Florence (Girard)/II

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II

JEAN DRUSAC


Jean Drusac était originaire de Normandie.

Après le collège vint la cléricature, puis le notariat. Il se livra à cette étude avec ardeur. Cela dépendait plus de sa cupidité que de son amour du travail, du désir de s’instruire ou de la plus noble de toutes les ambitions : la gloire, cette ambition, partage des âmes magnanimes qui échangeraient toute leur fortune, qui donneraient leur vie même pour voir leurs noms inscrits dans le livre d’or de la postérité.

À trente ans, il songea à se marier.

Il fut guidé dans ce choix, comme dans le reste de ses actes même les plus décisifs, par l’argent. Son but était de parvenir aux richesses, coûte que coûte. Là tendaient tous les efforts et de son intelligence et de ses intrigues.

Entendre le son métallique des pièces d’or et d’argent vibrer harmonieusement à ses oreilles ! voir les billets verts s’aligner en piles devant lui ! plonger ses mains avides dans un monceau d’écus qui laissent un froid dans les mains mais un chaud au cœur ! Quel rêve !

Partant, tout moyen lui semblait bon. Il pensait, en se frottant les mains et en clignant de l’œil : « la fin justifie les moyens. »

Cet amour excessif de l’argent, il l’avait sucé avec le lait maternel. C’est ce qui le poussa à ce mariage réservé aux âmes basses : un mariage d’argent.

Quel est l’idéal du mariage ? Quel est le mariage que les âmes nobles, grandes, élevées, recherchent avec l’acharnement du mineur qui, dédaignant plusieurs pépites d’or de peu de valeur se rencontrant sur son passage, franchit, s’il le faut, les ravins les plus profonds et les plus terrifiants, descend les pics les plus abrupts pour aller recueillir dans le lit desséché d’un ruisseau le monceau d’or enfoui là depuis des siècles ?

Un homme qui a du cœur, un idéal, ne se marie pas pour de l’argent. Non ; s’il se marie, c’est qu’il sent que son âme a besoin de s’épancher dans une autre âme, dans une âme qui sache le comprendre. C’est qu’il veut mettre sa main dans une main qui sache presser la sienne dans le succès, et qui, dans les revers, sache y laisser tomber des larmes de femme. Larmes qui ont pour les blessures faites au cœur de l’homme le même effet que le baume versé sur une plaie béante. Car Dieu a donné l’éloquence et le courage à l’homme, la force au lion, des serres et un bec redoutables à l’aigle, l’agilité au coursier des landes sauvages. À la femme pour se défendre ou pour consoler, il a donné les larmes.

Mais comment un homme pourra-t-il s’épancher dans un cœur qui ne le comprend pas ? Comment lui parler de ses projets de gloire, d’actes de vertu, si la femme ne peut que lui répondre :

— Me conduiras-tu au théâtre ce soir, au bal ? — Quand m’achèteras-tu un chapeau neuf ? — Tu es trop honnête. Tu ne gagnes pas assez d’argent.

Que l’homme donc qui comprend ce que peut une femme dans sa destinée, recherche avant tout une femme de vertu et de dévouement. Une femme capable de sacrifier sa vie, s’il est nécessaire, pour ceux à qui elle s’est donnée sans retour : à son époux, par le mariage, à ses enfants par la maternité. S’il s’y joint la beauté, la distinction de famille, les richesses le trésor a d’autant plus de valeur. C’est la perle précieuse renfermée dans un écrin de haut prix. L’écrin lui donne un nouvel éclat et montre, au premier coup d’œil, l’excellence du bijou qui y est renfermé.

L’on se plaît souvent à dire dans le malheur comme dans le bonheur, que la fortune est capricieuse, qu’elle se joue des hommes. Plus d’une fois, cela est vrai. Jean Drusac, qui n’avait ambitionné qu’une femme riche, trouva une femme belle. Et, qui plus est, une femme de dévouement.

Son père, en mourant, lui avait laissé une quinzaine de mille francs. Il s’était acquis une position honorable en ouvrant une étude de notaire. De là, point de difficulté à décider un certain docteur de province à lui jeter sa fille par la tête. Elle, malheureusement, se laissa éblouir par ce qui fascine, surtout de nos jours, tant de jeunes filles. C’est à dire, un homme de profession libérale.

Et avec un homme de profession libérale, ma foi, on court toujours une chance de jouer un rôle plus ou moins actif, plus ou moins brillant sur la scène mondaine.

Est-ce que le laboureur, qui vit obscur au fond de ses terres en servant bien son Dieu et son pays, n’est pas plus grand sous l’étoffe grossière que l’homme d’État décoré, titré, honoré, adulé, qui ne pense qu’à s’enrichir tout en paraissant servir son pays ?

Est-ce que le mineur qui aime bien son Dieu, sa patrie et sa famille, mais qui a le malheur d’avoir des souliers éculés et des pantalons troués et effrangés, n’est pas plus noble, avec son pic comme sceptre et les sueurs de son front comme diadème, que le roi crapuleux, avare et amolli, aux pieds des courtisanes enrubannées de sa cour ?

Le petit ouvrier chétif, les mains et le visage noircis de sueur et de fumée, qui peine sur son établi ou dans l’atmosphère lourde et suffocante d’une manufacture, mais dont le cœur ne craint rien tant que de faillir à l’honneur du drapeau de son pays ou de son Dieu, n’est-il pas plus admirable que le capitaliste honteux et rapace qui, paresseusement étendu dans son fauteuil, lit la hausse ou la baisse de la Bourse ?

Allons donc !

Un jour, Me Drusac, torturé par le démon de la cupidité, plaça, malgré les sages avis de sa femme, la plus grande partie de sa petite fortune dans une spéculation. Son avoir, dit-il, serait quintuplé, centuplé. Mais voilà ! Un crach formidable, écrasant, survint comme un coup de foudre. En un instant, écus, billets, espérances, tout fut anéanti. Et le notaire aussi.

Tombant dans un abattement profond, il se livra à l’ivrognerie, et déserta son étude pour les tavernes.

Emma Berteau, femme de Jean Drusac, voyant son mari manquer de courage, en eut pour lui. Elle ne s’arrêta pas, comme tant d’autres femmes dans des situations malheureuses, à accabler son mari de reproches. Elle chercha de l’ouvrage.

Jusque-là, elle avait vécu dans une richesse relative. La jeune femme n’avait jamais tiré l’aiguille que par manière de passe-temps et pour travailler à ces mille riens qui donnent un cachet d’élégance féminine à un foyer. Mais la misère venait de montrer un pan de son manteau à la fenêtre. Elle venait, de ses poings décharnés, de frapper à la porte.

La pauvre femme ! On la rencontrait par des temps d’orage, grelottant sous une mauvaise mante. Où allait-elle ?

Demander à quelque bourgeoise, autrefois de ses amies, de l’ouvrage pour se chauffer et se nourrir. La nuit la surprenait penchée sur son travail. Pâle, les yeux cernés de bistre, les doigts piqués, usés et bleuis par l’aiguille, elle luttait et priait.

Mais ce genre de vie était au-dessus de ses forces. Chaque heure de travail creusait sa tombe. Un beau matin, elle s’alita.

Sur le bord du tombeau, elle reçut de Dieu comme un soulagement, et une consolation de ses derniers moments, une héritière de ses vertus. C’était Florence.

Elle serra entre ses bras amaigris ce petit paquet de chair rose, qu’elle contemplait avec des yeux ravis et obscurcis par les larmes. Puis elle le présenta à son mari, avec un regard indicible qui implorait la pitié pour ce petit être.

Et elle mourut.

Son âme s’envola dans les régions éthérées du bonheur qui ne finit pas.

Cette mort si triste et si prompte avait dessillé les yeux de Jean Drusac. Il ne voulut plus rester dans un pays qui avait vu les débuts d’une carrière si mal commencée. Il rendit les devoirs suprêmes à sa malheureuse femme, convertit en argent son modeste mobilier, et ayant dit un dernier adieu au ciel qui l’avait vu naître, il s’embarqua avec son enfant pour le Canada.

Après une traversée orageuse, il débarquait à Montréal, en 1818.

L’amour que M. Drusac avait eu pour sa femme, car Jean Drusac aimait sa femme, ce qui l’étonnait fort, il le reporta sur son unique enfant. Enfant que sa femme lui avait laissée comme un souvenir et un pacte inoubliable de leur trop court hymen. S’il continua à adorer l’argent, ce ne fut plus pour lui-même. Ce fut pour sa fille.

Pour sa Florence, Jean Drusac eût vendu son âme.

Aussi, quelle étonnante énergie ne déploya-t-il pas ! Bientôt, l’étude qu’il ouvrit sur la rue Notre-Dame devint une des études les plus achalandées de la ville. S’il continua à demeurer modeste, avare pour lui-même, en revanche rien n’était assez beau, assez riche pour sa fille.

Au couvent, elle devint la compagne intime des demoiselles des premières familles. Elle prit là, en même temps que l’instruction, les manières élégantes du grand monde.

Jean Drusac allait voir Mlle Florence chaque dimanche. Il la bourrait de mille friandises et de menus articles de toilette et de parure qui ravissent toute jeune fille, quelque modeste qu’elle soit.

La nature est là.

Juillet 1837. Florence vient de terminer brillamment ses études, au couvent des Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame. L’élite de Montréal l’a acclamée avec frénésie. Elle a remporté tous les premiers prix. Ses compagnes lui ont décerné le prix de beauté. On l’aime bien, la belle Florence. Son cœur est un cœur d’or.

Le père est digne et froid. Un notaire ne doit-il pas toujours être calme aux yeux du monde ? Mais Florence, arrivée chez elle, ne s’est pas déchargée encore de sa fameuse moisson, que son père lui ouvre les bras. Il la presse avec délices sur sa poitrine, il baise son front virginal, il y laisse tomber les larmes de l’orgueil paternel, puis il la force doucement à s’asseoir sur ses genoux. Le notaire perd la tête. Il rit et pleure en même temps.

— Ma fille, demande-moi ce que tu voudras, je te l’accorde, dût il m’en coûter la vie !

La jeune fille se fait toute petite près de lui. Elle repose sa tête blonde sur son épaule comme au temps où il l’endormait sur ses genoux.

— Votre amour, mon père, je l’ai et je le garde. Voilà tout ce dont j’ai besoin. Vous êtes si bon pour moi !

— Ô ma Florence ! ce trésor ne peut demeurer enfoui plus longtemps. Il faut que l’on t’aime, que l’on t’admire, que l’on baise la trace de tes pas. Bientôt, je te lancerai dans le monde. Tu y brilleras comme une reine au milieu de sa cour, comme une rose au milieu des fleurs. Tu n’auras pas de rivales.

— Mais, mon père, je quitte à peine les bancs du couvent et…

— Suffit. Demain, je te conduirai chez ta modiste et chez le bijoutier. Je suis riche, ma fille, riche… riche !…

Et cependant, sa redingote luit comme un cuivre poli.


À cinquante ans, le notaire était déjà un vieillard


À cinquante ans, le notaire était déjà un vieillard tout cassé. Le chagrin qui l’avait rongé comme un chancre, et le travail d’esclave qu’il s’était imposé, l’avaient vieilli de dix ans et avaient couvert sa tête d’une neige gris sale. Ses joues creuses, son front haut, étaient labourés de rides profondes, comme un champ dans lequel la charrue au soc aigu et tranchant a passé et repassé. Son visage de parchemin, toujours rasé de frais, avait la couleur de quelque document timbré oublié au fond d’un casier. Ce qui frappait surtout, dans cet ensemble, ce n’était ni le gris mat de ses cheveux, ni la peau glabre, ni les rides prononcées, ni le nez en queue de casserole, ni la bouche exsangue, à demi dégarnie de dents et fendue d’un coup de ciseau comme une simple ébauche, mais deux yeux, deux yeux petits, noirs, pétillants de convoitise, à fleur de tête, et toujours tenus en éveil par l’espoir de quelque nouvel appât.

Tel était le digne tabellion.