Florence (Girard)/VI

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VI

LA VEILLE DE LA TEMPÊTE


Où allait-il ? Il ne le savait pas. Lorsqu’il avait pris son chapeau pour sortir, son cerveau était en ébullition, son sang lui brûlait les veines. Il n’était plus son maître.

Deux sentiments opposés remplissaient son cœur : l’amour, la haine.

Oui, l’amour possédait son âme. Il aimait de toutes les puissances de son être. Il aimait comme l’aigle aime l’aiglon, comme les tourterelles se chérissent, comme le lierre embrasse le tronc auquel il s’attache.

Lui qui avait toujours été d’un scepticisme absolu envers ce noble sentiment de la nature, maintenant, il voulait y croire, parce qu’il aimait.

Hubert pensait parfois, en culottant paisiblement sa pipe de terre blanche au coin de l’âtre : L’amour, l’amour existe-il en ce monde dans lequel nous pataugeons, ou a-t-il jamais existé ? À part l’amour maternel porté jusqu’à l’héroïsme, tout n’est-il pas que honteuse bouffonnerie ? La femme, qu’est-elle, après tout, quand l’amour vient lui souffler à l’oreille des paroles enchanteresses ? Une abeille qui butine de fleur en fleur, qui se grise du plus délicieux de leur suc et qui, affreusement ivre, s’en va à la recherche d’un miel plus succulent et plus neuf ! N’est-ce pas le papillon aux ailes polychromes, qui, faisant rutiler aux éblouissants rayons du soleil ses ailes duvetées, se repose tantôt sur un lys, tantôt sur une branche de muguet, tantôt sur une immortelle, puis, ouvrant du nouveau ses ailes, va caresser d’autres fleurs après avoir terni les pétales de celles qu’il vient de quitter ?

Ô femme, tu es la rose qui, après que la foule t’a embrassée de ses lèvres profanes, va toute fanée et sans plus aucun parfum, parer d’une façon dérisoire le refuge de quelque malheureux stoïque !

Serait-il vrai, pensait Hubert, encore la proie du doute, serait-il vrai que l’amour sincère et constant, banni du reste des femmes, se serait réfugié dans le cœur de Florence, et que cet amour vivrait par moi et pour moi ? Et cependant, qui suis-je, moi, après tout ? Bah ! les femmes ont parfois de ces goûts qui nous étonnent et nous laissent songeurs. Le seul trésor, et dont on semble faire fi, que je puisse déposer aux pieds de ma bien-aimée, c’est la pureté et la sincérité de mon amour. Mon amour pour Florence durera aussi longtemps que le Dieu qui l’a fait naître et grandir.

S’il a eu un commencement, il n’aura pas de fin. Quand un homme a aimé une fois, il ne saurait retrouver d’autres feux. Jamais je ne ferai l’insulte d’offrir à une femme un cœur usé ; le voudrais-je, j’en serais incapable. Jamais femme n’ira décrocher mon amour à l’étalage d’un mont-de-piété.

D’autre part, il détestait l’oppresseur, de toute la haine de l’opprimé envers les ennemis de sa chère patrie, de son Canada infortuné. Il désirait la revanche avec autant d’ardeur que la mère à qui on aurait enlevé un des fruits de son amour et de son sang. Il se prenait souvent à penser : « Il vaut mieux m’avoir pour ami que pour ennemi. » Car comment ce jeune homme à l’âme magnanime, qui n’aurait pu voir un pays étranger tyrannisé, sans offrir d’aller donner sa vie pour lui, aurait-il vu d’un œil sec son propre pays, sanglant et râlant sans l’étreinte anglaise ? Non, il ne verrait pas un spectacle si odieux se prolonger plus longtemps. Sa patrie portera la tête haute, ou bien il mourra.

Louis IX, le saint et chevaleresque monarque, avait une bague, dit-on, sur laquelle il avait fait graver les trois noms chers à son cœur de chrétien, de roi et d’époux : Dieu, France, Marguerite. Le jeune Canadien avait, lui aussi, trois noms gravés dans son cœur : Dieu, Canada, Florence. Ces trois noms étaient burinés dans son âme. S’il fallait qu’il expirât pour la cause qu’il allait défendre au prix de son sang, eh bien ! il exhalerait le dernier soupir avec ces noms chéris sur les lèvres.

— Mais faites-donc attention, trounne de l’air, quand vous marchez !

Et celui qui vient d’interpeller Hubert s’apprête déjà à faire jouer ses biceps, la forme la plus ordinaire de la justice alors, lorsque tout à coup il laisse échapper un cri de joie :

— Ah ! mais c’est vous, m’sieu Rolette, faites excuse si je vous ai offusqué. Car moé, voyez-vous, j’vas vite en affaire, j’suis t’un rustaud et j’ai pas été éduqué dans les belles manières comme vous. Tout de même, j’ai du cœur et je vous aime ben, pour preuve, j’peux m’faire hacher comme chair à pâtée pour vous.

— Je te remercie, mon bon Baptiste, je n’ai pas besoin de cette preuve de ton attachement, car je sais que tu es un brave garçon.


Baptiste était un Canadien du bon vieux temps


Baptiste, bedeau de l’église Bonsecours, était un solide gaillard d’une quarantaine d’années, taillé en hercule. C’était un Canadien du bon vieux temps. Vêtu d’un costume de grosse étoffe du pays, les cheveux flottant sur les épaules, raides comme des piquants de porc-épic, et recouverts d’une énorme « tuque » rouge, la barbe touffue comme un fagot de branches de houx, une paire de bottes sauvages, une large ceinture écarlate et un brûle-gueule, voilà l’homme. Mais disons que, sous cette apparence rustique, il y avait un jugement plus sûr, et sous cette étoffe grossière battait un cœur plus généreux que chez bien d’autres personnages portés jusqu’aux nues. À quinze ans, il avait fait la campagne de 1812 en qualité de tambour. Il avait même eu la cuisse traversée par une baïonnette américaine.

— À propos, m’sieu Hubert, dit Baptiste en jetant un coup d’œil inquiet autour de lui et en se rapprochant du jeune homme, vous savez M. Brown, un des comploteurs, j’veux dire un de vos… un de vos… un de vos collègues, comme vous dites dans vos discours et dans vot’journal : « Eh ben ! qu’y m’dit, Baptiste, mon vieux, es-tu capable d’être aussi prudent qu’un Peau-Rouge ? Pour ton dévouement, j’en doute pas, car t’es un vrai Canayen. »

« L’émotion m’a tellement gagné que j’ai avalé ce que j’avais dans la g… Toujours est-il qu’y m’dit : « J’vas te confier une… une… une mission très importante. Tu vas aller trouver tous ceux que je t’ai dit, et tu vas leur dire de se rassembler tout de suite chez moé, rue Craig. »

À ce moment, un individu à la charpente osseuse et massive, passant près des deux hommes, avait pu saisir leurs dernières paroles.

— Très bien, se dit celui-ci, j’y serai.

Il disparut aussitôt à travers une rue sale et étroite.

— Mais, m’dit M’sieu Brown, surtout tâche de rencontrer M’sieu Rolette, car j’ai absolument besoin de lui.

— Eh ben, dame ! que j’y réponds, j’essaierai. Et vous v’là

— Oui, oui, j’y vais, merci.

Et Hubert, sans plus ample bonjour, s’éloigna.

— Mais qu’y a t’y donc, ce pauvre garçon, aujourd’hui ! Ne dirait-on pas qu’y s’en va tout dret à la potence ! Tout de même, il y va d’un pas furieusement vite.

Le bon Baptiste, se grattant l’oreille, ne vit plus qu’une chose à faire. Ce fut de s’en aller terminer, lui-même, ce qu’il appelait pompeusement, sa « mission ».

— M. Rolette, M. Rolette, vous êtes bien pressé, ce matin.

Hubert, tournant la tête, voit derrière lui la jolie, mais légère Laurette Haillonnot qui avait un faible pour le jeune homme.

— Encore elle ! se dit Hubert.

— Vous vous faites bien rare, monsieur, fait-elle, en roulant des yeux de colombe. Ne dirait-on pas que vous avez commis quelque crime énorme, et que vous voulez dérober votre présence aux yeux des humains ?… Ah ! j y suis, vous êtes coupable, et au premier degré. Un homme qui avait juré de ne jamais se laisser prendre dans les filets en fleurs de l’amour, et qui sans crier gare, y tombe tête baissée, commet certainement un grand crime.

Après cette longue tirade qu’elle a débitée tout d’un trait, Laurette doit respirer longuement.

— Mais, mademoiselle, les affaires, voyez vous, les occupations multiples d’un homme qui remplit les triples fonctions de journaliste, d’écrivain et de politique, ne lui laissent pas le loisir de…

— Oh ! oui, je sais, les hommes sont toujours occupés, excepté quand quelque chose les touche de près.

— “ Concedo," mademoiselle, vous avez toujours raison, et je vous offre mes plus sincères félicitations. J’espère que j’aurai le plaisir de vous revoir. Bonjour.

L’altière prétentieuse, tout étonnée, ne bougeait pas plus qu’une statue de sel.

— Mais qu’a-t-il donc, se dit-elle, la bouche ouverte et en le regardant, s’en aller. Comment se fait-il que moi, qui serai si grassement dotée, ne voie pas tous les célibataires à mes pieds ? Ah ! les hommes ! les hommes !

Ce matin-là, Hubert aurait volontiers envoyé paître toutes les jeunes filles de Montréal, même les plus séduisantes, excepté sa douce Florence. Aussi, répondait-il par un salut rapide aux gracieux sourires qu’elles lui faisaient.

Enfin il arrive tout essoufflé chez M. T.-S. Brown.

Il soulève le lourd marteau en fer battu, qui retombe avec un bruit impérieux.

Une soubrette à l’œil noir et éveillé comme celui d’un émerillon, vient ouvrir.

— Bonjour, ma belle, M. Brown est-il ici ?

— Certainement, monsieur, on vous attend depuis une demi-heure.

En entrant, il voit qu’un bon nombre de Canadiens se sont fait un devoir de répondre au rendez-vous. Des journalistes, des avocats, des ouvriers, des gens de tous rangs et de toutes conditions, discutaient avec beaucoup d’animation.

Il n’y a pas à s’y tromper, leurs physionomies n’expriment pas les mêmes sentiments qu’à une noce de village. Hubert fait son apparition dans la salle. De chaleureux applaudissements saluent son entrée. Car il était aimé de tous, tant pour son physique agréable, toujours en faveur parmi le peuple, que pour son patriotisme chaud, ardent, éclairé, que tous connaissaient et que tous appréciaient.

M. T.-S. Brown, le général des jeunes oppositionnistes, les Fils de la Liberté, annonce le but de cette réunion secrète, but que tous, du reste, connaissent parfaitement.

Le lendemain, à deux heures de l’après-midi, tous devront se réunir dans la cour de la taverne Bonacina, en face de l’église presbytérienne, rue Saint-Jacques. Ceux qui le souhaitent pourront se munir d’étendards rouges ou blancs, sur lesquels ils inscriront ces deux mots : La liberté ou la mort.

— Mais on va nous arrêter, dit un des jeunes gens avec effroi, voyant déjà les lourdes portes de la geôle se refermer derrière lui.

— Parbleu ! s’écrie Hubert, nous avons des poings c’est pour nous en servir. Quant à moi, je vous avouerai franchement que je ne serais pas fâché de faire prendre un repos forcé à quelques-uns de ces maudits Anglais, je serais même bien désappointé s’ils n’essayaient de nous mettre le grappin dessus.

— Ben dit, trounne de l’air, avoue Baptiste qui vient d’entrer. Vous parlez comme not’ curé, fit-il, en lançant sa tuque au plafond. Si vous le voulez, nous nous mettrons ensemble, et gare au premier goddam qui viendra nous attaquer. On y f’ra la soupe assez chaude, qu’y lâchera la cuiller avant d’la mett’ à la g…

— Tu es un brave, Baptiste, j’accepte ton offre avec plaisir. J’en porterai un étendard, moi, et le premier qui y touche, je lui casse la hampe sur la tête.

Une scène indescriptible suit ces énergiques paroles. On se donne la main, on s’embrasse, les chapeaux volent en l’air. La plupart sont des jeunes gens : on est expansif à cet âge.

À ce moment, l’homme à la charpente osseuse qui avait surpris le secret de Baptiste, profitant du brouhaha général, s’esquiva. Pas assez vite, cependant, pour que Hubert ne s’en aperçût pas.

— Chamberlain ! s’écria-t-il.

Il dégringola l’escalier quatre à quatre, au risque de se rompre le cou vingt fois, à la poursuite de l’espion qui était demeuré inaperçu dans l’assemblée, on ne sait trop comment.

Quelques minutes plus tard, il revint en s’épongeant le front.

— Le butor ! C’est le diable en personne ou l’un de ses intimes. Je crois que la terre s’est entr’ouverte pour l’engloutir. Bref, je ne l’ai pas vu, mais nous aurons certainement de ses nouvelles. Je suis certain que de ce pas il va avertir les autorités, et demain on déchaînera à nos trousses tous les lionceaux barbouillés de rouge, de blanc et de bleu. Mais un homme averti est un homme à moitié armé. Que ceux qui ont peur et refusent de venir lèvent la main. Vous êtes libres, messieurs.

Au lieu de lever la main, tous crient comme un seul homme :

— À bas les tyrans ! vive Hubert ! vive M. Brown !

— Armez-vous le mieux que vous pourrez. Si l’on nous attaque, nous combattrons à armes égales. Mais ne tirez pas les premiers. Un Canadien ne tire jamais le premier. Bien que j’en connaisse plusieurs, ici, dont les poings valent mieux que tous les pistolets des Anglais. N’est-ce pas, Baptiste ?

Pour toute réponse, Baptiste esquissa dans le vide un dangereux moulinet, qui enfonça jusqu’au cou le haut de forme d’un avoué, pas plus haut que çà. Revenu à la raison, Baptiste sortait déjà, au milieu du fou rire de l’assemblée, sa bourse grande comme une poche de religieuse, pour payer le désastre dont il venait d’être la cause involontaire, lorsque l’avoué, qui était un bon zigue, lui dit en l’arrêtant du geste :

— Remets ton argent dans ton gousset, à condition qu’au lieu d’enfoncer des couvre-chefs, tu enfonces les têtes des Anglais jusqu’aux épaules.

— Eh ben ! ça y est, tope-la !

— Maintenant, dit Hubert, que l’on sorte en silence. Il ne faut pas éveiller les soupçons avant le temps. Qu’une partie sorte par ici et l’autre par la rue Craig. À demain !