Firmin ou le Jouet de la fortune/II/03

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Pigoreau (IIp. 31-43).

CHAPITRE III.

Je perds mon emploi. Coralie perd son mondor ; ce dernier est remplacé par un agioteur.



La jalousie est un sentiment naturel à l’homme, et l’œil d’un jaloux est plus clairvoyant que tout autre. M. de… s’était apperçu depuis quelque temps de la préférence marquée que me donnait Coralie ; comme il ne m’avait absolument chargé que de sa correspondance, et rien de plus, il n’envisagea l’avenir que d’un très-mauvais œil. D’ailleurs, tout individu renonce difficilement à sa propriété, et l’homme le moins policé ne souffre qu’avec peine que l’on anticipe sur ses droits. Son indisposition n’était qu’une feinte dont il s’était servi pour s’assurer de la vérité. C’était lui-même qui m’avait envoyé annoncer sa maladie ; mais suivant presque mes pas, il était arrivé au moment où la vertu expirante combattait encore contre le repentir et les remords. Cette arrivée subite, au lieu de déconcerter Coralie, n’avait servi au contraire qu’à fournir une nouvelle matière à sa gaieté. Elle avoua franchement son infidélité à M. de… tout en se plaignant de la conduite d’un jaloux qui s’avise de pénétrer dans l’appartement de sa maîtresse sans se faire annoncer. « En vérité, lui dit-elle, on n’a jamais vu des procédés aussi gauches ni aussi mal-adroits. Un homme qui n’a rien, absolument rien pour plaire, que l’on veut bien supporter par fois, en faveur de ses manières généreuses, qui doit s’estimer encore très-heureux d’obtenir, de temps à autres, des faveurs auxquelles il n’a point droit de prétendre ; un tel homme enfin doit-il s’étonner de subir le sort qui souvent est réservé à des gens qui, en conscience, le méritent moins que lui ? Aussi quelle étrange folie de vouloir être à l’abri du sort commun, au moment où la moitié des humains s’amuse aux dépens de l’autre moitié ! Allez, mon cher, continua-t-elle, sachez qu’en pareil cas un homme prudent ne dit mot, et qu’il doit bien se garder de murmurer contre l’ordre des destins. »

On doit bien présumer que M. de… indigné de la conduite d’une femme qui avait dissipé les trois-quarts de sa fortune, se retira furieux, et en jurant bien d’oublier pour jamais celle qui reconnaissait si mal son amour, ainsi que l’ingrat secrétaire qui avait outre-passé ses fonctions. Lorsqu’il fut parti, je blâmai Coralie de sa sortie inconsidérée, et je lui témoignai mes regrets sur la perte qu’elle venait de faire. « Rassurez-vous, me dit-elle en riant, elle est déjà réparée ; cet original est déjà remplacé : si même vous voulez voir son successeur, je puis vous procurer ce plaisir. Depuis deux mois il attend mes ordres, et je vois qu’il est temps de le faire venir. Il m’a déjà fait offrir sa personne et sa fortune, qui certes en vaut la peine. Il m’a fait dire en outre qu’il mourait d’amour pour moi ; voici l’occasion de finir son douloureux martyr. C’est un homme dont les ressources sont immenses, et qui a plus de peine à les dissiper qu’il n’en a eu à les gagner. La chronique l’accuse même d’avoir jadis été simple coëffeur, et de n’avoir acquis depuis ses grands biens que par des voies peu délicates ; mais comme les moyens dont il s’est servi pour enchaîner la fortune, m’importent fort peu, je trouve qu’un pareil amant me convient sous tous les rapports. Il m’offre pour hôtel celui d’un ci-devant prince, dont il vient de faire l’acquisition, et je sens la nécessité de fixer sur lui mon choix ; car la perspective qui me flatte aujourd’hui pourrait n’être pas de longue durée : vous savez que les fortunes actuelles ne sont pas des plus solides, et le gouvernement pourrait fort bien s’aviser de reprendre un bien sur lequel il a quelques droits ; ainsi, continua Coralie, voici le cas de se décider. Je vais faire prier mon nouveau mondor de se rendre à l’instant chez moi, je veux que vous soyez témoin de notre entrevue ; restez ici, vous passerez pour mon frère. »

Quoique je fusse bien décidé à ne pas jouer, auprès de cette Laïs, un rôle dont j’eusse à rougir, je consentis, par curiosité, à attendre la visite du personnage dont j’étais flatté de contempler les ridicules. En effet, on annonça bientôt M. B… et je vis paraître un jeune fat, tout bouffi d’impudence et couvert de bijoux. « Belle dame, dit-il, en entrant, à Coralie, vous voyez en moi l’homme le plus amoureux que la France ait produit depuis un siècle ; vos charmes ont fait sur mon cœur une blessure si profonde, que les temps ne pourront jamais la guérir. » À ce compliment flatteur, il s’empara d’une main plus blanche que la neige, et que l’on abandonna sans difficulté. Le marché fut bientôt conclu, et malgré ma présence on convint des conditions pour les sceller ; M. B… débuta par faire cadeau de la voiture qui l’avait amené ; c’était un phaéton à quatre roues, en forme de conque marine, traîné par deux superbes chevaux gris pommelés, qui, à eux seuls, avaient coûté trois fois plus qu’il n’eût fallu pour soutenir, pendant un an, l’existence de dix familles. Ce premier présent fut accompagné d’un écrin de diamans magnifiques, et depuis cette première entrevue, chaque jour fut marqué par autant de cadeaux, qui tous avaient autant de prix les uns que les autres. Pour satisfaire son amour-propre, elle avait exigé de plus une maison montée, un domestique nombreux et des équipages brillans ; la parure la plus riche et la plus recherchée était celle que cette superbe Éphyrée adoptait de préférence. M. B… sacrifiait des sommes immenses pour satisfaire ses moindres caprices, et cependant il n’eût pas donné un seul écu pour se procurer le plaisir de faire une bonne action ; égoïste au suprême degré, et dur comme la plupart de ses semblables, il eût regardé comme au-dessous de lui de soulager l’humanité souffrante.

Tel était l’homme qui succéda à M. de… auprès de Coralie. Cette femme me parut si méprisable, que je pris congé d’elle en me promettant bien d’éviter désormais le pouvoir de ses charmes ; d’ailleurs je n’eusse pas tardé à éprouver le même sort. Effectivement il est rare que ces sortes de femmes conservent long-temps le même objet de leurs affections. Le changement a un prix trop grand à leurs yeux, pour donner à leurs caprices une durée trop longue, et j’en ai connu qui faisaient consister leur gloire à ranger, sur leurs tablettes, autant d’amans qu’elles pouvaient compter de jours dans l’année. D’ailleurs je n’avais plus le mérite de la nouveauté, et certes je n’aurais pu me flatter de conserver long-temps les bonnes grâces d’une pareille femme. Ce fut un de ses jockeis qui me remplaça auprès d’elle. M. B… s’apperçut de leur intelligence, mais il eut soin de fermer les yeux. Il était trop philosophe pour s’en plaindre. D’ailleurs il n’avait une maîtresse que pour servir son orgueil et sa vanité, et pourvu qu’elle étalât aux yeux de la multitude un luxe insolent, ses désirs étaient satisfaits. On la voyait journellement parcourir les bals et les spectacles, vêtue en Diane, et couverte de diamans depuis les pieds jusqu’à la tête ; elle affichait hautement le scandale avec d’autres femmes de sa suite, et insultait à la misère publique par son opulence effrénée. De son côté, son digne amant versait l’or à grands flots pour satisfaire ses goûts et ses caprices. Il avait toujours table ouverte pour les lâches parasites dont il était entouré, et qui, chaque jour, venaient encenser son ridicule amour-propre. Cette classe de gens qu’il appellait ses amis, était nécessaire à son bonheur. Il avait en outre, à l’exemple des anciens riches, une salle de spectacle, une autre de concert, un cabinet d’histoire naturelle, et sur-tout une bibliothèque bien choisie. Dieu sait l’emploi qu’il en faisait ! il avait le soin de l’augmenter tous les jours de livres nouveaux, sans pouvoir se décider à en retrancher celui dans lequel il avait appris à lire ; celui qui avait fait sa fortune, l’admirable Barême fut le seul extrait, chassé et jetté impitoyablement dans un coin poudreux. Quelle ingratitude !