Florence (Girard)/XI

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(p. 115-127).
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XI

LE CIMETIÈRE


Baptiste, aussitôt après la messe, accourut au presbytère.

Il arriva tout essoufflé dans la cuisine.

La vieille Marianne était occupée à préparer le déjeuner de son maître. Des grillades de lard, mariées à des œufs au miroir, chantaient dans la poêle une voluptueuse chanson. Le cordon bleu, que soixante-cinq hivers avaient tourné au blanc, était plongé dans la préparation d’un plat de haricots. Aussi Baptiste dut-il répéter par deux fois :

— Marianne ! Marianne !

La soigneuse servante, tirée de sa rêverie culinaire mise en action, sursauta sur sa chaise :

— Tiens, Baptiste ! Ah ! bonne sainte Anne, qu’est-ce que tu viens « bretter » à c’t’ heure icitte ?

— Dis donc, Marianne, sais-tu ben que ça sent bon ce que tu fais cuire là !

Et Baptiste huma l’air comme un épagneul qui vient de découvrir la piste d’un succulent gibier.

— Oui, mais c’est pas pour ton nez.

— Çà, je l’sais. C’est pour m’sieu le curé.

« Sais-tu ce qu’y m’a dit m’sieu le curé ?

« Eh ben ! y m’a dit que tu fricassais comme pas une. »

— Vas donc, hein ! fit Marianne qui crut grandir sur-le-champ de cent coudées dans son indispensable profession.

« Mais, poursuivit-elle en remettant à cheval ses lunettes sur son appendice vineux, tu m’as pas encore dit ce que tu viens faire ? »

— M’sieu le curé est-y icitte ?

— Ben sûr qu’y est.

— J’veux l’voir.

— Et pourquoi faire ?

Ça, ça me regarde.

Marianne, froissée dans sa dignité, pinça les lèvres et garda le silence.

Soudain, elle éclata.

— Animal ! s’écria-t-elle.

C’était son plus énergique juron. Et elle résolut de s’en ouvrir, le soir même, à m’sieu le curé.

— Sais-tu c’qui fait ?

— Y est après lire son bréviaire.

— J’vas aller l’voir quand même.

— Ah ! pour çà, non ! s’exclama Marianne en se levant d’un air résolu, armée d’une fourchette et d’un couteau.

— Tout doux ! tout doux ! la vieille, pas de malices. Faut-y que j’me fasse annoncer comme un grand seigneur, à présent ?

Et Baptiste saisissant la sentinelle récalcitrante par les aisselles, il l’assit tranquillement sur la table entre une assiette de haricots et un plat de pommes de terre.

Puis, continuant sa marche en avant, le hardi bedeau traversa une pièce grande comme le creux de la main qui avait usurpé le titre de salle à manger, et arriva au cabinet du curé.

Il frappa deux coups timides.

— J’peux t’y vous voir, m’sieur le curé ?

— Pourquoi pas ?

En entrant, il aperçoit le curé de Bonsecours retranché derrière une pile de livres et de papiers, et absorbé dans la lecture de son bréviaire.

— Vous savez, m’sieu le curé ?

— Comment veux-tu que je sache, puisque tu ne m’as rien dit ?

— Eh ben, çà y est ! Y ont cassé leurs pipes. Et tous les deuss encore.

— Qui ?

— Mais m’sieu Rolette et mam’zelle Drusac.

— Qu’est ce que tu me chantes-là ? Que veut dire cet air égaré ? Mon pauvre Baptiste, tu perds la boule !

— Non, m’sieu le curé, j’perds pas la boule, sans vous contredire. Mais j’perds deux bons amis, deux crêmes de créquiens. Ah ! quand j’y pense, quand j’y pense !…

Le vénérable abbé planta ses lunettes d’or sur son front bombé, ferma son bréviaire, soulagea sa tabatière d’argent d’une bonne prise de tabac râpé et croisant ses mains sur son ventre, les pouces en dehors, il dit :

— Allons, conte-moi ça.

Baptiste raconta tout. Il termina en déclarant qu’il tenait tous ces détails d’un patriote de Saint-Denis qu’il avait rencontré en sortant de chez lui le matin.

— Mais faut sonner les glas, m’sieu le curé ?

— Oh ! oh ! mon pauvre enfant, c’est assez embarrassant. Car tu n’ignores pas que monseigneur Lartigues a frappé tous les patriotes.

— Mais enfin, on peut pas traiter ces créquiens-là, comme des lutins, pas vrai ?

— Eh oui ! mais… mais…

« Allons, va les sonner, les glas : mais ne fais pas de bêtises. »

Baptiste ne se le fait pas répéter deux fois. En passant dans la cuisine il dit à Marianne en lui pinçant les bras :

— Fais-lui des bons fricots à m’sieu le curé, y a pas son pareil.

Il se rend en courant dans le porche de l’église, allume son fanal, se suspend à deux mains à la longue corde et commence à sonner.

Qu’il eût voulu faire passer son âme dans ses dociles amies de bronze !

Cette nature d’or brut semblait leur dire : « Abandonnez vos hymnes d’allégresse. Il ne s’agit plus de chanter les transports d’une mère qui vient d’enfanter son premier né, ni les extases du couronnement d’un amour immortel auquel l’Église vient d’ajouter le dernier fleuron.

« Pleurez, pleurez, mes vaillantes cloches, pleurez le martyre de deux héros dont l’amour réciproque et l’attachement pour la patrie ont été plus forts que la mort. Pleurez, pleurez cet amour plus pur et plus dur que la jaune topaze, et dont la vie a été celle de la plante odorante née le matin sous un rayon de soleil et fauchée le soir par la faucille impitoyable. »

Et Baptiste sonnait toujours.

Les échos de ce carillon plaintif pénétraient jusque dans les alcôves aux jalouses draperies.

Réveillés en sursaut, les citoyens se demandaient en se précipitant aux fenêtres : « Que veut donc dire ? »

Et Baptiste sonnait toujours.

Le curé, inquiet lui-même du zèle matinal de Baptiste, se rendit dans le portique du temple sacré et apostropha le sonneur.

— Pour sûr, Baptiste, une araignée t’a grimpé au plafond cette nuit.

— Eh ben, v’l’à, m’sieu le curé, répondit Baptiste sans s’émouvoir et sans discontinuer sa funèbre musique. Si m’sieu Rolette et mam’zelle Drusac avaient vécu, j’aurais sonné pour leur mariage, j’aurais sonné pour les baptêmes de leurs mioches, j’aurais sonné pour leurs enterrements. À c’t’e heure qu’y ont piqué une tête, je sonne tout à la fois.

Et Baptiste sonnait toujours.

Ce ne fut qu’à force d’instances et de commandements que l’abbé, à bout de ressources, put décider son bedeau à mettre une finale à son requiem.

Il était temps.

Les Montréalais alarmés, croyant à un tocsin impérieux, commençaient déjà à envahir la rue, dans les environs de la petite église Bonsecours.

Des qu’il fit jour, Baptiste se rendit chez le notaire.

Le madré savourait d’avance le plaisir de torturer l’âme de ce cancre qu’il aurait voulu écraser sous le talon de sa botte.

Il frappa plusieurs coups avec le heurtoir irrité de se voir éveiller de si bon matin.

Mtre Drusac lui même vint répondre, la bonne étant encore emmitouflée dans ses couvertures.

Il ouvrait déjà la bouche pour gratifier son visiteur inattendu d’une fulminante kyrielle.

Celui-ci ne lui en donna pas le temps.

— Vot’fille est morte, dit-il, en le dévisageant.

L’épiderme facial du notaire prend la couleur du papier sur lequel on va coucher un acte de décès. Il oscille comme le roure sous le dernier coup de la cognée et se porte les mains à la gorge comme si un condor y avait implanté ses serres crochues.

Il saisit Baptiste par les épaules et fouille dans ses yeux sans mot dire.

Le sonneur de Bonsecours que ce manège commence à endiabler, dit en soulageant ses clavicules de leur joug :

— Dites-donc, vous, m’prenez-vous pour un fou furieux ?

— Si tu n’es pas fou, répondit le notaire en grinçant des dents, tu es un corbeau.

— Si j’sus t’un oiseau de malheur, vous, vous êtes un meurtrier, le meurtrier de vot’fille.

« Et v’l’à ! » ajouta le bedeau, en s’en retournant.

Rendu sur le trottoir, il fait volte-face et crie au notaire :

— Faites excuse, si j’vous ai offusqué. Car moé, voyez-vous, j’connais pas les ménagements comme vous, surtout avec les Anglais. J’ai un p’tit conseil à vous donner, si vous voulez voir vot’fille. Rendez-vous à Saint-Denis avant qu’on la mett’en terre.

Le tabellion, se croyant la proie d’un cauchemar, se frotte les yeux.

Tout à coup, il voit se dessiner devant lui la vérité dans son horrible brutalité. Endossant sa pelisse et prenant son castor, il s’élance dans la rue comme un maniaque. Il arrête au passage un jéhu et lui commande de le conduire à Saint-Denis, ventre à terre.

Pour la première fois de sa vie, il ne lésine pas sur le prix. Et cependant, le mastoc, découvrant là une bonne aubaine, avait été d’une exigence de Shylock.

À Saint-Charles, le cheval n’en pouvait plus.

Mtre Drusac paya son homme, relaya et, après une course effrénée, il frappait à l’auberge du « Lion d’Or » pour prendre des informations.

L’hôtellerie était pleine de paysans qui s’entretenaient des derniers événements.

Des femmes, groupées dans un angle de la salle d’entrée, s’essuyaient fréquemment les yeux du coin de leurs tabliers. Une marmaille barbouillée, ne comprenant rien de cette scène, mais ayant la conscience d’un malheur, se frôlait contre les jupes des bonnes femmes, les doigts dans la bouche et en ouvrant tout grands leurs yeux inquiets.

À l’entrée de Mtre Drusac, tous avaient tourné la tête vers le nouveau venu.

Ce dernier apprend que Florence gît dans l’auberge même. Il laisse entendre un cri lamentable.

— Florence !…

Il se traîne en rampant jusque dans la chambre mortuaire.

Enseveli dans une robe éclatante de blancheur, Florence reposait sur un lit tout blanc aux côtés d’Hubert. Ses cheveux auréolaient sa tête comme le nimbe d’or que les artistes peignent autour du front de leurs vierges martyres.

Elle souriait. Sur ses lèvres demi-closes semblait naître une prière au ciel ou un serment d’amour.

Le visage d’Hubert était beau avec le froncement de ses sourcils. Une nouvelle malédiction, à l’adresse des Anglais, avait expiré sur ses lèvres. Les Anglais qui avaient déraciné cette fleur à peine éclose, au moment où il allait la transplanter à l’ombre d’une félicité pleine de délirants mystères.

Près des dépouilles, on avait placé un guéridon. Deux cierges nacrés achevaient de se consumer. Dans une soucoupe remplie d’eau bénite, trempait un rameau de buis. Devant une madone en plâtre, un lampion projetait des reflets de lapis-lazuli. Alice, à genoux aux pieds d’Hubert, arrosait le lit de ses larmes. Ses yeux étaient rougis et gonflés par la nuit qu’elle avait passée à prier et à pleurer.

Le notaire implora au milieu de ses sanglots : « Florence ! Florence ! »

Et il murmura des paroles inintelligibles. Il pressa la tête de son enfant contre sa poitrine et égrena sur son front, froid comme une urne sépulcrale, des baisers embrasés.

Témoins de cette grande douleur, les assistants ne permirent pas qu’elle se prolongeât plus longtemps. Ils détachèrent le père de la fille.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le cortège funèbre défilait lentement, silencieusement sur la grande route lactée, pierreuse, muette.

Il neigeait.

Sans doute que les anges pleuraient là-haut. Leurs larmes, d’une pureté séraphique, se cristallisaient, se ouataient en passant à travers les nappes glaciales de la voûte éthérée.

Les corps des héroïques paysans, tombés sur le champ de bataille en défendant leur liberté contre le lâche et sanguinaire tyran, étaient traînés sur des chariots parés de crêpes et de pavillons français.

Venait ensuite le curé, saint vieillard aux cheveux d’argent.

Tout le village suivait, depuis le marmot jusqu’au septuagénaire. Les invalides seuls étaient restés au foyer. Le notaire était soutenu par l’aubergiste et Fanfan.

De loin, on aperçoit le cimetière avec ses croix noires et ses monuments blanchâtres.

Enfin, on est arrivé.

Les paysans, au teint hâlé, se rangent en cercle autour des fosses et se découvrent pieusement.

Le ministre du Christ, en étole et en surplis, récite les dernières prières. À l’injonction : « Partez, âmes chrétiennes, montez au ciel, » des sanglots éclatent de toutes parts. Les paysans essuient du revers de leurs mains ou de leurs manches les larmes qui les aveuglent.

Et le cortège s’en retourne, par groupes de trois ou quatre.

Ils parlent à voix basse pour ne pas troubler l’éternel sommeil des morts.

Mais, dans le cimetière nu, un homme s’est attardé.

Prosterné sur une fosse, il est abîmé dans sa douleur.


Prosterné sur une fosse, il est abîmé dans sa douleur


Sur le tombeau, un bouquet d’immortelles a été déposé par Alice.

Là, deux corps reposeront jusqu’à l’universel réveil.

Florence et Hubert, qui se sont aimés dans la vie, dorment ensemble dans la mort.

— Florence ! Florence ! suppliait le notaire, est-il vrai que je ne te verrai plus ? Mais non, ma petite Florence, tu sais bien que celui qui te parle, c’est ton père, celui qui a dévoué toute sa vie pour toi seule…

« Allons, réponds-moi, Florence ! Tu as assez dormi. Comment ! tu ne me réponds pas ? Tu ne réponds pas à ton père ?…

Le vent sifflant à travers les tilleuls et les saules pleureurs, répondait seul à sa prière…

— Morte, Florence, morte ! Oh ! non, on veut me tromper, on se moque de moi, on se rit de ma douleur !…

« Comment ! Florence, serait-il vrai ? Tu serais morte ? Et jamais plus tes bras n’entoureront mon cou, jamais plus ta fraîche bouche ne fera circuler le sang de mes lèvres ?…

« Ah ! je suis maudit, je suis le meurtrier de Florence, je suis un infanticide. Grâce, grâce, ô mon Dieu ! Pitié, pitié ! Mes mains sont teintes de sang. Partez, partez, taches damnées, disparaissez !…

« Ah ! Anglais, démon incarné, voilà ton œuvre, Vampire, partout où tu passes, ta morsure est marquée d’une traînée de sang, et tes pas laissent une empreinte de malédiction ! Qui s’associe à toi, ne saurait exécuter qu’une œuvre infernale. Maudit soit le jour où j’ai écouté la proposition de l’Anglais ! Insensé ! comment n’ai-je pas songé que le seul bien que tu aies jamais pu faire, tu l’as accompli malgré toi ? Digne compagnon du Juif déicide, tu marcheras à jamais avec lui, la main dans la main, en écartant avec ton glaive dégouttant de sang et en frappant par derrière tous ceux qui ont la grandeur d’âme de se mettre sur ton chemin…

« Et que t’avais-je fait, moi, pour que tu m’enlèves mon unique enfant, ma Florence ?… »

Le notaire, hors de lui, se mordait les poings et déchirait ses vêtements.

— Maudite sois-tu, Angleterre, et tous tes rejetons ! Vipère ! Plus les Canadiens-français s’attacheront à te réchauffer dans leur sein, plus de soin tu prendras à aiguiser ton dard envenimé pour leur donner la mort un jour !

« Mais que t’importent les malédictions d’un père meurtrier qui vaut encore cent fois mieux que toi, fourbe, sanguinaire, hypocrite ! Que t’importe même la juste indignation de la vertu contre le crime personnifié ? Que t’importe à toi, puisque ta conscience cuirassée de honteux ulcères est insensible au remords et que, dans les plis de ton drapeau, se réfugient toutes les iniquités !…

« Ah ! puisse le sang de Florence retomber sur ta tête et sur celle de tous tes descendants et te faire rouler jusqu’au plus profond des abîmes !…

« Florence ! Florence ! réveille-toi, je t’en supplie ! Ne sois donc pas cruelle ! Qu’une seule de tes larmes vienne mouiller mes cheveux blancs, et je mourrai heureux ! Pitié ! pitié ! ah ! mon Dieu ! Florence ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir, au son de l’angélus, le gardien du cimetière, parcourant les allées de deuil, buta contre un homme, la face tournée contre terre et à demi drapé dans un manteau de neige.

Il était mort…