait piqué dans sa chevelure deux immenses fleurs de pavots, d’un rouge éclatant, aux pétales tachetés de noir, comme des ailes de papillons.

Les pavots, les fleurs du sommeil.

En l’apercevant ainsi, Dercey vit qu’elle avait deviné sa pensée, compris sa résolution, et qu’elle était prête.

Le sommeil, l’éternel sommeil, la paix, le repos sans trêve et sans fin, ils l’auraient, et avant la nuit.

Tout le jour, Aline et Dercey vagabondèrent à travers les bois, comme pour dire un adieu à ces lieux qui avaient été témoins de leurs brèves heures de bonheur.

Au souper, ils se trouvèrent presque seuls dans le vaste hall, car il ne restait plus que quelques rares voyageurs, la saison des touristes touchant à sa fin et l’hôtel devant fermer prochainement ses portes.

Ils goûtèrent davantage cette quasi solitude.

En sortant, Aline descendit au jardin, chercher de nouveaux pavots pour sa coiffure. Lorsque Dercey la vit réapparaître, blonde, avec les fleurs rouges dans ses cheveux d’or, et si jolie dans sa simple toilette de crêpe bleu marine, elle lui parut la fiancée qui s’avançait, la fiancée de l’éternelle nuit.

En arrivant à son ami, Aline attacha au revers de son habit, une pensée noire, sa fleur favorite.

Il pria le chef d’orchestre de jouer la barcarolle des Contes d’Hoffman.

Immédiatement, les musiciens attaquèrent le fameux intermezzo.

Puis, graves comme s’ils eussent entendu les sons des orgues sacrées et qu’ils eussent foulé le parvis d’une cathédrale, Aline et Dercey, presque transfigurés, descendirent les degrés de l’hôtel conduisant vers le lac.

Ils allaient vers l’amour, vers la mort.

Ils marchaient vers des Noces Mystiques.

« Belle nuit, ô nuit d’amour, plus douce que le jour », chantait la voix mourante et pâmée des violons.

Aline et Dercey étaient au bord du lac. Lui, détacha l’un des canots de son amarre, et ils prirent place dans l’embarcation.

Aline tenait l’aviron et, recueillie, elle semblait écouter à cette heure suprême, la voix de la chimère qui avait guidé toute sa vie. Le canot s’éloignait doucement sur le lac vert d’une attirance irrésistible. Plus haut que les hautes cimes de neige et de glace, la lune mettait dans le ciel sombre un mince croissant d’argent qui se reflétait tel un rayon mystérieux dans les profondeurs du lac.

Ils échangèrent un regard. Aline cessa de pagayer. Elle lança dans le lac la clef de la Chambre d’Amour, puis elle porta à ses lèvres, la bague d’or qu’il lui avait donnée, et sur laquelle se tordait une chimère. Alors, pendant que la voluptueuse et caressante musique de l’orchestre flottait dans l’air, ils échangèrent un suprême baiser. Dercey imprima une secousse au canot qui chavira, et les deux amants glissèrent à l’abîme sans fond, dans l’éternelle nuit…


CE CHER PÈRE


Lorsque sa femme mourut, les enfants du père Dubon le placèrent à l’hospice. Il avait plus de quatre-vingts ans et aucun de ses six enfants ne voulait le prendre chez lui.

Le gendre Dupras qui avait épousé Louise déclara : Moi, j’ai dix enfants et je n’ai pas de place pour lui. D’ailleurs, les jeunes le fatigueraient trop.

Guillaume, le plus vieux des quatre fils, qui demeurait à la campagne fit remarquer que sa maison ne possédait aucune de ces commodités que l’on trouve à la ville et dont un homme de l’âge du père ne pourrait se passer.

— Moi, je regrette de ne pouvoir rien faire pour lui, mais je suis réellement hors de cause, expliqua Richard, curé à Chicago, car même si je pouvais m’en charger, les autorités de l’immigration ne lui permettraient pas de franchir la frontière.

D’une voix lente, d’une voix d’homme embêté, Onésime dit : Moi, je ne peux rien faire. Ma femme est toujours malade, elle est à l’hôpital depuis deux mois et je suis obligé de me préparer mes repas moi-même et de voir à l’entretien du logement.

— Moi, que voulez-vous que je fasse ? demanda René, le plus jeune des fils. Je viens de me marier et j’habite avec mes beaux-parents. Je ne peux sûrement pas l’amener là.

— Bien, moi je n’en veux pas, affirma Thérèse d’un ton agressif.

Elle ne jugea pas à propos de donner de raisons ni d’explications.

La franche vérité c’est que les autres enfants n’en voulaient pas non plus, mais étant moins francs que leur sœur, ils se dérobaient derrière des prétextes.

Le père Dubon alla donc à l’hospice. Sa pension de vieillesse lui permettait de payer pour son entretien. Quatre années s’écoulèrent. Mais le vieux s’ennuyait, s’ennuyait à mourir parmi tous ces timbrés avec qui il ne pouvait s’accorder. Alors, Guillaume, celui des garçons qui demeurait à la campagne songea que les vingt piastres que son père recevait chaque mois de l’État lui seraient bien utiles à lui. Donc, il alla chercher le vieux à l’hospice de la ville et l’amena chez lui. Vrai, il était bien encombrant le père, mais vingt piastres par mois c’est de l’argent. Près d’un an passa puis, un jour, fatigué, agacé par son petit fils qui s’amusait à le taquiner, le vieux lui lança un coup de pied et le jeune se mit à brailler comme un veau. En entrant chez lui le soir, le père fut informé de ce qui était arrivé. Alors, il fit une colère terrible. « Frapper un enfant, peut-être l’estropier, le rendre infirme. Ah, non ! ça ne se passera pas comme ça, ça ne se répétera pas. Il est dangereux ce vieux-là. Il s’emmalice. Faut l’enfermer. C’est dans une cage qu’il faudrait le mettre ».

Alors, le lendemain matin, le fils a fait sortir le vieux du lit et sans même lui donner à déjeuner, l’a conduit à l’hospice du village. Il l’a abandonné à la porte comme un paquet d’ordures dont on se débarrasse. Débrouille-toi, vieille brute ! Force était au père Dubon de subir sa destinée. Plus tard, les religieuses trouvèrent ce vieux qui était complètement perdu, qui ne pouvait répondre aux questions qu’on lui posait, qui ne se rappelait plus son nom ni d’où il venait. Naturellement, les sœurs firent une enquête, apprirent que cette épave échouée chez elles retirait une pension de vieillesse. Alors, il devint un pensionnaire régulier de la maison. Puis, un peu calmé, son intelligence lui revint au vieux. Mais voilà qu’il tomba malade, bien malade. Les sœurs croyaient qu’il n’en avait pas pour longtemps. Alors, les enfants s’inquiétèrent. Qu’est-ce qu’ils feront lorsqu’il mourra. Car c’est la question de l’argent qui les préoccupe.

— Ben, fit Guillaume, comme il ne nous a jamais rien donné et qu’il n’a pas d’argent, on l’entortillera dans un drap de coton, on lui fera chanter un libera et on le conduira au cimetière.

D’un ton ferme, Onésime déclara : « Moi, je suis parti de la maison à quatorze ans et j’ai toujours gagné ma vie seul. Le père ne s’est jamais occupé de moi ; nous avons vécu indifférents, étrangers l’un à l’autre. Alors, qu’il s’en aille comme il pourra. Faites ce que vous voudrez. Moi je m’en lave les mains. »

Et l’on discute toujours.

— Thérèse qui est la plus riche de la famille devrait s’en occuper et le faire enterrer, suggère Dupras, marié à Louise.

— D’abord, riposte Thérèse impatientée, attendez donc qu’il meure pour prendre les arrangements nécessaires. Puis, on avisera ensuite. Moi, je suis prête à faire ma part. Évidemment, je ne lui achèterai pas un cercueil en bronze, mais je ferai autant que les autres.

— Puis, le curé, qu’est-ce qu’il fournira ? demande Dupras.

— Le curé, répond Thérèse, il dira des messes pour le repos de son âme. Comme ça, ça ne lui coûtera pas cher.

René, le plus jeune des garçons, aimerait à faire les choses convenablement, mais ce n’est pas lui qui tient les cordons de la bourse à la maison. C’est sa femme Léonie qui n’est pas extravagante. Elle connaît la valeur de l’argent Léonie. Elle ne jette pas les piastres par les fenêtres. Elle ne parle jamais que d’économiser, que d’amasser de l’argent.

— Papa, dit-elle, a amassé de l’argent, il n’a jamais gaspillé son bien et aujourd’hui, il est à l’aise, sans inquiétude. Il faut faire comme lui et ménager l’argent qu’on gagne. C’est bien commode d’avoir de l’argent et ceux qui n’en ont pas, c’est parce qu’ils n’ont pas voulu en amasser. C’est ce que papa m’a dit cent fois et il sait ce qu’il dit papa.

Alors ce n’est pas avec une femme comme ça que René fera chanter un service de première classe à son père.

Son heure n’était toutefois pas encore arrivée au père Dubon et il prit du mieux. Seulement, il devint bien gâteux. Il n’avait plus conscience de ses actes. Il souillait son lit, ses vêtements ou le parquet. Alors, il lui arrivait de recueillir ses ordures, de les envelopper dans un mouchoir et, avec un sourire niais, de présenter le petit colis à la religieuse qui entrait en lui disant : « Tiens, c’est pour vous, ma sœur. »

Pas de malice, évidemment. L’intelligence presque abolie.

Mais la religieuse qui devait pratiquer les vertus d’humilité et de charité avait bien de la peine à conserver la douceur et la patience nécessaires pour lui assurer une belle récompense au ciel.

Prendre soin d’un pensionnaire comme le père Dubon ça valait plus que vingt piastres par mois. Alors, les sœurs se mirent à questionner pour savoir combien d’enfants il avait, ce qu’ils faisaient, combien ils gagnaient. Évidemment, elles voulaient un supplément pour l’entretien du vieux. Et cette perspective d’avoir à payer, d’avoir à donner de l’argent rendait les fils et les filles du père Dubon bien malheureux.

Thérèse qui avait deux enfants, Farina, treize ans, et Fernand, sept ans, vivait dans l’inquiétude. Sans cesse, elle s’attendait à recevoir un compte de l’hospice. « Mon père, disait-elle, c’est une hypothèque, que j’ai sur les bras. C’est fatiguant d’avoir une hypothèque lourde comme celle-là. Autrefois, lorsque j’étais haute comme ça, je l’entendais qui disait : J’ai hâte que mes enfants travaillent pour me faire vivre. Et des années plus tard, quand Louise et moi avons pris des emplois, il fallait chaque samedi lui remettre notre enveloppe de paye. C’était lui qui achetait nos billets de tramways. Chaque lundi matin, il nous en remettait douze à chacune. Cela, c’était pour la semaine et, s’il nous arrivait d’en perdre un, il nous traitait d’écervelées. Il faisait dire des messes pour que nous obtenions des augmentations de salaire, mais lorsque nous avions besoin d’une paire de souliers, il disait que nous le faisions exprès pour les user. Pour avoir une nouvelle robe, il fallait presque se mettre à genoux. On aurait dit que c’était une charité qu’il nous faisait. Quand je pense que pendant les sept années que j’ai travaillé, je n’ai jamais vu la couleur de mon argent ! Puis, lorsque les garçons ont commencé à venir à la maison, lorsqu’ils se présentaient le soir ou le dimanche après-midi pour rendre visite à ses deux filles, il grognait : J’ai hâte de trouver du travail, les cavaliers je les mettrai à la porte. Alors, lorsque je me suis mariée, il est entré dans une rage terrible. Pensez donc, il perdait un salaire. La vieille bourrique ! Avant de l’épouser, maman lui avait fait prendre une assurance sur la vie pour se protéger, pour vivre en sécurité. Parfois, elle l’interrogeait : Tu as payé ta prime d’assurance ? Certainement, certainement, répondait-il, mais un jour, au bout de dix ans, elle découvre qu’il lui avait menti et qu’il n’avait jamais payé les primes. Vieille fripouille !

Thérèse, des jours elle monologuait : C’est-il vrai que je n’apprendrai pas un jour une bonne nouvelle, qu’on ne viendra pas me dire que mon père est mort, qu’il s’est décité à partir, à aller se pensionner chez le Bon Yeu ? Si c’est pas malheureux de toujours avoir cette menace sur la tête, de toujours se demander s’il ne faudra pas payer pour sa pension ou pour le médecin. On a assez de pourvoir à notre famille. On travaille et lui, il n’a jamais rien fait, à part de nous mettre au monde. Lorsqu’il mourra je serai bien prête à fournir ma part pour ses funérailles, mais qu’il se décide, qu’il crève au plus tôt et qu’on en soit débarrassé. Et le premier dimanche après l’enterrement, j’irai à la messe avec ma belle robe rouge, à la grand-messe avec ma robe rouge flamboyante, ça, je le jure.

Il était bien affligé le père Dubon, mais il n’était pas au bout de ses misères, car il commença à souffrir gravement de la prostate. Pour le soulager, le médecin devait se servir de sondes. Ça, c’est bien ennuyeux. Alors, les sœurs lui coupèrent sa ration de breuvage. Le matin, on lui donnait un demiard d’eau dans une bouteille. C’était sa provision pour la journée, mais par moment, il avait tellement soif qu’il buvait l’eau bénite qui était dans le bénitier à la tête de son lit. Mais bénite ou pas bénite, il endurait ensuite le martyre pour s’en débarrasser. Avec cette maladie-là, le vieux ne pouvait durer longtemps et la question des frais des funérailles recommença à hanter l’esprit de ses enfants. Guillaume écrivit au curé à Chicago, le prévenant que leur père était au plus mal. Alors, l’abbé prit l’autobus pour Montréal. Il y avait six ans qu’il n’avait pas vu ses parents. En arrivant, il se rendit directement à l’hospice pour voir le vieux, mais celui-ci ne le reconnut pas. Le lendemain cependant, il retrouva son fils dans ce visiteur. Et tout de suite, il entonna sa complainte : Je m’ennuie, je m’ennuie. Personne ne vient me voir ici. Puis, il se lamenta : Ce que je souffre c’est effrayant. Juste à ce moment-là, il eut une féroce attaque du mal qui se mit à le ronger, à le tenailler. Le corps crispé, tordu, dans une lutte désespérée contre la douleur, il s’accrochait, s’agrippait aux radiateurs à la tête de son lit. Tout son être tendu cherchait à échapper à la torture, à la souffrance arrivée à son paroxysme, puis la chair vaincue, écrasée, tombait à l’anéantissement. Impassible, une religieuse assistait à cette révolte de l’être humain contre la douleur. Certes, elle avait des calmants sous la main, mais des calmants, ça coûte de l’argent et puis, il est bon que les malades souffrent pour expier leurs péchés, pensait-elle.

— Après une bonne crise comme ça, il repose en paix, déclara-t-elle au prêtre épouvanté de ce spectacle.

L’abbé partit de là bien déprimé. C’est rudement triste de voir la misère et la déchéance des siens.

À la ville, il décida d’aller tout d’abord chez Thérèse qui était un cordon bleu émérite et de se faire préparer un bon repas. Avant d’arriver, il acheta une pinte d’huîtres et les remit à sa sœur en lui disant : Fais-moi frire cela pour mon dîner. Hein ? Ça va me faire du bien de manger.

— Maman le disait bien. Celui-là, il ne pense qu’à sa gueule, fit mentalement Thérèse.

Tout de suite, elle endossa son tablier. Il la suivit à la cuisine afin de causer. Thérèse le regardait et le trouvait vieilli, l’air fatigué, ennuyé. Tout le monde a ses tracas. Et six ans d’absence, ça ne rajeunit pas un homme. Cependant, lorsqu’il se mit à table, il paraissait de meilleure humeur. Les huîtres frites étaient franchement délicieuses, mais il fallait les partager avec le beau-frère Désiez et les deux enfants qui étaient insatiables. De vrais gouffres. Le curé coupait ses huîtres en deux et s’empiffrait de larges bouchées qui lui remplissaient la bouche et qu’il avalait avec gourmandise.

Après être sorti de table, le curé bien repu, s’était installé sur le chesterfield, les jambes étendues, croisées l’une sur l’autre et il fumait béatement son cigare.

— Alors, tu as vu le père. Comment l’as-tu trouvé ? demanda Thérèse.

— Bien, tu sais, il est triste à voir. Il est égaré par moments et lorsqu’il a l’esprit lucide, il se lamente, il dit qu’il s’ennuie.

Alors Thérèse éclata.

— Ah ! il s’ennuie, il s’ennuie. Mais lorsqu’il était chez lui, il dévissait la sonnette de la porte afin de ne pas aller répondre, de ne pas ouvrir, de ne pas recevoir ses enfants qui allaient le voir. Ses enfants, ils le fatiguaient alors, ils l’ennuyaient, et maintenant qu’il est à l’hospice, il voudrait qu’ils aillent lui rendre visite. Mais on n’a pas que cela à faire que d’aller voir ce vieux malpropre. Moi, j’ai mon mari, j’ai mes enfants, j’ai mon travail, mes occupations. Je n’ai pas le temps de me mettre sur la route pour aller voir ce vieux de 85 ans qui persiste à rester sur la terre et à embêter tout le monde. Dis-moi donc pourquoi il ne s’en va pas et ne débarrasse pas les siens. Ah ! on n’a pas de veine. Il y en a des pères qui n’attendent pas si longtemps pour s’en aller. Ils partent et même parfois, ils laissent de beaux héritages, mais lui, je crois qu’il veut se rendre à cent ans et tout ce qu’il nous laissera ce sera l’obligation de payer pour l’envoyer en terre. Ah, malheur ! Il y a des enfants qui n’ont vraiment pas de chance. Tiens, lorsque maman est morte, je pleurais comme un vrai déluge. J’ai pleuré pendant des jours et des jours. Lorsque arrivait l’heure des repas, si je n’avais pas eu à préparer le dîner ou le souper de mon mari et des enfants, je me serais passé de manger tellement j’avais de peine. Mais lui, mon père, lorsqu’il mourra, je n’aurai pas l’ombre d’une larme. Aucun regret. Quand j’y pense ! Il levait la main plus souvent pour nous flanquer une claque par la tête que pour travailler. Moi, j’étais sa bête noire et j’en recevais plus que ma part. Ah, ce qu’il m’a fait endurer alors que nous vivions à la campagne ! Je pourrais le maudire pendant toute la Semaine Sainte. L’été, il me faisait tourner la meule pour aiguiser sa faux et lorsqu’il voyait que je forçais, que j’étais fatiguée, que j’avais le bras cassé, il me regardait durement et appuyait plus lourdement sa faux sur la meule pour que je force davantage. Pour ça, je crois que je le haïrai durant l’éternité. Puis, lorsque je devais conduire une paire de chevaux pour décharger une charretée de foin et que les percherons faisaient un pas de trop : « Fais donc attention, air bête », me criait-il. De penser qu’un homme comme ça, est mon père, ça me révolte. Tiens, j’ai eu pendant un an un petit chien qui a été écrasé un jour par un tramway. Eh bien, j’ai eu plus de peine de la mort de ce petit animal que j’en aurai de celle de mon père. Alors qu’il était à l’hospice, j’étais allée le voir avec notre cousin Dumur et, je ne sais à quel propos, celui-ci se mit à parler du diable. Voyant que je ne paraissais pas impressionnée : Tu n’as pas peur du diable ? interrogea-t-il. — Non, je n’en ai pas peur. Je l’ai eu devant les yeux toute ma vie, répondis-je, en lui désignant de la tête le vieux devant nous.

— Mais, tu sais, il souffre. Cette prostate-là le torture, fit le curé.

— Ah, il souffre ! riposta la sœur, mais lorsque maman était malade, il lui disait : Tu souffres, hé bien, endure pour tes péchés afin d’avoir une belle place au ciel. Eh bien, qu’il endure à son tour.

Le curé avait repris son air ennuyé. Ces amères récriminations le fatiguaient, l’agaçaient. Et brusquement, il changea le cours de la conversation.

— Tiens, dit-il, j’ai vu en route le spectacle le plus cocasse que tu puisses imaginer. Figure-toi qu’à un petit village à une heure de Chicago, l’autobus arrête pour prendre quelques passagers. Parmi eux, se trouvait une femme portant dans ses bras un enfant de deux ou trois ans dont la tête était encapuchonnée dans un journal. Elle prend un siège, mais comme tu peux supposer, toutes les têtes étaient tournées vers elle et chacun se demandait quelle était l’idée d’envelopper la tête d’un enfant avec une gazette. La voiture filait, mais la curiosité ne diminuait pas. À un autre village, l’autobus arrête de nouveau pour recueillir un voyageur solitaire. Mais comme le chauffeur ouvrait la porte du véhicule pour faire entrer le nouvel arrivant, voilà qu’une rafale arrache le capuchon de papier de l’enfant dans les bras de sa mère et, à la stupéfaction générale, nous voyons ce dernier coiffé ou couronné si tu veux, d’un pot de chambre en granit. Ce fut une tempête de rires, une gaîté folle qui secouait tous ces gens qui avaient été si fort intrigués par le capuchon de papier. La femme paraissait gênée, toute confuse. Alors, en cachant avec son manteau le vase qui avait soulevé une telle hilarité, elle expliqua à une voisine âgée que l’enfant en jouant avec son petit pot l’avait malencontreusement enfoncé sur sa tête et qu’il était maintenant impossible de l’enlever. Elle et son mari avaient en vain essayé de débarrasser le petit de sa fâcheuse coiffure. Ils n’avaient pu réussir. Alors, elle conduisait son fils à l’hôpital.

Thérèse, amusée, riait de bon cœur et le curé, les jambes étendues devant lui, fumait son cigare. Il avait complètement oublié son vieux père malade à l’hôpital. Alors, le voilà qui se met à raconter des histoires grasses. Et de l’une à l’autre, il allait. Ce n’était pas le prône qu’il débitait à ses paroissiens.

— Ça me fait penser, dit-il au supérieur du collège où j’ai fait mes études. C’était un gaillard qui ne mâchait pas ses mots. Voyant un jour un élève qui négligeait de fermer une porte après l’avoir ouverte, il l’apostropha brutalement : Écoute mon garçon, une porte c’est pas comme un trou de c… ; ça ne se ferme pas tout seul. Tâche de t’en rappeler, hein !

Le mot sale, cru, ordurier, tomba lourdement dans la pièce. Et là-dessus le curé éclata d’un rire sonore, énorme, formidable. Dans son accès de gaieté son ventre rempli d’huîtres frites était tout secoué et sa figure se congestionnait.

Indignée, révoltée, salie, éclaboussée comme si elle avait reçu un seau d’ordures à la figure, la sœur le regardait avec dégoût.

Quand l’autre vit qu’elle ne riait pas, il remarqua :

— Tu n’aimes pas ça ? Pour te punir, je ne t’en raconterai pas d’autres.

Lorsqu’il sortit, ils étaient mécontents l’un de l’autre.

À une couple de jours de là, Guillaume, le fils aîné qui avait un jour abandonné son père à la porte de l’hospice reçut une lettre des sœurs. Sans ambages, elles déclaraient qu’elles ne pouvaient garder le vieux pour les vingt piastres de sa pension de vieillesse. Son état exigeait des soins constants qu’il fallait payer. Autrement, les enfants devraient le placer ailleurs.

— Maudit ! va falloir donner de l’argent, s’exclama Guillaume en jetant la lettre sur la table avec violence.

Alors, il téléphona à son frère René pour l’informer de la chose.

— Bien, je crois que le mieux serait de réunir toute la famille pour discuter de la question et décider ce qu’il y a à faire. Comme ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus tous ensemble, vous pourriez venir veiller un soir à la maison et on réglerait le problème. Tiens, j’y pense, voici ce qu’on va faire. C’est aujourd’hui jeudi. Eh bien, je vous invite tous pour mardi soir prochain à un souper de famille. Ça te convient ?

— Minute, minute, répondit Guillaume. Ça me fera plaisir d’aller manger chez toi, mais si tu invites Thérèse, moi, je n’en suis pas. Je ne peux pas la voir, je ne peux pas la sentir. C’est un vrai poison. Si elle est là, on va se chicaner toute la soirée et ton souper sera gâté.

— Bon, alors je demanderai les autres mais pas elle. Dans ce cas là cependant, faudra pas parler de la chose, parce que, tu comprends, si elle apprenait que je vous ai tous reçus à souper sans l’inviter, elle m’en voudrait à mort.

— Entendu, ce sera entre nous.

L’affaire devait rester secrète, mais le samedi avant le souper, Thérèse savait déjà que ses frères, leurs femmes et sa sœur Louise devaient prendre part le mardi suivant à un grand souper. Elle savait même que l’on mangerait de la dinde. Une aimable lettre anonyme l’avait informée de la chose. Thérèse n’aimait pas la famille, mais d’être ainsi négligée, mise de côté, la mettait en fureur.

Le mardi soir, les quatre frères avec leurs femmes, Louise et Dupras, son mari, étaient réunis chez René. Une belle grosse dinde de douze livres, cuite à point, appétissante, était placée devant ce dernier. Il se mit à la dépecer pendant que les convives le regardaient avec l’air religieux qu’ils avaient lorsqu’ils suivaient les mouvements du prêtre célébrant la messe à l’autel, le dimanche.

— Vous me gênez, fit-il, en manière de farce.

Naturellement, ils se mirent à parler de Thérèse.

— C’est effrayant ce qu’elle a mauvais caractère, déclara Guillaume. C’était impossible de l’avoir avec nous autres. Elle est tout le temps prête à se battre et à un mot désagréable pour chacun. Elle présente, on n’aurait pas pu manger en paix.

— Oui, je sais qu’elle a un mauvais caractère, fit le curé, mais je croyais qu’elle s’était améliorée, qu’elle s’était un peu amendée.

— Corrigée ! s’exclama le beau-frère Dupras. Elle est pire qu’elle a jamais été. J’aimerais mieux faire face à tout un nid de mouches à papier que d’être à table à côté d’elle. Elle mord tout le temps, elle est enragée.

Tout en disant du mal de l’absente, on mangeait copieusement. Le curé se régalait. Il appréciait les bonnes choses celui-là.

— Puis, le père, est-ce qu’il t’a reconnu lorsque tu es allé le voir ? s’informa soudain René en s’adressant au curé.

— Oui, la deuxième fois. Pas la première. Je te dis que c’est bien affligeant de le voir souffrir. Sa maladie le torture. Si au moins, les sœurs lui donnaient des calmantes…

— Oui, mais si elles lui en donnent, il faudra payer pour, interrompit Léonie. Vous savez, la morphine ça ne se donne pas.

Et l’on continua de manger.

Vers la fin du repas, le beau-frère Dupras a soudain suggéré : Écoutez, laissons-le donc là où il est le père. Vous savez, les sœurs ne le mettront pas à la porte, bien sûr. Naturellement, elles se lamentent et disent qu’il leur donne du trouble, du travail, mais elles se plaignent toujours, les sœurs. Si elles pouvaient arracher quelques piastres supplémentaires à la famille, elles seraient enchantées. Partout et toujours, les sœurs prennent tout ce qu’elles peuvent soutirer d’une façon ou d’une autre. C’est à nous de ne pas nous laisser tondre. Il n’est pas mal, là le père. Il s’ennuie parfois, mais il s’ennuierait partout. Chacun regarda Dupras avec une expression de satisfaction dans la figure.

— Ce que tu dis là, c’est plein de bon sens, déclara Onésime et si les autres sont de ton avis, la question est réglée. On est tous du pauvre monde et nous n’avons pas d’argent à jeter aux sœurs.

— Moi, fit Guillaume, je crois que s’il faut absolument payer du surplus, ce devrait être Thérèse qui devrait donner la somme supplémentaire. Son mari occupe un bon emploi, il gagne un gros salaire, ils ont une maison dont ils retirent les loyers, ils n’ont que deux enfants et puis, le beau-père est presque millionnaire.

— Oui, mais avare comme elle est, tâche de la décider à payer pour son père, fit Dupras, d’un ton ironique.

— Moi, je n’essaierai pas, annonça René.

— Tu perdrais ton temps, ajouta Onésime.

— La seule chose à faire, c’est de ne pas nous occuper de la lettre, fit le curé. Elles en ont des trucs les sœurs, pour arracher les piastres du public, mais laissons-les crier.

— De vraies gold diggers, énonça Guillaume.

— Alors, c’est entendu, l’affaire est réglée, ajouta René, le plus jeune des fils. Puis, changeant de ton : Maintenant, on va prendre un petit verre de rhum, hein ? suggéra-t-il.

À ce moment, sa fille, la petite Lucette, quinze mois, s’approcha de sa mère.

— Prends-moi dans tes bras, maman, demanda-t-elle.

— Mais, ma fille, tu vas mouiller ma robe, ma belle robe du dimanche, répondit la mère.

L’enfant s’éloigna et revint l’instant d’après, apportant un tablier.

— Tiens, dit-elle, mets ça sur toi.

— Non, mais est-elle fine, est-elle intelligente ! s’exclama la belle-sœur Emma.

— Oui, certain. Et j’en connais de treize ans qui ont moins de comprenure qu’elle, déclara Rosalba, femme de Guillaume.

Tout le monde rit, car l’on comprenait qu’elle voulait parler de Farina, fille de Thérèse.

Alors, après avoir bien mangé et bien bu, chacun partit satisfait.

Ce mardi soir là, Thérèse s’était couchée en fureur de n’avoir pas été invitée au festin de famille, mais la journée du lendemain devait lui apporter d’autres ennuis. En effet, elle était encore au lit lorsque le timbre du téléphone résonna. C’était sa sœur Louise, la femme de Dupras.

— Écoute, fit-celle-ci, j’imagine que tu sais déjà qu’il y a eu veillée de famille hier soir chez René. Nous autres, nous étions invités, mais nous sommes restés chez nous, sachant que tu n’y serais pas. Je tenais à t’en avertir, car tu sais, il va y avoir des bavassements et nous voulons être en dehors de ça, car Guillaume cherche par tous les moyens à nous brouiller les uns avec les autres.

— C’est bon, c’est bon, répondit Thérèse. J’ai passé la soirée à la maison et je ne me suis pas ennuyée. Chacun est parfaitement libre d’inviter qui lui plait et chacun est libre aussi d’aller où ça lui plait. Toi, menteuse, attrape ! fit-elle mentalement.

Dix minutes plus tard, c’était la belle-sœur Léonie qui appelait à son tour.

Tu sais, Thérèse, qu’on a eu un petit souper hier soir. Ça devait rester secret, mais j’étais certaine que tu finirais par le savoir. Alors, j’aime mieux te le dire moi-même. Moi, je t’aurais invitée, mais c’est Guillaume qui refusait de venir si tu devais être de la partie. Il dit que tu as trop mauvais caractère. Tu comprends, c’est l’aîné de la famille et René et moi nous ne voulions pas le mécontenter. Ça nous faisait de la peine de ne pas te voir parce que toute la famille était réunie à la maison.

— J’avais entendu dire que Louise était malade et qu’elle ne pouvait y aller, remarqua Thérèse.

— Non, Louise n’était pas malade et elle était là avec son mari. Et tout le monde a bien mangé. J’avais fait cuire une dinde de douze livres. J’aurais voulu te garder une cuisse, mais ils n’ont laissé que la carcasse. Tu parles que le curé s’est bourré. Il a mangé comme trois. Maintenant, tu sais que les sœurs exigent un surplus de paiement pour la pension de ton père. Guillaume voudrait que ce soit toi qui paie.

— Bien, je constate une fois de plus que j’ai une famille de maudits, rugit Thérèse en raccrochant le récepteur.

« Quand on touche à mon portefeuille, on me frappe au cœur et je ne suis pas pour payer pour ces répugnants », siffla-t-elle.

— Ils disent que je suis malcommode fit-elle en se parlant à elle-même. Oui, c’est vrai que j’ai mauvais caractère. Mais comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Lorsque ma mère m’a portée, elle ne voulait pas m’avoir, elle aurait voulu voir mourir le germe qu’elle portait en elle, elle souhaitait que je reste en route. Je suis née malgré elle, je suis venue au monde à rebrousse poil. Aussi, je me demande quel besoin ils avaient ce vieux et cette vieille femme de quarante-cinq ans de faire un enfant dont ils ne voulaient pas ? Est-ce que je peux être gaie, aimable comme les autres ? Ah, la sale famille ! Aujourd’hui ces répugnants me trouvent trop désagréable pour manger avec eux, mais lorsque le temps sera venu, ils viendront me voir pour me demander de l’argent, ils viendront frapper à ma porte pour collecter. Ils se réunissent pour comploter et ce verrat de Guillaume cherche à me mettre la pension du père sur les bras. Oui, elle est riche. Ils s’imaginent ça eux. Mon mari retire un salaire juste suffisant pour faire vivre la famille. La maison n’est pas payée et les loyers servent à acquitter les intérêts et les taxes et un peu du capital. Quant à mon beau-père, il a un peu d’argent, c’est à lui et il le garde. Il ne le donne à personne.

Vers une heure de l’après-midi, comme Thérèse, son mari et les deux enfants, Fernand et Farina sortaient de table, le curé téléphona à son tour.

— Je t’appelle pour te dire que je pars demain pour retourner à Chicago. Alors, j’irai ce soir prendre le souper chez vous et vous dire adieu. Puis, je voudrais bien ravoir mon horloge à carillon. Souvent, j’y pensais et je regrettais de ne pas l’avoir. Tu l’as toujours, n’est-ce pas !

— Oui, elle est dans un placard et tu la prendras quand tu voudras. Où es-tu dans le moment ?

Au presbytère. Je ne suis pas mal ici. Tiens, dimanche, on nous a servi une poule tendre, succulente, comme je n’en ai pas souvent goûté. Ça tu sais, ça ravigote un homme. Bon, je suis très pressé. Je te verrai ce soir.

— Ben, mon vieux, si tu penses que je vais te faire manger une poule, tu te trompes, se dit la sœur en elle-même. Bien certain que je ne ferai rien de spécial pour toi. Tu mangeras le menu ordinaire, le menu de famille, et si tu n’es pas content, tu iras te régaler ailleurs. Après avoir comploté contre moi et fricoté avec toute cette sale engeance, il veut maintenant se bourrer ici.

Désiez, le mari, n’était pas de bonne humeur non plus. Certes, il était prêt à faire sa part pour l’entretien du père Dubon, mais pas plus, et ces secrètes réunions de famille et ces jasements avaient le don de l’agacer.

Ce soir-là, le curé devait souper chez sa sœur. Puisqu’il avait tant fait que de venir de si loin pour se promener, il lui fallait aller voir tous ses parents et leur dire adieu. Toutefois, la perspective d’aller manger chez Thérèse ne lui sourit guère. Aussi, il ne se hâte pas d’arriver. Et la sœur qui est de mauvaise humeur ne se morfond pas à l’attendre. À 6 h.15, comme le visiteur n’est pas encore là, elle décide qu’on ne l’attendra pas plus longtemps.

— À table, ordonne-t-elle. Il mangera lorsqu’il le voudra. Moi, je suis prête. Tant pis pour les retardataires.

Le mari et les deux enfants s’assoient à leurs places ordinaires et regardent ce siège et ce couvert qui attendent en vain un convive. La femme sert les deux petits toujours très affamés, puis son mari. L’on mange en silence. M. Désiez a hâte que cette soirée soit passée. Le jeune Fernand, six ans, demande si son oncle lui donnera dix sous. Il aime ça les sous, le jeune Fernand. Farina, la fillette de treize ans, ne dit mot mais prend les bouchées doubles. Elle, ce qu’elle aime, c’est manger. Comme toujours, elle s’empiffre. Et la sœur rage silencieusement contre ce frère grossier qui, après s’être invité, ne peut même arriver à temps. Elle en a gros sur le cœur et, depuis des jours, elle s’est bien promis de se décharger de ce qu’elle a amassé. Elle songe à tout ce qu’elle lui dira pour se vider, se soulager.

L’on mange et le curé n’arrive toujours pas.

À 6 h.40, la sonnette se fait entendre. Thérèse va ouvrir à son frère. Ce n’est pas lui. C’est la fillette de la voisine qui vient demander si Mme Désiez ne pourrait lui prêter une assiette en fer-blanc pour faire cuire une tarte. Tout en bougonnant et en « bardassant » dans son armoire de cuisine pour trouver le plat demandé, elle se dit que les gens qui veulent se faire une tarte pourraient bien s’acheter une assiette en fer-blanc. Comme la fillette vient de sortir, la sonnette résonne de nouveau. Cette fois, c’est le curé. D’une voix fatiguée, ennuyée, il souhaite le bonsoir et regarde la famille à table. La sœur lui indique sa place. Il s’assied en silence.

— Vas-tu prendre de la soupe ? demande Mme Désiez.

Il hésite un moment.

— Donne m’en un peu, répond-il enfin.

À lentes cuillérées, sans mot dire, il vide son assiette. Pour sûr qu’il voudrait être ailleurs. Sa sœur et son beau-frère qui ont terminé leur repas l’observent avec des regards hostiles. Non, ils ne l’aiment pas d’amour tendre. Ça se voit. Lui, il n’est pas de bonne humeur non plus et il le sait ; il sait aussi pourquoi. Depuis trois ans, il souffre du foie. Ça, c’est une maladie agaçante. Il ne se plaint pas, mais il ressent les douleurs quand même. L’autre soir, à la réunion de famille, alors qu’on s’est régalé d’une dinde de douze livres, il a mangé trop fort, il a succombé à son amour de la bonne chère. Mais ces abus là, ça se paie. Ce matin, il était à moitié aveugle et toute la journée, il a éprouvé des douleurs lancinantes. Et cela l’inquiète. Alors, ce soir, il mange deux bouts de saucisse avec une pomme de terre et un peu de macaroni. Il avale sa tasse de thé et repousse son assiette. Il a fini.

— Tu ne prends pas de dessert ? demande la sœur. Je t’ai gardé un morceau de pâté aux pommes, et elle lui indique la tranche qui est là, devant son couvert.

— Non, merci.

— Donne-le moi, maman, demande la jeune Farina.

Sa mère prend le morceau de pâté qui reste et le jette dans l’assiette de sa fille. Celle-ci avec un large sourire de gourmande satisfaite se met à le dévorer.

Là-dessus, le curé se lève, prend son chapeau.

— Je sors un moment, déclare-t-il en passant la porte.

— Je te dis qu’il n’est pas bavard, remarque la sœur.

Au bout de cinq minutes, le curé revient avec un journal. Il s’installe sur le chesterfield et se met à lire. Il a ouvert les deux grandes pages qu’il tient déployées comme des ailes devant lui. C’est un refuge. Comme s’il était à l’abri.

Un moment, le curé abaisse son journal pour tourner le feuillet qu’il a fini de lire. Juste à ce moment, la sœur le regarde bien en face, et elle aperçoit la ressemblance paternelle. Oui, c’est la figure de son père, de mon père, de notre père, se dit-elle. C’est lui tout craché, non seulement au physique, mais au moral. Et elle se met à le haïr aussi véhémentement, aussi fortement qu’elle détestait son père.

De le voir ainsi, la sœur Thérèse brûle. Recevez donc les gens à manger pour qu’ils s’installent ensuite sur un siège sans parler, et qu’ils lisent les nouvelles. Elle n’y tient plus.

— Tu sais, éclate-t-elle enfin, toutes ces histoires de famille…

Mais le curé remonte plus haut devant sa figure les deux pages de journal et, sans répondre, se met à siffler. Il siffle tout en lisant sa feuille.

— Le grossier, le grossier ! se dit la sœur à elle-même. Parce qu’il est curé, parce qu’il porte la soutane, il se croit tout permis. Ah, ce que j’ai envie de lui arracher sa gazette des mains, de lui flanquer un coup de poing sur la gueule, de lui écraser ces lèvres méprisantes. Ah ! ce que je voudrais lui casser son sifflet !

Mais soudain, le curé rejette à côté de lui, sur le chesterfield, le journal qu’il a feuilleté, se lève.

— Je vais prendre mon horloge, déclare-t-il.

Alors, sans un mot, Thérèse s’en va dans une chambre et revient avec l’article. Pendant ce temps, le curé est allé dans le vestibule où, en arrivant, il a déposé une caisse. Il l’apporte, la place sur une chaise, enlève le couvercle et prenant l’horloge des mains de sa sœur la couche dans sa boîte sur un lit de sciure de bois et de papiers puis il remet le couvert.

À ce moment, Thérèse eut l’impression que c’était là un petit cercueil.

— Puis, les affaires de famille ? Le père ? questionne-t-elle.

— Ça ne m’intéresse pas. Faites ce que vous voudrez. Bonsoir.

Là-dessus, il prend son chapeau et, sa caisse sous le bras, descend lourdement l’escalier. Il a cependant le temps d’entendre le jeune Fernand qui déclare d’un ton désappointé :

— Mon oncle ne m’a rien donné.

(Dans son hospice, qu’est-ce qu’il attend donc ce sacré vieux là pour mourir ? Moi, je voudrais bien finir mon histoire. Sans crainte de me tromper, je peux vous dire cependant qu’il trépassera sous peu, qu’on se cotisera dans la famille pour l’envoyer au cimetière, que personne ne perdra une bouchée du fait de son décès et qu’en s’éveillant au matin, sa fille Thérèse s’écrira : Enfin, je n’ai donc plus de père. Dieu, que je suis débarrassée !).

  1. Avant-dernier et dernier chapitres du roman Lamento, histoire d’une épileptique.