Florence (Girard)/III

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III

DOUBLE RECONNAISSANCE


Deux mois plus tard.

Aujourd’hui, on lancera Florence dans le monde. C’est comme le vaisseau que l’on pousse, tout pavoisé, sur un fleuve calme, et qui, tout démâté, va se briser sur un récif en pleine mer ! La comparaison est baroque, l’expression est juste.

Le soir, il y aurait bal.

En se réveillant le matin, Florence écarte les sombres draperies de sa croisée encadrée de chèvrefeuille. Le soleil fait irruption dans sa chambre. Ses rayons vivifiants donnent un germe de vie à tous les objets qu’il dore dans une auréole.

Florence est heureuse, très heureuse.

Sans pouvoir s’en rendre compte, elle sent le bonheur remplir son âme.

Elle accompagne, dans un mélodieux duo, un chantre du bon Dieu qui, à travers les branches au feuillage déjà pourpre d’un érable, vient lui souhaiter le bonjour.

Jetant les yeux sur une petite pendule Louis XV, elle s’écrie avec effroi :

— Dix heures ! mon Dieu, qu’il est tard.

Elle passe un peignoir de soie outremer, qui fait ressortir à merveille la neige de son teint et la richesse de sa gorge. Elle chausse des pieds de Trilby dans des souliers de satin rose. Puis, traversant les somptueux appartements comme une sylphe, elle arrive jusqu’au cabinet de travail de son père. Là, elle tend l’oreille, retient son souffle et frappe deux légers coups.

— Puis-je entrer ?

— Entre, entre, ma chère Florence.

— Bonjour ! père.

Elle s’agenouille près de lui et effleure son front ridé d’un chaud baiser.

— As-tu bien dormi ? Tu travailles trop, tu te fais mourir. Laisse donc là toutes ces paperasses, ne sommes-nous pas assez riches ?

— Non, ma fille. La dot d’une héritière royale ne serait pas trop pour toi. Puisque tu es la plus belle et la meilleure des filles, je te veux la plus riche. Mais qu’as-tu, mon enfant, tu me sembles préoccupée ? As-tu quelque chose à me demander ? Ne crains rien, tout ce que j’ai t’appartient. Disposes-en à ton gré.

— Il y a, mon père, qu’hier soir… Mais non, je vais vous faire de la peine.

Et elle lève vers lui ses grands yeux ombragés de longs cils.

— Dis, dis, ma fille, fait le notaire en lui posant sur la tête sa main osseuse.

— Eh bien, père, hier soir je revenais de chez Mlle Brunel, où j’étais allée essayer ma robe de bal. On m’a attaquée. C’est ce qui explique la présence du jeune homme que vous avez vu à votre porte.

— Comment ! s’écrie Me Drusac en se levant d’un bond, les poings fermés et blême de colère. Ce jeune homme aurait il osé…

— Non, père ; sans son héroïsme, vous auriez aujourd’hui un irréparable malheur à pleurer le reste de vos jours. Ce noble inconnu m’a sauvée. Il m’a arrachée de l’étreinte d’un vaurien. Grâce à lui, je suis encore à vos pieds telle que vous m’avez toujours connue. Les colombes, qui viennent becqueter leurs grains de blé dans le creux de ma main, ne sont pas plus pures que le fond de mon cœur !

— Son nom ? demanda le père avec transport, son nom, que je coure sur-le-champ remercier ce brave garçon et lui exprimer tout ce que ressent en ce moment un cœur paternel.

— Son nom, mon père, je l’ignore. Je n’ai pas osé le lui demander.

— Tu as bien agi, ma fille, mais c’est dommage tout de même. Est-il grand, petit ? Comment est-il, beau, laid ?

— Une taille de héros, une figure de prince.

Et elle rougit.

— Oh ! ho ! Mais qu’as-tu donc ? Te voilà rouge comme une cerise.

— Ah ! rien.

Le notaire, tirant sa montre, dit :

— Il est dix heures et j’ai des courses à faire. Voyons ce qu’il y a sur cette feuille.

Soudain il se frappe le front :

— Par Crésus ! et ces invitations que j’allais oublier ! Il est vrai que je n’en ai plus que quatre ou cinq. Mais tout de même, ce sont des jeunes gens de bonnes familles, qui rehaussent l’éclat d’une fête. Et celui-ci, Hubert Rolette, c’est un jeune journaliste et un écrivain de talent. Demain, sans doute, il parlera longuement de cette fête, de son succès et de toi, ma fille. Fais-toi belle, ce soir, plus que jamais. Je me charge du reste. Viens m’embrasser, ma chérie. Un autre… un autre… encore un autre !

Le notaire prend son castor, qui a l’air d’un chat qu’on sort de l’eau, sa grosse canne, un vrai gourdin de meurtrier, et sort en geignant contre ses rhumatismes.

Florence demeure seule avec ses pensées.

Elle se réfugie dans son boudoir, moelleux berceau de bergeronnette plein d’un exquis parfum de bien-être. Retraite où l’homme ne pénètre qu’avec une certaine curiosité et un certain respect, comme l’idolâtre qui franchit le seuil du temple de ses déesses rempli de mystères.

La jeune fille se laisse tomber dans un fauteuil capitonné de velours olive. Ses pieds reposent tout près de l’âtre. Les flammes d’une grosse bûche pétillent joyeusement, car le vent se fait froid au dehors. Elle cache son menton dans sa menotte. Les yeux dans le vide, elle se laisse bercer par ses rêves.

Il y a trois mois à peine, elle était sur les bancs nus du couvent, sous la plus stricte surveillance, renfermée, cloîtrée pour ainsi dire, entre quatre murs tristes et menaçants comme des chiens de garde.

Seul, le spectacle du dévouement et de la foi se présentait à ses regards.

Maintenant, voilà que tout à coup, comme au contact de la baguette enchantée d’une fée, tout change. L’enfant se voit libre. Libre au sein de ce monde tant béni par ceux-ci, tant maudit par ceux-là. Où il faut parfois, le cœur rongé par un serpent au dard aigu et cruel, présenter un visage riant et content. Il faut tromper les regards les mieux exercés. De la comédie, encore de la comédie, toujours de la comédie !

Florence était modeste, non de cette modestie qui veut que l’on ignore ses qualités et ses charmes, mais les fait supporter, aimer même par ceux qui nous entourent. Trop souvent, hélas ! ils sont un objet de mépris et d’envie.

Aussi, reconnaissait-elle sans peine qu’elle serait la proie des fêtes mondaines. On la flatterait, on l’adulerait, on l’accablerait de paroles mielleuses, antipodes des sentiments retranchés derrière les replis impénétrables du cœur.

Un sourire de mépris erre sur ses lèvres, qui se plissent en une moue dédaigneuse. Ce sourire fait bientôt place à un sourire singulier.

Une image, entourée de l’auréole de l’amour, vient de surgir dans sa pensée. De peur de la voir s’évanouir, elle ferme les yeux. Elle revoit ce jeune homme. Ne lui avait-il pas rappelé, la veille, ces hommes tant vantés de l’histoire qui, à la taille et à la beauté d’un héros, joignaient la délicatesse et la grâce d’une femme ? Le reverrait-elle jamais celui qui, du premier coup, avait enchaîné son cœur, comme ces sites admirables de la nature qui, dès qu’on les a vus une fois, nous transportent d’admiration et laissent en nos âmes un souvenir ineffaçable ? Et n’en venait-elle pas même à regretter la discrétion de cet homme qui lui avait caché un nom qu’elle eût redit cent fois avec amour et reconnaissance ?

— Eh bien ! ma fille, ne dirait-on pas que tu attends ta sentence ? Par Crésus ! tu n’as pas l’air d’une fille qui va voir son front couronné des lauriers du succès ce soir !

Florence, qui n’était plus de ce monde, laissa échapper un cri de surprise. Ses joues veloutées se couvrirent de pourpre. Elle eut peur que son père n’eût pénétré l’objet de ses pensées.

— Comment, père, vous voilà déjà ? fit-elle, en s’élançant au devant de lui, et en lui présentant son front.

— Comment, déjà ! Mais il y a une heure que je suis parti. Tu es flatteuse, toi ? heureusement qu’Annette n’est pas aussi rêveuse que toi, ma chérie. Sans cela, je le crains bien, nous serions souvent obligés de nous contenter de pain et d’eau, comme deux vertueux cénobites.

Il est six heures, Florence sonne la servante pour sa toilette. L’enfant de Me Drusac n’était pas orgueilleuse, moins encore coquette. Mais ce soir-là, elle voulait être belle, la plus belle. Son père le souhaitait, et en ressentirait un plaisir extrême.

Resplendir comme la lune au milieu des myriades d’étoiles qui pourtant scintillent avec tant de gloire dans le calme de la nuit, quel bonheur pour une jeune fille !

Il y avait aussi en elle ce sentiment inné chez la femme. La plus humble, même la plus pauvre, prise un bijou aussi haut que le pain qui la soutient.

Annette lui met une robe de satin blanc qui laisse apercevoir à l’œil émerveillé des épaules arrondies et d’une blancheur de lait. Ses bras semblent ciselés par le ciseau d’un Phidias. Le regard audacieux et impudique de cette tête de Vénus est remplacé par une flamme douce et chaste. Les contours harmonieux de sa taille sont heureusement emprisonnés dans cette robe de bal.


Florence


Annette se joint les mains et ouvre de grands yeux.

— Que vous êtes belle, Mamzelle Florence !

— Allons donc ! vas-tu me faire la cour, maintenant ?

Leurs éclats de rires sont interrompus par trois légers coups frappés à la porte de la chambrette.

— Entrez.

— Ho ! la, la, Dorilla ! Enfin, te voilà ressuscitée ! J’étais à la veille de diriger mes pas vers le cimetière… Mais sans doute ! Prier et pleurer sur ta tombe, il ne me restait plus que cela à faire. Sans cœur, viens ici, que je t’embrasse.

La jeune gazelle aux yeux d’acier obéit avec plaisir. Elle s’embarrasse dans les rubans, les boîtes, les jupons, les miroirs, les chaises, les souliers, qui forment un charmant tohu-bohu.

Ce pêle-mêle eût atterré un homme. Une femme s’y sent aussi chez elle que le poisson dans l’eau.

Dorilla se jette dans les bras de son amie de couvent et de cœur. Elle la couvre de baisers et laisse tomber à ses pieds un énorme bouquet de roses-thé blanches et rouges.

— Regarde, ma chère, ces belles roses que je t’ai apportées pour mériter mon pardon. J’y tiens autant qu’à mes jours. Et mes jours donc, si j’y tiens ! Vois, j’en pique deux des plus belles dans tes cheveux, et j’en place d’autres à ton corsage. Oh ! que c’est gentil. Ma chère Florence, je suis jalouse de te voir si ravissante. Tu effaces la fraîcheur de ces fleurs. Méchante, va ! tu ne nous laisseras seulement pas la gloire de la lutte !

— Prends garde ! Dorilla ! Te rappelles-tu cette bonne mère, sœur Jésus-Marie, qui avait coutume de nous dire que les amis qui nous flattent ne sont pas nos amis ?

— Mais je ne te flatte point, puisque je te dis la vérité. Cruelle, tu ne crois pas en mon amitié. Moi, j’ai foi en la tienne.

— Allons, allons ! ce n’est pas le temps de nous quereller, bien que les petites querelles entretiennent l’amitié. Que tu as une belle robe ! Ce blanc, ma chère te sied à merveille, et je n’ai qu’à bien me tenir sur mes gardes. Où as-tu acheté tes…

Soudain une clameur terrible s’élève de la rue. On entend des cris d’effroi, des appels au secours :

— Sauvez-le, sauvez-le, il est mort !…

Les deux jeunes filles accourent à la fenêtre. Elles voient un cheval emporté. Il n’y a qu’un homme dans la voiture. Il ne peut plus maîtriser la bête effrénée. Quelques secondes de plus, et ce sera un désastre. Le fougueux coursier va s’abattre sur un bâtiment en pierre. Le malheureux va être projeté sur le sol.

Mais, rapide comme l’éclair, un jeune homme s’est élancé et s’est posté au milieu de la rue. La foule est muette et pétrifiée.

D’une main, le jeune audacieux saisit le coursier par la bride, de l’autre, il lui comprime les naseaux fumants.

Le cheval s’arrête.

Le brave jeune homme a été traîné l’espace d’une couple de verges. Voulant échapper à l’ovation et aux frénétiques applaudissements des spectateurs, il disparaît dans la foule.

Dorilla a reconnu l’homme à la voiture.

— Ton père, s’écrie-t-elle.

Florence a vu son père également.

Mais elle en a aperçu un autre en même temps.

— C’est lui ! répond-elle, comme dans un écho.