Fontile/17

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Éditions de l’Arbre (p. 153-157).


CHAPITRE XVII


La crise économique sévissait cruellement à Fontile. Plusieurs industriels, les Berthomieu en tête, dont le crédit était fortement ébranlé, avaient licencié des centaines d’ouvriers et leurs usines fonctionnaient au ralenti. On s’était désintéressé des chômeurs, on s’était moqué de leurs revendications ; on commençait maintenant à les redouter. Depuis quelque temps, ils tenaient de fréquentes assemblées, où des orateurs parlaient de dignité humaine, d’égalité, de partage des richesses.

Notorius Vaillant, l’adversaire politique du député, était le chef incontesté de la révolte qui se préparait. Je le connaissais bien. Il affectait de me tutoyer et appelait mon père Hector. Je me rendis à sa demeure pour m’enquérir des développements qui ne tarderaient pas à se produire, car, par suite de manœuvres politiques et de querelles de prestige, aucune entente n’avait été conclue avec le Gouvernement au sujet des secours et les marchands, l’un après l’autre, refusaient tout crédit aux chômeurs.


Une femme blondasse, à la mine débraillée, vint ouvrir et me salua avec une légère affectation. Sa gorge copieuse ballottait dans une robe trop ample. Le teint, sans profondeur, à reflets bleuâtres, trahissait la maladie. Son sourire, l’intonation de sa voix, révélaient une soumission ancillaire. Le coup de sonnette l’avait probablement surprise dans la cuisine, où les enfants mangeaient.

Elle m’introduisit dans un cabinet, large de deux verges à peine sur trois de longueur et donnant par une étroite fenêtre sur une place entourée de hautes maisons. Un meuble bas, à porte vitrée obstruée par un papier translucide, occupait un petit espace au fond de la pièce. La table, encombrée d’agendas, de brochures, avait été tournée obliquement devant la fenêtre. Pour atteindre son fauteuil, derrière la table, Vaillant devait enjamber un coffre et un tabouret. Deux sièges complétaient l’ameublement.

Je pris place sur l’un d’eux. Mon hôte me rejoignit bientôt.

Vaillant appartenait à cette catégorie d’hommes qui vieillissent prématurément. Abattus par la fatigue et les soucis, les yeux dépigmentés, hésitaient entre le bleu déteint et le gris bleuté. Quand il souriait, on entrevoyait une rangée de courtes pointes blanches. Il présentait tous les signes extérieurs de l’épuisement précoce. Il avait l’élocution lente, l’allure penchée, le teint terreux des hommes à qui il reste tout au plus la force de prolonger une existence devenue problématique. Mais ce n’était là que des apparences. Car, sous ce front morbide, brûlait une vitalité mystérieuse, alimentée aux sources d’une ambition démesurée. La vie de Vaillant, dont les parents avaient été à l’aise, fut une suite ininterrompue d’épreuves, noblement acceptées, d’échecs publics, de faillites plus ou moins bien replâtrées. Il vivait maintenant de maigres suppléances. Il avait fondé plusieurs clubs politiques dont il perdait la direction à la première élection.

On aurait pu, à l’aide de son journal, suivre tous les mouvements de cet homme depuis l’âge de seize ans. Sans instruction, il accordait à tout ce qu’il pouvait écrire une importance extraordinaire. On ne le voyait jamais sans calepin. Il notait les conversations, les discours, les racontars et en général tout ce qui traversait son esprit. Il avait couvert des tonnes de papier. Le calepin terminé était enveloppé d’une couverture noire, étiqueté, catalogué et rangé dans une armoire dont il fermait religieusement la porte à double tour.

Selon Vaillant, il ne se produirait aucun trouble. Les esprits n’étaient pas préparés. À Fontile, à part une poignée d’énergumènes, la population ne souhaitait aucun changement. On côtoyait les Pollender, les Berthomieu dans la rue, à pied le plus souvent, moins bien vêtus que certains de leurs employés. Aucune femme de fonctionnaire n’aurait troqué ses parures pour celles de madame Berthomieu et les chapeaux de ma belle-mère ne faisaient même pas envie aux ouvrières. Le docteur Desartois mangeait dans la cuisine des maisons qu’il visitait.

Le maire et le député étaient tour à tour tenus responsables de tous les malheurs. La rivalité qui existait entre eux partageait le peuple en deux factions. Et Vaillant, qui avait des visées politiques, s’employait de son mieux à entretenir ces divisions.