Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre XIV

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Imprimerie Julien Lecerf (p. 71-75).

XIV


Deux ou trois journaux recommencent doucement à parler de la manifestation du 1er mai ; ils en parleront tous dans un mois ; mais si le mouvement doit s’étendre, s’il doit prendre une importance encore imprévue à cette heure, ça ne paraît pas devoir être le fait des organisateurs actuels. En cette fédération de tous les travailleurs du globe, combien parmi les chefs ne voient et ne verront que le petit groupe, la petite église, et de qui jamais l’intelligence et le cœur ne s’élargiront jusqu’à la conception d’une fraternité inexclusive !

Qu’y a-t-il pour qu’en ce moment tout le monde envoie à la France son sourire ? Le Pape, les empereurs de Russie et d’Allemagne, tous s’empressent autour de nous… C’est un grand point, et qu’on nous envie de nous voir en république et en paix depuis vingt ans.

Les rois sentent bien que les peuples nous sont sympathiques, que tout socialiste est à demi-Français, et les socialistes, où ne sont-ils pas aujourd’hui ? Quel monarque ne voit leur flot autour de lui s’étendre et monter ?

L’empereur d’Allemagne nous faisait risette, il y a quelques jours ; il nous montre aujourd’hui le poing.

Le baron Double m’envoie son joli volume : Cabinet d’un curieux, avec une aimable lettre, où je vois qu’il me prend pour un bibliophile…

Je me suis trop complu à la lecture des livres vivants et vivifiants pour m’égarer jamais à la bibliophilie.

Tout enfant, j’aimais les livres comme j’aimais les fleurs, pour la vie, pour la belle vie qui s’y manifestait, pour l’élan et le réconfort que j’y puisais. Tous mes sous du dimanche s’en allaient tantôt aux plantes et tantôt aux bouquins, que je lisais perché comme un oiseau, et parmi les oiseaux, sur la branche d’un orme (j’ai raconté cela dans le Magasin pittoresque) ; mais ni les plantes, ni les livres, ne surent jamais me toucher par le seul fait de leur rareté. Une marguerite des champs, une fable de La Fontaine, une comédie de Molière, suffisaient à mon contentement.

Ah ! les belles révolutions rêvées par toi ces jours-ci, mon vieux philosophe ! Mais s’il est facile de faire des révolutions en rêve, au coin du feu, qu’il est difficile de les faire en réalité !

Il faut pourtant que les révolutions se fassent, et elles se feront ; on peut donc y rêver d’avance.

Voilà que le clergé, et ailleurs des gens avisés, se demandant si l’on ne pourrait pas faire de la République une très bonne machine à écraser toute révolution.

Et déjà de vilains yeux sont au guet.

Jules Simon raconte dans le Temps comment l’affaire des traités de commerce fut en 1860 mystérieusement préparée par Michel Chevallier. N’ayant mis pas une âme dans son secret, il dut très habilement décider Cobden à entrer en relations avec Napoléon III pour en obtenir un premier pas vers la liberté des échanges. La conspiration, car c’en était une, organisée tout à fait à l’insu des intéressés, filateurs, tisseurs, maîtres de forges, eut en janvier 1861 l’effet d’un coup de tonnerre…

Stupéfaction, indignation, cris…

L’histoire est bonne à ne pas oublier.

Une aimable dame (Mme  R…) s’arrêtait à Rouen avant-hier, et hier, allant à Vascœuil, nous avait été recommandée. Elle voulut bien hier déjeuner avec nous, et nous l’avons promenée de curiosités en curiosités. Elle était ravie de Rouen et de ses monuments, de ses églises surtout et des vitraux de quelques-unes. Moi, sans la joie naïve de cette dame, je n’aurais éprouvé ce jour-là que colère contre cet art fou (mot de Préault dans la cathédrale, il y a quarante ans), art déséquilibré, art où la nature et la raison sont méconnues, outragées, art qui ne peut vivre qu’en une éternelle réparation, art dont nous mourons, alors que le vrai caractère de l’art est de susciter la vie…

Pendant que Mme  R… admirait ingénument ces merveilles gothiques, si la chose eût pu ne dépendre que d’un simple désir je les lui aurais fait voir dans toute leur beauté, c’est-à-dire dans un écroulement général.

Le gothique n’est vraiment beau qu’en ruine. C’est la moralité que, le 3 juillet dernier, nous rapportions de Jumièges.