Fontaine aux Perles/21. Noble héritage

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Fontaine aux Perles
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 152-160).
XXI
NOBLE HÉRITAGE


René de Carhoat n’avait point vu le visage de la jeune femme assise au bord de la fontaine. Il n’avait aperçu que sa robe blanche à travers les rameaux à demi dépouillés des grands saules, et le brillant uniforme du soldat qui s’agenouillait à ses pieds.

Il allait se retirer, car ce n’était point là ce qu’il cherchait, lorsqu’un mouvement de la jeune femme lui montra les doux et nobles traits de mademoiselle de Presmes.

Il s’arrêta, et la beauté enfantine de son visage prit une expression de menaçante colère.

— Lucienne ! murmura-t-il. — Lucienne, qui oublie mon pauvre frère Martel !

Il ne savait point être jaloux pour lui-même, et sa douce âme ne gardait point de rancune à l’homme qui lui prenait le cœur de Bleuette, — mais l’amour de Lucienne était à Martel, à Martel absent ! René s’indignait, et le vieux sang breton bouillait pour la première fois dans ses veines.

Il aurait voulu tenir une épée pour venger son frère Martel.

Lucienne cependant rougissait et souriait ; elle était bien belle ! — René ne s’en allait point. Il s’attendrissait à voir le charme naïf et suave qui s’épandait autour d’elle.

Il pensait au sort que réservaient à cette pauvre jeune fille les desseins de son père et de ses frères.

Elle allait être au chevalier de Briant ! à cet homme qui parlait de vol et de meurtre avec un sourire à la lèvre !

Une voix s’élevait au fond du cœur de René pour le pousser à prévenir mademoiselle de Presmes ; mais qui accuserait-il, sinon son père et ses frères dont il avait surpris le secret ?

Son père et ses frères qu’il aimait tant, et qui adoucissaient pour lui jusqu’au sourire la rudesse sauvage de leurs traits !

René ne se sentait pas la force de les dénoncer. — Et d’ailleurs, là, tout près, Lucienne souriait, infidèle.

René eût parlé peut-être, si la cause de mademoiselle de Presmes avait été plaidée en ce moment par sa solitude et sa tristesse.

Il aurait vu dans sa mélancolie un bon souvenir de Martel, et il se serait élancé vers la fiancée de son frère.

Maintenant, il demeurait indécis entre la voix de sa conscience et son amour pour les siens. Il n’osait point descendre la colline pour se rapprocher de Lucienne, et il répugnait à la laisser sans défense sous le coup d’un terrible malheur.

Il s’assit à l’ombre d’une saillie de rocher, et demanda conseil à Dieu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lucienne et Martel se parlaient tout bas, derrière les aunes, au bord de la fontaine.

— Oh ! merci, Lucienne ! merci, mademoiselle, disait le garde-française. — Est-il possible d’avoir tant de joie parmi tant de désespoir ?…

— Pourquoi désespérer ? demandait doucement la jeune fille.

Martel ne répondit point. Ses mains pendaient, jointes sur ses genoux, et sa tête se courbait.

— Hélas ! Lucienne, dit-il après un silence, — vous savez bien ce qui nous sépare… Mon père, mes frères… ma sœur !…

Il se tut, et la jeune fille baissa les yeux à son tour.

Quand elle releva ses paupières, il y avait autour de sa bouche un sourire angélique.

— Nous sommes bien malheureux, murmura-t-elle, — mais je vous aime !

Martel couvrit ses deux mains de baisers passionnés.

— Oh ! pourquoi me parlez-vous ainsi ! s’écria-t-il ; — voulez-vous m’ôter ce qui me reste de courage, Lucienne ? voulez-vous me rendre faible et lâche ?… Écoutez, votre vie est bien belle ! votre avenir sourit ; il n’y a devant vous, si loin que votre regard puisse voir, que joies et bonheurs sur la terre !… et je viendrais, moi, le malheureux sur qui pèse la main de Dieu, changer vos jouissances en deuil et mettre ma misère, comme un manteau sombre, sur votre jeunesse heureuse !…

— Je vous dis que je vous aime ! répéta la jeune fille, dont un éclair d’enthousiasme illumina le regard.

— Vous m’aimez ! murmura Martel, — moi… oh ! moi, Dieu sait que mon cœur n’a pas un battement qui ne soit pour vous, Lucienne !… Pendant trois longues années votre souvenir a été mon soutien et mon courage… Longtemps j’ai gardé de l’espoir, parce que l’amour me faisait esclave et me rendait insensé… Je ne voyais point clair encore au fond de mon malheur… Un voile restait encore entre mes regards et la honte de ma race… Hélas ! mademoiselle, maintenant que je touche au doigt ma misère, mon devoir m’apparaît cruel, mais impossible à méconnaître… Il faut que je renonce à vous… Il faut que j’aille bien loin vivre et mourir tout seul en un lieu où l’infamie de Carhoat n’ait point encore pénétré !

Une larme coula sur la joue pâlie de Lucienne.

— Mon Dieu ! reprit Martel, dont la voix grave tremblait ; — il y a quatre ans nous étions bien pauvres déjà… mais nous n’étions que pauvres, et j’aurais eu le droit d’accepter le don de votre amour… Il y a bien longtemps que dure la déchéance de notre famille… Carhoat a glissé lentement du faîte des honneurs au plus bas de la honte… Il lui a fallu de longues années pour cela, mademoiselle.

Lucienne n’osait répondre. Son cœur se serrait et prenait sa part de l’angoisse douloureuse qui torturait Martel.

— Nous étions bien puissants ! poursuivit celui-ci, qui fuyait involontairement le présent pour se reporter vers le grand passé de sa race ; — notre bannière était au premier rang parmi celles des chevaliers chrétiens qui allèrent mourir à la croisade… Nous étions bien riches !… le domaine des Carhoat touchait aux montagnes d’Arrez et avait pour limites les rivières du Relec et de Tremorgan… il confinait à trois villes… Pleiber-Christ voyait nos grandes forêts ; les bourgeois de Morlaix se reposaient sous les arbres de notre parc ; Plougouven nous demandait la permission de pêcher dans nos étangs… Pendant quinze ans de ma vie, Lucienne, j’ai cru que Carhoat était toujours le maître de cette immense fortune… À Brest, où j’ai été élevé, mon père m’entretenait avec ma sœur sur le pied des plus riches enfants de famille… Parfois il venait nous voir… c’était encore alors un cavalier plein de force et dont le visage fier s’encadrait d’une épaisse chevelure noire… Il avait conservé sa jeunesse et sa beauté, bien qu’il fût arrivé déjà aux limites de l’âge mûr !… Ah ! vous ne savez pas, Lucienne, quel noble feu il y avait dans le regard de mon père ! et comme il portait haut son front où brillait le vaillant orgueil du gentilhomme !

La voix de Martel faiblit et se voila.

— Quant à Laure, reprit-il, c’était le cœur et la beauté d’un ange !… Vous l’avez vue, mademoiselle, vous savez si Dieu créa jamais une créature plus parfaite !… Oh ! que je l’aimais ! que je l’aimais !

Martel se couvrit le visage de ses mains, et un sanglot souleva sa poitrine. — Lucienne tâchait de retenir ses larmes.

— Un jour, poursuivit Martel, il y a de cela un peu plus de quatre ans… M. le marquis de Carhoat, qui était alors député de la noblesse de Morlaix aux États de Bretagne, vint à Brest… il y avait deux années que nous ne l’avions vu, ma sœur et moi… Durant cet espace de temps l’âge et le malheur avaient pesé sur lui bien cruellement sans doute, car des rides profondes étaient maintenant à son front, et sa chevelure, jadis noire, dispersait, autour de son visage vieilli, ses boucles blanches comme la neige.

Nous remarquâmes ce changement avec tristesse ; — M. de Carhoat nous dit :

« — Mon fils et ma fille vous allez me suivre à Rennes. »

Laure fut joyeuse, parce qu’elle avait entendu parler souvent des belles fêtes de la noblesse rennaise ; — moi, je sentis au dedans de mon cœur une vague tristesse mêlée de crainte…quelque chose me disait que j’allais apprendre le malheur…

Nous partîmes, — au lieu de prendre la route directe de Morlaix, nous appuyâmes sur la droite afin de gagner la montagne d’Arrez.

Nous arrivâmes à Sizun vers trois heures de l’après-midi, un jour de décembre, dont je ne perdrai jamais le souvenir.

— Mon père se fit servir à dîner dans l’auberge, et nous remarquâmes avec chagrin, ma sœur et moi, qu’il mettait une ardeur folle à vider incessamment son verre.

Il demeura deux heures à table. — Quand il se leva, son visage était enflammé, et son œil sanglant brûlait.

« — Venez, mes enfants, nous dit-il, — je vais vous montrer le domaine de Carhoat !… »

Il commençait à faire nuit. Nous montâmes tous les trois à cheval, et mon père, nous donnant l’exemple, partit aussitôt au galop.

Nous allions dans les ténèbres par ces routes défoncées et creuses de la Basse-Bretagne, où l’on rencontre des fondrières à chaque pas.

Mon père marchait le premier ; il poussait son cheval avec une sorte de frénésie. Nous avions peine à le suivre. — Les étincelles qui s’échappaient des cailloux de la route, heurtés par les fers de sa monture, nous guidaient seuls de loin.

— Où nous mène-t-il ? me demandait Laure.

Moi, je ne savais point répondre. — et notre route se poursuivait en silence.

Il faisait un froid glacial. Nos chevaux trébuchaient sur la terre durcie, et leurs sabots brisaient la couche de glace qui recouvrait l’eau croupie des ornières.

Après une heure de course non interrompue, mon père s’arrêta au sommet d’une colline ; nous le rejoignîmes en quelques instants.

La lune se levait à l’horizon et montrait au loin la campagne blanche de givre.

Nous trouvâmes mon père debout sur ses étriers, les cheveux au vent et le visage animé d’une exaltation extraordinaire.

« — Regardez ! nous dit-il à voix basse, en désignant de sa main étendue une ligne de monticules qui rejoignaient dans le lointain la grande chaîne d’Arrez, — voici les premiers arbres de votre héritage… Venez, enfants, venez ! »

Il piqua son cheval, qui s’élança impétueusement et descendit la colline à bride abattue. La plaine fut parcourue en un clin d’œil ; nul obstacle n’arrêtait mon père qui semblait poussé par l’effort d’un vertige.

Nous le suivions, dociles, franchissant les haies, sautant par-dessus les palis aigus et coupant à travers les champs, que la neige transformait en éclatants tapis.

« — Venez ! enfants, venez ! nous criait-il de loin, tandis [que son cheval bondissait fougueusement, et faisait jaillir sous ses pieds des gerbes d’étincelles. Il atteignit la ligne des collines que nous avions aperçues à l’horizon. Il s’arrêta une seconde fois.

Son regard brillait sous ses sourcils blanchis.

« — C’est donc une noble fortune que celle de nos pères ! dit-il. — Regardez au-dessous de vous, enfants… Voici à votre droite la forêt de Luzennec, qui nous est venue en 1560 par le mariage de Jean Guern, seigneur de Carhoat, notre aïeul, avec haute et puissante dame Marie de la Cruze de Luzennec, cousine de messieurs de Rieux… Dans le partage de monsieur mon père, cette forêt a été estimée quatre-vingt mille écus. Tout là-bas, derrière les derniers arbres, ces pointes noires qui tranchent sur le ciel, sont les donjons du manoir de Luzennec… Pauvre demeure, mon fils ! et que l’on peut à peine porter à trois cents écus de rentes… Ne parlons point de cela… »

Il tourna sur lui-même et désigna du doigt l’immense plaine qui s’étendait à ses pieds.

« — Je ne saurais point vous dire, reprit-il, — à quelle époque ces champs que voici sont tombés en notre héritage. C’est aussi vieux que le nom de Carhoat… Il y en a beaucoup et vous n’en pouvez point voir la fin… Celui-là serait un insensé qui les donnerait pour moins de cent mille écus… C’est le domaine de Ploumer. »

Son regard remonta de la plaine au manoir, et il secoua ses longs cheveux en poussant un rauque éclat de rire.

Nous écoutions, ma sœur et moi, en silence. Quelque chose donnait pour nous aux paroles de notre père une signification lugubre. — Il parlait d’opulence, et rien jusqu’alors n’avait pu nous faire soupçonner notre misère.

Pourtant notre cœur se serrait comme si tout ce que nous entendions eût été une amère raillerie…

La lune montait au ciel, éclairant le visage de mon père, qui s’enflammait de plus en plus et rayonnait, ardent sous la neige de sa chevelure.

« — Venez, enfants, venez ! » nous cria-t-il.

Ses éperons s’enfoncèrent dans le ventre de son cheval, qui bondit et se reprit à dévorer l’espace.

Les montagnes d’Arrez étaient à notre droite. La lune mettait des étincelles bleuâtres aux fragments de quartz qui perçaient de tous côtés sous la bruyère, — le givre scintillait aux branches des arbres.

Nous passions, emportés par notre course haletante, et les mille lueurs parsemées dans la campagne semblaient des traits de feu qui fuyaient derrière nous.

« — Connaissez-vous le château de Kerpont ? demanda tout à coup mon père en arrêtant son cheval dont les naseaux fumaient ; — voici ses hautes cheminées là-bas sur la montagne… Plus d’un gentilhomme des États se contenterait des terres qui l’environnent… mais pour nous, enfants, c’est bien peu de chose !… Kerpont, malgré les deux cent mille écus qu’il représente dans le tableau de nos biens de famille, n’ajoute guère à notre opulence… Ce fut l’apport de mademoiselle Gertrude Kaër de Kerpont, qui épousa, sous les derniers ducs, René, cadet de Carhoat… L’alliance n’était point brillante pour des gens comme nous, et je n’en parle que pour mémoire… Voici, en bas, le clocher du Cloître, bonne paroisse qui nous appartient, ainsi que les trois quarts de celles des environs… Ah ! ah ! M. de Carhoat, votre père, était un riche gentilhomme !… »

Il fit un geste emphatique, et poussa son cheval qui se précipita de nouveau à travers champs.

Nous le suivîmes encore.

« — Martel, me dit Laure d’une voix faible, — le cœur me manque, et je me sens perdre mes forces. »

Moi-même j’avais du froid dans les veines, et je souffrais cruellement…

Martel s’arrêta, des gouttes de sueur perçaient sous ses cheveux. Il éait pâle, et un fugitif tremblement agitait sa lèvre…

Lucienne l’écoutait émue, chacune des impressions qui agitaient l’âme de Martel trouvait un écho dans la sienne. Tout ce qu’il sentait, elle le sentait aussi vivement que lui. — On eût dit que Martel remuait au fond de la mémoire de Lucienne l’angoisse de ses propres souvenirs…

— Pourquoi me dites-vous tout cela ? murmura-t-elle, — vous souffrez et je souffre.

— Oh ! ce fut une nuit terrible ! reprit le garde-française emporté par les ressentiments éloignés du passé, — Laure et moi nous allions toujours, dociles à l’ordre de mon père.

Nous le voyions de loin chevaucher devant nous… La lune éclairait sa grande taille et les flots argentés de ses cheveux… Il étendait ses bras à droite et à gauche, comme pour saluer partout sur son passage les tenues dispersées de son immense domaine… Ces grands bois étaient à lui… Ces champs, qui s’étendaient à perte de vue, lui payaient redevance… Ces fermes endormies étaient la demeure de ses vassaux !…

Il s’arrêta encore bien des fois, tantôt sur la montagne, et tantôt dans la plaine, nous faisant le compte pompeux de ses innombrables richesses.

Ici, c’était le douaire d’une Rohan. — Là, c’était l’apport d’une fille du sang ducal de la Bretagne, qui avait fait Carhoat le cousin de son souverain.

Partout d’opulentes et illustres alliances ! Partout de la richesse et de la splendeur !

Le front de mon père rayonnait d’orgueil. Sa superbe taille se dressait de toute sa hauteur. Il dominait les campagnes vassales, et jetait son regard de maître jusqu’à l’horizon qui était à lui !…

Les heures passaient ; nous étions épuisés de fatigue, et ma sœur se sentait défaillir.

Nous arrivâmes enfin sur les bords du Coëtlosquet, et une longue avenue aligna devant nous son quadruple rang de vieux chênes.

« — Venez, enfants, venez ! » nous dit mon père dont la voix tranquille n’annonçait ni trouble ni lassitude.

Il s’engagea dans l’avenue où croissaient de grands ajoncs épineux, et des genêts qui barraient le passage.

À mesure que nous avancions, la route devenait plus impraticable ; les pieds de nos chevaux s’embarrassaient dans la lande épaisse. — Il semblait que depuis des années, nul pas humain n’avait foulé le sol de cette magnifique avenue.

Mon père poussait son cheval de la voix et des éperons. — Le pauvre animal, harassé, ne marchait plus que par saccades, et bronchait à chaque instant contre les obstacles du chemin.

Devant nous, au bout de l’avenue, se dressait une grande masse noire, dont les angles, irréguliers et comme déchirés, tranchaient sur l’azur étoile du ciel.

On distinguait déjà des tours démantelées, et des pans de murailles qui n’avaient plus de toiture à soutenir.

C’était une ruine immense, sombre, froide, et qui mettait dans le cœur de poignantes idées d’abandon et de mort.

« — Venez ! enfants, venez ! » disait mon père, en frappant son cheval. Celui-ci, par un dernier effort, dépassa les derniers arbres de l’avenue, et s’abattit, mourant, aux pieds de la ruine.

Mon père se releva sans blessures.

Il s’avança vers ma sœur et lui offrit courtoisement la main pour quitter la selle.

Nous étions tous les trois debout au pied des sombres murailles.

Mon père demeurait immobile et muet, — la lune, arrivée au plus haut de sa course, frappait d’aplomb son visage. Il y avait une sorte d’orgueilleuse complaisance sur ses traits.

« — Voyez, Carhoat, voyez, me dit-il, — ceci est le berceau de notre race. Tout ce que je vous ai montré n’est rien… Luzennec, Kerpont, Tremeur, Ploumer, tous nos autres domaines, rassemblés en un seul, ne valent pas la moitié de Carhoat !… Carhoat est un apanage de prince !… »

Nous regardions, Laure et moi, ces liantes murailles désolées, où le lierre pendait, et dont les ans avaient festonné le faîte.

Et notre cœur se serrait douloureusement.

Mon père nous prit par la main, et nous fit monter les marches moussues du perron.

Nous franchîmes une ouverture voûtée où il n’y avait plus de porte.

Nous gravîmes le grand escalier, et nous entrâmes dans une vaste salle où les rayons de la lune entraient par les fenêtres et par le plafond ouvert.

« — Asseyez-vous, enfants, nous dit mon père, — vous êtes ici chez vous… tout cela vous appartient ! »

Nos regards parcoururent ces murs humides et nus.

« — Asseyez-vous ! » nous répéta mon père.

Nous cherchions des sièges, — il n’y avait que des décombres…

Mon père prit place sur une poutre tombée du plafond, et nous nous mîmes auprès de lui.

À cette heure seulement, je pus m’apercevoir que sa respiration était courte et haletante. Ses yeux brillaient outre mesure et des tressaillements soudains agitaient son corps.

« — Les fous ! s’écria-t-il ; — les misérables fous !… Ils disent que Carhoat est un mendiant !… Ils ne savent donc pas que Carhoat ne peut vendre la terre qui porte son nom, et que nos seigneurs les ducs lui enviaient ce royal château !… Ils n’ont donc pas vu ces nobles murailles, au pied desquelles tant d’Anglais sont morts, et qui abritent de si fières magnificences !… Ils n’ont pas vu ces tentures de soie, ce velours, cet or… Ils n’ont rien vu, et ils parlent ! »

Il eut un rire sec et strident.

« — Je les amènerai ici, dans mon château, reprit-il, — je le leur montrerai, salle par salle, avec son riche ameublement et son luxe prodigue !… Je les écraserai sous ma splendeur !… et ils iront à Rennes dire qu’ils en ont menti et que Carhoat est un grand seigneur !… »

Ces paroles insensées faisaient un contraste navrant avec le morne aspect de cette ruine ravagée.

Il n’y avait rien, — rien que des croisées sans vitraux, de larges brèches et des monceaux de poussière recouvrant le plancher…

Laure regardait notre père et avait les larmes aux yeux.

Je voulus parler ; ma voix s’arrêta entre mes lèvres.

« — N’est-ce pas, enfants, tout cela est bien beau ! s’écria mon père après un silence et d’une voix qui éclata tout à coup. — N’est-ce pas que tout cela est bien riche, et qu’il n’y a point au monde d’aussi noble demeure que le château de Carhoat !… »

Il commença un éclat de rire qui se termina en un gémissement.

Sa tête tomba entre ses mains. Son corps chancela, et il s’affaissa comme une masse inerte dans la poussière.

La lune donnait à cette scène de désolation sa pâle lumière. — Il n’y avait rien là qui put guérir ou porter secours.

Nous étions seuls, auprès de notre père mourant, dans les ruines de notre demeure !

Ce fut là que je compris, Lucienne, toute l’étendue de notre misère. — Pour la première fois, l’avenir se voila devant mon regard…

Mais que je devais apprendre à souffrir davantage !…

Carhoat n’était que pauvre alors…

Martel se tut. Lucienne pleurait.

Longtemps ils gardèrent le silence. La jeune fille n’osait point interrompre la rêverie triste de Martel, qui se donnait tout entier à ses souvenirs.

— C’est mon excuse, poursuivit-il brusquement. — Nous étions si riches autrefois, Lucienne, et si grands, que j’ai du espérer sans folie !… Je me disais : Dieu nous rendra peut-être une part de ce qu’il nous a pris… Et mon espoir a duré tant qu’il n’y a point eu de honte ajoutée à notre malheur ! mais maintenant, mademoiselle, ce qui était faiblesse deviendrait crime… Je ne veux pas !… je ne veux pas !

Martel s’était levé, sa tête dépassait le bas feuillage des aunes, et petit René put le voir.

L’enfant bondit sur ses pieds, et descendit la rampe en courant.

Il vint se jeter dans les bras de son frère qui, surpris d’abord, le couvrit bientôt de baisers.

— Ah ! je vais tout vous dire, s’écria l’enfant en riant et en pleurant : — Il faut que tu saches tout, mon frère… Il faut que mademoiselle Lucienne soit sauvée et qu’elle soit heureuse, puisqu’elle ne t’a point trahi !…