Florence (Girard)/IX

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IX

DIGNE DE LUI


Neuf heures. Une pluie fine, glacée, mêlée de grésil, convertit les rues en ruisseaux, rebondit comme des balles dans les vitres et sur les toits en fer-blanc ; les verres des réverbères, surchauffés, crépitent sous l’action de cette pluie torrentielle.

Tantôt, un coup de vent fait crier les enseignes rouillées ; tantôt il emporte avec lui les coiffures et tourne les parapluies à l’envers. Ici, c’est un jupon féminin qui s’enfle tout à coup à l’instar d’un ballon, et qui fait penser un instant que sa désolée maîtresse va faire une ascension impromptu. Là, quelques lumières blafardes, tremblantes, apparaissent au milieu de l’obscurité. On dirait des âmes en peine en quête de prières, se promenant une torche à la main.

Sur la rue Notre-Dame, dans une maison plongée dans l’obscurité, une jeune fille est assise à une croisée. Son attitude est des plus impatientes.

— Non, bien sûr qu’il ne viendra pas ce soir, dit-elle.

Mais, comme pour donner un démenti à ses paroles, elle entend soudain un pas lourd qui devient de plus en plus distinct. Puis elle voit se dessiner la silhouette d’un colosse, vouant à tous les diables les madriers mal joints et pourris du trottoir. Sifflotant, les deux mains dans ses poches, son inséparable tuque bien campée sur sa tête, la barbe plus en broussailles que jamais, il marche de l’allure d’un voyageur qui aurait peur de manquer son train.

Un bruit sec vient de se faire entendre, et une fenêtre de s’ouvrir.

— Est-ce toi, Baptiste ? demande une voix fraîche.

— Ben sûr, que c’est moé, mam’zelle Florence. Tout d’même, cré nom d’un nom, y en fait un temps d’chien !

— Eh bien ! alors, presto, Baptiste ! Enjambe-moi cette fenêtre afin que nous causions tranquillement dans ma chambre.

— Mais, mam’zelle, vous savez ben que vot’ père n’veut pas m’voir dans c’t’e maison icitte. Qu’est-ce qu’y dirait s’y m’prenait avec vous ?

— Je m’en charge, mais entre au plus vite.

— Mais vous y pensez pas, mam’zelle Florence ! Mes grosses bottes sauvages vont tout salir vot’ beau tapis.

— Entre, je te dis.

— Mais…

— Entre donc, têtu !

Et Florence, voulant faire usage d’un argument sans réplique, plongea sa petite main blanche dans la barbe touffue et mouillée de Baptiste, et la tira brusquement vers elle.

— Aïe ! Aïe ! vous m’faites mal. An ! j’sais ben à c’t’heure pourquoi M’sieu Rolette y en porte pas de barbe ni d’moustache, dit Baptiste en escaladant l’obstacle, opération assez facile, vu le peu d’élévation de la croisée et la longueur démesurée des jambes du bedeau de Bonsecours.

— En attendant que je fasse de la lumière, assieds-toi, car tu dois être fatigué. Non ; pas sur cette chaise, tu vas l’écraser !

Quelques instants de plus, et c’eût été un désastre irréparable.

Et la petite chaise au dossier et aux pieds en bois doré sembla remercier sa bienfaitrice du service insigne qu’elle venait de lui rendre en lui évitant un affreux et obscur trépas.

— Voici, assieds-toi sur ce canapé ! Si je savais que tu viendrais souvent dans cette maison, je te ferais fabriquer une chaise en fer, car avec un gaillard de ta taille, on ne peut répondre de rien.

— Ouf ! dit-il avec un gros soupir de satisfaction. Trounne de l’air, qu’on est ben icitte ! Y fait chaud et on « cale » comme dans d’la ouate.

— As-tu ta pipe.

— Hein !…

— Eh bien, oui, ta pipe, ta pipe !

— Mais vous y pensez pas !

— Oui, oui, allume, et fais comme si tu étais chez toi.

— Ah ! pour ça, jamais d’la vie !

— Allume, te dis-je. Voici du feu.

« Si tu n’as pas de tabac, tant pis pour toi, je n’en use pas. »

Baptiste promenait du plancher au plafond et du plafond au plancher ses regards émerveillés.

Fumer dans la chambre de Florence était pour lui un sacrilège, tout comme s’il eût fumé dans sa sacristie.

Mais sur les injonctions réitérées de Florence, il sortit son brûle-gueule et son énorme blague en peau de loup marin.

Comme la jeune fille s’aperçut que Baptiste ne savait où cracher, elle prit le bol qui se trouvait sur son lavabo et le déposa près de lui en disant :

— À la guerre comme à la guerre.

Depuis le départ précipité d’Hubert, Florence avait senti son âme envahie par une angoisse mortelle. Elle ne prenait plus intérêt à rien. Tout avait été abandonné aux soins de sa bonne.

Ses colombes ne venaient plus becqueter dans le creux de sa main. Ses chants avaient cessé, et la joie semblait avoir quitté pour toujours ce foyer auparavant si gai. Elle passait ses journées assise près de la croisée ou de la cheminée.

Et là, elle pensait à celui qu’elle aimait, qu’elle adorait de plus en plus.

Tout ce qui lui rappelait le souvenir d’Hubert devenait pour elle chose sacrée. Aussi, ses moments de prédilection était ceux où Baptiste, chaque soir, accoudé à sa fenêtre située au rez-de-chaussée, sur le côté de la maison, l’entretenait du cher absent.


Et là elle pensait à celui qu’elle aimait


Le fidèle ami d’Hubert se rendait en cet endroit, à la prière de la jeune fille. Ces rendez-vous étaient tenus dans le plus grand secret, vu que le haineux notaire avait Baptiste en horreur, lui ayant même interdit l’entrée de sa maison.

Le sonneur savait ce que Florence allait lui demander. C’était toujours la même question, après qu’elle lui avait souhaité le bonsoir.

— As-tu des nouvelles d’Hubert ? Parle-moi donc d’Hubert.

— Ben non, mam’zelle Florence, répondit-il ce soir-là à la jeune fille qui s’était assise devant lui, sur un pouf, mais on dit qu’c’est à la veille d’chauffer dur dans ces parages.

— Mon Dieu ! protégez-le, murmura Florence, en baissant la tête et en joignant les mains.

Baptiste s’efforça de remonter la confiance de la jeune fille avec des consolations qui ne sont pas étudiées, mais qui, partant du cœur, vont droit au cœur.

— Allons ! allons ! mam’zelle Florence, faut s’faire une raison. Parce que m’sieu Hubert est parti, c’pas à dire qu’y r’viendra pas. S… ah ! faites excuse, parce qu’on va à la guerre, c’pas à dire qu’y faut pour çà qu’on y casse sa pipe. Ainsi, moé qui vous parle, si j’ai pas avalé ma gaffe en 1812, c’est pas d’ma faute. M’sieu Hubert, voyez-vous, c’est une fine mouche, et après qu’y aura donné une bonne tripotée à ces chenapans d’Anglais, y r’viendra pour vous marier dans la p’tite église de Bonsecours. Car c’est là, j’espère, que vous vous marierez. C’t’e jour là sera celui où j’aurai le plus d’plaisir à sonner mes cloches. Oh ! que j’vas en sonner un endiablé carillon, et longtemps donc ! Et puis, lorsque vous ferez baptiser votre premier mioche, et puis le deuxième, et puis…

— Voyons, Baptiste, de ce pas, tu seras bientôt rendu à mes funérailles. Mais dis-moi, est-ce que M. Rolette m’aime sincèrement ?

— S’y vous aime, mamzelle !… Trounne de l’air ! depuis qu’y vous a rencontrée y ne faisait que m’parler d’vous. Tout d’même, y faut que vous soyez ben belle et ben bonne, car les d’moiselles, voyez-vous, y s’en fichait comme dans quarante. Après queq’s paroles aimables, y leur donnait leur canne, et zut ! tout était dit. Y faisait ben !

Soudain, des pas retentissent au dehors. Florence écarte les rideaux. Elle voit deux hommes qui se dirigent vers la maison, bras dessus dessous.

— Qu’est-ce qu’ils viennent faire ces deux types là ? Encore des affaires avec mon père, je suppose. Viens ici, Baptiste, et regarde. Connais-tu ces deux gaillards ?

— Si je les connais ! Cré nom d’un nom, c’est, mais non, j’me trompe pas, c’est encore ce sacripant de cossu et ce « goddam » d’habit rouge.

« Voulez-vous que j’aille leur fermer la porte au nez ? »

— Non, laisse faire.

— Eh ben ! dame ; j’vas vous dire, mam’zelle Florence Si vous n’flairez rien dans tout c’gaspillage, moé je sens certainement queq’chose. On n’vient pas dans une maison respectable, par un temps d’païen semblable, comme un hibou dans un grenier, simplement pour acheter ou vendre des carottes.

Florence était devenue plus calme. Mais Baptiste se sentait sur les épines. Il ne prêtait qu’une attention distraite aux paroles de la jeune fille.

— Dis donc, Baptiste, pourquoi M. Rolette a-t-il choisi la carrière du journalisme de préférence à une autre ?

— Eh ben ! dame, mam’zelle Florence, voyez-vous, c’est que l’père est mort tout d’un coup sans crier gare, et la mère est restée toute fine seule avec des marmots, sur les bras. Pour lors, m’sieu Rolette, qui voulait d’abord être un avocat, fait ni un ni deux, y envoie tout promener et entre à La Minerve pour aider à sa pauvre mère et à sa p’tite famille. Et v’là !

— Et sa mère doit l’aimer ?

— Si elle l’aime !… Et charitable, mam’zelle, ah ! mais charitable ! Ainsi, un hiver, par un fret de loup, j’l’ai vu, moé qui vous parle, donner sa paire de gants, à un quéteux qui tremblait comme une feuille sur l’portique d’l’église Notre-Dame.

— Il s’en est acheté une autre paire ?

— Ah ! pour çà, non. Comme y avait de bonnes poches à sa capote, y s’est dit ! « Je finirai ben l’hiver comme çà.

« Une autre fois, M’sieu Rolette n’était pas plus haut que c’t’e bahut là. Y était ben p’tit alors, et y a ben longtemps d’çà ! Y avait reçu cinq sous d’son père. Pour lors, y parcourut toutes les rues d’la ville pour s’acheter queq’chose. Y examina toutes les vitrines, y avait ben d’quoi d’beau ! Des pistolets en ferblanc, des images, des p’tits livres, des « nénanes » y n’savait quoi acheter. Mais v’là t’y pas qu’y rencontre une vieille femme en guenilles qui y tendait la main. Vite, y lui donne son trésor et s’en revient chez eux en courant. »

— Mon Dieu ! protégez-le ! protégez-le ! murmura de nouveau Florence.

Tout à coup, tous deux ont tressailli. Ils se regardent sans pouvoir prononcer une parole.

— Par Crésus, s’écrie le notaire d’une voix impatientée, pensez-vous que je vais risquer ma peau pour une bagatelle de mille piastres ? Mettez-y le prix, messieurs, mettez-y le prix, ou sinon, tout est fini entre nous.

Tout retombe dans le silence.

Florence prend une résolution subite.

— Attends-moi ici, dit-elle à Baptiste.

Et elle sort de la chambre, sans bruit. Elle glisse comme une ombre. Retenant son souffle et son cœur battant avec force, elle appuie son oreille près de la porte du cabinet de travail de Mtre Jean Drusac.

— Mon Dieu ! dit-elle, c’est mal, bien mal ce que je fais là, mais vous connaissez les sentiments qui m’animent et me poussent à agir de la sorte.

Elle entendit, là, de ces paroles de haine, de persécution, d’infamie, qui survivent à la mort. Son sang se glaça dans ses veines.

— Pitié ! Seigneur, pitié ! s’écrie-t-elle.

Puis elle éclate en sanglots et cache son front dans ses mains.

Ployant sous le poids de sa douleur, elle tombe à genoux, élève les yeux au ciel et implore la clémence du Christ.

— Dieu miséricordieux, acceptez le sacrifice de ma vie. Je vous abandonne tout : ma jeunesse, ma santé, ma beauté, mon bonheur. Prenez tout. Seigneur, tout, mais pardonnez à mon père, sauvez Hubert des dangers suspendus sur sa tête.

Moralement réconfortée par cet abandon d’elle-même pour le salut de ceux qu’elle aime, Florence retourne dans sa chambre. Mais l’esprit est prompt et la chair est faible. Ses forces l’abandonnent. Elle s’affaisse sur le lit.

Baptiste, bouillonnant de colère, fait craquer ses énormes jointures et serre les bras de sa chaise comme s’il voulait les broyer. Cependant, il ne dit mot et respecte la douleur de l’infortunée.

Au milieu de ce silence, une porte s’est ouverte sous la poussée d’un esprit des ténèbres. D’un mouvement instinctif, Baptiste s’est dissimulé derrière un écran.

Surprise, affolée, Florence ouvre la bouche pour crier, mais sa langue, paralysée par la terreur, se refuse à articuler aucun son.

Devant elle se tient Gustave Turcobal avec une lueur de crapuleuse convoitise dans les yeux.

Il a porté la lâcheté jusqu’à forcer la porte de la chambre virginale d’une jeune fille.

Un moment, tous deux se sont regardés. Puis, tout à coup, le vaurien se jette sur Florence et l’étreint dans ses bras comme la vipère dans ses anneaux visqueux.

— Je vous veux, dit-il, oui je vous veux !… Et je vous aurai, advienne que pourra… Ah ! la belle ! vous m’avez préféré un gueux qui n’a pas un seul sou dans sa poche… Vous avez refusé l’or et les diamants que je vous offrais… Vous m’appartiendrez quand même… Maintenant, vous êtes à moi, corps et âme, Satan dût-il se mettre de la partie…

Florence, cette fois, laisse échapper un cri étouffé et tombe évanouie.

Ce cri, Baptiste l’a entendu. Il fait entendre un rugissement de bête fauve, bondit sur le misérable et lui administre un coup de poing en pleine poitrine. Le gommeux roule au pied du lit. Le bedeau le ramasse comme il l’eût fait d’un chien galeux, ouvre la croisée et l’envoie pirouetter dans la bourbe en disant :

— Tiens, ordure, va respirer l’air pour te donner du cœur au ventre.

Florence, revenue à elle, se lève avec une agitation fébrile.

— Baptiste, dit-elle, il faut que je vole sur-le-champ au secours d’Hubert. Il est peut-être encore temps de le sauver… Va atteler… Voici la clef de l’écurie… Ne perds pas une minute… Durant ce temps, je vais aller mettre ma mante et ma coiffe… Vite ! vite !… prends garde que mon père ne te voie…

— Mais, mam’zelle Florence, où voulez-vous t’aller par un temps d’païen comme ça ! Ben sûr que vous allez attraper une congestation célébrale. Dites-moé ousque vous voulez t’aller. Si j’peux vous remplacer…

— Non, Baptiste, non ! Ma place est près de celui qui a tout sacrifié pour moi.

Une femme qui n’aime pas plus que la vie est indigne de l’amour.

— Eh ben ! dame, puisque vous l’voulez, mam’zelle Florence !

Il enjambe de nouveau la croisée.

Après dix minutes qui paraissent longues comme un siècle à Florence, il revient avec le cheval attelé à un cabriolet.

Florence sort par la fenêtre, afin d’éviter toute rencontre intempestive.

Baptiste tente un dernier effort.

— Mais, mam’zelle, vous y pensez pas ! Partir toute fine seule au milieu d’la nuit et par un temps pareil. C’est pas créquien, ça ! Comment z’allez-vous faire pour traverser le fleuve ?

— Ne crains rien. Je n’aurai qu’à frapper à la cabane de Joe Vincent, qui me connaît. Son grand bac nous transportera facilement de l’autre côté.

Florence presse dans les siennes les mains de l’ami d’Hubert.

— Adieu, mon bon Baptiste !

« Peut-être ne nous rencontrerons-nous jamais plus. Mais quelle que soit la volonté de Dieu, sache que je me rappellerai jusqu’à ma mort tout ce que tu as fait pour moi. »

En partant, elle voit son père discutant d’une façon animée avec l’Anglais qui était entré chez lui en même temps que Turcobal. Celui-ci s’était excusé sous le prétexte qu’il était pressé. Prétexte qui avait tourné à sa confusion !

Elle eut le pressentiment qu’elle le quittait pour toujours. Elle lui envoie un baiser de la main en s’écriant :

— Mon père, mon père, fasse le ciel que vous ne regrettiez pas trop amèrement votre faute, et que vous revoyiez votre fille !