Fleurs de Lassitude
Fleurs de Lassitude[1]
ÂMES ERRANTES
Étoiles filantes.
Âmes errantes
Qui se rencontrent un instant
Et qui savent seulement
Que la route est longue et dure.
Longue et dure
Nuit obscure
Où nous allons à tâtons
Sans conseils et sans bâtons
Quand donc verrons-nous la fin ?
Verrons la fin,
Qui sait ? demain ?
Terre d’exil nous couvrira
Personne ne nous pleurera —
Pauvres âmes errantes !
ÉTOILE MYSTÉRIEUSE
Au loin mon songe m’a emportée
Parmi les étoiles de la voie lactée
Et là dans un petit astre bleuté
J’ai vu toutes les choses qui n’ont jamais été.
Ce n’est pas le royaume du peut-être,
Mais celui plus triste de ce qui ne put être.
J’y ai vu le cortège des gloires jamais atteintes
Et la vague théorie des amours non étreintes.
Chacun de nous y trouverait un peu de soi,
Chacun y entendrait murmurer les voix
De maintes choses mortes avant d’être nées,
De douces chimères, de lointaines pensées.
Tout ce qui fut désiré et ce qui jamais ne se fit.
Tout espoir poursuivi et jamais accompli,
Toutes les âmes errantes de nos amours inexaucées
Dans cette lointaine étoile se sont enfin fixées.
J’y retrouvai toute une partie de moi-même.
Fantômes indécis, êtres aux formes blêmes,
Toutes les pensées que je ne t’ai jamais écrites,
Toutes les paroles que je ne t’ai jamais dites.
Tout ce que j’aurais voulu et qui ne put être,
Tout ce qu’un cruel sort n’a laissé naître.
Et dans l’étoile mystérieuse j’ai même trouvé
Le pauvre petit baiser que je ne t’ai pas donné.
ARRIVÉE
Quand après un long et dur voyage
J’abordai enfin dans ces tristes parages
Je vis que la porte d’entrée
Par un chien noir était gardée.
C’est, me dit-on, un chien de Mongolie
Gardien de la maison de Mélancolie.
De sa tête poilue il me frôlait
Haletante et sèche sa langue pendait.
Dans l’accablante chaleur
Je sentais palpiter son cœur.
« Depuis quand, ô chien de Mongolie,
Gardes-tu la maison de Mélancolie ?
— Bientôt sera terminé mon temps.
Je ne serai plus sentinelle longtemps.
Jamais aucun n’a résisté
Plus de deux brûlants étés.
Après, un autre chien de Mongolie
Vient garder la maison de Mélancolie. »
Deux ans ils gardent ce poste perdu
Puis on les enterre et n’en parle plus ;
Pour un qui part dix renaissent
Et les morts nul vide ne laissent :
Toujours se trouve un chien de Mongolie
Pour garder la maison de Mélancolie.
(Pékin.)
VILLE DE SOUFFRANCE
Quand je te vis d’abord, ville triste et grise,
D’un indicible effroi mon âme fut prise.
Je sentis sur le cœur un poids
Et il me parut entendre une voix
Qui me murmura sourdement :
C’est là que tu souffriras longuement.
De longues files de chameaux surchargés
S’avancent vers toi le cou baissé.
Ils ont traversé le désert immense,
Ils ont connu la soif intense
Et maintenant ils entrent lentement
Dans la ville où l’on souffre longuement.
Tu es gardée par de hautes murailles
Qui semblent vouloir livrer bataille
Contre tout ce qui s’approche de toi vivant.
Contre tout ce qui n’est pas ton propre néant,
Contre tout ce qui pourrait alléger les tourments
De la ville où l’on souffre longuement.
Ailleurs tu es cernée d’eaux stagnantes
Qui reflètent vaguement tes tours menaçantes
Et d’où s’élève l’odeur nauséabonde
De toute cette grande ville moribonde.
Tes alentours sont couverts d’ossements
De bêtes qui ont souffert longuement.
Autour de toi se jouent de blafardes lumières
À travers des tourbillons de poussière
Qui révèlent pour un instant soudain
Quelque être loqueteux à peine humain.
Être empreint de ce morne accablement
De ceux qui ont souffert longuement.
À tes portes on voit de noirs pourceaux
Et de misérables mendiants en lambeaux
Tous atteints de maladie mortelle,
Tous étalant une plaie cruelle.
Grelottant, agités par des tremblements,
Geignant qu’ils ont souffert longuement.
Sous la voûte de tes portes sombres
S’engloutissent toutes ces pâles ombres
Pour augmenter encore les exhalaisons
Qui flottent sur la grande ville-prison,
Pour augmenter encore le grouillement
De ceux qui doivent souffrir longuement.
Tes rues sont pleines d’êtres en guenilles
Aux faces hébétées d’humains gorilles
Et dans ta fange des femmes accroupies
Cherchent quelques viandes pourries
Pour tronquer leur faim avidement.
Pour souffrir un peu plus longuement.
Tu es celle qui ôte l’espérance,
Tu es celle qui tue la conscience.
Tu sais rendre même le succès amer
En nous privant de tout être cher,
Tu engendres le vice dans l’isolement
Pour que nous souffrions longuement.
Je voudrais t’oublier, ville triste et grise,
Revivre ailleurs la vie que tu m’as prise,
Pouvoir chasser de mon souvenir
Tout ton monde pourri, sans avenir,
Et retrouver enfin le contentement
Après avoir souffert si longuement.
Mais comme un cauchemar je crains parfois
D’entendre toujours la clameur de tes voix,
De revoir toujours tes tristes laideurs,
De sentir toujours tes fétides odeurs.
De ne plus pouvoir sourire gaiement
Parce que j’ai souffert trop longuement.
(Pékin, mai 1899.)
VENT DE SIBÉRIE
Sens-tu à travers l’espace
Combien je suis lasse.
Sens-tu que la destinée
Cruellement m’a brisée ?
Sens-tu mon isolement
Et tout l’effondrement
De chaque chose souhaitée,
Perdue aussitôt que née ?
Quand dans le steppe gémit le vent
C’est ma plainte que tu entends.
Sens-tu le profond dégoût
Et la fatigue de tout
L’ennui mortel de la vie
Qui m’ont toute envahie ?
Sens-tu combien j’espère
Ce qui seul nous libère
Ce qui nous donnera l’oubli,
De toutes chose dans l’infini.
Quand dans la steppe gémit le vent
C’est ma plainte que tu entends !
(Pékin.)
RETOUR
Ils sont partis pour un long voyage
Bravant le vent et les naufrages
Toute privation leur semblait légère
N’allaient-ils pas au pays des chimères ?
Les désirs gonflaient leurs grandes voiles,
L’ambition était pour eux l’étoile,
L’espérance, oh, fuyante maîtresse,
Les conduisait sur la mer traîtresse.
Ils ont couru de longues années,
Ils ont fait maintes dures traversées
Et toujours devant eux fuient deux lueurs,
Ces deux fantômes nommés gloire et bonheur.
Ils sont revenus la tête baissée,
Ils revoient la patrie qu’ils ont laissée
Et demandent au premier promeneur :
Seraient-ils donc ici, gloire et bonheur ?
Le promeneur les regarde tristement :
Hélas ! voyageurs, voilà bien longtemps
Que toute gloire chez nous a disparu
Et le bonheur est où l’on ne désire plus.
REPOS
Ne jetez pas de pierre dans l’eau dormante
Pour troubler sa torpeur.
Ne brisez pas cette fleur tremblante
Pour respirer sa senteur.
N’effleurez pas l’aile du papillon,
Il perdrait ses couleurs.
Ne touchez pas au cristal du glaçon.
Il disparaît à la chaleur.
Ne chassez pas les images de mon rêve
Pour moi plein de douceur :
Pour quiconque a marché sans trêve
Le repos s’appelle bonheur.
DÉSENCHANTEMENT
J’ai perdu mon bonheur si fragile,
Brisé par ce qui fut ma divinité,
Les débris montrèrent que d’argile
Était ce que j’ai tant adoré.
Hélas d’argile nous-mêmes
Comme toute la création,
D’argile tout ce que l’on aime
Et les dieux de notre invention.
APPÉTITS
Nous combattons tous pour un peu de gloire.
Nous brisons ce qui nous barre le chemin,
Nous voulons atteindre une place au festin,
Boire dans une coupe d’or et d’ivoire.
Nous demandons plaisirs, honneurs et places,
Impitoyables à ceux qui combattent pour leur vie,
Quand toute la farce sera si vite finie
Sans que nous laissions les moindres traces.
Car nous allons tous vers la fosse commune
Et nous servirons tous de pâture aux vers
Qui s’arracheront les lambeaux de nos chairs
Comme nous nous sommes disputé la fortune.
- ↑ Elles sont le début, dans notre littérature, d’une Allemande, actuellement ambassadrice, qui a passé trois ans à Pékin, d’où elle date quelques-uns de ces vers.