Flavie/VII

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Michel Lévy Frères (p. 151-172).

FLAVIE À ROBERTINE


22 mai.

Ma chère, voilà lady Rosemonde partie tout d’un coup, avec son fils et ses nièces. Il y a un peu d’aigreur entre nous. Cela devait arriver.

En somme, c’est la mère qui a eu tort et mon père aussi, de se faire des ouvertures sans réfléchir à l’invraisemblance du succès.

Mon père, certainement, grille de me voir mariée ; je comprends ça. Mais lady Rosemonde ne devait pas être si pressée de marier son enfant, et surtout de me parler de lui. Le jeune homme s’en est douté, et, dès lors, il est devenu exigeant avec moi comme un mari ; et puis il a eu du dépit, et il est revenu la tête haute, les pieds en dehors, fier comme un maître de danse, et croyant se moquer de moi.

Je me suis amusée à vouloir, pour toute vengeance, le marier avec sa cousine ; il m’a dit qu’il n’avait pas besoin de moi pour cela ; sur quoi, je l’ai traité de baby. Tout cela dans les termes les plus exquis et avec les plus caressants sourires ; mais c’était là le fond des arguments, très-transparents pour tout le monde ; si bien que lady*** a reçu, à temps, une lettre qui l’a fait partir pour Venise avec toute sa couvée.

Selon sa coutume, mon père n’y a vu que du feu ; ce départ inattendu de nos voisins est tombé sur lui comme une cheminée du haut d’un toit, et, dans son trouble, il a fait l’énormité de mettre l’étiquette de sylvia subalpina au bec-fin des roseaux. Émilius a pensé en faire une maladie, non pas de notre drame domestique, mais de la distraction de mon père.

Nous voici donc réduits, en tant qu’intimité, à la société du savant ; je ne compte pas pour une société celle du dehors. Je m’étais habituée à regarder lady Rosemonde comme une personne de ma famille. Il faut donc que je la remplace par cet excellent homme qui est devenu notre hôte ?

Pourquoi pas ? il y a en lui quelque chose de grave qui sent l’homme mûr et le père. C’est peut-être à cause de cet état singulier de l’âme, tendue et ravie dans les problèmes qui font qu’à trente-cinq ans il est aussi étranger à la pensée de l’amour qu’un centenaire. Il y a cela de bon dans la situation avec lui, que je ne peux pas être piquée de son indifférence, vu qu’aucune femme au monde ne pourrait en troubler l’auguste sérénité. Il est encore ici pour trois jours ; après quoi, il va à Milan ; mais j’espère l’y faire renoncer. Il plaît à mon père, et il me désennuie de temps en temps. Il a de l’amitié pour moi, et, comme c’est un homme aussi dépourvu de volonté dans ses actions qu’il en porte dans ses idées, je compte qu’il me laissera changer ses projets.

Nous avons eu aujourd’hui une sorte d’explication à propos de Malcolm. Il paraît que, sans en avoir conscience, le bonhomme a fait aussi son petit cancan dans cette grande affaire. Il a, je crois, fait savoir à ce bel Écossais que j’étais instruite de ses prétentions. Il paraît aussi que c’est moi qui ai dit cela au bonhomme. Je ne m’en souviens pas. Je l’ai grondé de s’en être souvenu et de l’avoir répété.

Sais-tu comment il s’est justifié ?

— Mon Dieu, ma chère, a-t-il dit ingénument, vous avez du dépit contre le bon Malcolm, et vous ne savez à qui vous en prendre. Vous avez le tort de croire que vous rendez tous les hommes plus amoureux de vous qu’ils ne le sont réellement. Vous avez une très-haute idée de vous-même. Certainement, vous n’avez pas tort : vous êtes très-bien, jeune, riche, aimable. Mais enfin les hommes qui ont mis tant soit peu le nez dans le grand et sublime manuscrit de la nature, comparent les choses de votre monde à des feuillets si mal imprimés, qu’on n’y peut plus lire la signature de Dieu. Croyez-vous donc que ce soit une si grosse affaire que d’être une jolie fille ? La plus petite fleur des champs se tient aussi droite et aussi fière auprès de son ruisseau que vous devant votre miroir. Qu’est-ce que ça fait aux oiseaux des bois que vous ayez une belle dot ? Ils n’en seront pas plus pauvres ni plus riches. Les grains n’en pousseront pas plus vite, et les mouches n’en voleront pas moins. Croyez-vous que, quand vous foulez les herbes des prés, les criquets et les sauterelles se soucient de vos petits pieds et de vos bas de soie ? Ils sont aussi bien chaussés que vous et leur jambe est aussi bien faite !

Tu vois bien que je ne peux pas laisser partir un original qui me dit des choses si divertissantes !



25 mai.

Il est parti et il ne reviendra pas.

Eh bien, nous irons le trouver ; car il n’est plus temps de se le dissimuler : je l’aime !


Milan, 5 juin 185…

Trouve-moi folle ! Oui, je le suis, ou bien c’est le contraire. C’est peut-être la raison qui me vient, tandis que mon état antérieur n’a été qu’une longue divagation. Je voyais faux ; à présent, il me semble que je suis dans le vrai absolu. Peut-être suis-je dans l’impossible quant aux choses de ce monde.

Qu’importe ! J’ai bien assez pensé à la vérité depuis que j’existe ! j’ai bien assez calculé les chances de mon bonheur, de ma liberté, de mon plaisir, de ma vanité ou de mon ambition ! Tout cela s’est envolé comme un rêve. Je suis absorbée par une idée fixe, et ce n’est plus à moi que je pense, c’est à quelqu’un qui tient ma vie, mon repos et mon orgueil sous ses pieds.

Oh ! l’étrange chose ! Qui eût cru cela, que j’aimerais ainsi et que je ne serais pas aimée ?

Car il ne m’aime pas, il me l’a dit, et, au lieu de me devenir odieux, il se fait aimer davantage par sa franchise et sa douceur.

C’est qu’il est bon, lui ! d’une bonté d’ange : pas de reproche, pas d’amertume… Il ne m’aime pas, voilà tout.

Et il a raison, je le sens bien. S’il eût cédé à une passion qu’il ne peut regarder que comme un caprice, je l’admirerais moins, j’aurais moins d’estime et d’enthousiasme pour son caractère.

Nous sommes venus ici, mon père sans savoir pourquoi, comme tu peux bien le penser. Nous avons trouvé Villemer faisant ses préparatifs de départ pour l’Allemagne, où l’appellent je ne sais quelles recherches. Ce qui me charme, c’est que je ne sais et ne comprends pas un mot de ces choses abstraites qui le gouvernent et le passionnent.

Les savants qui viennent voir mon père ici et que j’écoute maintenant, parce qu’ils arrivent toujours à parler de lui, ne sont pas d’accord sur l’importance et le sérieux de ses découvertes. Les uns disent que c’est un génie qui transforme toutes les méthodes ; les autres, que c’est un enthousiaste qui cherche la pierre philosophale.

Donc, c’est un grand homme ou un fou. Et cela m’est égal, à moi ! Tous l’aiment, l’admirent ou le plaignent. Moi, je ne me moque pas de ce qu’il cherche. J’en suis effrayée ! Il me semble aimer un homme qui s’est adonné à la magie et qui finira par voir les anges ou les démons. C’est peut-être là une des causes les plus irritantes de mon amour. Il me plaît de le disputer à l’inconnu, à une puissance occulte qui, vérité ou fiction, est une rivale que je ne peux ni dédaigner ni haïr.

Ce qui dégoûte d’un homme quand on est fière, c’est de le voir vous préférer une laide ou une sotte.

J’aurais peut-être épousé le marquis, si je ne l’eusse vu hésiter entre moi et une bête. Je n’aurais pas si vite congédié Malcolm, si je n’eusse vu le papillon de ses rêves. J’aurais pu me figurer que c’était le phénix fabuleux, le scarabée d’or ou le cheval de l’Apocalypse. Émilius a failli tomber bien bas dans mon estime quand il m’a parlé de rétine et de cornée ; mais il a mêlé à cela je ne sais quels mots qui m’ont semblé cabalistiques. Il y avait du soleil, des spectres, des diamants, des rayons dans ses paroles, et j’ai cru le voir aux prises avec des légions d’esprits lumineux logés dans les nuances fugitives de l’arc-en-ciel.

Non ! je ne voudrais pas savoir ce qu’il cherche, le charme serait détruit ! Je ne veux jamais qu’on me le traduise en termes vulgaires.

En arrivant ici, nous n’avons pu le voir. Je tourmentais mon père, qui le cherchait partout sans le découvrir.

Enfin, j’ai eu une inspiration. Oh ! dans l’amour aussi, il y a de la magie ! J’ai dit à mon père :

— Allons voir le lac Majeur !

Nous sommes arrivés sur les rives de ce beau lac, et la première personne que nous y avons rencontrée, c’était lui. Nous l’avons suivi dans sa promenade. Il nous faisait ses adieux, il partait le lendemain. J’ai réussi à me trouver seule avec lui. Je lui ai dit :

— Vous ne partez pas encore. Vous êtes seul et pauvre. Les choses les plus sublimes ne peuvent s’accomplir en ce monde qu’à l’aide de moyens matériels qui vous manquent. Vous userez votre vie à résoudre le problème de la misère et de l’isolement, c’est tout un, et vous n’y parviendrez pas. Si vous découvrez votre secret, vous mourrez sans l’avoir révélé. Vous ne pourrez même pas avoir la certitude que ce n’est pas une illusion, car j’ai voulu savoir et je sais qu’il faut de la fortune pour expérimenter. Donc, il vous faut cent mille livres de rente et une famille qui vous pose dans le monde. Revenez à Milan, passez-y huit jours, et vous serez à même de réaliser le rêve que je vous propose.

Il est resté muet, absolument muet, perdu dans ses réflexions. Il avait compris.

Ce silence prolongé m’était bien cruel. J’avais des mouches d’or dans les yeux, j’étais prête à m’évanouir de honte, de terreur et de colère.

Il m’a pris la main et l’a baisée en me disant :

— Voulez-vous me donner une heure pour réfléchir ?… Ceci est bien inattendu !

Je l’ai laissé seul. J’ai été rejoindre mon père. Je ne sais de quoi il m’a parlé. Je n’entendais pas, je ne voyais rien ; j’étais folle. Je regardais ma montre à chaque instant. Cette heure-là a été plus longue que toute ma vie passée.

Enfin, elle s’est écoulée. J’ai quitté le bras de mon père en le priant de m’attendre. Je me suis mise à courir comme je n’ai jamais couru. Je suis arrivée à l’endroit où j’avais laissé Émilius, sans savoir par où ni par-dessus quoi je passais.

Je l’ai trouvé debout et souriant, venant à moi sans se presser.

— Écoutez, ma chère enfant, m’a-t-il dit ; asseyez-vous sur l’herbe ; vous voilà toute essoufflée. Moi, je resterai debout ; je crois que c’est plus convenable. Je vais vous parler. Tout autre que moi, en pareille circonstance, serait bien persuadé que vous vous moquez de lui, et que c’est une charmante mystification…

Et, comme il me vit fondre en larmes, il ajouta :

— Mais pourquoi pleurez-vous, puisque je crois que vous êtes sincère et loyale ? Vous voyez bien que je vous estime ; il ne m’est pas venu à la pensée, depuis une heure que je réfléchis, que vous pouviez vous jouer de ma simplicité. Eh bien, voici ma réponse : séchez vos beaux yeux et regardez le soleil. Pouvez-vous me le donner ? Non ! Eh bien, vous ne pouvez rien pour moi ! Maintenant, ce n’est pas là toute la question : il m’est facile de comprendre que vos cent mille livres de rente me feraient marcher plus vite et mieux à mon but, lequel est la lumière ou le néant. Je comprends aussi que vous ayez le cœur généreux et qu’une belle action vous tente ; cela est bien dans la nature de la femme de cœur et d’esprit. Vous seriez heureuse par cela seul que vous croiriez avoir fait mon bonheur, et il est probable que je serais très-heureux aussi de votre bonté ; car la reconnaissance est un sentiment plein de douceur et de beauté pour qui ne se sent pas indigne du bienfait. Mais il y a à tout cela un obstacle invincible. C’est que je suis un homme d’honneur, et qu’un homme d’honneur regarde l’égoïsme comme une bassesse. Ce bonheur, dont je vous parlais et qui était bien fait pour me tenter, j’ai calculé mathématiquement ce qu’il pouvait durer, et le résultat, c’est qu’en élevant le maximum autant que possible, vous auriez trois mois de gloire intérieure pour votre dévouement ; trois autres mois de générosité, de patience et de résignation ; trois autres mois peut-être de dépit, d’effroi, d’agitation, d’incertitude ; et tout le reste de votre vie, de révolte humaine, de vengeance ou de désespoir. Ne dites pas le contraire, je me connais, j’ai déjà aimé ! Je n’ai pas pu oublier la science, et je sais qu’une femme (c’est son droit) doit prendre dans la vie de l’homme qu’elle aime une part plus grande que je ne peux la lui faire. Il est très-possible que j’en vinsse à vous sacrifier tout : mon œuvre ou mon rêve ! Je suis très-doux, et je ne peux pas voir souffrir. Mais, à mon tour, je serais malheureux le reste de ma vie, et qui n’a pas de bonheur ne peut pas en donner. Ne parlons donc plus de cela. Oubliez-le ; moi, je ne m’en souviendrai que pour vous aimer comme ma fille, car je suis d’âge à être votre père. Je suis plus vieux que vous ne croyez !

Je ne sais pas ce qu’il me dit encore, j’eus un vertige affreux, je perdis connaissance.

En revenant à moi, je vis mon père à mes côtés. Émilius avait disparu.

Mais il n’est pas parti encore. Nous l’avons retrouvé une heure après à l’auberge, et nous voilà de retour à Milan, où il a promis de venir nous dire adieu ce soir.

Je t’écris en l’attendant, ma chère. J’espère encore ! que dis-je ! je crois, je suis sûre qu’il restera.

Au moment où il m’aidait à remonter en voiture, au bord du lac, j’ai vu dans ses yeux une larme, une seule ; mais une larme de cet homme là !… Je suis majeure, tu sais ? et mon père n’aurait pas même l’idée d’une résistance légale. Il sera étonné, mais, au fond, il m’approuvera, après m’avoir fait toutes les observations qu’il croira devoir me faire.


Minuit.

Il est parti ! Je ne l’ai pas vu ! Je ne le reverrai jamais !… J’ai la fièvre, on vient de me saigner. Adieu, Robertine ; pense à moi… à cette coquette, à cette mondaine, à cette folle qui pourtant n’était pas une fille sans cœur !