Flavie/III

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Michel Lévy Frères (p. 35-134).

FLAVIE À ROBERTINE


11 avril 185…

Ma chère, il se passe des choses plates dans mon tourbillon.

D’abord, si j’épouse Malcolm, il n’y paraît guère, car il a disparu. Oh ! mais disparu au point que sa mère elle-même ignore où il est, bien qu’elle n’en convienne pas. Elle prétend qu’un proche parent à eux, étant de passage à Milan, a mandé Malcolm auprès de lui pour régler des affaires de la dernière importance. J’ai demandé si c’était un parent sérieux, un oncle à succession. On m’a dit oui, mais d’un air qui disait : « Peut-être. »

Qu’importe !

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au lieu de chercher à me plaire et à se faire connaître, Malcolm est allé à ses affaires ou à ses plaisirs.

Vois comme j’ai bien fait de ne pas m’enthousiasmer trop vite !

J’ai encore trois ou quatre soupirants sous la main, et je te jure qu’ils se ressentent de la mauvaise opinion que Malcolm semble vouloir me donner des facultés aimantes et des prétendues belles passions de son sexe. Je m’occupe et me distrais, en ce moment, à les faire enrager et à leur prouver, par d’invincibles arguments mêlés de beaucoup de moqueries, que l’amour est une chimère.

Je fais damner aussi la marquise G***, bien que la conversation de son mari soit la chose du monde la plus insipide. Mais cette dame se permet de dire du mal de moi et de me faire passer pour une coquette. Cela et le mauvais goût de l’absence de Malcolm me donnent envie d’être méchante.

Au milieu de tout cela, je commence à m’ennuyer un peu de Florence et à désirer de revoir la boue de Paris. Si mon père m’en croyait, nous n’attendrions pas du tout le retour de Malcolm, auquel, comme tu penses bien, mon petit cœur a donné un congé définitif. Mais mon père est plongé, plus que jamais, dans sa funeste passion pour les petits oiseaux.

Se peut-il qu’un homme si bon, si sage et si bien élevé ait la manie des bêtes mortes ! Oh ! l’histoire naturelle ! les collections ! les noms grecs et latins pour dire un canard ou une bécasse ! J’espérais l’en avoir un peu dégoûté, à Rome, un jour qu’il me faisait un sermon en trois points sur mes caprices et mes légèretés.

J’étais un peu piquée ; une vérité dure me vint sur les lèvres et partit plus vite que je ne voulais, à savoir : qu’une fille qui n’a pas de mère, et dont le père est absorbé les deux tiers de la journée par les volatiles empaillés, peut bien être considérée comme orpheline et mériter quelque indulgence, étant forcée de se gouverner elle-même, si elle ne se gouverne pas toujours bien.

Là-dessus, mon pauvre papa devint sérieux, ne répondit pas, et, malgré mon repentir et mes larmes, ferma son cabinet, cacha ses caisses, et se fit mon écuyer et mon compagnon de plaisirs avec une bonté adorable.

Comme, après tout, il paraissait se prêter sans regrets à ce rôle, je m’applaudissais presque d’avoir été mauvaise. Vois comme le ciel est juste ! nous en étions plus heureux. Mais voilà que, l’autre jour, j’ai senti dans la maison une vilaine petite odeur de pourriture musquée que je connais de reste, et j’ai dit à Gaetana :

— Mon père a ouvert ses grandes caisses ?

— Oui, signora, les oiseaux avaient besoin de prendre l’air.

Comme ça doit leur faire plaisir, à ces vilains petits cadavres !

Et, depuis ce jour-là, mon père est soucieux, rêveur ! Il y a de la mite dans ses plumes, ses épidermes se durcissent, ses ailes sont attaquées, que sais-je ! Il croit sentir dans son corps toutes les maladies dont ses momies sont atteintes. Il s’ennuie dans le monde, il s’endort au bal. À la promenade, il est agité, comme un augure, de tout ce qu’il voit voler. La nuit au lieu de se reposer, il range, il époussète, il parfume, il secoue.

Il est vrai qu’il ne me parle plus mariage ; c’est autant de gagné. Mais je suis sûre qu’il s’obstine à croire que je me déciderai pour Malcolm, et, Dieu me pardonne ce soupçon, mais je crois à présent qu’il meurt d’envie de se débarrasser de moi, afin de n’être plus troublé dans ses voluptés ornithologiques !


15 avril.

Ah ! ma chère, un événement ou un rêve ! Il était temps, je m’ennuyais à périr. Je boudais lady Rosemonde, et mes amoureux me boudaient. J’étais complètement gloomy. Voilà que je recommence à rire.

Imagine-toi que, ce matin, m’étant par hasard éveillée de bonne heure, j’ai vu un mulet dans la cour, et, sur ce mulet, des caisses, des paquets qui m’ont fait penser au colporteur ou marchand de curiosités rencontré à Vallombreuse ; — des pies, du foin ou des pierres, ils appellent ça des curiosités !

Je me doutai bien que ce personnage avait réussi à s’aboucher avec mon père, et j’attendis pour m’en convaincre ; car tu sauras que mon pauvre papa me fait grand mystère de sa rechute ornithologique, et pense m’attraper.

Au bout d’un quart d’heure, je vis sortir le quidam, mais non pas tel qu’il m’était apparu dans sa toilette de promenade.

Il était assez pittoresquement enveloppé d’un grand plaid, et son visage m’était caché par un chapeau de montagnard orné d’une plume d’aigle. C’était comme qui dirait son enseigne : mais était-ce bien le même homme sans gants ?… Il avait des gants, justement, et son mulet… n’était pas le même mulet, à preuve que je m’étais divertie de ce que cet animal n’avait qu’une oreille, et que celui-ci en a deux.

Je me défends de toute notion d’histoire naturelle ; je ne crois pourtant pas que les oreilles des mulets repoussent, surtout en aussi peu de temps !

Que te dirai-je ! mon imagination fut frappée de je ne sais quelle lueur, fantaisie ou clairvoyance : je m’écriai en moi-même que c’était là Malcolm déguisé en marchand d’oiseaux.

Pourquoi non ?

J’ai oublié de te dire que Malcolm est fort jaloux, et qu’il est parti à la suite de quelques mots un peu aigres échangés entre nous, à propos du marquis G***.

Malcolm me passe d’être coquette avec ceux qui veulent ou peuvent me demander en mariage ; il est scandalisé de me voir rire et causer avec un homme marié. Il ne comprend pas qu’on s’amuse de la jalousie d’une femme sotte.

Enfin, malgré sa timidité naturelle ou sa réserve de commande, il m’a lancé une épigramme ; j’ai riposté, il a répliqué ; j’ai eu de l’esprit, mal à propos peut-être, si bien qu’il est parti.

Mais il n’a pu y tenir. Il est revenu et il se cache aux environs pour m’observer ; et mon père est dans la confidence ; et nous allons nous amuser !

Une aventure, enfin, à la bonne heure ! Si c’est ainsi que Malcolm veut s’y prendre avec moi, nous serons bons amis ; car j’adore tout ce qui sort de la routine, tout ce qui occupe l’imagination sans compromettre la paix du cœur.

Pourtant, comme tout ce que je me disais là pouvait n’être qu’une pure rêverie, j’entrai tout doucement chez mon père pour l’interroger plus ou moins adroitement.

Malheureusement, j’ai la vue si basse, que j’allai donner du pied dans un grand coffre qui fit du bruit, et mon perfide papa eut tout le temps de composer son visage et de paraître absorbé par la lecture de son journal.

Toutes mes questions furent perdues ; l’homme qui venait de sortir lui avait proposé des gilets de flanelle et du tabac de contrebande. Il ne savait pas seulement le nom de cet homme, ni d’où il sortait ; il ne comprenait rien à l’intérêt que j’y pouvais prendre. Enfin, papa joua très-bien son petit rôlet, mais pas assez bien cependant pour que je ne visse pas qu’il se moquait de moi.

Alors, il me vint une très-belle idée, qui fut de suivre de loin l’homme et le mulet qui s’en allaient.

Je pris mon chapeau de paille et mes yeux d’or, et me voilà partie, en ayant l’air d’errer au hasard dans la campagne déserte, mais en suivant très-bien la piste de l’animal et même en apercevant, par moments, le groupe qu’il formait avec son maître en descendant ou remontant les collines.

Je jugeai, d’après la direction qu’ils prenaient, qu’ils s’arrêteraient à un petit village qui est caché dans un repli de la montagne, à une lieue d’ici, et, pour m’en assurer tout à fait, je grimpai sur une élévation d’où on découvre tout le pays environnant.

Mais quelle fut ma surprise (style de roman !) quand je vis très-distinctement, à mes pieds, l’homme et la bête entrer dans une maison de paysan qui n’est pas à un quart d’heure de marche de notre villa !

J’envoyai tout de suite ma fine mouche Gaetana se promener par là, et, au bout d’une heure, j’appris que le voyageur, inconnu au paysan (à ce que le paysan proteste, mais je n’en crois rien), avait élu en ce lieu son domicile pour huit jours.

Gaetana ne put l’apercevoir ; il faisait sa sieste dans la chambre qu’il a louée. Elle n’a vu que le mulet, qui a bien ses deux oreilles : je ne m’étais pas trompée.

Donc (voilà un donc qui te fera beaucoup rire, mais qui me paraît concluant), c’est Malcolm qui est là, caché tout près de moi, afin de surveiller mes démarches jour par jour et heure par heure.

Comme je vais le faire enrager !


16 avril.

Déception ! ce n’est pas Malcolm : c’est l’inconnu, sans gants, de Vallombreuse.

Mais ce n’est pas le premier venu, ce n’est pas un colporteur. C’est un ami déguisé de Malcolm, qui est là de sa part, pour guetter mes faits et gestes. Tu vas voir.

Aujourd’hui, lady Rosemonde était venue nous voir avec ses deux mésanges, — c’est ainsi que j’appelle ses deux nièces, — et, trouvant chez nous le marquis G***, le petit abbé et M. de S***, j’ai proposé une promenade à pied et j’ai dirigé mon monde vers les prairies qui entourent la retraite de mon inconnu.

Les deux petites Anglaises, Ann et Lucy, sont des oiseaux babillards et inquiets, s’extasiant sur tout, regardant l’Italie comme le paradis terrestre et courant toujours à droite et à gauche sans savoir où elles sont ni avec qui.

Lady Rosemonde les perd souvent de vue et s’impatiente un peu après elles. Si bien que, dans un moment où elle était avec M. de S*** à la recherche de ces volatiles incommodes, je me trouvai entre l’abbé et le marquis.

Il commence à faire très-chaud et la marche devient désagréable. Je m’assis sur l’herbe pour attendre lady Rosemonde, et ces messieurs restèrent debout auprès de moi.

Nous causions assez haut et très-gaiement de la jalousie de la marquise, quand je vis remuer un buisson de myrtes à trois pas de nous.

La parole expira sur les lèvres du pauvre marquis, lequel était en train de donner, ou peu s’en faut, sa moitié au diable, et qui crut qu’elle était là aux écoutes.

Je partis d’un rire inextinguible, et l’abbé sauta comme un écureuil dans le buisson, en disant :

— Qui va là ?

— Eh bien, qu’est-ce que ça vous fait ? répondit en français une voix qui n’était pas celle de Malcolm, et encore moins celle de la marquise.

Et l’abbé, que je soupçonne de n’être pas très-brave, fit un bond fabuleux en arrière, comme si la tête de Méduse lui fût apparue au milieu des branches.

Cette tête de Méduse, c’était celle de l’inconnu. Elle n’était pas coiffée de serpents, mais elle n’en valait guère mieux, car elle était irritée, menaçante et presque belle à force d’être indignée.

Il n’y avait plus rien de vulgaire dans cet homme, dont la mise m’a paru encore assez bizarre, mais qui, vu de près, peut être tout aussi bien un artiste qui voyage qu’un voyageur qui trafique.

L’abbé en eut peur, et moi aussi, je l’avoue ; pour la première fois de ma vie, le regard d’un homme m’a fait trembler.

Cela est fort extraordinaire, conviens-en, qu’une personne surprise en flagrant délit de curiosité et d’indiscrétion, pour ne pas dire d’espionnage, ait la spontanéité de la colère, au lieu de celle de la honte. Il faut que, pour descendre à cet espionnage, l’inconnu ait eu des raisons graves, étranges, et peut-être moins affreuses pour moi qu’on ne pourrait le penser.

Comme j’étais devenue très-pâle, le marquis et M. de S***, qui venait d’arriver, et qui ne savait encore de quoi il s’agissait, coururent à cet homme et lui demandèrent impérieusement ce qu’il faisait là.

Il ne répondit rien, ramassa quelque chose comme une petite boîte, et nous tourna le dos.

Le marquis, persuadé que c’était un bandit qui nous avait épiés dans de mauvais desseins, voulait le questionner de plus près ; mais M. de S***, qui ne croit pas plus que moi à la possibilité d’un Français exerçant la profession de brigand en Italie, retint le marquis et se contenta de lui dire tout haut :

— Laissez ce malotru quitter la place.

L’inconnu se retourna, jeta sur le marquis et sur nous tous un regard de profond dédain dont j’eus certainement ma bonne part ; puis, haussant les épaules, il s’éloigna lentement et disparut dans les buissons.

Le marquis était fort en colère. Il a le sang vif des Italiens, et M. de S*** eut quelque peine à l’empêcher de riposter à ce silence méprisant par des paroles imprudentes.

M. de S***, qui était fort calme, se contenta de rester debout à la même place et d’attendre si le personnage se retournerait ; mais il ne se retourna pas, et, comme je ne me souciais pas de voir finir sitôt le mystère qui me préoccupe, m’effraye et me divertit, je priai ces messieurs de venir avec moi rejoindre lady Rosemonde, sans se préoccuper davantage d’un incident que je ne pouvais expliquer.

Et, à présent, l’explique qui voudra, mais il est bien sûr qu’il y a quelque chose d’inouï entre cet homme et moi.

Il me hait, et c’est lui qui me brouille avec Malcolm, ou bien… qui sait ! je m’y perds.

Lady Rosemonde, à qui l’on a raconté l’aventure, n’en a pris nul souci. Elle s’est mise à rire, disant que nous avions dérangé un homme qui dormait ou qui faisait des vers.

Les mésanges se sont aussitôt monté la tête, et je gage que, cette nuit, entre deux draps, elles rêveront d’un jeune Orlando gravant un sonnet en l’honneur du doux nom de Rosalinde sur l’écorce des myrtes nains de la montagne. Je leur ai en vain remontré que c’était fort invraisemblable, et qu’on ne se mettait la tête dans un buisson ni pour dormir ni pour rimer : elles y tiennent.

Quant à l’abbé, il me conseille beaucoup de ne pas me promener seule autour de la villa ; mais je crois que, si je le priais de m’accompagner en tête-à-tête pour me protéger et me défendre au besoin, il serait médiocrement flatté de cette marque de confiance.


17 avril.

Ma chère, je ne sais rien de nouveau sur l’inconnu : il a plu aujourd’hui et je n’ai pu sortir à pied. Et puis j’ai eu autre chose à faire que de poursuivre ce roman : j’en ai découvert un autre, et je tiens peut-être le secret du départ de Malcolm.

Je t’ai parlé des nièces de lady Rosemonde. L’aînée est assez jolie : c’est celle qui s’appelle Anna. Elle est toute petite et toute fluette, blond filasse, et les dents longues ; mais elle a des yeux bleu de mer qui sont expressifs, et sa petite personne souple ne manque pas d’une certaine grâce, moitié naïve et moitié affectée, qui est drôle. Elle s’habille avec une ostentation de simplicité qui n’est pas de mauvais goût de la part d’une fille sans dot. Enfin, elle chantaille avec une petite voix très-douce et un petit accent qui estropie ridiculement l’italien, mais qui n’est pas sans agrément quand elle dit des ballades iroquoises de son pays de Galles.

Eh bien, cette petite personne s’est laissé percer le cœur par son beau cousin Malcolm, et j’ai deviné cela aujourd’hui, au moment où j’y songeais le moins.

Je me trouvais seule avec elle et sa petite sœur Lucy, qui est une copie amoindrie et pointue de cette petite fleur étiolée, et qui ne la quitte non plus que son ombre, sifflant les mêmes mots, l’accompagnant au piano, lui refaisant ses boucles toujours déroulées et ne disant pas une parole sans s’écrier :

Oh ! dearest Ann !

Tu les vois d’ici : un médaillon à deux profils collés l’un sur l’autre, la plus petite derrière la moins petite.

Pour le moral, c’est la même chose : je suis sûre que, si Lucy, qui n’a pas quatorze ans, se doute de la passion de sa sœur pour leur cousin, elle se persuade qu’elle doit brûler des mêmes feux.

Je te disais donc que je me trouvai seule avec ces petites, et, pour tuer le temps, je les fis babiller ; j’appris là leur histoire, dont je ne m’étais pas enquise jusqu’à ce jour.

Elles sont orphelines, et leur tutrice n’est pas, comme je me l’imaginais, lady Rosemonde, mais bien une vieille Anglaise qui n’est pas toujours la plus aimable des douairières. Ces fillettes s’étant trouvées toutes deux malades en Angleterre, lady Rosemonde a demandé à les faire voyager pendant quelque temps.

Elles sont donc en Italie avec elle depuis cinq ou six mois, et se disent à présent fortes comme des Turcs ; mais le terme fixé par la tutrice est près d’expirer, et déjà nos mésanges soupirent et gémissent à l’idée de retourner dans le brouillard.

Je le comprends, vu qu’avec le brouillard, c’est la pauvreté qui leur tend les bras. Chez lady Rosemonde, elles vivent dans le luxe, et la chère Anna n’eût pas été trop sotte si elle eût pu se faire aimer de Malcolm.

Qu’elle ait fait ou non ce calcul, elle se persuade qu’elle en est folle et n’a pas vu sans désespoir que Malcolm s’occupait d’une autre qu’elle. Ceci a éclaté dans notre conversation ; voici comment :

Je lui demandais si elle savait où est Malcolm.

— Non, répondit-elle avec candeur.

— Mais sa mère le sait bien ?

— Et vous aussi, vous le savez bien ! s’écria-t-elle en devenant rouge comme une petite écrevisse, grâce à la transparence de cet épiderme anglais qui ne sait rien cacher.

— Pourquoi le saurais-je ? lui demandai-je avec un grand calme.

— Parce qu’il est votre fiancé, répondit-elle en se jetant dans mes bras avec une impétuosité surprenante.

Avait-elle l’intention de me faire un aveu ? Je ne le crois pas, je crois bien plutôt qu’elle s’imaginait bêtement me donner le change en m’accablant de caresses ; mais les nerfs furent plus forts que la volonté, les larmes vinrent, et je reculai involontairement, car on ne sait jamais à quoi s’en tenir avec ces personnes passionnées : elles peuvent être tentées de vous mordre et de vous arracher les yeux en vous embrassant.

Elle vit ma défiance, et alors, toute suffoquée de pleurs, toute hors d’elle-même, elle fut assez gentille pour m’intéresser.

— Oh ! ne croyez pas, s’écria-t-elle, que je sois jalouse de votre beauté, de votre richesse, de votre bonheur. Je vous aime parce que vous êtes aimée de lady Rosemonde et que vous la rendrez heureuse, j’en suis sûre. Elle ne m’a rien confié, mais j’ai tout deviné et je remercie Dieu s’il donne à la meilleure des femmes la plus aimable des filles.

— Et Malcolm, lui dis-je en souriant, nous n’en parlons donc plus ? Vous ne vous intéressez donc pas autant à son bonheur qu’à celui de sa mère ?

— Malcolm ! Malcolm ! reprit-elle avec résolution en essuyant ses yeux et en tâchant de sourire, je ne le plains pas, je le félicite !

— Ma chère, lui dis-je en lui prenant les deux mains, c’est très-bravement dit, mais j’aimerais mieux la vérité. Soyez sincère, je le serai aussi, et vous n’aurez pas à vous en repentir, vous verrez !

Je ne pus pas la confesser : mais sa joie fut si évidente quand je lui eus dit que je ne connaissais pas assez son cousin pour l’aimer et qu’il n’y avait pas d’apparence que je le voulusse épouser, que je n’ai pas eu besoin d’un aveu plus complet ; et dès lors, ma chère Robertine, je n’ai plus qu’un désir et une volonté : c’est de marier les deux cousins. J’y vais faire mon possible, et maintenant j’attends Malcolm avec impatience, afin de le bien dégoûter de moi. Le dépit lui fera ouvrir les yeux sur les mérites de la mésange, et, si j’ai quelque influence sur lady Rosemonde, elle donnera son consentement.

Ah ! dira-t-on encore que je suis égoïste, coquette, mauvaise ? Non, ma chère, je suis généreuse, au contraire ; c’est mon plus grand plaisir, et, si la marquise G***, au lieu de se faire ma copie d’abord et mon ennemie ensuite, eût eu confiance en moi et versé seulement une de ces pauvres petites larmes dont miss Anna a répandu un ruisseau à mes pieds, je l’aurais prise sous ma protection et j’aurais persuadé à son mari qu’elle est adorable.

Je ne veux pas fermer ma lettre sans te dire quelque chose de l’inconnu, s’il y a moyen, demain. Prends ceci comme un journal.


18 avril.

Voici des nouvelles de l’inconnu : tu vas voir que je n’avais pas rêvé une aventure, et qu’il y en a une sérieuse ou extravagante sous cet habit de colporteur.

Tout en guettant ses allées et venues, au moyen d’une longue-vue braquée dans la galerie de la villa, et dans la direction de la maison habitée par ce personnage, j’ai vu, ce matin, qu’il se dirigeait vers un petit bois qui continue notre parc sur le versant de la montagne.

J’ai fait signe à Gaetana, qui n’est pas moins curieuse que moi, et nous avons été cueillir des violettes de ce côté-là, espérant déjouer son espionnage en lui montrant que nous n’en étions pas dupes.

Nous ne fûmes pas longtemps sans l’apercevoir auprès de gens qui coupaient du bois.

Il nous vit approcher, sans doute, car il affecta de paraître s’intéresser à l’ouvrage de ces paysans. Il prenait chaque branche nouvellement tranchée et la regardait ; après quoi, il la jetait pour en prendre une autre.

Cette occupation n’avait rien de vraisemblable.

Gaetana prétendait qu’il avait une barbe et des yeux noirs qui lui faisaient peur, et elle refusa d’avancer.

Moi, j’avançai résolûment, feignant de chercher des violettes, mettant en évidence le gros bouquet que j’avais déjà ramassé, et, après m’être assurée que je connaissais la figure des ouvriers qui se trouvaient là, je m’approchai jusque sous le nez de mon inconnu.

Je ne pus guère voir ses traits, car il se hâta de me tourner le dos, mais j’interrogeai son costume, qui n’était pas joli. Toujours ses grandes bottes montant jusqu’aux genoux, sur un pantalon de velours qui fait des plis et des grimaces comme un pauvre pantalon à double fin qu’il est ; un paletot à trente-six poches, et toutes ces poches bourrées de je ne sais quoi, ce qui lui donnait l’aspect d’un de ces sacs remplis de sabots que l’on voit dans les foires de village.

Si c’est là sa garde-robe ou sa bibliothèque, il peut dire comme ce monsieur de l’antiquité dont je ne sais plus le nom : Je porte tout avec moi.

Enfin, un détail que je saisis et qui me parut le plus comique de tous, c’est qu’il avait une demi-douzaine d’épingles sur le devant de son habit. C’est un homme rangé, qui pense à tout ou qui ne laisse rien perdre.

Je l’admirais tranquillement. Il me vit enfin et se sauva. Mais, à un mouvement brusque qu’il fit pour se débarrasser d’une branche épineuse accrochée à son vêtement, il laissa tomber une boîte. Il la ramassa, mais il ne fit pas attention à un tout petit chiffon de papier jaunâtre qui s’en était échappé, et que je courus ramasser dès que l’homme eut disparu derrière les arbres.

Or, qu’y avait-il sur ce papier ?

Non, je ne suis pas une rêveuse, une visionnaire ! Il y avait mon nom, qui me sauta aux yeux et qui m’autorisa à déchiffrer, ou du moins à tenter de déchiffrer ce grimoire.

Ce papier, c’était tout bonnement un feuillet de papelito à faire des cigarettes. Il était plié en quatre, et contenait la note que voici, écrite au crayon, en abrégé :

« La Flav. de Malc. Surv, nuit et j. — Isol. la coq. »

Ce qui, après mûre réflexion, m’a paru ne pouvoir être traduit que par ces mots :

« La Flavie de Malcolm. Surveiller nuit et jour. Isoler la coquette. »

Eh bien, Robertine, qu’en dis-tu ? Ce n’est plus là une si grosse énigme. J’en tiens le mot, et il est aigre : La coquette ! Il faut la surveiller nuit et jour… l’isoler !

Comment s’y prendront-ils ? Je voudrais bien le savoir !

N’importe : cet aimable Malcolm a confié ses peines d’amour, soit par un dévouement puritanesque, soit par quelque intérêt personnel que j’arriverai peut-être à savoir. Le confident a conseillé l’éloignement et promis de me surveiller. Il s’est établi près de moi et il interprète mes démarches, mes paroles. Il s’est caché dans un buisson pour m’écouter causer avec le marquis et l’abbé. Il a conclu de quelques mauvaises plaisanteries que j’étais au mieux avec l’un ou avec l’autre, ou seulement ma gaieté lui aura suffi pour prononcer, dans sa sagesse, que je ne regrette pas Malcolm et que je suis une grande coquette.

Quant au dernier point, il ne se trompe pas absolument. Je ne saurais pleurer Malcolm, et je serais fort aise qu’il n’en fût plus question. Mais, Malcolm sait donc que j’ai laissé quelque espérance à sa mère ? — Ceci me donnerait du dépit contre elle. Nous verrons bien ! Je ne ferai semblant de rien jusqu’à nouvel ordre.

Ce que j’admire, c’est la haine de cet inconnu pour moi. Comprends-tu que l’on traite de la sorte une personne dont on ne connaît que la figure ? Je ne croyais pas la mienne si désagréable !

Adieu, ma chère. Je te dirai la suite. Mais il est temps que je fasse partir ce volume ; et puis je ne suis pas fâchée de te laisser en suspens, partageant un peu, j’espère, mon dépit, mon impatience et ma curiosité.

Mes compliments à ton mari et un baiser à tes enfants.


1er mai 185…

Voilà un long intervalle, ma chère Robertine, et, quand je songe sur quelles folies je t’ai laissée, je ne sais plus comment commencer ma lettre et reprendre le récit de mes aventures. Il le faut pourtant ; car, si je commençais par la conclusion, tu n’y comprendrais rien, et c’est pour le coup que tu me décréterais digne des petites-maisons.

Donc, j’entame, sans réflexions préliminaires, le compte rendu des événements.

Nous en sommes restées sur mes commentaires à propos d’un petit papier où je me trouvais fort maltraitée.

Je comptais reprendre, dès le jour suivant, mes investigations ; mais j’en fus empêchée par lady Rosemonde, qui vint, de grand matin, nous enlever, mon père et moi, pour aller faire une promenade à cheval avec ses nièces.

J’essayai bien d’y envoyer mon père sans moi ; mais ce fut impossible, et, d’ailleurs, je pensai devoir profiter de l’occasion pour m’expliquer avec la mère de Malcolm.

Dès les premiers mots que je pus lui dire en aparté sur l’absence indéfiniment prolongée de son fils, elle me coupa la parole.

— Ne l’accusez pas, ma chère, me dit-elle ; Malcolm, en s’éloignant pour quelques jours, a obéi à un ordre de moi. Je ne voulais pas vous le dire, et même, à présent que je voudrais le justifier auprès de vous, il m’est impossible de vous faire connaître mes motifs ; mais ils sont sérieux, croyez-le bien. Il est des situations dans la vie, où l’honneur, beaucoup plus impérieux que l’intérêt, nous commande. Ne supposez donc pas qu’une affaire d’argent quelconque eût pu me décider à exiger de mon fils un sacrifice momentané, qui sera peut-être, hélas ! celui de son bonheur ; car je vois que vous êtes irritée contre lui et que, dans huit jours, lorsqu’il reviendra, il sera probablement trop tard.

— Non, ma chère lady, il sera encore beaucoup trop tôt. Ne me croyez pas irritée, car vos huit jours sont une lumière que vous faites briller. N’est-ce pas dans huit jours que vos nièces retournent en Angleterre ?

— Quoi ! vous avez donc deviné ?…

— J’ai fait plus, j’ai confessé miss Ann, suffisamment pour savoir à quoi m’en tenir. Vous avez fait comme moi, deux ou trois jours plus tôt seulement, et, voyant la force ou l’exaltation du sentiment de cette jeune fille, vous avez éloigné Malcolm, lequel s’est sacrifié comme un brave enfant qu’il est, afin de ne pas vous faire abréger le temps que ces pauvres mésanges avaient encore à passer près de vous.

— C’est la vérité, chère Flavie, voilà toute la vérité.

— Non pas toute la vérité, chère amie. Il y a quelque chose de plus. Malcolm n’a pas été si sacrifié que nous voulons bien le dire, et même il n’a pas été fâché de s’enfuir. Jouons cartes sur table : Malcolm ne m’aime pas.

— Que dites-vous là !

— Mon Dieu, il m’aime comme m’ont aimée tous les autres que j’ai eu si fort raison de ne pas vouloir épouser. Il est amoureux de moi comme lord G***, comme M. de S***, comme le marquis, comme l’abbé…

— Oh ! je vous en prie, ne comparez pas mon fils à cet abbé ridicule !

— Non, je ne le compare pas, mais je dis qu’après un peu d’éblouissement à l’aspect de ma petite personne, Malcolm s’est cru pénétré d’un grand amour dont son imagination a fait tous les frais ; et la preuve, c’est qu’il ne m’estime pas, c’est qu’il n’a pas en moi cette confiance que vous m’accordez et que votre cœur de bonne mère et de femme généreuse lui ont gratuitement prêtée.

Là-dessus, lady Rosemonde se récria et voulut me faire dire sur quoi je fondais la jalousie et les soupçons que j’attribuais à son fils.

Je me gardai d’une explication des faits. Je ne voulais pas provoquer la justification de Malcolm, je voulais savoir jusqu’à quel point il était instruit des ouvertures que sa mère m’a faites de sa part.

Je fis donc, au lieu de répondre, des questions assez adroites, et je dois dire que les affirmations de lady Rosemonde ont été tellement nettes et fermes, que je suis convaincue de sa sincérité. Malcolm ne sait rien.

Cela m’a mise fort à l’aise pour dire à sa mère que je me sentais moins que jamais en humeur matrimoniale et que je la suppliais de le lui faire bien comprendre dans ses lettres.

— L’absence, lui dis-je, guérira votre fils, si tant est qu’il ait le cœur bien malade. Portez toute sa sollicitude sur la pauvre miss Ann, dont l’affection doit certainement le toucher et le convaincre un jour ou l’autre.

Voici ce que m’a répondu lady Rosemonde :

— Ma chère, je ne dirai pas un mot de miss Ann à mon fils. C’est bien assez que sa figure ait été assez transparente pour faire deviner à Malcolm, en même temps qu’à moi, le secret qu’elle s’imagine renfermer si habilement. Nous n’avons pas prononcé le nom de cette pauvre enfant ; nous nous sommes entendus à demi-mot. Elle partira, elle oubliera ou elle mourra de consomption ; je m’en effraye et n’y peux rien. Si Malcolm l’eût aimée, j’en eusse été fort heureuse, car c’est une adorable fille. Mais il ne l’aime pas, puisque c’est vous que nous aimions ! N’en parlons plus ! J’aurai le courage de la renvoyer désespérée, à moins pourtant que vous ne me disiez formellement ici que vous avez de l’éloignement pour mon fils. Dans ce dernier cas, je l’engagerai à ne pas revenir encore, et je garderai mes nièces quelques jours de plus ; après quoi, je prendrai conseil des circonstances.

Je répondis à lady Rosemonde que le mot d’éloignement m’était impossible à dire, puisqu’il s’agissait d’un fils qu’elle adore ; mais je lui jurai sur l’honneur que je ne pensais pas pouvoir jamais me décider à prendre un si jeune mari.

— Eh bien, reprit-elle, ne parlons plus de lui. S’il a du chagrin, c’est mon affaire de le consoler, et j’attendrai qu’il soit près de moi pour lui ôter toute espérance. Je me bornerai à ne pas lui en donner dans mes lettres. Je sais qu’il a du courage dès que je lui parle. Restons amies ; il n’y a dans tout cela aucun sujet de refroidissement entre vous et moi, j’espère ?

J’embrassai cette excellente femme, et nous parlâmes d’autre chose.

Le reste du jour, je vis bien qu’elle était un peu soucieuse ; mais elle ne m’en témoigna pas moins d’amitié, et je sus faire entendre à miss Ann que j’avais travaillé pour elle, ce qui la rendit toute radieuse et comme passionnée de reconnaissance et de tendresse pour moi.

Heureuse enfant, qui aime sans orgueil, sans calcul peut-être, et pour le seul plaisir d’aimer !

Le soir, je me sentis moi-même un peu triste, non pas d’avoir renoncé à Malcolm, mais au riant et doux avenir que j’avais rêvé dans mon union filiale avec sa mère.

Tu prétends que je me préoccupe de mon bonheur tout autant qu’une autre ! Tu vois que non. Je calcule aussi peu dans mon indifférence que miss Ann dans sa passion.

Certes, toutes les raisons possibles d’intérêt personnel eussent dû me faire choisir Malcolm. Mais je ne peux pas surmonter le mécontentement que me cause sa conduite bizarre, révélée par celle de son ami l’inconnu, et ma fierté domine tout autre raisonnement.

Quand je te disais que j’avais peur qu’il ne fît quelque sottise qui me dégoûtât de penser à lui !

Mais l’inconnu ! tu es pressée de savoir où il en est de ses beaux projets sur mon compte ?… Eh bien, voici :

J’étais un peu mélancolique et aussi un peu agitée. J’essayai encore, tout en souhaitant le bonsoir à mon père, de l’amener à me dire le nom et l’état social de cet homme. Mon père eut l’air de ne pas se souvenir de l’avoir vu. Il était fatigué, et il n’y a rien d’impénétrable comme un père qui s’endort.

Je rentrai dans ma chambre, j’envoyai coucher Gaetana, et, comme la nuit était magnifique, je restai près d’une heure à ma fenêtre, à regarder la lune et à écouter chanter les rossignols.

Je ne peux pas dire que j’adore ces animaux-là ; d’ailleurs, l’adoration de la marquise pour eux m’en dégoûterait ! mais, enfin, j’écoutais machinalement et sans savoir pourquoi, quand j’entendis un autre bruit dans le jardin assez inculte qui est sous mes fenêtres.

C’était un bruit de pas furtifs, de branches froissées.

Puis je vis distinctement un homme marcher lentement le long d’une treille en fleur.

J’eus d’abord peur, je crus que c’était un bandit, d’autant plus que je voyais briller à son flanc, ou à sa main, quelque chose qui pouvait être une arme ; mais je me rassurai en pensant qu’il n’y a pas de brigands dans ce pays-ci, et en reconnaissant, d’ailleurs, à l’aide de mon binocle, que cet objet brillant était une petite boîte de métal que j’avais déjà vue dans les mains de l’inconnu, le jour du bouquet de violettes ; c’est de cette boîte que s’était échappé le fameux billet. Il errait, depuis quelque temps, autour de cette treille, peut-être parce qu’il m’avait aperçue et voulait me faire croire qu’il cherchait quelque chose, lorsqu’il fut interrompu par le valet de chambre de mon père, qui faisait une ronde, Dieu sait pourquoi, et qui lui dit d’une voix très-effrayée, en se trouvant face à face avec lui :

— Qui va là ?

— C’est moi ! répondit l’inconnu. Ne craignez rien.

— Ah ! c’est vous ! reprit Baptiste d’un ton de protection. Que diable faites-vous ici à pareille heure ?

— Vous savez bien que votre maître m’a permis…

— Ah ! oui, ah ! oui, c’est vrai. Sous les lauriers-roses ? Bonne chance et bonne nuit, monsieur…

Ici, le domestique prononça un nom dont je n’entendis que la rime en er ; car, à la distance où j’étais, j’avais deviné plutôt qu’entendu leurs paroles, et on ne peut pas deviner un nom propre.

Baptiste lui demanda s’il avait une clef du parc pour sortir, et, sur sa réponse affirmative, il rentra et ferma la maison.

L’inconnu s’assit sur un banc, comme s’il eût été chez lui, et resta là un bon moment, fort tranquille ; après quoi, il se leva brusquement et disparut en courant comme un fou et en agitant quelque chose de blanc, un mouchoir sans doute pour donner un signal… à qui ? Peut-être à Malcolm caché dans les lauriers-roses.

J’attendis et j’observai en vain ; je ne vis rien de plus.

Je n’y pus pas tenir. Le lendemain, j’interrogeai mon père avec obstination et en me plaignant qu’il eût permis à un extravagant, de mine peu rassurante, de se promener la nuit sous mes fenêtres.

Mon père se mit à rire et me dit :

— N’ayez pas peur de lui, c’est un fou, mais un fou tranquille, et je ne crains rien pour vous de sa part. N’y faites pas attention.

— Mais quel homme est-ce ? comment se nomme-t-il ? d’où le connaissez-vous ?

— Je le connais fort peu, j’ai oublié son nom ; mais c’est un fort honnête homme. Il m’a été recommandé.

— Par Malcolm, n’est-ce pas, cher père ?

— Par Malcolm précisément. Qu’est-ce cela vous fait ?

— Et… c’est un marchand ?

— De bas de soie ! répondit mon père avec une gravité railleuse qui me prouva bien que toutes mes questions ne servaient absolument qu’à le divertir.

Je m’en abstins donc ; mais j’étais dépitée, comme tu peux croire. Mon père se prêtait donc à l’inconcevable fantaisie de Malcolm et à l’impertinent espionnage dont je suis l’objet ?

Je ne pouvais me débrouiller dans mes commentaires. De deux choses l’une : ou quelque méchante langue, la marquise peut-être, avait fait accroire à Malcolm que j’ai quelque honteuse intrigue, et l’inconnu était chargé d’épier nuit et jour pour s’en convaincre, à quoi mon père consentait avec la certitude de voir triompher mon innocence ; ou bien Malcolm, jaloux comme un tigre, voulait éloigner de moi tous mes adorateurs en me faisant compromettre par un tiers.

Mais quoi ! mon père eût-il donné les mains à un projet si extravagant et si lâche ? C’était impossible.

Pourtant, que signifiait cette étrange formule que je relisais sans cesse : Isoler la coquette ?

Une nouvelle découverte fut faite par moi ce jour-là.

J’allai voir lady Rosemonde et je réussis naturellement à me faire montrer de l’écriture de son fils. Eh bien, c’était l’écriture de la note mystérieuse. C’est Malcolm qui avait donné de sa propre main à son mouchard l’instruction qu’il suivait si fidèlement.

Ceci me mit dans une si grande colère, que je saisis la première occasion pour redire très-péremptoirement à sa mère que j’avais fait mes réflexions et que mon refus était sans appel.

Elle ne me répondit que par un sourire problématique, et je ne sais pourquoi je commençai à me méfier d’elle presque autant que de Malcolm.

Ces soupçons devinrent de la certitude lorsqu’au moment où je la quittais pour aller dire bonjour aux mésanges, dans leur chambre, je me trouvai, dans la galerie de cette villa, face à face avec l’inconnu.

Il était assez proprement mis et un peu mieux peigné que les autres fois ; ce qui fit que j’hésitai à le reconnaître, ne l’ayant jamais vu d’aussi près.

Je m’arrêtai pour avoir le temps de l’examiner, et, comme il passait sans paraître se douter que je ne fusse pas une statue, je lui dis hardiment : « Bonjour, monsieur ! » de ma plus grosse et de ma plus méchante voix.

Il tressaillit comme un homme qu’on éveille en sursaut, se retourna, car il s’était déjà croisé avec moi, et me regarda en clignotant comme s’il eût été encore plus myope que moi. Mais il n’est pas myope, et ceci n’était qu’une impertinence de plus.

Enfin, comme je le lorgnais despotiquement, il se décida à me répondre : « Bonjour, madame, » d’une voix très-douce et très-harmonieuse, qui, je dois l’avouer, me désarma un peu.

Je vais te rapporter, autant que possible, mot pour mot, le bizarre échange de paroles qui se fit alors entre lui et moi.

— Pourquoi m’appelez-vous madame, quand vous savez si bien qui je suis ? est-ce une nouvelle injure ?

Il se passa la main sur le front, et, d’un air tout éperdu, il répéta :

— Une nouvelle injure ? Mais, madame… ou mademoiselle…, je ne vous connais pas.

— Vous jouez très-bien votre rôle, à coup sûr ; mais c’est du talent dépensé en pure perte. Je sais tout.

— Tout ! reprit-il avec un rire contenu. Ma foi, j’en suis bien aise !

Et il allait passer comme un homme pressé de se débarrasser d’une folle, quand je l’arrêtai d’un mot assez dur.

Je crois que je le traitai d’espion maladroit.

Il se retourna de nouveau, un peu fâché, mais souriant toujours, et sa figure avait une expression de bonté protectrice et compatissante qui me frappa de je ne sais quel respect involontaire, comme si je m’étais trouvée aux prises avec quelque grand personnage.

Je me démontai un peu et il s’en aperçut.

— Voyons, vous me prenez pour un autre ?

— Non ! vous vous appelez… Robert !

— Non pas ! Ça rime, mais ce n’est pas là mon nom.

— Et quel est-il, votre nom ?

— Cela ne peut pas vous intéresser. Je ne suis pas de votre monde, et je n’ai aucune relation avec les gens qui vous connaissent.

— Vous mentez effrontément !

— Diable ! vous êtes bien méchante ! C’est dommage, car vous paraissez très-jolie.

— Vous êtes un impertinent !

— Oh ! je ne crois pas.

— Et un menteur, je le maintiens. Vous connaissez intimement M. Malcolm*** et sa mère.

— Sa mère ? Non ; je l’ai vue un instant.

— Et vous ne savez pas que vous êtes chez elle ?

— Comment ne le saurais-je pas ? Je suis distrait, j’en conviens, mais pas au point…

— Et Malcolm, vous ne l’avez vu qu’un instant, lui aussi ? le temps de lui donner une poignée de main et de prendre ses instructions ?

— Ah ! cela est vrai : j’ai pris ses instructions.

— Je le sais bien ! pour surveiller et isoler

Flavia ? Tiens, il vous a dit cela ? Eh bien, voyez ! je n’oublie pas. Je suis ici pour ça, justement !

— Mais vous ne l’avez donc jamais vue de près, Flavie, ou Flavia, comme il vous plaît de dire, à l’italienne ?

— Non, non, en latin !… Flavia ! je ne l’ai jamais vue ? Si fait ! C’est un être rare, que je connais bien. En Suisse, l’an dernier…

— Quoi ! vous étiez en Suisse l’an dernier ? Où donc ?

— Partout !

— Et moi aussi, à peu près partout. Je ne vous ai vu nulle part !

— C’est possible. Pourquoi m’auriez-vous vu ?

— C’est juste. Dans ce temps-là, vous n’étiez pas chargé de suivre cette Flavia ?

— Si fait ! je la poursuivais. J’avais promis !

— Vous en convenez ? Bravo ! Pourquoi donc prendre la peine de parler d’elle à la troisième personne ?

— Je ne comprends pas !

— Allons donc ! voulez-vous faire croire que vous ne la reconnaissez pas ?

— Comment ! je ne la reconnais pas ? Que voulez-vous dire ? puisque c’est le même individu qui a voyagé.

— Merci pour le mot ! Alors, cet individu

— Est ici ?

— Sans doute, il y est. Après ?

Il avait l’air si surpris de son propre étonnement, que je me demandai s’il me reconnaissait réellement, et, pour voir jusqu’où irait sa distraction ou son impertinence, je lui demandai quelle figure avait l’individu.

— Je ne sais pas encore, répondit-il ingénument. Mais il doit avoir le corsage noir, un collier blanc…

— Et une jupe jaune-paille, n’est-ce pas ? ajoutai-je en jetant un regard sur la robe de gaze de Chambéry que j’avais justement ce jour-là. Vous décrivez très-bien les costumes, et votre malice est d’une légèreté…

— Vous avez très-bien décrit Flavie, reprit-il en s’asseyant sur un banc de la galerie, entre deux grands tableaux enfumés. Mais je suis malicieux, moi ? Ma foi, je n’y suis plus du tout ! Voyons, vous me paraissez une fille originale… Asseyez-vous donc !

— À côté de vous, n’est-ce pas ? C’est vous qui êtes fort original !

— Oh ! restez debout si vous voulez. Moi, je suis fatigué. J’ai fait au moins dix lieues aujourd’hui.

— Je vous plains beaucoup ! Après avoir passé la nuit à faire le guet dans un jardin, c’est très-fatigant.

— Ah ! vous savez donc tout, vous ?

— Je vous l’ai dit ! Qu’est-ce que vous avez surpris d’intéressant autour de cette treille ?

— Rien qui vaille.

— C’est étonnant ! Pas le plus petit mystère ? pas la moindre aventure scandaleuse ?

— Oh ! ma chère, vous aimez à rire, je le vois. Il n’y a rien de scandaleux dans les mystères que je cherche à découvrir. Les lois de Dieu sont les mêmes pour tous les êtres, et il n’y a ni bien ni mal dans le vœu de la nature.

Pensant avoir affaire à un homme de la plus vile espèce, athée par-dessus le marché, c’est-à-dire capable de tout, et dont la familiarité me menaçait de quelque insulte, je lui tournai le dos, en proie à un dégoût complet, et je passai chez les petites Anglaises pour leur parler de la pluie et du beau temps.

Ma curiosité était absolument rassasiée ; la conduite inexplicable de Malcolm ne m’inspirait plus qu’un profond dédain. Je ne prononçai pas son nom, malgré toute l’envie que miss Ann avait de m’entendre redire que je ne l’aimais pas. Je faisais plus, je le haïssais et le méprisais de m’avoir confiée à la surveillance d’un homme brutal et insolent, qui avait été déjà chargé par quelque autre de me suivre et de m’espionner.

En rentrant, comme je descendais de voiture, je vis dans la cour de notre maison ce même monsieur, qui me regardait effrontément.

Alors, je sentis une telle indignation, que j’entrai brusquement chez mon père pour lui dire que je ne voulais pas rester un jour de plus dans cette maison et dans ce pays.

— Ah bah ! s’écria-t-il, pourquoi donc ça ?

Je refusai de m’expliquer. Il me traita de capricieuse et me railla. J’allai pleurer dans ma chambre ; j’étais furieuse, et ce qu’il y avait de pis, c’était de ne pas savoir pourquoi.

Le lendemain, mon père céda. Il veut tout ce que je veux, il me gâte.

J’eus des remords, car je le voyais évidemment contrarié de renoncer à un séjour qui lui plaît, à des études qu’il avait reprises avec ardeur et qui avaient pour lui l’attrait du mystère, car il me les cachait ou croyait me les cacher ; enfin, à l’espérance de me faire épouser le fils de lady Rosemonde.

Quant à celui-ci, je résolus d’en avoir le cœur net, et, malgré ma répugnance à m’occuper de lui, je partis pour la villa de notre amie, résolue à lui demander compte des excentricités de son Benjamin, excentricités qu’elle ne pouvait ignorer, puisque le mouchard avait accès chez elle.

J’arrivai à onze heures du matin.

Ces dames étaient à prendre le thé dans la galerie, qui est l’endroit le plus frais de nos demeures italiennes.

Je pris naturellement le grand escalier. Mais des laquais le balayaient, et, pour fuir la poussière dont un nuage s’élevait devant moi, j’entrai à tout hasard dans un passage que je croyais devoir correspondre avec l’autre bout de la galerie. Mais il n’aboutissait qu’à une chambre ouverte.

À des armes, à des vêtements, je vis que j’étais dans l’appartement d’un homme. Au portrait de lady Rosemonde encadré dans l’alcôve, je m’assurai que j’étais chez Malcolm. La porte d’une pièce voisine était ouverte aussi, et il s’en exhalait une odeur de camphre qui me fit tousser.

— Qui est là ? dit une voix douce qui partait de cette pièce, et que je reconnus pour celle de mon espion.

Je ne répondis pas, je restai immobile. De son côté, il ne parut pas avoir bougé.

Au bout d’un moment, j’approchai de cette porte sans faire aucun bruit et je regardai.

C’était une chambre remplie de cartons et de boîtes un peu en désordre ; au milieu, une grande table toute couverte de mille objets incompréhensibles, dont je ne m’attachai pas à deviner l’usage. À cette table, et me tournant le dos, l’inconnu était assis, absorbé dans la lecture.

J’avançai un pas, puis deux, observant avec soin de ne pas faire entendre le froufrou de mes jupes.

J’arrivai à voir, par-dessus l’épaule de l’inconnu, ce que, alternativement, il regardait et lisait.

Devant lui, sur la table, il y avait un assez beau papillon jaune et noir, enfilé dans une longue épingle et pirouettant sur lui-même d’une façon déchirante, tandis que son bourreau, insensible à ce supplice, lisait dans un livre raturé en rouge, en bleu, et couvert de notes marginales au crayon, une page dont le titre en grosses lettres me donna un éblouissement de surprise et de fureur contre moi-même. Devine ce qu’il y avait en tête de cette page :


ÉCAILLE FLAVIA.


Tribu des Chélonides, genre Chelonia.
Sibérie, Helvétie et Dauphiné.


Le naturaliste regardait de temps en temps sa victime, la comparant avec la description de son livre ; car cette Flavia, cette chrysalide dont Malcolm l’avait chargé de surveiller l’éclosion nuit et jour, et d’isoler la coque, la véritable Flavia de Malcolm… c’était un papillon !

Je restai interdite d’abord ; je ne comprenais pas encore ce qui m’a été expliqué depuis, mais je voyais bien que j’avais fait une énorme méprise, et, ma gaieté naturelle reprenant le dessus, je ne pus retenir un immense éclat de rire qui fit retourner brusquement le naturaliste.

— Oui-da ! me dit-il avec sa familiarité rustique, c’est encore vous ! N’approchez pas de la table, je vous prie ! vous feriez quelque malheur avec vos crinolines et vos pendeloques de bracelet. Allez-vous-en ; nous causerons plus tard si vous voulez.

— Non pas, lui dis-je, nous allons causer tout de suite, pour la dernière fois, probablement, et ce ne sera pas long. Cachez cette pauvre bête qui souffre, je vous promets de ne pas approcher de votre table. Répondez à une seule question. Me connaissez-vous, oui ou non ?

— Je ne vous connaissais pas hier matin. Hier soir, je vous ai vue rentrer à la villa D*** et j’ai appris que vous étiez la fille de M. de Ker…, qui a loué cette villa pour la saison, et qui est un fort aimable homme. Êtes-vous contente ? Après ?

— Après ? Rien ! Vous avez dû me croire folle, hier ?

— Mais… oui ! Après ça, je n’en sais rien. Vous vouliez parler entomologie ? Moi, je ne sais parler de rien aux dames. Je ne suis pas homme du monde. J’ai dit quelque chose qui vous a déplu, je ne sais ce que c’est ; je vous en demande pardon. Est-ce fini ?

— C’est fini, je vous pardonne.

— Merci !

Je le laissai arranger son papillon et je me rendis auprès de nos Anglaises. Je n’étais plus de mauvaise humeur ; je n’en voulais plus à personne ; mais j’avais d’assez bonnes raisons, ce me semble, pour déclarer à lady Rosemonde que je ne serais jamais la compagne d’un naturaliste !

— Comment ! vous croyez Malcolm naturaliste ?

— Je n’en sais rien, mais il est amateur de papillons.

— C’est vrai ; mais pas à l’état de manie.

— Ça viendra ! on n’est pas collectionneur à demi. Voyez mon père ! sa passion pour les oiseaux ne fait que croître et embellir ; plus on la combat, plus elle s’exalte.

— Cela empêche-t-il votre père d’être le meilleur des hommes et de vous gâter horriblement ? Quelle fille est plus heureuse que vous ?

— Je ne serai peut-être pas toujours heureuse, par la raison que j’ai été horriblement gâtée. Et, si j’ai été gâtée ainsi, ce n’est pas seulement parce que j’ai pour père le meilleur des hommes, mais encore parce que cet homme excellent est absorbé par une idée fixe qui l’a toujours empêché de m’étudier et de me connaître. Je pardonne de toute mon âme à ce bon père si candide, si pur, si doux, si généreux, qu’il est presque un ange. J’estime tout homme qui, en fait de passion, n’en a que d’innocentes comme la sienne. J’en peux faire mon ami, mais mon mari, jamais !

— Vous avez tort, ma chère. Une passion qui donne à l’homme cette disposition à être un ange (comme vous le dites de votre père avec raison) n’est pas seulement innocente, elle est divine, apparemment. Admettons qu’elle le rende un peu distrait et trop tolérant peut-être dans son intérieur, ce n’est pas vous, éprise de la liberté, qui devriez vous en plaindre.

— Mais si, précisément ! Je n’aurais pas cette passion de liberté si on ne me l’eût pas laissé prendre, et vous voyez bien que c’est cette passion-là qui m’empêche de me marier.

— Nous tournons dans un cercle vicieux, reprit lady Rosemonde. Voyons, il est donc bien décidé que Malcolm vous est odieux ?

— Mariez-le avec sa cousine, et je les aimerai tous deux comme mes meilleurs amis, après vous.

— Soit, j’essayerai ! Mais encore un mot : comment avez-vous découvert cette entomologie que l’on vous cachait si bien ?

— Pourquoi me la cachait-on ? Vous aidiez donc à me tromper ?

— Non ! je savais que mon fils avait essayé de vous présenter M. Villemer…

— Ah ! il s’appelle Villemer ?

— Cela vous intéresse, son nom ?

— Pas du tout. Ce n’est pas un nom !

— Pardon ! c’est le nom d’un homme très-savant dont votre père fait le plus grand cas, et que Malcolm aime comme son frère.

— Ah ! vous voyez donc bien les inconvénients de la science chez un homme du monde ! Elle lui donne pour amis des êtres impossibles. Vous ne me persuaderez pas que Malcolm puisse jamais faire accepter à sa femme la société d’un homme qui ne sait pas seulement saluer et qui ne paraît pas faire la moindre distinction entre une lady et une blanchisseuse.

— Vous l’avez donc vu, ce pauvre M. Villemer ? dit en riant lady Rosemonde.

— Oui ; c’est un affreux cloporte qui se placera entre Malcolm et sa femme, si vous n’y faites pas attention.

— Je ne crois pas. Ce cloporte n’a nulle envie de se placer ailleurs que dans les bois, dans les rochers et dans les prairies, où s’enferme et se répand tour à tour son existence nomade. Vous l’avez rencontré à la Chartreuse. Malcolm voulait attirer votre attention sur lui. C’était un prétexte qu’il cherchait pour vous le présenter et vous réconcilier avec l’histoire naturelle ; mais vous vous êtes si vivement prononcée sur le compte des savants et des amateurs, qu’il a gardé le silence. Le pauvre enfant était prêt à renoncer à des études qui l’amusent et ne l’absorbent pas.

— Je les lui rends de toute mon âme ! Miss Ann, je l’ai remarqué, adore les papillons. Elle l’aidera à en attraper, et moi… je continuerai à être le papillon qui ne se laisse pas prendre.


2 mai.

Je t’ai quittée hier un peu brusquement. J’étais en retard pour m’habiller, et j’étais attendue aux Cascines. Je vais reprendre mon récit où je l’ai laissé.

Mais j’abrégerai les conversations, car tu peux bien te représenter, d’après le caractère raisonnable et tolérant de lady Rosemonde, qu’elle me fait tous les sermons aimables que tu me ferais à sa place, et que tu ne m’épargnes pas dans tes lettres. Ce qu’il y a de certain, c’est que ni elle ni toi ne me ferez épouser un savant ; un être qui méprise sa femme ignorante et ne la prend pas plus au sérieux qu’un petit enfant ; qui lui laisse tout le soin, toute la peine, tout l’ennui et tous les dangers de la responsabilité domestique. C’est ainsi que mon père me traite, et j’y ai gagné de savoir tenir un salon ; mais cela ne m’amuse pas toujours et prend tant de temps qu’il m’en reste à peine assez pour m’habiller et réfléchir. Comment aurais-je celui d’élever des marmots, s’il me fallait continuer à être à la fois l’homme et la femme de la maison ?

Non, non ! tu vas voir comme je suis raisonnable ! Ce qu’il me faut, à moi, c’est bien moins un mariage d’inclination qu’un mariage de convenance. C’est un mari qui soit réellement un homme du grand monde, un haut fonctionnaire, tour à tour ambassadeur et ministre, et dont la position ait beaucoup à profiter de ma manière d’être, à savoir mon usage, mon esprit de conversation (babil, si tu veux, mais babil précieux à l’occasion) ; mes toilettes, vanités qui jettent un grand prestige sur la beauté d’une femme influente ; mes petites séductions puériles, qui sont un grand moyen de crédit ; enfin mon aptitude à me créer des relations, et tous ces défauts qui dans un certain milieu sont des qualités essentielles. Tu verras que j’ai très-bien fait de laisser Malcolm à ses insectes et à sa mésange, qu’il épousera, j’en suis certaine maintenant, car il ne hait pas non plus les petits oiseaux, et j’ai découvert, à de certains envois mystérieux, qu’il y avait entre mon père et lui échange de curiosités intéressantes : œufs de pies et œufs d’insectes, cadavres d’étourneaux et cadavres de hannetons. Les petits cadavres entretiennent l’amitié.

Mais j’oublie que tu attends la suite de mon histoire. Voici :

Je quittai lady Rosemonde sans m’être laissé persuader qu’un naturaliste fût un homme, et, dès le lendemain, j’avais complétement oublié l’existence de M. Hubert ou Robert, car je n’avais pas même retenu son nom, quand je vis mon père dans une grande perplexité. Croyant que je voulais absolument partir, il ne pouvait plus me cacher un notable accroissement dans sa collection, et il était dans une terrible disette de caisses propres à des emballages. J’arrivai juste à point pour le rassurer et pour lui dire que je n’avais plus de raisons pour le hâter de partir. Je vis que je lui rendais la vie !

— Puisque vous êtes gentille, me dit-il, je vais vous faire une proposition que je vous supplie de ne pas prendre de travers. Vous avez vu ici un homme un peu bizarre que je vous ai donné pour un marchand colporteur et qui n’est autre qu’un savant de premier ordre, un homme de génie, encore sans nom et sans fortune, ce qui ne prouve rien contre lui, bien au contraire. Je serais très-heureux de lui procurer quelques ressources sans blesser sa délicatesse, qui est excessive, et en même temps j’aurais beaucoup plus d’heures à vous donner si j’étais aidé dans mon rangement par un homme qui possède à fond toutes les branches de l’histoire naturelle ; j’ai donc pensé à confier mon classement et mon catalogue à M. Villemer, c’est son nom ; un drôle de corps, j’en conviens. Soit caractère, soit ignorance des usages, il est d’une franchise et d’un sans-façon inouïs. Mais, comme il a, en somme, de l’esprit et des intentions excellentes en toutes choses, une grande pureté de mœurs et le vrai sentiment des convenances morales, je ne crains pas qu’il vous offense jamais, et je suis même certain qu’il vous amusera et vous intéressera quelquefois.

— Ah ! ciel ! m’écriai-je, mon cher père ! vous voulez me convertir à l’histoire naturelle !

— Point ! point ! reprit mon père ; vous ne l’écouterez qu’autant qu’il vous plaira, et, si nous vous ennuyons en causant ensemble, vous nous ferez taire. Vous savez comme je suis obéissant. D’ailleurs, vous ne le verrez pas du tout, lui, si sa figure vous déplaît. Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas le prendre pour un brigand si vous l’apercevez, la nuit, faire la chasse aux noctuelles, sur certaines fleurs que ces insectes préfèrent et qui se trouvent dans le jardin. D’autres fois, vous le verrez égrener les cailloux ou fouiller les eaux dormantes. Tout l’intéresse et le passionne, excepté les belles dames et les beaux chiffons. Vous n’avez donc pas à craindre qu’il vous importune jamais de ses discours ou seulement de ses regards. Il est presque certain qu’il ne vous verra pas si vous ne lui adressez pas la parole.

Je vis que mon pauvre papa mourait d’envie d’avoir son savant à domicile, et, comme, en fin compte, je n’avais plus aucun motif de dépit contre ce bonhomme, je l’autorisai à lui offrir la table, le logement et tel traitement qu’il lui plairait de fixer.

Deux heures après, le savant était installé chez nous, tant mon père grillait de l’avoir sous la main à tout moment. Je le vis arriver dans la cour avec sa mule et ses ballots, et il ne fut pas question de me le présenter. Il travailla jusqu’au dîner avec mon père ; je m’attendais à le voir à ce moment-là et j’avais fait mettre son couvert ; mais papa me dit qu’il ne désirait pas du tout manger avec nous et qu’on le ferait servir dans sa chambre.

J’aurais dû accepter l’arrangement ; mais, d’une part mon bon cœur, de l’autre une certaine envie de m’amuser du personnage, me firent insister. Mon père alla le chercher et revint sans lui. Il avait refusé, prétendant qu’il ne savait que dire à une belle dame, et que, d’ailleurs, un beau dîner, comme devait être le nôtre, prenait trop de temps. Il se savait ennuyeux, malappris ; il croyait s’être aperçu de mon antipathie, etc.

Je fus piquée de ce refus, et, prenant le bras de mon père, je le priai de me conduire en personne auprès de son ours.

Il fut très-intimidé de ma visite et balbutia des excuses.

Il n’avait pas faim, il avait mangé ; il promit cependant de venir prendre le café avec nous si nous voulions bien le faire avertir. Je n’y manquai pas, et, quand il arriva, très-hésitant, je le pris par le bras en riant et le fis asseoir à table entre mon père et moi. Mon pauvre père était si reconnaissant, qu’il ne savait que faire et que dire pour me remercier.

Dans tout ceci, je fus très-imprudente, je l’avoue. Mais pouvais-je me méfier d’un homme qui m’était présenté par mon père comme inaccessible à toute séduction ?

Je fus donc charmante avec lui, pleine de prévenances, et si polie, qu’il fut bien forcé de l’être lui-même ; ce qui, du reste, me parut lui coûter fort peu, du moment qu’il reconnut que je n’étais pas folle, comme il se l’était imaginé. Son embarras ne fut pas de longue durée : c’était de la méfiance plutôt que de la timidité. Quand il vit que je ne me moquais pas de lui, il prit même une certaine aisance qui dénote une distinction naturelle. Je le regardais avec étonnement se transformer de minute en minute. J’étais frappée aussi du changement de sa personne et un peu touchée du soin qu’il avait pris de se faire raser et coiffer par le valet de chambre de mon père avant de se présenter devant moi. Débarrassé de sa longue barbe, il était fort propre : tout en noir, avec des habits trop larges et hors de mode, qui, en somme, lui vont probablement mieux que s’il s’était mis dans les mains d’un tailleur civilisé. Avec cette mise qui n’est pas de son âge, ses cheveux encore trop longs, mais fort beaux, et l’expression de sa physionomie qui a trente ans de plus que ses traits, il a l’air d’un jeune homme qui a pris par mégarde les habits de son grand-père, médecin ou magistrat sous le Directoire ; ou plutôt, il a l’air d’un portrait de ce temps-là, qui s’est détaché de la muraille, car il n’a pas d’âge. On ne sait pas l’âge qu’il a ; c’est un jeune homme sans jeunesse, ou un homme mûr dont la jeunesse a été calme comme l’enfance. Il y a en lui un mélange de gravité et d’ingénuité qui n’est pas sans grâce. Je n’ai jamais vu un œil si pur et si tranquille. La fatigue et le hâle n’ont pas eu de prise sur sa peau fine et d’une blancheur jaune uniforme. Enfin, chose rare, et à laquelle s’exposent peu de nos beaux, il a pu sacrifier sa barbe et y gagner.

Le café se prolongea. Nous étions sur une magnifique terrasse d’où l’on domine un site très-vaste. Le soleil se couchait derrière une masse d’arbres en fleur qui en adoucissait l’éclat, comme eût fait un rideau de mousseline blanc et rose. Le jardin sentait comme un bouquet que l’on aurait eu à la ceinture. Tu sais, je ne suis pas pour la description. Pourtant j’aime la nature quand elle est parée et parfumée, et le printemps me plaît parce qu’il a un air de fête et de gala.

Comme je regardais, en me livrant à une velléité de métaphore intérieure, la sérénité du ciel reflétée en quelque sorte sur la figure de cet homme qui m’avait été odieux la veille, et qui maintenant se présentait à moi comme le plus inoffensif des êtres, il me regarda à son tour, et l’on eût dit qu’il me voyait pour la première fois. Il se fit dans ses yeux je ne sais quelle clarté riante, et il dit sans le moindre embarras à mon père :

— Eh bien, monsieur de Ker…, je vous fais mon compliment de votre fille ; je ne la croyais pas si belle que cela. Elle vous ressemble, et j’ai dans l’idée maintenant qu’elle est aussi bonne que vous.

Je suis fort habituée aux compliments, et tous me font rire. Je ne sais pourquoi, tout en riant de celui-là avec mon père, je sentis que je rougissais. C’est toujours un certain plaisir intérieur, vainement combattu, qui fait rougir les jeunes filles. Moi, vieille fille, je ne rougis plus, j’aime la louange que je devine et je ne m’en trouble pas. D’où vient que celle-ci, toute rustique et à bout portant, me causa quelque émotion ? Je ne sais pas ; peut-être parce que c’est la première louange bien sincère que j’ai entendue.

Je ne sais pas non plus pourquoi je l’en remerciai comme d’une preuve de sympathie. Je fus entraînée involontairement à me confier à l’affection de cet être qui me faisait l’effet de n’avoir ni âge ni sexe. Un paysan, un prêtre, un savant ne se présentent pas à mon esprit comme des hommes dont j’ai à me garantir et à m’occuper.

J’avais tort. Mon père s’étant levé de table le premier, je restais là par nonchalance, et je pensais à la robe que je mettrais le lendemain pour aller à Florence, quand je retrouvai les yeux de notre convive attachés sur moi avec une persistance inquiétante. Je pensai ne devoir pas me soustraire trop vite à son examen. « Si c’est un sauvage qui se livre à toutes ses impressions, pensai-je, j’aime mieux le savoir tout de suite, afin de le rembarrer une bonne fois, ou de l’exclure de mon intimité dès le principe. » Je le regardai à mon tour, sans lui faire baisser les yeux. Je pris sur moi de lui demander ce qu’il étudiait dans ma figure. Il m’entendit à demi, se frotta les mains sans rien dire ; puis il se leva assez brusquement, comme s’il eût été pris d’un grand trouble, et me demanda la permission de se retirer, ce qu’il fit sans attendre ma réponse.

Je me sentis mal à l’aise de ce qui venait de se passer, et incertaine de ce que j’avais à faire pour me préserver des pensées d’un être si spontané et si ingénu, sans avoir l’air de m’en être aperçue et sans contrarier mon père. Devais-je dire à ce dernier que son savant ne me paraissait pas aussi indifférent et aussi incapable de me voir qu’il l’avait avancé ? Mon père est quelquefois si railleur quand il me suppose présomptueuse, que je n’osai pas.

Le lendemain matin, je vis apparaître le savant à déjeuner. Cette fois, il venait sans embarras et avec le même regard clair et direct qui m’avait semblé au moins bizarre la veille. Je me bornai à le saluer et à être polie. Je ne lui adressai pas la parole une seule fois pendant le repas, et je ne levai pas une seule fois les yeux sur lui. Je reconnus alors qu’il n’était pas stupide et comprenait fort bien sa sottise, car il ne fit rien pour me tirer de mon mutisme et de ma froideur. Le dîner se passa de même. Il causa avec mon père de toute autre chose que de science. Sans en avoir l’air, je l’écoutai pour me former une opinion définitive sur son compte.

Je ne fus pas longue à reconnaître que c’était là un homme du plus grand mérite. Il y a de l’élévation dans toutes ses idées, et il semble aussi au courant de la politique, de la littérature et des arts, enfin de tout ce qui constitue l’histoire des hommes, qu’il peut l’être de tout ce qui concerne l’histoire des animaux et des choses inanimées. Il s’exprime avec une clarté qu’on peut dire éblouissante et avec une simplicité du meilleur goût. Toutes ses idées m’ont paru neuves, et même j’ai remarqué que, quand il lui venait une pointe de vraie gaieté, il avait beaucoup d’esprit : de l’esprit de bon aloi, qui n’est pas dans les mots, mais dans la tournure originale de sa pensée.

Comme mon silence devenait affecté, j’y renonçai le jour suivant. Que m’importait, après tout, que ce sage de l’antiquité devînt amoureux de moi ? C’est son affaire, il me semble, et, s’il s’oublie jusqu’à me le faire trop comprendre, il sera toujours temps de le remettre à sa place. Il a trop d’esprit pour ne pas entendre à demi-mot qu’il ne peut être pour moi que ce qu’il est, un savant : c’est tout dire.

Je me remis donc à causer comme si de rien n’était. Mon père m’en félicita.

— Vous ne nous avez dit mot hier, ma chère fille ; étiez-vous souffrante ?

Je n’osai pas dire que non. Je l’aurais dû pourtant. En mettant mon mutisme sur le compte d’une migraine, je détruisais tout le bon effet que j’avais pu en obtenir.

— À la bonne heure ! reprit mon père ; je craignais que vous ne fussiez mécontente de nous. Il me semble pourtant bien que nous nous sommes abstenus de dire un mot grec ou latin, n’est-ce pas, Émilius ?

— Émilius ! repris-je en riant : en voilà pourtant du latin ! Pourquoi ne pas dire à M. Villemer Émile tout bonnement, si c’est là son prénom ? Est-ce qu’il est venu au monde tout savant, avec cette terminaison en us qui caractérise… ?

— Les animaux de mon espèce ? dit le savant en riant aussi et d’assez bonne grâce. Il est certain que cette manie que nous avons de changer la rime des noms propres peut donner lieu à d’étranges méprises !

Je crus comprendre qu’il savait enfin mon nom de baptême et qu’il riait en lui-même du quiproquo grossier dans lequel je m’étais empêtrée pendant quelques jours. Je fus honteuse que cela se fût découvert ; j’espérais qu’il aurait tout oublié, et je vis que le personnage n’est pas si distrait qu’il s’en pique.

Mon père l’est bien réellement, lui, et il ne fit aucune attention à l’explication qui résulta des paroles de son Émilius. J’essayai de dire à celui-ci que j’étais un peu toquée et que j’avais voulu me divertir de son air préoccupé avant de savoir à quel homme sérieux et recommandable j’avais affaire.

— Ne vous défendez pas d’une méprise ingénue et plaisante, répondit-il avec une grande douceur. Vous avez certainement trouvé une note que j’ai vainement cherchée et que Malcolm m’avait remise en partant. Je ne me rappelle pas ce qui était écrit dessus, bien au juste ; j’ai suivi ses instructions orales quant à cette pauvre petite Flavia à laquelle il tenait d’une manière extraordinaire et qu’il me suppliait, puisque je m’arrêtais dans les environs de sa demeure et que je lui destinais cet individu, de ne pas laisser éclore au hasard.

Je tirai le petit papier de ma poche, et il le relut en riant.

— En effet, dit-il, la Flavie de Malcolm ! ce serait un peu leste. J’aurais donc supposé… ? et puis le mot isol… isoler… surveiller nuit et jour… ? Pourtant cet abrégé de coque eût dû vous faire ouvrir les yeux. Comment donc le traduisiez-vous ?

Coquette. Aussi j’étais furieuse !

— Je l’ai bien vu ! vous ne saviez donc pas qu’avant d’être papillon, Flavia ne pouvait être que chenille, et que, pour se mettre en chrysalide, elle avait dû se filer, se construire ou se choisir une demeure ? C’est assez improprement que Malcolm s’est servi du mot coque pour Flavia ; il eût mieux valu écrire nid. Les larves ont beaucoup de procédés différents dans leur industrie : les unes se filent un hamac fermé qu’elles suspendent ou cousent solidement à une branche, à une écorce ; les autres…

— Bien, bien, vous m’expliquerez cela une autre fois ! Il me suffit, pour aujourd’hui, de savoir que la bête dont j’ai l’honneur d’être l’homonyme a beaucoup plus de bon sens que moi.

— Je ne vous dirai pas le contraire. Les animaux ont l’instinct qui est le suprême bon sens refusé à l’homme. Tout ce qu’ils font est soumis à une logique infaillible qui est une des conditions matérielles de l’existence.

— Ainsi l’animal le plus obtus est mieux doué que la femme la plus spirituelle ?

— Et que l’homme le plus studieux ! Oui, sous ce rapport-là ! La femme et l’homme ont, pour se dédommager, l’imagination qui est le contraire du raisonnement ; et même tout ce que l’on appelle raison chez ces deux êtres est folie, si on ne considère l’existence que comme une chose toute physique ; car le papillon sait beaucoup mieux que l’homme choisir sa nourriture et son climat, et sa femelle sait beaucoup mieux cacher et préserver ses œufs que la femme ne sait emmaillotter ses enfants. Mais que cela ne vous attriste pas, au moins ! ce qui reste à l’humanité, c’est-à-dire le rêve et la soif de l’impossible, est une assez belle faculté, et je ne reproche nullement à l’auteur des choses et des idées de ne m’avoir pas fait naître sous une feuille avec des ailes d’or et de pourpre et un cerveau parfaitement raisonnable.

Tu vois par cet échantillon combien la conversation d’Émilius diffère de tout ce que j’entends de papotages autour de moi. Si mon père parlait aussi sensément et aussi agréablement, j’aurais peut-être mordu à l’histoire naturelle ; mais, depuis cinq à six jours que je connais M. Villemer, je comprends la différence qu’il y a entre un collectionneur et un vrai naturaliste. Mon père et Malcolm sont des collectionneurs, et rien de plus. Ce que j’admire dans l’autre, c’est qu’il ait une mémoire et une instruction assez merveilleuses pour être capable de savoir mieux qu’eux cataloguer et collectionner ; tandis que lui, au fond de sa pensée, je l’ai bien vu, il ne se soucie pas de la possession de tout cela et dédaigne même un peu le temps qu’on perd à se le procurer. Il a une quantité de choses, précieuses à ce qu’il paraît, qu’il aime à donner aux autres savants, et cette fameuse Flavia qu’il avait recueillie en chenille, l’année dernière, en Suisse, il n’avait pris le soin puéril de la nourrir et de la surveiller en voyage que parce qu’il savait faire un grand plaisir à son ami Malcolm en la lui apportant. Ceci l’excuse, n’est-ce pas, et prouve beaucoup d’obligeance et de bonté ?

Enfin, ma chère, depuis huit jours, je me laissais aller au plaisir de causer, matin et soir, pendant une heure, avec ce singulier et charmant personnage, car il faut bien convenir qu’il est charmant et que la manière modeste, ingénieuse et saisissante dont il parle de ce qu’il a vu, me réconcilie complétement avec son innocente passion pour la nature. Je dirai même à présent comme lady Rosemonde, que c’est une passion qui a quelque chose de divin dans certains esprits. Mais, hélas ! tu vas voir que rien ne me réussit, à moi, et qu’il faut que je renonce à cultiver la science et l’amitié.

J’ai voulu, pendant ces huit jours, oublier ce beau regard qui m’avait paru trop brillant au coucher du soleil, ou plutôt m’habituer à le supporter sans étonnement comme un phénomène naturel, produit par de très-beaux yeux. Que m’importait, après tout, puisqu’il n’y avait pas de risque qu’il trouvât jamais l’occasion et le moment de me dire ce que je ne voulais pas entendre ?

Si bien que ma prudence s’est endormie dans je ne sais quelle nonchalante sécurité, et qu’avant-hier matin je me suis oubliée sur un banc du jardin à le regarder étudier dans le cabinet de mon père, dont la fenêtre était toute grande ouverte. Il faut bien qu’il s’en soit aperçu. Quand on a la vue basse, on se figure toujours que les autres ne vous voient pas lorgner. Tant il y a que, peu de moments après lui avoir tourné le dos, je le vis à côté de moi, comme un aérolithe qui y serait tombé sans bruit. Je ne songeai pas à m’en aller. J’aime à causer avec lui et à le taquiner un peu, parce qu’il répond toujours, je ne dirai pas mieux que les autres, mais autrement, et que cela me désennuie de toutes les idées que je connais, de toutes les phrases que je sais par cœur.

Il me répondit cette fois tout de travers. Il était absorbé : mes questions, ma gaieté, le faisaient visiblement souffrir. Je lui en demandai pardon et me levai, résolue à m’en aller pour le laisser résoudre son problème ; mais il me retint d’une main très-forte, qui laissa même son empreinte sur mon bras, et je fus forcée de me rasseoir.

— Est-ce que vous avez des accès de folie ? lui dis-je en essayant de me dégager.

— Non, répondit-il ; c’est vous qui êtes maintenant le problème ! Restez donc tranquille un moment.

Et, tenant toujours mon bras, il m’examina, comme on dit, dans le blanc des yeux, de la façon la plus irritante, au point que, de ma main libre, j’étais tentée de lui donner un soufflet. Pourtant, comme son expression de douceur et de bonté protectrice ne se démentait pas, j’étais plus fâchée qu’effrayée d’une sorte de jeu analogue à celui de l’ours avec le petit chien, et je me demandais si ce bel œil profond et clair pouvait être celui d’un amoureux extatique ou celui d’un fou furieux.

Ma chère, qu’il en soit ce qu’il lui plaira, mais il est amoureux de moi à sa manière, qui n’est peut-être celle de personne, mais que je ne puis tolérer. Voyant que je ne pouvais me dégager de sa main de fer, je pris le parti de lui rire au nez avec dédain. Il se leva alors très-brusquement, comme il avait fait la première fois, et je ne l’ai pas revu de la journée. Il s’est excusé de manger avec nous, parce qu’il avait trop de travail ; c’est-à-dire qu’ayant entrepris de m’enflammer le cœur par la fascination du regard, il a été dépité de ne réussir qu’à me sembler absurde.

Ma foi ! tant pis pour lui, après tout ! qu’il boude si bon lui semble ! Y a-t-il rien de plus inattendu et de plus extravagant que ces hommes à systèmes mystérieux, qui n’ont pas la notion des convenances sociales et qui croient pouvoir tout arranger selon la loi de Dieu, même l’amour et le mariage ? Il se sera dit, j’en suis sûre, qu’il était un homme supérieur, et que, puisque j’avais un brin d’esprit, je ne pouvais faire autrement que de l’admirer jusqu’à l’hyménée inclusivement. Quel dommage que ces têtes si vastes et si pleines manquent presque toujours de mesure et de tact !

Je me suis demandé hier, toute la journée, si j’étais coupable de quelque provocation involontaire, de quelque apparence de coquetterie qui l’eût amené à cet oubli outrageant de mon caractère et de ma position. Nullement ! Autant que l’on peut jurer de soi, je jure de n’avoir pas une seule fois songé à lui plaire autrement que je ne le devais ; c’est-à-dire comme la fille de mon père peut et doit se rendre agréable et hospitalière à un monsieur qui finit en us.

Je ne l’ai pas revu d’aujourd’hui non plus. Il est allé faire une grande promenade je ne sais où. Je vois bien qu’il me boude, ou qu’il se repent. Peut-être a-t-il beaucoup de chagrin et de regret de sa conduite. S’il est homme d’honneur, comme je le crois, il doit se reprocher d’avoir fait une espèce d’insulte à une personne qui lui témoignait de l’estime et de la déférence.

Après cela, il ne se rend peut-être pas compte de sa grossièreté. C’est peut-être un homme qui s’enflamme bêtement, comme un cuistre ingénu, de toutes les femmes qu’il voit, et qui a si peu rencontré de femmes du monde, qu’il prend leur grâce et leur politesse pour autant d’avances. S’il en était ainsi, je le mépriserais, et je n’aurais pas assez d’ironie contre moi-même pour m’être laissé éblouir par son éloquence de Vadius !

Mais non ! c’est impossible ! Il y a en lui par moments trop de finesse et de bon sens délicat… Non ! c’est un homme qui s’en va à travers la vie comme un rayon de soleil, sans savoir sur quoi il tombe… ou bien… Mais je m’y perds, et, au milieu de mon indignation, je me sens prise d’une immense pitié pour cet homme grave qui ne sait peut-être pas plus lutter qu’un enfant contre le premier éveil de son cœur… Pauvre Émilius ! comme il eût été favorisé du ciel, si, au lieu d’une mondaine comme moi, mon père eût eu une fille éprise de botanique ou de minéralogie !