Florence (Girard)/X

La bibliothèque libre.
(p. 103-114).
◄  IX.
XI.  ►

X

TRIOMPHE DANS LA MORT


— N’est-ce pas qu’il fait froid, Fanfan ?

— S’y fait fret, m’sieu Hubert !… Brrr !…

Une neige humide, la première de l’année, tombait depuis le matin. Les chemins étaient devenus impraticables, crottant tous ceux qui osaient s’y aventurer. Le ciel était d’un gris de plomb, avec des éclaircies ironiques. Les passereaux grelottants et la plume hérissée se réfugiaient dans les chauds greniers, dans les gouttières protectrices, dans un coin de cheminée, un peu partout. Chaque maison avait ses portes closes et ses volets verts fermés.

On aurait dit des charniers au sein d’un cimetière.

De temps à autre, on voyait passer un adolescent, un jeune homme, un vieillard armés qui d’un pic, qui d’une fourche, qui d’un gourdin ferré, qui d’un méchant fusil.

Tous se hâtaient.

Dans les chaumières, les femmes et les enfants étaient agenouillés devant le crucifix cloué au mur de bois brut.

À l’aurore, un patriote était arrivé à Saint-Denis à bride abattue, annonçant que le colonel Gore, parti de Sorel avec un corps d’infanterie et de cavalerie, se dirigeait sur Saint-Charles.

À cette nouvelle, le Dr Nelson se rend à l’auberge du Lion d’Or, demande Hubert, et lui dit à brûle-pourpoint :

— Bientôt les Anglais du colonel Gore seront ici. S’ils veulent continuer leur route, ils devront nous passer sur le corps.

— C’est bien, docteur, nous serons prêts. Vous commanderez à des hommes dignes de vous.

Hubert n’était pas un dévôt, un de ces rongeurs de balustres qui passent la moitié de leur vie dans un banc d’église et l’autre partie à déblatérer contre leur prochain. Mais, après avoir appris cette nouvelle, il avait communié. C’est ce qu’il faisait dans toutes les actions décisives de sa vie.

Le jeune homme sort à la suite du docteur. Il frappe à toutes les portes.

— Armez-vous, dit il aux paysans sur le qui-vive. Rendez-vous en face de l’église.

— Mais nous n’avons pas de fusils, pas de pistolets, pas de…

— Morbleu ! vous avez vos fourches, vous avez vos arbres. Un solide bâton et du courage, c’est tout ce qu’il faut pour anéantir une armée d’Anglais.

Hubert revient à l’auberge du Lion d’Or. Il y trouve tout le monde en larmes, excepté le vieux Prunel et Fanfan.

— Allons, mes bons amis, ne pleurez pas. Nous aurons bientôt raison de ces chiens d’Anglais !

— Dieu vous entende, dit la pauvre Alice en levant vers lui ses yeux pleins de larmes.

— Je t’en supplie, ne pleure pas ainsi ; tu me fais de la peine dit Hubert en passant sa main à travers les tresses soyeuses de la prime-sautière Alice.

Il monte à sa chambre, et détache du mur une longue épée que l’aubergiste avait mise à sa disposition.

— Enfin, le moment est venu d’agir. Dieu veuille que je sois utile à quelque chose. Mieux vaut une mort glorieuse qu’une vie oisive aux côtés de la fille d’un traître.

« Adieu, Florence ! Je te reverrai au ciel. Si je meurs, c’est que je n’aurai pas voulu sacrifier l’amour de la patrie à l’amour d’une femme

« S’il est écrit que je dois mourir aujourd’hui, au moins j’aurai la consolation de terminer mes jours comme un homme et non comme une vieille nonagénaire au milieu de son lit.

« Et pourquoi regretterais-je la vie ?

« Ma mère ?

« Dieu y pourvoira. Lui qui ne laisse pas les petits oiseaux sans pâture, lui qui fait vivre l’humble brin d’herbe, reposera sur elle son œil bienveillant.

« Florence ?

« Ah oui ! Florence : j’aurais été bien heureux avec elle, trop heureux ! Dieu ne l’a pas voulu, que sa volonté soit faite et non la mienne !

« Ah ! poètes, pourquoi avoir tant et si bien écrit pour nous faire regretter la vie ? La vie, théâtre d’opéra-bouffe où l’on joue son petit rôle avec plus ou moins de succès et où l’on ne se montre réellement soi que dans les coulisses ! Trône ridicule où l’on nous proclame roi, où l’on nous donne de grands coups d’encensoir jusqu’à ce que l’on soit à demi suffoqué par cette opaque fumée d’encens !

« À peine avons-nous le dos tourné, on s’amuse de nous à gogo, on nous déchire à belles dents. Rien de plus commun que les protestations d’amour, d’amitié ; rien de plus rare que l’amour, l’amitié. Le pauvre méprise le riche, le riche méprise le pauvre ; la mort arrive, c’est la délivrance, c’est la réalité. Qu’importe que nous nous rendions au port à cheval sur une épave ou à bord d’un navire couvert de pourpre et traîné par des nymphes à la peau blanche comme le lait et aux yeux doux comme l’amande ? Qu’importe, pourvu que nous atteignions le port sains et saufs ?

« Mais entre la naissance et la mort, il y a le mariage, dont l’heureux développement est aussi rare que la tige de blé d’or au milieu d’un champ de genêts et de ronces. Le mariage, c’est… Mais quel est ce livre, la seule chose que je n’avais pas remarquée dans cette chambre ? »

Hubert prit sur une étagère, en noyer peint, un livre dont la couverture aux angles rongés portait en gros caractères : La Sainte Bible.

L’ouvrant au hasard, il lut sur une page jaunie et noircie par les ans : Proverbes, chap. XXXI. Éloge de la femme vertueuse :

« Qui est-ce qui trouvera une femme vertueuse ? Car son prix surpasse beaucoup celui des perles.

« Le cœur de son mari s’assure en elle, et il ne manquera point de dépouilles.

« Elle lui fera du bien tous les jours de sa vie, et jamais de mal.

« Elle cherche de la laine et du lin, et elle fait de ses mains ce qu’elle veut.

« Elle est semblable aux navires d’un marchand, et elle amène son pain de loin.

« Elle se lève lorsqu’il est encore nuit, et elle distribue l’ordinaire de sa maison et la tâche à ses servantes.

« Elle considère un champ et l’acquiert, et elle plante la vigne du fruit de ses mains.

« Elle ceint ses reins de force, et elle fortifie ses bras.

« Elle éprouve que son trafic est bon ; sa lampe ne s’éteint point pendant la nuit.

« Elle met ses mains au fuseau, et ses mains tiennent la quenouille.

« Elle étend sa main à l’affligé, et avance ses mains au nécessiteux.

« Elle ne craint point la neige pour sa famille, car toute sa famille est vêtue de vêtements doubles.

« Elle se fait des tours de lit ; le fin lin et l’écarlate sont ce dont elle s’habille.

« Son mari est reconnu dans les portes, quand il est assis avec les anciens du pays.

« Elle fait du linge et le vend ; et des ceintures qu’elle donne au marchand.

« La force et la magnificence sont son vêtement, et elle rit du jour à venir.

« Elle ouvre sa bouche avec sagesse, et la loi de bonté est sur sa langue.

« Elle examine le pain de sa maison et elle ne mange point le pain de la paresse.

« Ses enfants se lèvent, et la disent bienheureuse ; son mari aussi, et il la loue, et dit :

« Plusieurs filles se sont conduites vertueusement ; mais tu les surpasses toutes.

« La grâce trompe, et la beauté s’évanouit ; mais la femme qui craint l’Éternel est celle qui sera louée.

« Donnez-lui les fruits de ses mains et que ses œuvres la louent dans les portes. »

— Hum ! réfléchit Hubert, en levant les épaules avec mépris, je serais curieux de savoir combien de femmes seraient en droit de contempler leur image dans ce petit chef d’œuvre. Cette femme, aujourd’hui a été reléguée sur les arides rivages de l’Utopie. Cependant, je parierais ma tête que Florence est la femme dont parlent les Proverbes. Mais continuons : cette lecture m’intéresse. On m’attendra bien un peu, en bas. Qu’est ceci ? Écclésiaste, Chap. VII :

« Et j’ai trouvé qu’une femme qui est comme un piège, et dont le cœur est comme des filets, et les mains comme des liens, est une chose plus amère que la mort ; celui qui est agréable en Dieu en échappera ; mais le pécheur y sera pris.

« J’ai bien trouvé un homme entre mille, mais non pas une femme entre elles toutes. »

— Voilà qui se passe de commentaires ! déclara Hubert en riant. J’espère donc que je serai assez agréable à Dieu pour échapper à cette calamité, excepté… ah ! à quoi bon ?

« Maintenant, vite, je tiens à assister au commencement et à la fin de la tragédie ou de la comédie, peu importe, pourvu que j’y sois. »

Il redescend, et voit toute la famille en pleurs.

Posant la main sur l’épaule du vieillard :

— Ne prolongez pas, de grâce, une scène qui me torture l’âme.

Il ouvre la porte.

Un tourbillon de neige et de pluie vient lui fouetter le visage.

Alice, les joues baignées de larmes d’ange, se jette dans ses bras et dépose sur ses lèvres un baiser brûlant.

— Adieu, M. Hubert, que le baiser d’une jeune Canadienne, qui aime bien son pays, vous accompagne !

C’en est trop pour Hubert. Il dérobe un pleur qui vient de mouiller sa paupière et se sauve suivi du vieillard et de son fils.

Devant l’église, tous étaient rassemblés. On eût dit une troupe de chouans sortis de leurs tombeaux.

Des étendards grossièrement fabriqués et attachés à de longues perches par les femmes et les filles des patriotes flottent au vent. Il y a parmi ces drapeaux des guenilles, mais de glorieuses guenilles que l’on ne devrait baiser qu’avec le plus religieux respect. Ici un campagnard à l’aspect juvénile montre un morceau de drap fixé à un barreau de chaise et sur lequel est écrit en grosses lettres inhabiles : « Les 92 résolutions » ; « À bas lord Gosford » ; là, un forgeron au visage noir encore de fumée et aux bras noueux et poilus comme le ventre d’une chèvre, déroule au-dessus des têtes un immense drapeau vert, blanc et rouge, sur lequel on a tracé à grands coups de pinceau : « La liberté ou la mort, » “Liberty or death.”

Gore venait arrêter Nelson, Papineau, Cartier, Rolette et autres. Voilà ce que l’on avait appris.

— Qu’il vienne ! dit simplement Nelson.

Il y avait à Saint-Denis une maison à trois étages, située près d’une distillerie. Ce fut au nord de la distillerie, dans cette maison appartenant à Mme Germain, qu’il se transporta avec ses hommes.

Apercevant sur les bords du Richelieu un magasin en bois, le jeune patriote prend avec lui une trentaine d’hommes, traverse un champ de peu d’étendue et va se loger dans ce fortin improvisé. Il y arbore un drapeau tricolore.

— Comme cela, dit-il, le colonel pourra passer au milieu d’une garde d’honneur.

À ce moment, on vit un homme de haute taille fuir en toute hâte sur la route de Saint-Denis.

C’était Papineau !

Papineau, le lâche, qui, par son manque de bravoure ou par une ambition démesurée, abandonnait les malheureux Canadiens au moment le plus critique, après les avoir poussés à la révolte !

Tache ineffaçable sur le front de cet homme qui, pendant quelque temps, fut plus qu’un homme pour notre peuple, presque un demi-dieu.

Cependant, Gore ne venait pas.

Le vieux décoré de Waterloo était arrivé près du pont du ruisseau de la Plante.

Goddam ! fit-il entre ses dents.

Le colonel, jouant de malheur, ne voyait plus que quelques planches arrêtées par les algues et les goémons. Le reste du pont avait été brisé puis emporté par le courant. Ce qui l’embêtait le plus, lui et ses soldats, c’était ces maudits cinq milles qu’il lui fallait faire par la concession Sorrestout pour pouvoir atteindre le village des rebelles. Et lui qui y touchait presque !

Un tout petit truc des patriotes !…

Pif, paf, pif, paf… Deux Anglais tombent en faisant des contorsions de macaques.

La bataille est engagée. Il est dix heures.

— Morbleu ! ça chauffe, dit Fanfan, en allumant sa pipe.

La fusillade durait depuis quatre heures. Les Canadiens ne bronchaient pas. Et cependant les Anglais, comme toujours, étaient en nombre infiniment supérieur.

— N’est-ce pas que c’est ennuyant ici, mes amis ? Si nous allions prendre l’air, qu’en dites-vous ?

— Oué, oué, c’est ça, m’sieu Rolette !

— Alors, en avant, mes braves ! Que ceux qui ont des fusils les chargent jusqu’à la gueule, et que ceux qui ont des fourches et des faux regardent si les manches sont solides.

« Nous n’avons pas assez d’armes à feu. Les habits rouges me paraissent en avoir d’excellentes. Après, eh bien ! nous nous réunirons au Dr Nelson.

« En avant ! »

La petite troupe n’a pas fait vingt pas qu’une jeune fille arrive au grand galop d’un cheval. Elle descend de voiture. Ses cheveux sont épars et sa figure est en feu. On dirait la Pucelle à Orléans. Elle voit les combattants.

Elle reconnaît le jeune chef.

— Hubert !

— Florence !…

Les deux intrépides jouvenceaux s’élancent dans les bras l’un de l’autre, sans s’occuper des balles qui sifflent à leurs oreilles en faisant entendre une musique wagnérienne.

Les soldats d’Hubert se sont arrêtés.

— Hubert, un grand malheur vous menace, toi et tes amis… J’ai découvert le complot chez mon père… Je suis venue pour te sauver ou mourir avec toi. Hier soir…

Mais soudain Florence pousse un cri déchirant. Le sang rougit sa gorge. Sa tête comme la corolle d’un lis mourant se penche sur sa poitrine.

Ses beaux yeux vitrifiés qui se sont fermés se rouvrent encore une fois à la lumière.

Elle les fixe sur Hubert qui arrose la jeune fille de ses larmes. Elle essaie de sourire et murmure dans un râle d’agonie :

— Je t’aime !…

Puis elle s’affaisse dans les bras du jeune homme pour ne plus se relever.

Hubert se jette sur le corps de la vaillante héroïne.

— Florence ! Florence !… Reviens à la vie, je t’en supplie. N’auras-tu pas pitié de ton pauvre ami ?… Ah ! ma bien-aimée, regarde-moi encore une fois ! Que tes lèvres s’ouvrent encore pour me dire que tu me pardonnes !…

« Hélas ! Florence, Florence, c’est moi qui t’ai tuée, c’est moi qui suis cause de ta mort !… »

Mais la belle et héroïque vierge ne doit plus répondre. Son visage porte déjà l’empreinte de la mort.


Elle s’affaisse dans les bras du jeune homme


Ses yeux sont tournés vers le ciel.

— Ah ! démons, s’écrie Hubert au comble de la rage et du désespoir.

Il dépose Florence sur le sol glacé et se relève. Il se rue l’épée au poing.

— En avant !

Mais une balle perdue le frappe à son tour en pleine poitrine.

Un instant, il demeure debout. Dans un suprême effort de volonté, il s’écrie : « À bas l’Anglais… Vive la liberté. »

Ses bras battent l’air, et il tombe près du corps de Florence.

Leur sang se mêle pur et sans tache.

Sang qui leur sert de couche nuptiale et de linceul !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les patriotes chargent en aveugles. Ils passent à travers les Anglais. Les têtes volent par terre comme les épis sous la faux.

Les fourches éventrent l’ennemi et les intestins se mêlent à la boue, au sang, à la neige fondante.

Repoussant amalgame !

Enfin c’est la déroute, la déroute précipitée, noire, honteuse.

Gore se replie sur Sorel.

C’est la victoire pour les Canadiens-français !

Beau jour trop vite assombri…

Le patriotisme d’Hubert Rolette l’a emporté sur l’amour d’une femme, mais à quel prix, grand Dieu !

On ne triomphe jamais de l’amour sans qu’il en coûte.