Fontaine aux Perles/22. Le Champ-Dolent

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Fontaine aux Perles
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 161-166).
XXII
LE CHAMP-DOLENT


La rue du Champ-Dolent était alors, comme aujourd’hui, une voie impure et tortueuse, dont la fange sanglante exhalait incessamment de mortelles vapeurs. L’habitant de Paris pourrait s’en faire une idée à peu près exacte en visitant les derrières de la rue Mouffetard et les bords pestiférés de la Bièvre.

À Rennes, un mince filet d’eau noire et boueuse, emprunté à la Vilaine, remplace le fétide ruisseau des Gobelins. Au lieu de tanneries, ce sont des boucheries ; toute la différence est là.

Mais sous le rapport des odeurs abominables et de l’atmosphère épaisse, incessamment chargée de vapeurs méphitiques, le cloaque rennais n’a rien à envier à l’égoût parisien.

Au dix-huitième siècle, le Champ-Dolent renfermait, outre les abattoirs, une assez grande quantité de tavernes mal hantées, où se réunissaient les truands de l’époque.

Ces malheureux portaient ainsi la peine de la méchante vie ; car c’est, à coup sûr, un châtiment terrible que de respirer par habitude, quand on n’est point bœuf ou boucher, l’air tiède et fade du Champ-Dolent.

De nos jours, ces tavernes ont complètement disparu. Le Champ-Dolent est la rue la plus odieuse, mais la plus honnête qui soit en toute la ville. Il forme une cité à part au milieu de Rennes, et, par un privilège tacitement reconnu qui remonte aux temps féodaux, il reste à l’abri de la surveillance municipale.

Là où il n’y a point de police, les voleurs font défaut : ceci est un axiome. Le Champ-Dolent, où jamais sergent de ville ne pénétra, ne croit pas aux brigandages nocturnes qui désolent le reste de la ville. Il est gardé par ses chiens féroces qui se feraient un plaisir, le cas échéant, de dévorer quelque bandit, — et par des bouchères énormes, non moins redoutables que leurs dogues.

C’est un lieu inconnu et plus inviolable que s’il était entouré de hautes murailles. À ses deux extrémités ouvertes, une chaude odeur de carnage éloigne invinciblement les curieux. On sait que le Champ-Dolent existe, mais on n’y passe jamais, et l’aristocratie de ce séjour y élève ses belles grandes filles rougeaudes, en narguant les séductions de la garnison et des écoles.

Les héritiers mâles, au contraire, après avoir tué le samedi, aiment à se promener en gants jaunes le dimanche ; ce goût funeste les force à se laver les mains. — Les traditions se perdent.

Ainsi s’en vont, hélas ! pièce à pièce, tous les souvenirs du vieux temps ! et nos neveux pourront voir le jour où le Champ-Dolent, assaini, fera place à quelque abattoir municipal.

La Vilaine, purgée énergiquement, roulera des ondes à peu près claires et ne montrera plus le ventre blanc de ses poissons, mis à mort par sa naïade empoisonneuse !

Il était temps, en vérité, d’écrire l’histoire de Rennes, qui devient une ville tout comme une autre, et nous devons des remerciements au savant bibliothécaire dont l’érudition étoffée a mis au jour sur ce sujet un in-8o précieux…

En 1772, la taverne de la Mère-Noire élevait fièrement ses murailles enfumées entre deux étables à moutons.

Elle avait un renom détestable, ce qui lui procurait une nombreuse clientèle.

Bien peu, parmi ses habitués, pouvaient saisir le calembour aimable de son enseigne, mais chacun en pouvait apprécier la belle composition et admirait, en passant la porte, la grande femme noire avec des yeux blancs et une langue rouge, qui était entourée d’une innombrable quantité de petits enfants, noirs comme elle, avec des langues rouges et des yeux blancs…

Le lendemain du jour qui avait vu l’attaque de M. de Talhoët dans la forêt, et l’effrayant combat soutenu par le baron de Penchou contre Corentin Jaunin de la Baguenaudays, Francin Renard entra dans le cabaret de la Mère-Noire.

Il avait, comme toujours, sa grande veste de futaine déchirée, sa culotte nouée avec des ficelles sur ses jambes maigres et nues, et son large chapeau en éteignoir.

Il était onze heures du matin à peu près. La pièce principale du cabaret, qui ressemblait à la chambre basse d’une grande ferme, commençait à s’emplir déjà.

Autour de chaque table boiteuse on voyait s’asseoir des gens de mauvaise mine, vêtus, pour la plupart, de peaux de bique pelées.

Quelques femmes se mêlaient à eux çà et là, — des femmes descendues au dernier degré de la honte et de la misère.

La salle donnait d’un côté sur la rue du Champ-Dolent, et de l’autre sur le sordide ruisseau dont nous avons parlé ; au delà de ce ruisseau s’élevaient des masures en bois, soutenues par de longs étais vermoulus, dont le pied se baignait dans la vase.

La salle avait deux fenêtres sur la rue et deux fenêtres sur le ruisseau. Malgré ces quatre ouvertures, il n’y régnait qu’un demi-jour épais et enfumé, parce que le maître de l’établissement, craignant sans doute les regards indiscrets, avait eu l’ingénieuse pensée de barbouiller de chaux les carreaux de ses croisées.

Les hommes fumaient et buvaient du cidre ; les femmes buvaient du cidre et fumaient. Les émanations de la rue et celles du ruisseau, se mêlant aux vapeurs du dedans, composaient une atmosphère diabolique, où les habitants seuls du cabaret de la Mère-Noire trouvaient moyen de respirer à peu près.

On eût pu croire que Francin Renard, habitué à l’air libre de la forêt, serait suffoqué en entrant dans ce bouge ; mais, bien au contraire, Francin Renard dilata ses narines et aspira chèrement ces âpres senteurs. Il était là dans une atmosphère connue ; il s’y trouvait bien ; c’était là son centre.

Il traversa la salle sans rien dire à personne et vint s’asseoir à une table déserte.

Son grand chapeau cachait sa figure jusqu’à la naissance du menton. Il était impossible de distinguer ses traits.

Il frappa sur la table avec son bâton à gros bout et demanda un pot de cidre.

On l’examinait à la ronde avec une curiosité croissante. Son costume, si caractéristique qu’il puisse paraître au lecteur, ne disait rien en ce lieu où il y avait dix costumes semblables.

Une fille du cabaret lui apporta son pot de cidre et un verre jaunâtre figurant un cône tronqué.

On l’attendait au moment où il faudrait boire pour voir son visage tout à l’aise.

Mais Francin Renard but deux rasades coup sur coup, en laissant son verre à moitié plein, et parvint à ne point montrer autre chose que le bout pointu de son nez. Cela fait, il tira de sa poche une petite pipe à tuyau court et noire comme de l’encre, un briquet, du bois mort et une corne.

Il battit le briquet et alluma son bois mort, qu’il plaça dans la corne. Il y fit entrer ensuite le fourneau de sa pipe, et bientôt un nuage circulaire de fumée, sortant par-dessous les vastes rebords de son chapeau, l’entoura d’une blanchâtre auréole.

Ces diverses choses avaient été exécutées avec un aplomb remarquable. Les buveurs et les buveuses ne pouvaient s’empêcher d’admirer la précision mise à charger, la grâce du coup de pouce mouillé pour assurer la bourre, le maniement du briquet et le bruit sec des lèvres rejetant la fumée.

C’était évidemment un gaillard de fort bonnes manières, et qui savait sa pipe de fond en comble. Mais qui était-ce ?…

Chacun se faisait cette question, et les femmes qui ont des privilèges partout, même au cabaret, s’excitaient mutuellement à percer ce mystère.

Mais la prestance du nouveau venu était véritablement si sombre et si imposante sous son éteignoir de feutre, que personne n’osait entamer le badinage et soulever ledit éteignoir.

Francin but son pot de cidre jusqu’à la dernière goutte et fuma sa pipe jusqu’à sa suprême bouffée.

Quand il eut fini, il croisa ses jambes d’un air digue, ôta son grand chapeau qu’il mit auprès de lui sur la table, et promena son l’assemblée les regards fiers de ses petits yeux clignotants.

— Monsieur Renard ! monsieur Renard ! répéta-t-on à la ronde, — l’homme à la ménagère de Carhoat !…

— Ça se pourrait bien, grommela Francin d’un ton protecteur.

Il frappa sur la table avec le gros bout de son bâton et demanda un autre pot de cidre.

— Et quoi de nouveau dans le pays, garçons ? dit-il.

— Pas grand’chose, monsieur Renard, répliqua un gros truand qui était le chevalier d’une de ces dames. — Comme vous voyez, l’argent est rare et les filles sont laides…

Le truand reçut incontinent un monstrueux soufflet qui le fit rire.

— Bien tapé, Marie-Jolie ! cria-t-on de toutes parts.

Marie-Jolie avait eu un succès. Son triomphe la perdit. Elle voulut redoubler la dose et mit sur l’autre joue de son cavalier un second soufflet, mieux appliqué encore que le premier.

C’était un soufflet de trop, paraîtrait-il, car le cavalier prit la pauvre fille aux cheveux, la traîna, renversée, sur le sol humide, et la plongea, hurlante, à plusieurs reprises, dans le ruisseau rouge du Champ-Dolent.

L’assemblée avait des bravos pour tout ce qui était beau.

— Bien rendu, Jozon Ménard ! cria-t-elle en riant et en applaudissant.

La pauvre Marie-Jolie avait pris la fuite, poursuivie par les huées des garçons bouchers du Champ-Dolent.

— Tu es un joyeux, gars, Jozon ! dit Francin qui buvait son verre à petites gorgées. — Eh bien ! les affaires ne marchent donc pas comme tu voudrais ?…

— Ne m’en parlez pas, monsieur Renard ! répondit Jozon. — Il n’y a pas de l’eau à boire, et nous tirons la langue plus longue que le bras depuis que les gens du roi ont mis leur nez du diable sur la Fosse-aux-Loups !

— Ah ! ah ! la Fosse-aux-Loups ! s’écrièrent quelques voix mélancoliques. — Étions-nous bien là-dedans !…

Francin Renard but un coup et cligna de l’œil.

Puis il bourra sa pipe lentement et d’un air qui voulait dire tout plein de choses.

La grande majorité des habitués du cabaret de la Mère-Noire se composait de mauvais garçons de la forêt de Rennes, qui avaient pris le nom de Loups après la dissolution de la résistance politique, et s’étaient fait un repaire de la retraite de leurs devanciers.

Les anciens Loups, qui étaient eux-mêmes les héritiers de l’association politique des Frères Bretons, combattaient pour leur indépendance et pour conserver des privilèges qu’ils croyaient légitimes.

Les Loups de la fin du dix-huitième siècle étaient purement et simplement des bandits, qui ne prenaient même plus la peine d’exploiter ce sentiment antipathique que la majorité des Bretons gardait contre les gens de France.

Ils étaient peu nombreux : ils étaient misérables, et leur unique métier consistait à voler sur les grands chemins ou ailleurs : mais telle était l’obstination vivace de la haine bretonne contre la domination française, que ces malheureux étaient protégés encore sous main à cause de leur nom de Loups.

On se souvenait de ces vaillants hommes de la forêt qui avaient tenu si longtemps en échec autrefois les soldats du roi. On se souvenait de leurs faits et des attaques hardies qu’ils avaient dirigées contre Rennes même.

C’étaient de vrais Bretons !

Ils avaient jeté là leur mousquet, ils étaient rentrés paisiblement sous le toit de chaume de leur loge.

Mais beaucoup de gens aimaient à penser qu’il n’y avait rien de fini entre la province et le roi de France, et que la Bretagne n’avait pas encore dit son dernier mot dans la lutte séculaire.

Ceux-là se complaisaient à voir toujours dans les Loups ce qu’ils n’étaient plus depuis longtemps déjà.

Et cette poignée d’hommes, vivant de brigandages, tombés au plus bas du vice, était entourée encore de secrètes sympathies.

On les avait chassés de la Fosse-aux-Loups, et il s’était trouvé des gens pour déplorer ce fait comme une injustice.

Les vers que nous avons mis en tête de ce récit expriment une vérité éternelle. Il faut de longs siècles, après toute conquête, pour faire oublier aux vaincus le fiel de leur rancune, et aux vainqueurs l’orgueil de la bataille gagnée…

La Bretagne avait été vaincue pacifiquement et à l’aide de la diplomatie matrimoniale, mais comme elle aimait à se battre et qu’elle savait se battre, elle n’en gardait que mieux son implacable colère.

Sans cette protection occulte qui entourait le reste des Loups, ce faible débris eût été anéanti depuis bien longtemps.

Mais la protection qu’on leur accordait était en quelque sorte négative et n’allait point souvent jusqu’à secourir leur misère, ils pillaient çà et là maigrement et gagnaient à peine de quoi payer le torrent de cidre aigre, qui coulait en leur honneur au cabaret de la Mère-Noire.

Tous, tant qu’ils étaient, ils auraient risqué leur peau pour quelques sous.

Francin Renard savait parfaitement cela, et c’était le motif de son apparition au cabaret du Champ-Dolent.

À le voir ainsi prendre un air de circonstance et humer son cidre à petites gorgées, l’assemblée conçut de vagues espoirs.

On savait que Carhoat n’avait point une conduite très-différente de celle des Loups, mais que seulement il était plus habile à prendre ses mesures.

On se disait que, peut-être, il serait possible de trouver un autre asile en quelque lieu de la forêt de Rennes, si le vieux marquis voulait s’en mêler.

— Allons, monsieur Renard ! dit l’un des hommes à peau de bique, qui se nommait Pierre Barriais : — déboutonnez-vous avec nous… m’est avis que vous venez nous causer pour quelque affaire ?…

— Ça se pourrait bien, répondit Francin Renard. — Mais je ne vois pas beaucoup de bons gars ici autour…

— Nous en trouverons, dit Jozon, — tant que vous voudrez !… Est-ce un fameux coup, père Renard ?

— Ça se pourrait bien, répondit celui-ci, qui reprit aussitôt son air de réserve.

La curiosité générale était de plus en plus excitée.

Toutes les tables furent abandonnées peu à peu, et un large cercle se forma autour de Francin Renard, qui fumait sa pipe courte et noire avec un calme d’empereur.

Il y a pour le moins autant de diplomatie chez le paysan breton que chez le Normand, et c’est, dit-on, chose éminemment curieuse que de voir les deux races lutter de stratagèmes et de ruses aux foires de la Basse-Rretagne…

Francin Renard, voyant son auditoire en bon point, prit son temps et entama le marché.

Ce furent des demi-mots auxquels vous n’eussiez rien compris, des excitations patelines, des métaphores téméraires, des arguments subtils qui décourageraient les plus retors de nos avocats parisiens…

Les truands voulaient savoir quelque chose, et Francin prétendait ne rien leur dire. Les truands voulaient être payés grassement, et Francin serrait de son mieux les cordons de la bourse.

Ils étaient, comme on le voit, loin de s’entendre.

Pourtant, après trois heures de discussion animée et un nombre incalculable de pots de cidre vidés, on parvint à se rapprocher, grâce à l’éloquence supérieure de Francin Renard.

Ce brave garçon avec son ça se pourrait bien, répondait à tout et mettait en poudre les raisonnements les plus meurtriers.

Vers deux heures de relevée, il mit sa pipe dans sa poche avec son briquet, sa corne et son cuir à tabac.

Puis il tendit sa large main noirâtre, où chaque Loup vint frapper un grand coup en signe de marché conclu.

On but un dernier coup pour trinquer comme des amis, et Francin se leva.

— Vous êtes dur, monsieur Renard, dit Jozon : — mais enfin, ce qui est fait est fait… va pour l’écu de six livres !

— C’est bien payé ! grommela Renard. — C’est trop payé… mais ce qui est fait est fait… vous aurez chacun un écu de six livres, puisque j’ai été assez sot de vous le promettre… et vous serez trente bons gaillards à m’attendre ce soir, à côté du pont de planches qui est sur la Vanvre, au bas de l’avenue de Presmes.

— Nous y serons, répondirent les Loups.

Francin Renard sortit, remonta sur son bidet, qu’il avait attaché à la porte, et reprit la route de la forêt.

Tout le long du chemin il souriait sous son grand feutre en éteignoir, et résumait ses réflexions en répétant tout bas :

— Ça se pourrait bien ! ça se pourrait bien !…