Florence (Girard)/VII

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VII

SUS À L’ANGLAIS !


C’est le 5 novembre. Les premières lueurs de l’aurore ont commencé à expulser les ténèbres de la nuit. Les flambeaux célestes et dentelés se sont éteints un à un. Peu après, quelques nuages gris et blancs courent çà et là dans la nappe encore terne des cieux.

Soudain, l’astre du jour, émergeant du Saint-Laurent comme s’il venait de prendre son bain, projette avec profusion ses rayons à travers les branches sèches et sur les toits qui semblent s’embraser. Une journée splendide. Mais si le ciel est serein, si le soleil est gai, la discorde cependant parcourt les airs. Elle recèle dans ses noires ailes l’orage qui ne doit pas tarder à se déchaîner.

Des soldats, par peletons, se sont répandus par toute la ville. Des groupes mystérieux, rassemblés sur la rue et au Champ de Mars sous les peupliers Titans aux longs bras noueux, discutent à voix basse, le front soucieux. Quelques bribes de conversations entendues par-ci par-là, montrent clairement ce qui en fait le sujet.

— As-tu lu la proclamation ?

— Mais non ; et pourquoi donc !

— Eh bien, moi, je l’ai lue, et je te dis que la journée ne se terminera pas sans que… du reste, pas de fumée sans feu.

— Tu as raison, mon vieux, quant à moi, je suis comme les canards sauvages, je sens la poudre de loin.

— Mais ils sont fous, disait un autre.

— Fous ! Non pas ; sache bien, mon ami, que les Canadiens n’ont pas coutume de se laisser piler sur les pieds en faisant semblant de dormir ; on n’insulte pas impunément à leur drapeau, à leur religion, à leurs mœurs, à leurs privilèges.

Leur conversation est interrompue par un piquet d’habits rouges qui, tentant de se donner un air imposant, commandent d’une voix brève :

— Circulez.

— Fort bien, murmure un robuste gars entre ses dents, mais un peu de patience, messieurs les Anglais, et nous vous ferons circuler à notre tour.

À mesure que le jour avance, l’animation augmente dans la ville.

À deux heures, une foule compacte est massée devant l’église Notre-Dame. Des hommes, des femmes, des enfants, des Canadiens, des Anglais, lisent et commentent la proclamation que les magistrats anglais, avertis par l’espion Chamberlain, avaient affichée là, défendant toute démonstration ou parade dans les rues.


Voilà le cas que j’en fais, moi, de vos proclamations


Soudain, un jeune homme fend la foule avec peine, et, sans la moindre hésitation, arrache la proclamation, la déchire en morceaux et en jette les débris au vent en s’écriant d’un ton calme et dédaigneux :

— Voilà le cas que j’en fais, moi, de vos proclamations.

Un silence de mort suit ces paroles. Tous semblent pétrifiés.

Hubert, les bras croisés, promène ses regards sur la foule groupée autour de lui.

— Hourrah ! hourrah ! s’écrie tout à coup Baptiste, en se livrant à des gambades drôlatiques. V’là ce qui s’appelle parler en canayen.

Cette scène ne pouvait durer longtemps. Deux anglais, longs, blonds, aux dents monumentales s’élancent l’épée à la main, pour se saisir d’Hubert. Mais en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, celui-ci lance un coup de poing à l’un, donne un croc-en-jambe à l’autre, et file aussi vite qu’un habitant de nos campagnes se croyant poursuivi par quelque loup-garou.

Le bruit se répand comme la poudre : Hubert Rolette a déchiré la proclamation des autorités. La plus grande agitation règne de toutes parts. On ferme les boutiques, on court de tous côtés ; les tambours battent la générale. On parle de sédition.

Cependant, qu’avait fait Hubert ? Était-il allé se cacher ?

Non pas. Mais comme l’Horace de Rome, s’il a fui, c’est pour mieux vaincre. C’est qu’il savait que fuir à propos, n’est pas une lâcheté pourvu que l’on prenne sa revanche.

On devait bientôt avoir de ses nouvelles.

Pénétrons un instant dans la cour de Bonacina. Une foule de jeunes gens y sont rassemblés, dont quelques-uns armés de massifs gourdins durcis au feu.

Hubert juché sur un husting improvisé, un immense tonneau aux flancs gonflés, est acclamé par la bande. Les cheveux au vent, l’œil en feu, les narines frémissantes, il adresse à la foule enthousiasmée quelques paroles patriotiques et fulminantes qui jaillissent comme une fusée. Ce n’était pas le moment de faire de longs discours.

« Mes amis, vous avez tous lu la proclamation. On nous défend de parader dans les rues. Si nous le faisons, c’est la persécution, les arrestations, la prison, la mort peut-être. Que ceux qui ont peur ou qui nous trouvent imprudents, se retirent. Pour moi, je me glorifie de la voie dans laquelle nous nous lançons, et je serai heureux de répandre jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour cette imprudence. Aujourd’hui, on nous traite d’insensés, demain on nous appellera des héros. Les Anglais traînent dans la boue notre drapeau, le drapeau que nos pères ont teint de leur sang, le drapeau canadien-français, le drapeau de Châteauguay, de Carillon. Le temps est venu de montrer à la face de l’univers qu’il a le droit de renfermer dans ses plis la liberté et l’indépendance, et que quiconque tentera d’y porter une main impure, apprendra par lui-même qu’un fils de France sait encore tenir une épée ou un mousquet ! Au moment où je vous parle, peut-être que le sang de nos frères coule à flots dans nos campagnes, sur les rives du Saint-Laurent. Eh bien ! moi, je vous dis, avec le Dr Nelson, que le temps est venu de fondre nos cuillers pour en faire des balles. Si les Anglais n’ont pas de cœur, montrons-leur que nous en avons pour deux. »

— À bas les Canadiens ! Chiens de Canadiens ! À bas les révolutionnaires !

Telles sont les vociférations qui interrompent Hubert. Tous tournent la tête pour voir d’où proviennent ces insultes. Une troupe de « loyaux » passait en ce moment devant la cour de Bonacina.

— À moi ! crie le jeune patriote.

Aussitôt, tous se ruent contre les insulteurs. Une mêlée sanglante s’engage. Quelques loyaux veulent se servir de garcettes de fer, mais les Fils de la Liberté tombent dessus à bras raccourcis et arrachent ces armes dont ils se servent contre leurs possesseurs. Ils en étendent plusieurs sur le carreau.

On entend tout à coup un cri désespéré : « Sauve qui peut ! » Alors, ceux des loyaux qui peuvent encore faire usage de leurs jambes, fuient dans toutes les directions avec une vitesse qui fait plus honneur à leur agilité qu’à leur courage. Les oppositionnistes les poursuivent sur la rue Saint-Jacques, et brisent les vitres des maisons habitées par les loyaux.

À ce moment, une troupe nombreuse de membres du Doric Club vient à la rescousse des fuyards. Les Canadiens combattent avec courage.

Cependant ils succombent sous le nombre. Ils sont un contre dix, un contre vingt. Défaits en haut de la grande rue du faubourg Saint-Laurent, ils se dispersent pour engager çà et là de nouveaux combats partiels.

À l’angle des rues Saint-Jacques et Saint-François-Xavier, le général des Fils de la Liberté est cerné par une vingtaine de loyaux et de membres du Doric Club. Il est maltraité cruellement et perd un œil.

Fiers de leur victoire ils applaudissent.

Quelle gloire ! vingt Anglais ont vaincu un Canadien !

Hubert et Baptiste font de la besogne, et ne comptent leurs adversaires qu’après qu’ils les ont terrassés. Ils ont fait mordre la poussière à une quinzaine de ces bons loyaux. Le jeune homme a reçu un coup de bâton qui lui a été asséné sur la nuque. C’est par derrière qu’on l’a frappé. Son sang coule en abondance. Peu importe ! il ne sera pas dit qu’il a été vaincu.

Le ciel qui, depuis une heure, s’est couvert de nuages menaçants, fait entendre de sourds grondements, le vent s’élève, la poussière tourne en tourbillons, les éclairs scintillent en brusques zigzags. Les nuées laissent tomber de leurs flancs déchirés des torrents de pluie. C’est la tempête.

— Trounne de l’air, fait Baptiste avec une grimace d’outre tombe, y faisait si beau pour s’battre, à c’t’heure on va être trempés comme des canards. Pour lors, j’vas me chauffer, car bigre y fait un fret de loup. Du reste, j’vois plus personne.

— Tu as raison, Baptiste, allons nous reposer, nous l’avons bien mérité.

— Ah ! pour çà, c’est vrai. Mais tiens, qué qu’ça veut dire ? Qu’y ont y donc encore, ces satanés gueux d’Anglais ! Ces maudits démons, y sortions des enfers ?… Plus on en assomme et plus y en a.

Une jeune fille rencontre cette bande sur son chemin.

Elle hésite. Puis elle hâte le pas. Alors un grand efflanqué, fraîchement débarqué de la brumeuse Albion, arrêtant la jeune fille au passage, l’enlace dans ses bras en lui disant :

— C’est toué oun belle fille, c’est toué embrasser moé.

La jeune fille essaie de se dégager de cette étreinte qui la brûle comme un fer rouge, et Hubert laisse échapper un cri terrible.

Il rugit, bondit au milieu de cette masse sordide, en abat trois du coup, Baptiste en fait autant. Le reste de la troupe, prévoyant le sort qui lui est réservé, détale à toutes jambes.

— Ô ma Florence ! dit Hubert transporté, et en serrant la jeune fille entre ses bras. Comment se fait-il que tu sois dehors par un temps semblable ? C’est la deuxième fois que le ciel me met sur ton chemin. Et dire que si je n’avais pas été sur ces lieux, cette brute t’aurait…

— Hubert, s’écrie la jeune fille en pâlissant, tu es blessé !

— Oh ! rien, ma chère Florence, une égratignure. Rien qu’à te savoir près de moi je me sens déjà bien.

— Je comprends, mon ami. Tu aurais le cou à demi tranché que ce ne serait qu’une égratignure. Viens chez moi, je veux te panser comme sait soigner une sœur.

— À la revoyure, dit Baptiste en ôtant sa tuque, sans plus s’occuper de la pluie que s’il eût fait le plus radieux soleil d’automne.

— Non, non, reste. D’ailleurs, n’avons-nous pas besoin d’un chaperon ?

Florence sourit malicieusement.

— Eh ben ! dame, va pour le chaperon.

Ce qui ne l’empêche pas, après avoir battu le briquet et allumé son brûle gueule, de s’en aller tranquillement comme avant-garde, laissant les deux jeunes gens ensemble.

— Trounne de l’air, pensait-il, j’suis ben sûr, tout d’même qu’y z’aiment mieux m’voir devant que par derrière.

On fut bientôt rendu à la demeure de la jeune fille.

— Ninette, demanda Florence en entrant, mon père est-il chez lui ?

— Non, mademoiselle, il est sorti précipitamment sans dire où il allait.

— C’est bien. Conduisez ce monsieur dans la salle à manger et servez-lui tout ce qu’il désirera. Vous mettrez une bûche dans le foyer, car ces braves sont trempés jusqu’aux os.

Baptiste, le pauvre Baptiste, était ni plus ni moins qu’abasourdi.

— Mais m’amzelle, dit-il en tournant sa tuque entre ses doigts.

— Allez, allez, répond-elle, mais surtout pas d’amourette avec Ninette.

— Tout d’même, pensait Baptiste en s’éloignant, quel beau couple y feraient ces deusses lots.

— Maintenant, mon cher Hubert, assieds-toi dans ce fauteuil, et appuie ta tête sur ce coussin. Comme cela, voilà qui est bien. Non, je vais te donner un autre coussin, tu seras mieux.

N’est-ce pas que tu es bien comme ceci ?

Et Florence allait légère et empressée semblant glisser comme une vision angélique sur le riche tapis du salon, choisissant les coussins les plus moelleux, avançant un tabouret, allumant de nombreuses bougies.

— Veuille espérer une seconde, je vais aller chercher ma trousse de médecin.

— Mais…

— Pas un mot, ou je te…

Elle part en faisant entendre un délicieux frou-frou et un petit rire perlé qui laissent une douce sensation au cœur d’Hubert. Peu d’instants après, il entend de nouveau le frou-frou, et il voit la jeune fille tenant dans ses mains un bassin, des bandages, en un mot, tout ce qu’il faut pour faire un pansement.

Voilà ce que Florence appelait magistralement sa « trousse de médecin. »

— Mais que veut dire tout ceci ? Ne dirait-on pas que je suis à l’article de la mort ?

— Hubert, on craint toujours pour ceux que l’on aime.

Lorsque le blessé sentit les mains de Florence passer à travers ses cheveux pour en dégager le sang, lorsqu’il vit sa bouche si près de la sienne qu’il en aspirait l’haleine parfumée, il eut un tressaillement.

— Il fait si bon d’être soigné par toi, Florence, que j’irais volontiers me faire fendre la tête une seconde fois.

— Je ne me savais pas si bon médecin, répliqua la jeune fille en souriant.

— Mais, tu veux me faire jouer au colin-maillard. Laisse-moi donc les yeux à découvert que je puisse te contempler.

Tous deux étaient si occupés qu’ils ne s’aperçurent pas que la porte venait de se refermer sur le notaire et sur deux autres individus, dont l’un portait le bras en écharpe.

— Monsieur le docteur, combien vous dois-je ? interrogea le patient.

Florence lui mit gentiment une main sur la bouche en disant :

— Sois tranquille, nous règlerons cela plus tard.

La jeune fille était debout devant Hubert, les yeux baissés sous le regard du jeune homme. Elle lui semblait encore plus belle. Comme les astres de la nuit embellissent le dôme indigo, ainsi la charité ajoutait un nouveau charme à la jeune Canadienne. En voyant ce rayonnement de beauté, de candeur, de bonté, Hubert sent sa poitrine près de se rompre, tant son cœur bat avec force. Il se lève, s’élance vers la jeune fille, ceinture sa taille de ses bras, et, approchant ses lèvres de celles de Florence, il y dépose le premier et le dernier baiser qu’il devait jamais lui donner.

Baiser prolongé, sauvage, inénarrable, où il y mit toute sa passion et tout son cœur.

Ah ! pourquoi faut-il que ce jeu innocent des petits chérubins aux yeux humides et aux ailes d’or, qui folâtrent dans l’éternel infini, soit profané, foulé aux pieds par de morbides insensés qui se flattent de trouver de la délectation dans le rapt de ce trésor, une des plus précieuses faveurs que l’homme puisse espérer de la femme, lorsqu’elle fait passer sa vie dans ce baiser et que, sans parler, elle s’écrie d’une façon plus éloquente que les paroles : « Je t’aime, et ce baiser est le serment inviolable de mon amour ! »

Le baiser, comme l’amour dont il est l’indice palpable, ne se vole pas, il se gagne, et maudite soit cette ridicule et insipide application de la bouche sur la peau, quand c’est l’indifférence, la haine, le mépris que l’on embrasse. Le baiser n’est-il pas l’échange momentané de deux âmes, moment sacré et toujours nouveau où, dans une sublime extase, nous oublions tout ce qui nous environne pour ne penser qu’à savourer cet enivrant nectar que nous buvons aux lèvres de la femme qui nous laisse tout étourdis et la gorge brûlante, avec un seul regret, que ce bonheur soit aussitôt fini que commencé, avec un seul désir, de retourner à la coupe enchanteresse aussitôt que son amoureuse ou capricieuse volonté nous le permettra ? Car, à peine avons-nous eu l’illusion rapide de notre disparition de la plate-forme boueuse, que déjà nous y sentons nos pieds plus rivés que jamais.

Hubert prononce des paroles si caressantes à la fille du notaire, qu’il lui semble entendre le souffle du zéphire agitant les branches des lilas en fleurs au printemps, ou le mélodieux murmure du ruisseau se faufilant à travers les roches en se mêlant à l’hymne du rossignol qui effleure l’eau verdelette et limpide du bout de son aile.

— Florence, dit-il, ma bien-aimée Florence, depuis que tes yeux se sont levés sur les miens, le ciel me semble plus pur, les ondes plus cristallines ; les astres, la nuit, brillent avec un éclat plus resplendissant, et les moindres actes de ma vie se changent en des moments sacrés et ensoleillés de bonheur, lorsqu’ils sont mêlés à ton souvenir, c’est-à-dire toujours. Florence, pour toi, fille chérie, je quitterais tout, même ce que j’ai de plus cher au monde. Pour un seul de tes sourires, je donnerais toute la gloire et tous les hommages qu’un mortel puisse ambitionner.

« J’abandonnerais tout, excepté l’honneur.

« Avec toi, Florence, j’irais m’ensevelir dans les régions les plus stériles et les plus sauvages de la terre. Avec toi, j’irais dresser ma tente au milieu des sables torrides de la blanche et mystérieuse Égypte ; avec toi, j’irais me murer dans une grotte écartée au bord de la mer, recouverte de varech et tapissée de pampre vert.

« Et dérobant, avec un soin jaloux, aux yeux de l’humanité, cette création adorable, je saluerais chaque lever de l’aurore et chaque coucher du crépuscule, en louant le Dieu de la nature qui m’aurait assez aimé pour me donner une femme telle que toi !

« Florence, implora-t-il, en se glissant aux pieds de la jeune vierge pâle d’émotion et d’enivrement, veux-tu m’accorder ta »

Mais qui pourrait décrire les sentiments de stupéfaction, de rage, de honte, de douleur qui s’emparèrent de son âme, lorsqu’il entendit ces paroles qui cinglèrent ses oreilles comme un coup de knout :

— Oui, nous allons les faire arrêter, tous, Papineau, Nelson, Morin, Rolette, Cartier, et tout le reste de la canaille. Nous en avons assez de ces hommes qui auraient besoin de se mettre plus de plomb dans la tête que dans leurs fusils.

Le jeune homme bondit sous l’outrage comme le fauve dont les flancs viennent d’être lacérés par la flèche empoisonnée.

La jeune fille, redoutant un malheur, se suspend à son cou.

— Entends-tu Florence, entends-tu ? Et ce sont là les paroles de ton père ! Oui, je reconnais bien sa voix, lui le loyal à l’Angleterre ! Florence, la fille d’un bureaucrate ! Florence, toi si belle, si bonne, si dévouée, si canadienne-française, la fille d’un traître, d’un ennemi des patriotes ! Ah ! pourquoi ne suis-je pas mort avant d’avoir connu cette affreuse vérité ? Mais, je suis fou, cela ne se peut pas. Florence, dis que je n’ai pas bien entendu !

En ce moment, le jeune homme semblait transfiguré par le paroxysme de sa douleur et par l’immensité du sacrifice qu’il allait accomplir.

— Baptiste, commanda-t-il en le voyant entrer dans le salon, écoute bien ce que je vais te dire. Va trouver M. Brown, sans perdre un instant, et dis-lui que je lui demande son meilleur cheval de selle. S’il te fait quelque observation, tu lui répondras que c’est pour la cause des patriotes.

À peine Baptiste fut-il parti que le jeune homme s’affaissa sur un sofa en pleurant comme un enfant, et en se tordant les bras de désespoir.

— Florence, la fille d’un de mes ennemis ! répète-il sans cesse. Elle, pour qui j’aurais donné mille vies ; elle, pour qui j’aurais senti ma chair crépiter sur un gril, sans mot dire ; elle, dont un seul baiser m’eût fait mépriser la distance, la faim, la soif, le froid, faut-il donc que je la quitte pour toujours ?… Non, cela ne se peut pas, cela ne sera pas, j’abandonnerai tout, plutôt. Florence, viens avec moi, et fuyons jusqu’aux extrémités du monde. Ta volonté sera mienne, tes désirs seront miens. L’amour, après tout, n’est-il pas le seul bienfait réel, le seul bien durable, le seul dont il vaille la peine de s’occuper ? Adieu ! cause sacrée de la patrie ! Aujourd’hui, ton étincelant soleil a lui une dernière fois pour moi. Je ne suis plus un fils du Canada, je suis un étranger, un paria, je suis tout, excepté un Canadien-français. Mais cette femme l’emporte, et je ne puis la quitter… Choisis, pour te défendre, pour défendre ton glorieux drapeau sur lequel je n’ai même plus le droit de lever les yeux, un homme plus homme, un homme pour qui tu es quelque chose de plus élevé que l’amour d’une femme, que les grandeurs, que les richesses ; un homme enfin qui ait au cœur la rage de l’Angleterre qui a pris naissance dans le sang intoxiqué et la bave immonde de l’ange que Jéhova, d’un regard, précipita dans l’abîme !

« Que faire, mon Dieu, que faire !…

« Viens, ma Florence, viens, fille chérie, viens que je te presse contre mon cœur ! »

La jeune fille, éperdue, se jette dans ses bras. Elle éclate en sanglots et appuie sa tête renversée sur son épaule. Son sein gonflé se soulève sous les spasmes de son désespoir.

Hubert, à cette vue, se sent faiblir de plus en plus. C’en est fait… Il va commettre une lâcheté…

Non !…

Il est une chose supérieure à l’amour : c’est l’honneur, c’est la patrie.

Le sacrifice est grand, mais il videra ce calice amer jusqu’à la lie, dût-il lui en coûter la vie.

— Mais que dis-je ? poursuit-il ; moi abandonner ma patrie pour l’amour d’une femme : ne suis-je donc plus ce Canadien-français que ma mère endormait jadis sur ses genoux en chantant les refrains des héroïques gestes de nos aïeux ? Ne suis-je plus le Canadien-français à qui mon père a dit sur son lit de mort :« Mon fils, le jour où tu trahiras la cause sainte entre toutes de la patrie, tu deviendras un être plus abject que l’Anglais qui cherche à nous faire ramper à ses pieds. » Ne suis-je donc plus ce Canadien-français qui a déjà verse son sang pour la cause de la patrie souffrante ?

Soudain, il entend résonner des pas de cheval qui s’arrêtent à la porte. Alors son patriotisme, un instant assoupi, se réveille. Il repousse la jeune fille et, s’élançant vers la porte, il s’écrie dans un suprême élan du cœur :

— Adieu, Florence, adieu !

Et le front encore entouré de bandages ensanglantés, la chevelure en désordre, l’œil agrandi par la fièvre, il a une main sur la poignée de la porte, prêt à fuir cette maison désormais maudite, lorsqu’il voit en face de lui Mtre Jean Drusac, Gustave Turcobal, et un féal sujet de sa Très Gracieuse Majesté Georges III, qui veulent l’arrêter au passage.

— Au revoir, monsieur, ricana le jeune patriote ; on ne me prend pas comme une souris dans une souricière. Continuez votre œuvre de dégradation. Rampez, rampez, rampez toujours, essuyez la poussière du soulier de l’Anglais, et lorsque vous vous serez suffisamment avilis et avachis, peut-être obtiendrez-vous une petite médaille ou un bout de ruban pour vous récompenser de votre loyalisme. Nous nous reverrons, je l’espère. Je vous donne rendez-vous à Saint-Denis.

En sortant, il voit Baptiste qui l’attendait à la porte avec le cheval qu’il tenait par la bride.

— Baptiste, dit-il, en serrant affectueusement les mains de son généreux compagnon, je te confie ce que j’ai de plus cher au monde.

Il saute sur son coursier.

— Hubert, Hubert ! crie la jeune fille, en courant après le Canadien-français déloyal à la couronne britannique qui nous protège et nous conserve, et sans laquelle nous retournerions dans le néant.


Et il disparut dans les ténèbres du soir



Mais déjà le jeune homme est parti à bride abattue. Florence n’entend plus que le bruit cadencé des sabots du cheval qui a disparu dans les ténèbres du soir.

Cette femme voit, dans une vision rapide, tout son bonheur qui vient de s’écrouler, sa destinée brisée d’une manière irrémédiable, et l’objet de ses rêves et de son amour qui court à la mort.

Elle voit tout en un instant. C’est la foudre qui tue. Elle pousse un grand cri et tombe inanimée au milieu de la rue dans la boue.