Florence (Girard)/I

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I

L’ASSAUT


Montréal, un soir de septembre.

Un ciel cobalt, un horizon pourpre et or.

Les vieilles maisons, assises comme de gros dogues. Sur la rue, des jeunes, des vieux, des beaux, des laids. On flirt, on regarde, on flâne les deux mains dans les poches, le nez au vent.

Tous semblent heureux.

La nature humaine est ainsi faite. Un rien chasse le sourire de ses lèvres et lui tire des larmes. Un seul rayon de soleil la comble de joie, un ciel chargé de nuages lui donne l’envie de pleurer.

Soudain, à l’angle des rues Sainte-Catherine et de la Montagne, deux groupes de jeunes gens se rencontrent. Les poignées de mains s’échangent à la canadienne, avec cette force et cette chaleur que seuls connaissent ceux qui y mettent plus de cœur que de cérémonie.

— Bonjour, Albert, tu m’as l’air bien joyeux. Je parie que ta grande Bertha ne s’est pas montrée insensible à tes déclarations enflammées de Roméo.

— Allons donc, vieux disciple d’Hippocrate ! Penses-tu qu’à ton illustre exemple je ne me sers de mon bistouri et de mon scalpel que pour déboucher les bouteilles ?

— Bien dit, s’écrie la bande avec force applaudissements ; ce petit Albert n’est pas si nigaud qu’il le paraît.

— Merci du compliment, messieurs.

— Mais qu’a donc Hubert ? dit Auguste, jeune étudiant en médecine qui, en dépit de ses écarts, promettait d’arracher beaucoup de victimes des embrassements par trop affectueux de la mort. Mais qu’a-t-il donc ? Ah ! voilà, j’y suis : son oncle en a encore pour dix ans à vivre, et… au revoir l’héritage !

Hubert Rolette, après de brillantes études chez les Sulpiciens, était entré comme journaliste à La Minerve. Là, il donnait libre carrière à ses talents d’écrivain, d’orateur et de patriote.

Hubert était un favori de la nature.

Très grand, maigre, presque un enfant par l’âge, vingt ans à peine, il ne passait nulle part inaperçu. Sa physionomie, dont une certaine teinte de mélancolie inspirait la sympathie, aurait, s’il eût été roi, relevé l’éclat du trône.

Un nez droit et énergique, des lèvres fines et expressives, toujours prêtes à laisser découler des flots d’éloquence, des yeux tantôt d’un brun velouté dans les caresses de l’amour, tantôt d’un noir de jais, d’où jaillissaient des éclairs, dans les moments d’humeur, une riche chevelure brune, séparée sur le côté de la tête, imberbe, voilà Hubert.

Au moral, le même enfant gâté. Une intelligence d’élite, de l’esprit plein les yeux, une bravoure à toute épreuve, et surtout un cœur de femme.

Moins bien favorisé sous le rapport de la fortune, de cette pénurie, cependant, il avait retiré une ressource qu’il n’aurait pas acquise au sein de l’opulence. Luttant tous les jours, dans le rude struggle for life, il s’était vu maître d’une énergie qu’il n’aurait pas eue à un si haut degré, possesseur d’une fortune qui donne le pain quotidien, sans en laisser apprécier la valeur.

— Allons, Hubert, dit Alfred Rapeau, tête légère, mais bon cœur, tu me sembles triste ce soir. Viens noyer ton chagrin dans un petit verre de vin. Si tu as des peines d’amour, je t’assure que cela aura pour toi le même effet que les eaux du Léthé.

— Merci, mon cher, je ne me sens pas bien ce soir, et je vous prie de m’excuser, mes amis. Bonsoir.

— Pauvres garçons, pensa Hubert, en les quittant ; comment peuvent-ils être si gais, alors que notre malheureuse patrie, que notre Canada souffre tant ?

Hubert aimait son pays d’un amour qu’il plaçait au-dessus de tout. Pour sa religion, sa patrie, ses coutumes et ses lois, il se fût laissé hacher en morceaux.

Et tout absorbé dans ses sombres pensées, inquiété par l’avenir menaçant, gros de nuages, il redoutait la tempête qu’il voyait poindre à l’horizon, comme le marin dont l’œil perçant sait distinguer le grain qui va mettre le ciel en feu et bouleverser les flots si calmes un instant auparavant.


Et la jeune fille désigne, sur la rue Notre-Dame, une massive maison en pierre.

À son insu, il a ralenti le pas. Soudain il sent une larme, qui un moment a perlé à sa paupière, tomber sur sa main. Revenu à lui-même, il lève la tête, et ne voit plus que quelques promeneurs.

Tous se hâtent de regagner leurs demeures.

Les ombres du soir descendent vite sur la terre à cette époque de l’année. Quelques étoiles font une à une leur apparition dans la ouate bleu-noir du ciel. Ce sont autant de reines rayonnantes de splendeur trônant au milieu des ténèbres de la nuit. Le vent se fait plus frais. Il secoue faiblement les branches grisâtres des érables, qui allongent leurs rameaux comme des bras chargés d’un riche butin.

Le jeune homme presse le pas.

Tout à coup, au détour d’une rue noire comme un four, il a entendu un cri déchirant « Au secours ! »

À cet appel suprême, Hubert, avec la rapidité du cerf qui franchit les montagnes poursuivi par le trait du chasseur, arrive à l’endroit d’où est parti ce cri désespéré. Et là, que voit-il ? Une jeune fille se débat sous l’étreinte passionnée d’un vaurien. Le jeune homme sent se décupler ses forces. Sous l’empire du courroux et de l’indignation, il saisit la brute par le cou, comme dans un étau, il le force à lâcher prise, et lui dit d’une voix qui imposerait silence à toute une populace ameutée :

— À genoux, âme vile, et fais tes excuses à cette jeune fille !

— Jamais !

— C’est ce que nous allons voir.

Et Hubert, dont le sang bouillonne dans les veines, prend le malfaiteur par les deux épaules et le force à
plier sur ses genoux. Il lui crie encore une fois :

— Demande pardon, ou d’un coup de poing je t’envoie rejoindre tes pères.

Le chenapan eut peur. À la vue de la taille de son adversaire, de sa voix qui gronde comme un tonnerre, de ses yeux qui dardent sur son visage à barbe rousse et inculte ses prunelles enflammées, de ses mains qui le serrent à lui broyer les os, il ne se sent pas de force à lutter. Il baisse la tête, et dit d’une voix qui semble sortir du fond d’un sépulcre :

— Pardon !

— Maintenant, continue Hubert, disparais à mes yeux, et sois bien heureux d’en être quitte à si bon marché.

Le tramp ne se fait pas répéter deux fois l’ordre qui vient de lui être intimé. Il détale à travers le Champ-de-Mars. Il voudrait avoir les bottes du Petit Poucet. Certes, sur les cailloux et les verres cassés, il va se déchirer les pieds que de vieilles savates, trouvées probablement dans le fond d’une ruelle, laissent à nu à maints endroits en baillant comme des huitres en temps de pluie.

Hubert se tourne alors vers la jeune fille pâle et les cheveux défaits. Elle n’a pu prononcer un mot durant cette scène, tant a été intense son émotion. Il lui dit avec une douceur engageante :

— Mademoiselle, permettez-moi de vous accompagner, de peur qu’il ne vous arrive quelque nouveau malheur !

La jeune fille lève les yeux sur Hubert et lit sur sa figure, franche et ouverte, l’honnêteté et la bravoure d’un preux chevalier. Elle s’appuie sur le bras qu’il
lui offre et lui dit avec un timbre dans la voix et un regard dans les yeux que seuls connaissent les femmes :

— Merci, monsieur.

Hubert est tout bouleversé.

Fier de cette jeune vierge qui s’abandonne à lui avec tant de sécurité, qu’il sent toute palpitante appuyée sur son bras, il eût, pour la défendre, défié un mortier maudit braqué sur sa poitrine.

Pendant quelques instants, tous deux, agités de sentiments divers, marchent en silence. Hubert songe aux bizarreries du sort qui rapproche ainsi d’un seul coup deux êtres qui, auparavant, ne se connaissaient pas. Bizarreries qui donnent à l’un d’eux un droit de protection sur l’autre, droit qui eût été criminel en tout autre circonstance, mais qui, maintenant, devenait un devoir sacré.

Œuvre sublime du Christ qui, en venant sur la terre, a brisé les liens qui retenaient la femme captive dans un honteux esclavage et en a fait d’une chose que l’on possède, un être que l’on doit vénérer à l’égal d’une chose sainte. Ne fût ce que pour le martyre que lui coûte la naissance de l’enfant qu’elle donne à son pays ou qu’elle rend à son Dieu !

Hubert contemple à la lueur d’un reverbère cette figure si douce, si belle, avec ses grands yeux qui passent du gris au violet et du violet au gris. Sur son front pur et poli comme un marbre de Carare, se jouent les mèches folles d’un blond fauve qui ressortent rebelles de sa coiffe. La bouche voluptueuse, rouge comme les merises de nos bois, et un peu relevée au coin des lèvres, lui donne un air mutin et moqueur. Un peu fort, mais bien dessiné, le nez indique de la volonté, beaucoup de volonté. Son buste souple et bien modelé, un peu court, est fait pour captiver les yeux les plus pudiques. Il se détache de cette jeune fille un mélange de décision et de douceur, de fierté et d’humilité, de gaieté et de mélancolie, de virilité et de grâce, de naïveté et de profondeur, qui étonne, attire et subjugue. Pour la première fois, il se glisse dans le cœur du jeune homme, un sentiment qu’il a refusé de reconnaître jusqu’alors.

— Demeurez-vous loin ? demande Hubert, pour rompre le silence.

— Oh ! tout près !

Et la jeune fille désigne sur la rue Notre-Dame, une massive maison en pierres brutes, une de ces vieilles, vieilles maisons à larges cheminées que nous vénérons aujourd’hui comme les rares reliques d’un glorieux passé. Le pied de ses murs étaient enfoui sous les fleurs et les plantes grimpantes. Un vrai nid !

— Comment, déjà !

— Mais oui. Que je vous suis reconnaissante, monsieur, de ce que vous avez fait pour moi !

— Oh ! n’en parlez pas, mademoiselle, de grâce. Je suis amplement récompensé par ces trop courts instants, pendant lesquels j’ai eu l’honneur de vous accompagner.

— Est-ce toi, Florence ?

Levant la tête, Hubert voit émergeant prudemment de la fenêtre un chef couronné d’un bonnet de nuit blanc, gigantesque. Tant de blancheur dans les ténèbres ! Un réel fantôme.

— Oui, père. Au revoir, monsieur.

Elle tend à Hubert une main blanche, mignonne, une main de sainte Cécile, qu’il baise avec respect.

— Au revoir, mademoiselle, reprend-il, avec un accent étrange.

Il disparaît dans les rues tortueuses et mal éclairées, ou point du tout. On dirait des serpents éventrés se tordant en mille contorsions d’atroces souffrances.

Tout le long du chemin, une image enchanteresse, irrésistible, l’obsède. Il veut la chasser et ne le veut pas. Enfin, il se laisse bercer par cette vision vaporeuse. Les propos flatteurs des jeunes citoyennes à son égard ont toujours, comme l’eau du torrent sur le rocher, passé sans le mordre. Il a toujours eu, contre leurs traits acérés et enviables, un cœur entouré d’un triple airain. Mais ce soir d’automne, Hubert s’aperçoit qu’il a été touché.

Il aime, donc il souffrira.