Fontile/18

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Éditions de l’Arbre (p. 159-166).


CHAPITRE XVIII


Je devais, ce soir-là, dîner en ville avec Armande, dans un restaurant que nous avions découvert ensemble et où, par une sorte d’entente tacite, nous n’allions jamais l’un sans l’autre.

— J’y suis venue cette semaine, me dit-elle, dès les premiers mots.

« Que s’est-il passé depuis notre dernière rencontre », pensai-je. Je fis mine de n’avoir rien entendu, espérant que ma compagne ne tarderait pas à me révéler son intention.

Elle portait un chapeau noir, genre amazone, garni d’une résille qui voilait le haut du visage, un justaucorps pastel lamé et une jupe sombre.

À table, elle garda un moment le silence, puis :

— Je n’aurais pas dû venir ce soir.

— Mais pourquoi. Êtes-vous souffrante ?

— Ce n’est pas cela.

Elle me regardait d’un air de reproche.

— Il y a quelqu’un d’autre, dit-elle enfin en me regardant dans les yeux.

— Je le sais, lui dis-je ému. C’était faux, mais j’étais incapable de réfléchir, encore moins de parler sensément.

— Ah ! vous le savez.

Ma réponse sembla la déconcerter. Elle avait préparé cet aveu difficile et découvrait tout à coup qu’elle ne m’apprenait rien. Elle aurait préféré que je l’interroge, que je me défende. Il fallait m’écrier : « Mais je vous aime, moi aussi. » Elle voulait maintenant tout reprendre, recommencer autrement. Mais je ne lui en laissais pas le loisir. Ses paroles m’avaient d’abord paru inspirées par le désir de me faire souffrir, maintenant j’y discernais un secret dessein. Mais j’étais trop profondément humilié pour concentrer mon attention sur ce problème. Si j’avais été moins occupé à ne pas paraître souffrir, j’aurais pu m’occuper d’elle et j’aurais sans doute moins souffert. Elle m’échappait entièrement. Je ne voyais que moi, je me composais une contenance. Je n’entendais ses mots que dans un sens, celui de mon humiliation ; je ne sentais plus l’atmosphère. Elle m’avoua plus tard que devant la souffrance qu’elle lisait dans mes yeux, elle avait été tentée de me prendre la main et de la baiser. Mais elle ne fit rien.

— Je ne suis pas fière de moi, dit-elle après un silence prolongé.

— Mais vous n’avez rien à vous reprocher. Vous n’avez jamais été coquette…

— Je n’en suis pas certaine. Une femme l’est toujours un peu.

— Dans un autre siècle, je serais allé provoquer mon rival en duel et l’un de nous serait resté sur le terrain. Aujourd’hui, on ne fait plus cela.

— On a tort.

Elle m’accorda l’autorisation de la revoir à titre d’ami. Je remarquais la pâleur de son visage affiné par la maladie, le cerne qui entourait ses yeux et augmentait leur éclat. Elle me demanda presque aussitôt de la reconduire, car ses jambes pouvaient à peine la porter.

Je passai la nuit à pleurer. Ma vie se nouait et se dénouait au hasard. Cherchant à me consoler, je me disais qu’Armande avait préparé cette mise en scène pour me forcer de lui avouer mon sentiment. Je me rappelais aussitôt d’autres paroles qui ne pouvaient s’interpréter en ce sens, Je cherchais alors une autre explication, plus logique, qui tînt compte de tous les facteurs, mais n’en trouvais aucune.

Les jours suivants, je m’efforçai par des recoupements discrets de découvrir le nom de mon rival. Mais personne ne le connaissait. Au restaurant, on me révéla qu’Armande était venue quelques jours avant notre rencontre avec son frère et un ami de celui-ci.

— Ce n’est pas quelqu’un de Fontile, me dit le propriétaire.

Dans ma famille, on n’avait rien appris.

Pour oublier Armande, je me jetai avec ardeur dans la politique. Vaillant m’encourageait de ses conseils, m’avertissait de prétendus complots, tramés dans l’ombre contre nous. Je feignais d’y croire. En attendant l’action, nous buvions de la bière, que madame Vaillant nous apportait dans le petit cabinet de travail de son mari, où la fumée devenait bientôt si dense qu’on ne se voyait plus.

Deux mois passèrent sans atténuer la vivacité de mon désespoir. Je possédais une petite photographie d’Armande que la jeune fille m’avait donnée, et que j’avais placée près de mon lit. Tous les soirs avant de m’endormir, je revivais à l’aide de cette image un épisode de nos relations. Chaque fois renaissait la pensée que je l’avais perdue par ma faute. Une part de mon être était sûre, en dépit des apparences contraires, que je la retrouverais, qu’elle m’avait aimée et que nous étions séparés par un malentendu. Je reconstituais péniblement l’atmosphère de notre dernière rencontre, cherchant à découvrir une explication qui m’eût échappé. Malheureusement, je n’avais rien écrit. Je me rappelais le sens que j’avais donné à ses mots, je ne me rappelais plus les mots. Je déplorais amèrement ce don si commode dans la conversation que j’ai de déceler sous les mots l’intention de mon interlocuteur et qui m’empêche souvent d’être dupe. Malheureusement quand ce sens me trompait, il ne me restait plus rien à quoi me rattacher. Combien n’eût-il pas été préférable que ma mémoire eût enregistré les mots, ou qu’au retour de cette entrevue, au lieu de me laisser aller au désespoir, j’eusse essayé, sur le papier, de rétablir l’ordre de ses paroles. Depuis je les avais défraîchies, à force de les repenser et ne pouvais plus me fier à l’exactitude de mon souvenir. Il y avait aussi le ton. Ce dont j’étais certain, c’est qu’à partir d’un moment, la conversation n’avait pas suivi le cours prévu par la jeune fille.

Je ne la voyais plus dans la rue et il est vrai que j’évitais les endroits où nous aurions pu nous rencontrer. De son côté, ma belle-mère, qui téléphonait tous les jours à sa famille, ne paraissait nullement au courant de ma rupture avec Armande. Elle parlait assez souvent de celle-ci à table.

— Armande m’a parlé de toi, aujourd’hui.

J’eus envie de ne pas relever cette phrase, puis le désir d’entendre parler de la jeune fille fut le plus fort. Je pris le ton le plus dégagé pour demander.

— Elle est venue ?

— Tu sais bien qu’elle ne sort plus. Et elle s’étonne de ne pas avoir de tes nouvelles.

Armande avait-elle trompé ma belle-mère sur nos relations. Je ne comprenais rien. Le lendemain de notre rencontre, dans un moment de dépit, je lui avais écrit que je ne pouvais plus la revoir, ne voulant pas de sa pitié.

— Nous avons rompu, dis-je enfin, en cachant de mon mieux mon embarras.

— Tout ce que je puis te dire, c’est que tu as choisi un beau moment, répondit-elle, d’une voix coupante. Il y a deux mois, tu frémissais en entendant le son de sa voix au téléphone et tu ne l’aimes déjà plus. De toute façon, tu devrais, ne fût-ce que par décence, lui rendre une visite. Elle ne quitte plus la maison.

Il me répugnait de mêler ma belle-mère à mes affaires de sentiments. Je ne répondis rien et ne l’interrogeai pas davantage sur l’état de la jeune fille. J’en avais suffisamment entendu pour comprendre qu’Armande avait été reprise par son mal et qu’elle ne sortait plus. Ma lettre m’interdisait maintenant, du moins je le croyais, de faire les premiers pas. Et pourtant, j’aurais eu besoin de la voir, de l’interroger, de m’éclairer sur ses sentiments.

Voyant que l’intervention de ma belle-mère n’avait eu aucun résultat, Armande me téléphona sous prétexte de me demander un renseignement. Puis :

— Il y a encore quelque chose que j’ai à vous dire…

Mon cœur répondit seul.

— Ah oui ! continua-t-elle, nous pouvons nous revoir… comme autrefois, si vous le voulez…

Si je le voulais ! J’aurais couru à elle sur-le-champ mais l’amour-propre me retint. J’irais le lendemain après-midi.