Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre XVI

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Imprimerie Julien Lecerf (p. 78-83).

XVI


Aux approches des révolutions, il semble se produire un phénomène étrange de physiologie sociale, auquel on n’a peut-être pas assez pris garde.

Les individus, cessant à ces heures d’être seulement eux-mêmes, n’agissent plus sous la seule influence de leur tempérament propre et de leur propre pensée. En eux, tout à coup, surgit quelque chose du tempérament de la foule, dont les plus suggestionnés, les plus ensorcelés, deviennent les représentants généreux ou terribles ; suggestion exercée par la foule sur les individus.

Le cardinal de Retz n’a-t-il pas indiqué cela quelque part ?

On a dit de plusieurs hommes de la Révolution qu’ils n’avaient été que les instruments inconscients de la colère du peuple. Il n’est pas bien prouvé que quelques-uns n’aient été d’abord, dans leur vie propre, des hommes d’humeur pacifique.

Le père de M. Delzeuzes avait beaucoup connu le Marat d’avant la Révolution. C’était, selon lui, un homme aimable et doux.

La même observation a été faite à propos de Robespierre, qui semblait ne s’être nourri que de berquinades avant de s’enflammer à la lecture de Jean-Jacques.

Un portrait antérieur à la Révolution le représente un œillet à la boutonnière, avec une devise toute florianesque.

Ce détail me fut autrefois donné par Michelet.

Je lisais hier le volume nouveau de la correspondance Flaubert (3e série), volume, à mon avis, supérieur aux précédents. J’avais, d’ailleurs, plaisir à me retrouver sur plusieurs points en conformité de sentiments et de pensées avec ce gros tapageur pour qui, dans les dernières années de sa vie, j’avais éprouvé plus de sympathie qu’à mes premières impressions de 1855-1856.

Je constatai notre communauté d’idées d’abord sur l’éducation que l’on devait développer par en haut plutôt que par en bas ; les classes dirigeantes avaient à compléter, à relever leur propre enseignement, à ne pas « se mettre la tête au-dessous du ventre » ; elles n’avaient le droit de toucher à l’instruction populaire qu’après s’être elles-mêmes instruites.

Mais il fut décidé sous le second Empire que l’enseignement supérieur serait rabaissé… Et l’on a continué de suivre ce système en pleine République.

Un autre point me rapprochait de Flaubert : son dégoût de M. Thiers.

Je concordais encore avec lui pour son regret de ne pas voir notre littérature et notre philosophie au XIXe siècle suivre la large voie ouverte par Voltaire ; je partageais ses sévérités à l’endroit de Jean-Jacques ; j’aimais également ce qu’il dit de l’insuffisance des socialistes actuels empêtrés de moyen-âge, de scolastique, de théologie…

Si j’étais plus jeune, j’aimerais à me faire une histoire de tout ce que les conservateurs ont conservé depuis soixante ans ; mais ne vaut-il pas mieux à mon âge retourner à ses petites affaires personnelles, à ses souvenirs propres, à ce qu’on a pu recueillir sur les siens et sur soi-même ?

Paul, dernièrement, me demandait de lui donner quelques notes sur nos ascendants paternels et maternels. Ce que j’en sais ne remonte pas haut.

De nos grands-pères paternels et maternels, j’ai consigné dans la Campagne tout ce que j’en ai pu apprendre. J’ai cité, sans y changer une syllabe, leurs contrats de mariage. J’en ai usé avec la même exactitude pour le bail de mon grand-père Jacques Doury. Je ne vois de ce côté-là que cultivateurs, petits propriétaires au Tot. Mon père, fils et petit-fils de bouchers cauchois (je l’ai dit dans la Campagne), était venu s’établir à Rouen, en juillet 1809, n’ayant alors que vingt-trois ans ; il y exerça d’abord la profession de tisserand, puis celle de petit fabricant de rouenneries. Conscrit de 1806, il avait été réformé « pour cause de difformité du doigt indicateur de la main droite ».

Il épousa Céleste Doury, ma mère, le 21 août 1813. La connaissance s’était faite de façon bien simple : ma mère apportait à la ville, dans le quartier cauchois, le lait de la ferme paternelle située sur les hauteurs de Bondeville. Mon père habitait alors dans ce quartier-là et lui achetait tous les matins un sou de lait. En quelques mois, tout fut conclu.

Ma femme, Marie-Félicité Maromme, née au Bosc-le-Hard, le 19 septembre 1830, est fille de Thomas-Baptiste-Louis Maromme, bas-d’estamier, né à Pavilly, fils de Constant Maromme, aussi bas-d’estamier. Thomas Maromme épousait en 1830, au Bosc-le-Hard, Marie-Magdeleine Gaillon, domestique, fille de Nicolas Gaillon, bûcheron. Elle était née aux Innocents (près de Bellencontre) le 2 juin 1808 ; c’est elle qui devint « maman Maromme », et que nous avions encore avec nous au mois d’avril de l’année dernière.

Voici quelques-unes des paroles que je lus sur sa tombe :

« … L’exemple d’une longue vie laborieuse, aimante et désintéressée, c’est ce que l’on peut laisser de meilleur sur la terre.

» Maman Maromme, pour ce précieux résultat, n’a rien épargné ; elle a travaillé dès l’âge de dix ans ; à quatre-vingt-un ans, elle travaillait encore, et je demande si quelqu’un d’entre vous l’a jamais entendue se plaindre. Il y a deux jours, elle nous souriait encore. »

Cette liste d’aïeux ne constitue pas à ma famille une noblesse bien extraordinaire.

Je pourrais affirmer, cependant, n’avoir entrevu dans toute cette ascendance qu’une série de braves cœurs, gens laborieux, exacts, sûrs et contents d’eux.