Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre V

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Imprimerie Julien Lecerf (p. 31-34).

V


Que la terre pourrait être belle et bonne ! L’ordre, l’entente, l’harmonie, la fédération de tous les êtres entre eux serait possible, tout y tend. Les animaux ne demandent qu’à se grouper, qu’à travailler de concert, sous une direction amie. L’homme semblait désigné pour cette direction… Mais on dirait que de lui-même, ne s’en trouvant pas digne, il renonce à cette souveraineté si noble et si haute.

Prenez quelque part un honnête bourgeois, bonasse, un peu bêta, inoffensif, n’ayant jamais fait de mal à personne ; réussissez à en faire dans un jour d’élection, ne fût-ce qu’un conseiller municipal, et peut-être verrez-vous le tranquille bourgeois se changer de lézard innocent en bête venimeuse.

De ces bourgeois envenimés, il y en a en France plus de 400,000.

Ajoutez-y les autres élus en tous genres, sans oublier 80,000 prêtres entourés de leurs bedeaux, sacristains et autres vilaines ouailles ; ajoutez-y par milliers aussi (je n’en sais plus le chiffre) les magistrats dangereux, les banquiers malsains, usuriers, huissiers, gens de police, commissaires, mouchards, etc., etc. N’oubliez personne, et puis comptez les cabarets infâmes, les voleurs, professeurs de vol, racoleurs, racoleuses, etc., etc.

Et maintenant, demandez-vous par quel bon miracle de nature on peut trouver encore, en un pareil monde, chez les plus abandonnés et les plus dégradés, des lueurs et des élans de conscience…

N’en doit-on pas conclure que malgré tout, l’espoir est possible et que l’humanité, quant au bien, ne peut avoir dit son dernier mot.

On paraît se préoccuper beaucoup de la diminution des naissances dans la classe aisée et dirigeante. Est-il donc regrettable de voir ces gens-là ne pas trop perpétuer leur espèce ? Et ne semblent-ils pas eux-mêmes se condamner indistinctement à disparaître ?

Combien d’institutions, combien de personnalités on voit s’affaiblir, se corrompre, disparaître ! même les nationalités, si vivaces encore, il y a cinquante ans : France, Allemagne, Angleterre, Italie, Espagne, etc., les voilà qui languissent.

Mais nos petits-enfants verront-ils se former de ces ruines la patrie universelle, la vaste et fraternelle fédération des peuples réconciliés ?

Choix définitif d’un local pour le laboratoire d’entomologie… Sans que jamais je l’aie prémédité, sans que j’en aie eu même la pensée, ce laboratoire d’entomologie aura été préparé par les tendances de toute ma vie. Il en est la fin et devient le commencement pour Paul.

J’étais loin de me douter en 1865-66, etc., quand je faisais dans les journaux cette mémorable guerre aux hannetons, que je travaillais à l’établissement de mon fils. Il avait alors cinq ans.

Les conseillers du canton suisse de Schwytz viennent de déclarer finie la légende de Guillaume Tell. Mais la légende une fois commencée finit-elle ? et la légende ne serait-elle pas encore plus vivante, plus vivifiante que l’histoire ? Combien d’individualités héroïques elle a enfantées ? Michelet, au Collège de France, nous enseignait comment Jeanne Darc était née de la légende pour devenir légende elle-même.

Devenir un personnage historique, c’est la petite gloire ; mais devenir légendaire, c’est rester à jamais vivant, pensant, parlant, agissant en des milliers d’âmes, c’est entrer dans le sang des générations.