Flavie/VIII

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Michel Lévy Frères (p. 173-180).

FLAVIE À ROBERTINE


Nantes, 27 septembre 185…

Ma Robertine, je me marie demain.

J’épouse, sans fanfares et sans canonnades, un bon jeune homme que j’aime de tout mon cœur. Je n’ai pas voulu te le dire avant que les choses fussent indissolublement arrêtées.

Émile… Je ne dis pas Émilius, c’est un autre Émile : c’est Émile de Voreppe, que tu connais un peu, qui a maintenant vingt-huit ans, une belle position dans la magistrature, un esprit sérieux, un caractère charmant, peu de fortune et beaucoup de cœur.

C’est mieux que je ne méritais, n’est-ce pas, après une jeunesse si dissipée et avec une tête si légère ? Eh bien, je suis de ton avis jusqu’à un certain point ; mon passé ne vaut rien ; mais, depuis six mois, j’ai beaucoup réfléchi, et je te fais la promesse que mon avenir vaudra mieux.

Non, je ne suis plus la même. Je n’ai pas cru devoir te dire, jour par jour, le changement qui se faisait en moi. Tu n’y aurais pas cru tout de suite, tu m’aurais découragée. Tu es moqueuse, et, comme je le suis aussi, ce pauvre moi n’eût pas été pris au sérieux comme il voulait absolument l’être. Le voilà débarrassé de sa gouverne ; l’imagination est calme. Le rêve de l’impossible, ce malheureux et superbe rêve qui m’avait gagnée, s’est évanoui tout doucement.

Tu as su par mon père, qui t’a écrit plusieurs fois, que j’ai été malade peu de jours, mais que ma convalescence a duré plusieurs semaines.

J’avais eu un commencement de fièvre cérébrale qui a avorté. Deux mois de langueur et d’affaiblissement physique ont changé forcément mes habitudes, et je peux dire que la nature m’a aidée maternellement à devenir plus calme, plus sédentaire, partant plus studieuse et plus raisonnable.

Et puis, puisque je clos aujourd’hui sans retour une phase de ma vie, je peux bien te dire que cet engouement, ce caprice, cette passion, si tu veux, a été pour quelque chose, pour tout peut-être, dans ma conversion. Je serais injuste si j’oubliais volontairement que la conduite et le langage de cet homme étrange m’ont fait réellement un grand bien. Je l’estimerai toute ma vie, et je crois pouvoir dire que mon mari lui devra son repos et sa sécurité.

Vois-tu, j’avais vécu trop factice, antinaturelle, dans le convenu du monde, dans le scepticisme de l’esprit et dans le vide du cœur. J’en étais lasse, je commençais à avoir honte de moi-même, et il fallait que tout cela vînt aboutir à une explosion, à une grande folie, à une idée de dévouement !

Eh bien, cette folie a eu pour objet, grâce à mon étoile, je le reconnais, un homme excellent ! magnanime, sage comme Nestor, en dépit d’un cerveau fantastique ; une bonne et belle âme enfin, et cet homme a été le médecin de mon esprit malade. S’il m’eût raillée, s’il m’eût dit tout ce qu’un homme plus expérimenté et me connaissant mieux eût pu et dû me dire à ce moment-là, j’étais perdue. Je me serais, à coup sûr, jetée dans les rêves et dans les romans. Il le fallait bien, puisque j’avais tant dédaigné et tant raillé moi-même l’idéal et les grands sentiments ! Mais sa confiance et sa naïveté m’ont sauvée. Il n’a fait ni l’étonné, ni le modeste, ni le sceptique ! Il ne s’est pas aperçu que j’étais profondément ridicule.

Avec lui, j’ai commencé à me prendre au sérieux. Je ne sais pas si j’ai aimé, mais j’ai cru aimer ; j’ai souffert, j’ai tremblé, j’ai pleuré.

Tout cela m’a été bon. J’avais appris d’ailleurs, déjà, en l’écoutant, que le mérite d’un homme n’est ni dans ses habits, ni dans ses chevaux, ni dans sa manière d’entrer dans un salon, ni dans aucun de ces riens dont, sans en convenir, j’étais éblouie.

J’ai cessé d’être bête en écoutant un homme à idées. J’ai fait la découverte d’une variété nouvelle dans la tribu des épousables. L’homme sérieux m’est apparu non plus comme un pédagogue malpropre et caricature, mais comme un être mieux doué et plus honorable pour une femme que l’homme frivole et pimpant.

Aussi ai-je cessé de faire des théories sur le mariage au point de vue du rôle à jouer dans le monde.

J’ai donné ma démission de femme à la mode.

Je pense sérieusement, aujourd’hui, aux choses de la famille, et je crois que j’y serai facilement et doucement initiée par celle de mon mari. Il a une sœur charmante, vertueuse et point prude ; un père très-instruit et très-bon ; une mère pieuse mais tolérante. Quant à lui, je crois être dans les meilleures conditions de bonheur. J’ai pour lui une amitié réelle et en lui une confiance absolue.

Nous passerons l’hiver à Paris, et je te le présenterai.

Maintenant, si tu veux savoir des nouvelles de mes anciens amis, je te dirai que Malcolm est en Angleterre, en voie d’épouser la mésange no 1 ; que lady Rosemonde m’a écrit, à l’occasion de mon mariage, une lettre charmante, tout à fait bonne et franche. La petite Ann y a glissé quelques mots naïfs et tendres. Celle-là n’a jamais cessé, dit-on, de m’adorer.

J’ai absolument perdu de vue les beaux et les belles de Rome et de Florence, les marquises, les abbés et tutti quanti.

Quant à celui dont je t’ai tant et trop parlé, j’ignore absolument où il est.

J’ai su par mon père qu’il avait pris la route de Berlin ; mais il ne nous a pas donné signe de vie, et je pense bien que ce sera toujours ainsi.

Je ne désire pas qu’il en soit autrement. J’aime mieux qu’il reste dans son nuage comme un esprit mystérieux dont je ne souhaite plus l’apparition, mais dont le souvenir me reste doux et dont la bénédiction me portera bonheur.


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