Frédérique suite du Chevalier Sarti/02

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Frédérique suite du Chevalier Sarti
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 587-619).
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FREDERIQUE
SUITE DU CHEVALIER SARTI

II.
UNE REPRÉSENTATION DU FREYSCHÜTZ.


I

Frédérique de Rosendorff était fille d’une sœur de Mme de Narbal. Née dans la ville d’Augsbourg, où elle avait passé son enfance, elle avait perdu de bonne heure son père et sa mère, qui l’avaient laissée sans fortune. Un oncle du côté paternel, riche et sans enfans, avait adopté Frédérique. Elle sortait à peine de l’adolescence, lorsque ses parens d’Augsbourg, qui n’avaient pas le temps de surveiller son éducation, l’adressèrent à Mme de Narbal, qui plusieurs fois leur avait témoigné le désir d’avoir cette enfant auprès d’elle. Frédérique avait tout au plus seize ans quand le chevalier Sarti fit la connaissance de la comtesse. D’apparence svelte, frêle et même délicate, elle était en réalité douée d’une constitution vigoureuse, et on pouvait être rassuré sur l’avenir d’une si charmante créature. On aurait dit un jeune roseau qui plie et résonne au moindre zéphyr, sans qu’on puisse craindre de le voir se briser avant l’heure. Elle était blonde, et sa riche chevelure se déroulait en boucles d’or sur un cou flexible d’une admirable élégance de contour. Une ou deux petites mèches folles, trop courtes pour être relevées et contenues derrière la tête, garnissaient les sinuosités de ce cou d’albâtre dont la morbidesse attirait forcément le regard. Ses yeux d’un bleu céleste s’entr’ouvraient lentement sous un léger nuage de mélancolie qui en tempérait la douceur enchanteresse. Le front haut, largement modelé, indiquait la noblesse des instincts et le besoin d’une forte culture morale. Mais comment rendre l’expression ineffable du sourire de Frédérique, lorsque ses lèvres, habituellement fermées, et dans l’attitude du recueillement, s’épanouissaient sous la pression d’un sentiment aimable ? Son beau visage s’éclairait alors de cette lumière intérieure de l’âme qui est à la gaîté bruyante de l’esprit ce que le crépuscule d’un beau soir d’été est à la vive clarté du jour, ce que la mélodie de Mozart est à celle de Rossini. Des dents fines, serrées et blanches comme du lait ornaient une bouche adorable. Son visage, formant un ovale un peu allonge, se terminait par une fossette gracieuse qui divisait le menton en deux hémisphères d’une égalité parfaite. De belles épaules dont la frêle charpente attendait le développement de la vie, une poitrine blanche, délicate, qui tressaillait à la moindre impression, enfin un ensemble délicieux de grâce épanouie et de recueillement, de sérénité méridionale et de rêverie allemande, telle était Frédérique de Rosendorff au sortir de l’adolescence. On l’eût reconnue alors dans ces vers du poète de la lumière et du sentiment :

Sous sa robe d’enfant qui glisse des épaules
À peine aperçoit-on deux globes palpitans,
Comme les nœuds formés sous l’écorce des saules
Qui font renfler la tige aux sèves du printemps.

Le caractère de cette jeune fille offrait les mêmes contrastes que sa constitution physique. Elle avait un esprit pénétrant, d’une tournure assez sérieuse, qui se plaisait dans la lecture des bons livres, sans être insensible pour cela aux plaisirs de son âge et de son sexe. Douée de nobles instincts, qui n’avaient pu être développés dans la famille qui l’avait adoptée, Frédérique aspirait à s’élever, à donner l’essor à ses facultés, à se dégager enfin du milieu où la nature et le sort l’avaient placée. Cette ambition d’enfant, qui se montrait dans toute sa naïveté, n’avait rien de vulgaire et qu’on pût confondre avec la vanité qui recherche les distinctions sociales. L’âme généreuse de Frédérique était plus disposée à se laisser surprendre par l’attrait d’un dévouement inconsidéré qu’à se soumettre à des préoccupations égoïstes. Elle aimait cependant les élégances et les somptuosités de la vie. La perspective d’une existence médiocre l’eût effrayée, moins à cause des jouissances matérielles, qui lui étaient presque indifférentes, que parce qu’elle n’aurait pu satisfaire le besoin d’expansion qui formait le trait saillant de cette nature d’élite, mais compliquée. Elle aurait pu s’écrier avec l’Euphorie du second Faust de Goethe :

Immer höher muss ich steigen,
Immer weiter muss ich schauen[1].

Fière et humble tout à la fois, docile, caressante et d’une langueur divine dans les momens d’abandon et de confiance, Frédérique devenait facilement ombrageuse et taciturne, si on lui donnait lieu de craindre quelque moquerie qui blessât son amour-propre ; elle était d’autant plus susceptible qu’elle n’avait pas la répartie prompte ni de vivacité dans l’esprit. En cela, Frédérique était bien Allemande, comme elle l’était encore par la tournure de son imagination, toute remplie de mirages, d’échos merveilleux et d’ineffables chimères. Douée d’une sensibilité exquise, Frédérique la renfermait soigneusement dans le fond de son cœur, comme si elle eût craint de livrer le secret de sa faiblesse. Aussi ne pouvait-on espérer de surprendre sa vigilance et d’endormir le bon sens naturel qu’elle cachait sous les grâces naïves de la jeunesse que par le sentiment, par l’exaltation de l’âme et des goûts élevés. Alors la partie poétique et romanesque de sa nature se dilatait, et l’enthousiasme qui se dégageait de son cœur ému l’élevait comme une vapeur vers les régions idéales. C’est la musique surtout qui avait le pouvoir de la toucher, de l’ébranler ainsi jusqu’aux profondeurs de son être, et d’en tirer des accens qui la surprenaient elle-même. Dans ces momens de transfiguration, Frédérique, avec ses yeux bleus à peine entr’ouverts à la lumière, avec ses tresses blondes, le divin sourire qui égayait ses lèvres et le charme indéfinissable de toute sa personne, offrait comme la poétique image d’une légende qu’on aurait évoquée, au fond des bois, par de sublimes incantations. Elle en avait le merveilleux, la tendre mélancolie et la grâce mystérieuse.

Frédérique était excellente musicienne. Elle jouait fort bien du piano, visant moins à l’éclat du virtuose qu’à l’exécution scrupuleuse et sûre des œuvres des grands maîtres. Depuis qu’elle était chez Mme de Narbal, c’était le vieux Rauch qui dirigeait ses études. Il avait communiqué à sa charmante écolière son goût exclusif pour la musique allemande, pour les fugues du grand Sébastien Bach surtout, pour les sonates de Philippe-Emmanuel, son fils, pour celles de Haydn, Mozart et Beethoven, cercle de grands hommes après lesquels Rauch ne voyait plus que des enfans ou des faiseurs de contredanses. C’est tout au plus si Hummel et Weber, comme compositeurs de musique de piano, trouvaient grâce devant la rigidité tudesque de ce vieux maître de chapelle, qui jugeait un art de sentiment et de fantaisie avec le cerveau tendu d’un algébriste. Quant à démenti, ce rival de Mozart dans l’art de jouer du clavecin, pour lequel il a composé une œuvre qui est restée classique, M. Rauch ne le mentionnait même pas. La voix de Frédérique, limitée dans son étendue, avait ce caractère de sonorité mixte et modérée qu’on appelle dans les écoles un mezzo-soprano, c’est-à-dire qu’elle n’était ni trop haute ni trop profonde. Le timbre en était un peu sourd, mais chaleureux et passionné. Elle chantait avec plus d’instinct et de sentiment que de méthode. Personne ne lui avait appris à gouverner cette voix rebelle, qui manquait de souplesse, et qui éclatait parfois comme si l’éruption soudaine d’un feu intérieur en eût brisé violemment les ressorts. Cette jeune fille d’une si rare distinction, qui avait passé des années à délier ses doigts avant de pouvoir aborder la plus simple sonate de Haydn ou de Mozart, chantait les morceaux les plus difficiles sans se douter qu’il y eût pour la voix humaine, comme pour toutes nos facultés, des études préliminaires qui disposent l’organe à rendre les impressions de l’âme. Ce fut le chevalier Sarti qui lui fit comprendre toute l’importance de ces études de vocalisation, qui ne sont pas, comme le croient les Allemands, de vains amusemens de l’oreille, mais un ornement indispensable à l’expression de la beauté morale. Partant de ce fait bien simple, le chevalier lui fit entrevoir quelle était en toutes choses la puissance de la méthode, qui économise les forces de l’esprit ; il lui fit apprécier le charme d’un son épuré, d’une voix assouplie et d’une simple mélodie dépouillée d’artifices. C’était lui révéler le caractère général de la musique italienne, que Frédérique ne connaissait pas, et l’introduire dans ce monde lumineux de passions arrêtées et de formes finies où se complaît le génie dramatique des peuples du midi. Les conseils du chevalier, sa conversation mêlée de sentiment et d’imagination, qui touchait facilement à tout, et dont le bon sens, qui en faisait le fond, se dérobait sous la flamme de l’enthousiasme et les fleurs de la poésie, eurent une influence décisive sur les dispositions de Frédérique. Elle le comprit et se sentit heureuse au contact de cet esprit supérieur, qui communiquait à son âme un peu molle et encore flottante l’impulsion dont elle sentait vaguement le besoin.

C’est qu’il y avait deux instincts de nature bien différente qui germaient dans le caractère de cette jeune fille, deux penchans qui semblaient se disputer la possession de son cœur, l’un provenant de l’héritage de son père, homme nouveau qui lui avait infusé quelques gouttes d’un sang acre et vicié par de funestes convoitises, et l’autre qu’elle tenait de sa mère, la pure et noble tradition d’une famille longtemps honorée. Qui donc expliquera d’une manière satisfaisante le grand mystère de la transmission presque inaltérable des germes ? qui nous dévoilera la cause des races qui se perpétuent dans l’humanité avec la même empreinte physique et les mêmes dispositions morales, légèrement modifiées par le temps, le croisement et l’air ambiant de la civilisation ? Les physiologistes en sont encore à balbutier cette science profonde de la transmission de la vie, où la permanence des types et des instincts se combine avec la mobilité incessante des molécules qui composent le tissu de nos organes. Ce qu’il y a de certain, c’est que Frédérique n’avait pas impunément reçu le jour d’un Rosendorff, maltôtier enrichi, dont la conscience, à peine dégrossie, n’avait que des notions confuses du juste et du bien. Elle n’avait pas connu son père ; mais son oncle de la ville d’Augsbourg, à qui elle ressemblait un peu, était un type trop fidèle de cette classe hybride de la société moderne qui s’est détachée du peuple et est arrivée à la propriété en soulevant la terre de ses ongles crochus, en luttant de ruse contre la prévoyance de la loi, en s’embusquant derrière un comptoir, en traquant le prochain à l’abri d’une patente délivrée par l’état. Au physique comme au moral, Frédérique portait la marque de sa double origine. Le sang des Schönenfeld se mêlait dans ses veines à celui des Rosendorff, les deux influences se combinaient dans son caractère, qui offrait un mélange singulier de nobles aspirations et de défaillances, d’héroïsme et de petites ruses, de hardiesse romanesque et de mesquines préoccupations. Sera-t-elle femme ou déesse, un ange de lumière ou la digne compagne de quelque rustre cousu d’or ? Étouffera-t-elle dans son âme l’instinct cupide des Rosendorff pour dégager l’élément divin de sa nature ? C’était le problème que présentait la destinée de cette jeune fille, qui semblait avoir conscience de la complexité de son être. Elle manquait d’initiative dans lg, volonté, comme son esprit était privé de spontanéité ; mais elle avait de la ténacité dans les sentimens et une sûreté naturelle de raison qui, après quelques oscillations, la ramenait facilement à la vérité.

Indépendamment de la musique, qu’elle aimait avec passion, et de l’heureuse disposition de cette jeune fille à s’élever au-dessus des distractions futiles de son âge et de son sexe, ce qui avait plus particulièrement attiré le chevalier vers Mme de Rosendorff, c’était une sorte de ressemblance éloignée avec Beata et comme un reflet de la noble fille de Venise. Blonde comme elle et comme elle aussi plus tendre que spirituelle, plus calme et plus sensée que turbulente et rieuse, Frédérique avait dans l’âme, dans le regard et jusque dans la voix je ne sais quel accent de mélancolie divine qui avait frappé le chevalier en avivant dans son cœur un souvenir adoré et toujours présent. D’autres analogies existaient encore entre ces deux femmes, qui appartenaient à des temps et à des sociétés si différentes. Si la fille des patriciens avait dû contenir les premiers tressaillemens de son cœur pour un pauvre enfant commis à sa sollicitude, si elle avait eu à lutter toute sa vie contre la disproportion d’âge et de condition qui la séparait de Lorenzo, si elle n’avait pu s’élever au-dessus des préjugés de sa naissance que par la sainteté de l’amour qui lui entr’ouvrait, à l’heure dernière, les portes du paradis, paradisi gloriam, c’est par l’amour aussi, et par un amour contrarié, par des obstacles non moins puissans aux yeux du monde qui l’entourait, que Frédérique devait parvenir à épurer les élémens de sa nature, à effacer la tache originelle du sang des Rosendorff et à dégager de son âme la poésie qui s’y trouvait latente et comme étouffée par des instincts de basse origine.

La première pensée du chevalier, après s’être convaincu des dispositions bienveillantes de Frédérique à son égard, fut d’aller passer quelques jours à Manheim. Sans attacher trop d’importance à une velléité de jeune fille, il crut qu’il était prudent de ne pas encourager un pareil badinage dans la maison hospitalière de Mme de Narbal. Il était à peine installé dans son modeste réduit, au milieu de ses livres et de ses souvenirs, que la comtesse lui écrivit les lettres les plus pressantes pour le ramener à Schwetzingen sous un prétexte ou sous un autre. M. Thibaut lui-même, qui avait rencontré dans le chevalier un contradicteur éloquent de ses idées sur l’histoire de l’art, se plaisait à le voir chez Mme de Narbal, où le docteur allait dîner deux ou trois fois par semaine. On aurait dit que tout conspirait à déjouer la prudence du chevalier, que, de la meilleure foi du monde, n’avait aucun désir de se laisser prendre à un jeu redoutable. Du reste, le temps se passait fort agréablement à Schwetzingen. Le matin, le chevalier lisait et déjeunait dans sa chambre, pendant que ces demoiselles prenaient leurs leçons de langue, de littérature ou de musique. On dînait de bonne heure, puis on allait se promener sur la belle route d’Heidelberg ou de Manheim, tantôt à pied, tantôt en voiture. Le soir, on se réunissait dans le grand salon. On s’entretenait de choses diverses, des nouvelles du jour, des bruits de Paris, de l’opéra en vogue ; on causait d’art, on faisait de la musique et on soupait à dix heures. Lorsque la soirée était belle, on se promenait dans le jardin et dans le parc jusqu’à minuit. À ces réunions charmantes, où Mme de Narbal était d’une gaîté si fine et si provoquante, venaient toujours Mme Du Hautchet, souvent M. Thibaut, quelquefois M. Rauch, M. de Loewenfeld et d’autres personnes de la petite ville ou des environs. Puis il y avait les réunions extraordinaires provoquées par M. Thibaut, qui amenait d’Heidelberg sa troupe de chanteurs dilettanti pour y faire apprécier quelque nouvelle rareté historique. C’est dans le salon de Mme de Narbal que le chevalier entendit pour la première fois des airs de Keyser, des fragmens de la Passion d’après saint Matthieu de Sébastien Bach, des morceaux curieux d’Isaak, de Louis Senfel son élève, de Jacob Handl, de Léo Hassler et d’Adam Gumpesfzhaimer, tous musiciens du XVIe siècle, qui sont les aïeux obscurs des grands maîtres de l’école allemande. M. Thibaut ne manquait pas d’entrer dans quelques explications sur l’époque, le caractère et le mérite de la composition qu’on allait entendre[2]. Dans ces brillantes réunions, le chevalier, qui avait une sorte d’horreur pour les scènes d’apparat où il fallait exhiber sa personne, se tenait volontiers à l’écart. Il écoutait en silence le morceau que l’on chantait avec plus ou moins d’ensemble, et sur le mérite duquel il ne partageait pas toujours l’engouement du savant docteur. Son goût, formé d’élémens plus nombreux, était plus compréhensif et moins exclusif que celui de M. Thibaut, qui, en véritable érudit, était fort disposé à s’exagérer la valeur d’une babiole historique. De temps en temps, le docteur interrogeait du regard le chevalier sur la justesse d’un mouvement qu’il avait indiqué, partie toujours délicate et fort obscure dans la musique qui remonte au-delà du XVIIIe siècle. Dans le courant de la journée, il était rare que l’une ou l’autre des trois cousines n’eût recours à la complaisance du chevalier, soit pour l’explication d’un passage difficile de quelque poète italien, soit pour avoir son avis sur la manière d’étudier un morceau que lui-même leur avait choisi. Frédérique, nous l’avons déjà dit, était la plus empressée à réclamer les bons offices de Lorenzo. Elle aimait à l’entendre chanter, à le questionner sur une foule de sujets, et surtout à lui parler de Venise, point lumineux qui s’élevait à l’horizon de son esprit comme une de ces îles fabuleuses où règnent le printemps et une éternelle félicité. Frédérique s’était aperçue que le nom de cette ville merveilleuse éveillait dans le chevalier une émotion qu’il cherchait à comprimer, et dont elle aurait voulu connaître la cause. Ces fréquens entretiens avec une jeune fille d’une intelligence si ouverte et si prompte à saisir les idées les plus sérieuses unirent aussi par intéresser vivement le chevalier. Il mit un peu plus d’ordre dans ces causeries charmantes, auxquelles assistait souvent Mme de Narbal. Il la fit chanter d’une manière plus régulière, variant son répertoire de morceaux appartenant à différentes époques de l’art, dont il lui expliquait le caractère et l’enchaînement historique. Les progrès de Mlle de Rosendorff furent rapides, sa voix s’assouplit, son instinct musical s’épura en dépassant les limites où l’avait contenu le goût âpre et tout germanique de M. Rauch.

Un penseur délicat a dit avec une grande justesse : « La conversation avec un homme est un unisson, avec une femme c’est un concert[3]. » Le chevalier en fit bientôt l’expérience. De ces innocentes distractions, de ces rapprochemens qui n’avaient d’autre objet que le plaisir de l’esprit, de ces concerts de la pensée avec une jeune personne qui était digne de le comprendre, naquit une sympathie qui gagna le cœur du chevalier. Insensiblement, et sans qu’il eût trop conscience de son procédé, il s’occupa moins des deux autres cousines, Fanny et Aglaé, pour consacrer tous ses instans à Frédérique. Cette préférence du chevalier ne tarda pas à être remarquée par des observateurs jaloux. Ou pouvait se l’expliquer cependant par l’intérêt bien naturel que devaient inspirer à un homme aussi distingué les rares dispositions de Frédérique pour la musique sérieuse, et par les progrès évidens qu’elle faisait chaque jour dans l’art de chanter. Est-il bien étonnant en effet que, dans une situation aussi délicate, le chevalier ait laissé endormir sa vigilance, et que, séduit par le noble plaisir d’émettre ses idées auprès d’une jeune femme pleine d’attraits et d’espérances, il n’ait pas prévu tous les dangers auxquels il s’exposait ? Ce qui est certain, c’est qu’il ne fut pas le moins surpris lorsque, s’éveillant comme en sursaut, il se sentit dans le cœur plus que de la sympathie pour une jeune fille à peine éclose à la vie.

J’ai dit que le chevalier tenait un journal où il consignait les événemens remarquables de sa vie, ses réflexions sur les hommes et les choses qu’il avait eu occasion de connaître, l’analyse des sentimens et des idées qui l’avaient ému ou préoccupé. Dans cette autobiographie, qu’il m’a été donné de parcourir, il y avait des détails curieux sur plusieurs grandes célébrités contemporaines, particulièrement sur des poètes, des philosophes, des artistes et des compositeurs tels que Beethoven, Weber et Schubert. On pouvait y lire aussi presque jour par jour l’histoire de son âme se mêlant au mouvement de sa pensée, et ces deux courans de sa vie morale formaient un ensemble plein d’harmonie et d’originalité. Le chevalier ne cherchait dans les livres que la confirmation de ses sentimens ; il n’étudiait les philosophes que pour y trouver la raison de la poésie, qui était à ses yeux l’essence de l’esprit humain et la glorification de l’amour. Aussi les admirations du chevalier étaient-elles bien conformes à la tournure de son esprit et de son imagination, qui recherchait le beau dans la vérité. Après Platon, Virgile et saint Augustin, qui étaient dans l’antiquité ses auteurs favoris ; après Dante, dont la divine épopée avait illuminé sa jeunesse, le chevalier avait accordé sa préférence à trois grands esprits d’au-delà du Rhin : à Lessing, critique profond, caractère indépendant, et, après Luther, un des créateurs de la prose allemande ; à Herder, philosophe inspiré et poète philosophe, qui a si bien expliqué le rôle de l’instinct dans la poésie populaire, et surtout à Goethe, dont il avait étudié l’œuvre et la vie avec une véritable passion. Le chevalier avait entrevu à Weimar la figure imposante de l’auteur de Faust. Il connaissait les moindres particularités de cette longue et belle existence où l’amour tient une si grande place et sert d’aliment au génie jusque dans la plus extrême vieillesse. Ses poésies légères, ses lieder et ses ballades, échos d’un sentiment éprouvé, comme Goethe en est convenu lui-même, où, sous une forme antique par sa perfection, se conserve l’accent de la passion moderne, avec les accessoires de paysage et de lumière qui l’accompagnent, le chevalier les savait tous par cœur, il en savait la date et la circonstance qui les avait fait naître. Il avait extrait de l’œuvre entière du poète le nom de toutes les femmes qui s’y trouvent transfigurées, et il en avait formé une légende d’or dont chaque épisode avait son histoire : Gretchen, Federica, Lotte, Lili, Mina, apparitions charmantes, filles de la terre et du génie, de la nature et de l’idéal, parmi lesquelles Federica Brion est la plus touchante de toutes. Celle-ci fut au moins à la hauteur du glorieux amant que le hasard, avait conduit au petit village de Sesenheim. Pauvre, elle résista à toutes les séductions, et consacra une vie de labeur à purifier le souvenir de son amour, disant, à toutes les propositions de mariage qu’on lui adressait : « Le cœur que Goethe a aimé ne doit pas appartenir à un autre ! » Le chevalier avait transcrit de sa main les merveilleux petits chefs-d’œuvre qui furent inspirés à Goethe par l’amour de Federica, le plus pur qu’il ait éprouvé dans sa longue vie, et dont le souvenir l’attendrissait encore à un âge où les hommes ordinaires n’ont plus d’autres émotions que la crainte de la mort. Parmi ces délicieux poèmes, Willkommen und Abschied, kleine Blumen, kîeine Blätter, und die Erwählte, il faut citer surtout l’admirable chanson de mai (Mailied) qui semble avoir conservé la fraîcheur et le parfum du cœur de Federica et du coin de terre béni où cette jeune fille de seize ans a été frappée par le feu du ciel.

Lorsque le chevalier était triste, sous le poids du long souvenir qui était la douleur et le charme secret de sa vie, il lisait les poètes qui parlaient la langue de son cœur ; il parcourait les pages de son journal où étaient consignées les histoires merveilleuses de l’amour, dont il prétendait retrouver l’influence suprême dans les arts, dans la politique et jusque dans la science. Entr’ouvrant un jour ce trésor de ses pensées les plus chères et les plus exquises, les regards du chevalier se fixèrent sur une page qui contenait ces vers si connus de Goethe, que Beethoven a mis en musique :

Herz, mein Herz, was soll das geben ?
Was bedränget dich so sehr ?
Welch’ein fremdes neues Leben ?
Ich erkenne dich nicht mehr !…

« Mon cœur, mon cœur, que se passe-t-il donc en toi ? Quel trouble t’oppresse ? quelle vie nouvelle t’agite ? Je ne te reconnais plus !… »


C’est le début d’une élégie qui fut inspirée à Goethe par Lili, l’une des plus séduisantes sirènes qui ont fasciné ce grand génie. Elle s’appelait de son nom de famille Elisabeth Schönenmann ; c’était la fille d’un riche banquier de Francfort et la seule femme aimée que Goethe ait eu un moment l’intention d’épouser. Elle avait seize ans lorsqu’il la connut à Francfort. C’était l’âge de Lotte et de Federica. Blonde comme elles, petite, frêle, remplie de grâce et de coquetterie, elle se joua d’abord de l’affection du poète, et lui fit expier en partie le mal qu’il avait fait à tant d’autres et surtout à la noble Federica ; mais elle fut prise elle-même au piège qu’elle avait tendu, et finit par ressentir les atteintes de la passion dont elle s’était moquée. La fin de ce roman ressemble à tous ceux qui ont servi de thème au génie de Goethe. Après une promesse de mariage donnée d’une part et acceptée de l’autre, le poète se sauve du danger par la fuite, et Lili devient la femme d’un gentilhomme alsacien, M. de Turkheim. Dans un voyage que Goethe fit à Strasbourg en 1779, il y trouva Lili mariée tenant un enfant dans ses bras. « Je fus accueilli avec joie et admiration, dit-il dans une lettre à la baronne de Stein. Son mari paraît être fort bien et dans une position aisée. Je dînai avec elle, son mari étant absent. J’y soupai un autre jour, et puis je quittai Lili par un beau clair de lune. Je ne puis vous dire l’impression agréable qui m’est restée de cette visite. » C’est dans cette même lettre qu’il raconte aussi son entrevue avec la pauvre Federica après huit ans de séparation. « La seconde fille de la maison, dit-il, Federica, m’avait jadis beaucoup aimé, plus que je ne le méritais. Je dus la quitter brusquement et lui causer une douleur qui faillit la tuer. Elle me dit avec calme ce qui lui restait encore de la douleur qu’elle avait ressentie il y a huit ans. Je dois avouer qu’elle ne chercha pas à réveiller dans mon cœur par des larmes ni par des reproches un amour d’autrefois. Je passai la nuit dans cette maison paisible, et je la quittai le lendemain au lever de l’aurore, le cœur si joyeux que je puis garder un souvenir heureux de ce coin de terre charmant. »

Le chevalier fut très ému à la lecture de ces pages et des beaux vers qui traduisaient si bien les propres inquiétudes de son cœur. Il n’avait ni le génie, ni la renommée, ni l’âge heureux du grand poète dont il venait de feuilleter la vie, et il pouvait craindre de rencontrer dans Mlle de Rosendorff les caprices enfantins, les séductions et les coquetteries cruelles de Lili, dont Frédérique avait la grâce, la position de fortune et le prestige. Quel malheur pour un homme de son caractère, s’il devenait le jouet d’une enfant, s’il se laissait prendre aux agaceries d’une jeune fille qui, par vanité ou par désœuvrement, pouvait avoir la velléité de s’égayer aux dépens d’un étranger dont sa tante et ses cousines s’étaient engouées ! N’est-il pas de la nature de la femme, et de la femme la plus innocente, d’aimer à exercer le pouvoir de ses charmes et de se plaire à constater aux yeux du monde la puissance de sa faiblesse ? Était-il certain de ne pas confondre l’intérêt bien naturel que devait lui inspirer une jeune personne intelligente et pleine d’attraits avec un sentiment plus sérieux ? Qu’y aurait-il d’étonnant si Frédérique, douée d’un instinct si précoce pour l’art et d’une imagination qui avait beaucoup d’analogie avec celle du chevalier, fût sensible aux intentions délicates qu’il avait pour elle, et qu’elle se montrât fière de la préférence qu’il lui accordait ? Le chevalier était-il assez peu maître de lui pour s’alarmer si fort de la fantaisie d’une jeune fille que la moindre diversion emporterait sans doute, et n’avait-il pas dans le cœur un sentiment profond qui devait le préserver d’une illusion ridicule ou d’une faiblesse coupable ? Ne pouvait-il accepter les prémices d’une âme tendre et poétique sans en perdre la raison, se réjouir d’un charmant reflet sans en être ébloui ? C’est ainsi que le chevalier cherchait tour à tour ou à s’exagérer les dangers d’une relation aimable dont le caractère ne lui était pas bien défini, ou à se raffermir dans l’idée consolante d’une affection douce qui pouvait charmer ses loisirs sans troubler son cœur.

— Chevalier, dit un jour Mme de Narbal, on donne après-demain le Freyschütz au théâtre de Manheim. Une nouvelle troupe de comédiens et de chanteurs, qu’on dit excellente, ouvre la saison par ce chef-d’œuvre, que je veux faire entendre de nouveau à mes nièces. M. Thibaut nous accompagne avec M. Rauch, et M. de Loewenfeld nous y invite à dîner. Vous serez des nôtres, et vous voudrez bien nous recevoir dans votre appartement, que je ne connais pas, et dont je suis bien aise de voir les dispositions. Les femmes sont curieuses ; elles tiennent surtout à ne rien ignorer de ce qui touche à leurs amis.

— Madame, répondit le chevalier, je suis tout à vos ordres. Je serai très heureux et très honoré de vous recevoir dans mon modeste réduit de voyageur ; mais je ne vous garantis pas que vous y puissiez pénétrer suivie de tout votre cortège. Ainsi qu’un philosophe anglais, Bacon, je crois, je puis me féliciter aujourd’hui d’avoir plus d’amis que ma maison ne peut en contenir.

— Que cela ne vous inquiète pas, chevalier ; nous ne voulons pas vous embarrasser longtemps de notre présence, mais jeter simplement un coup d’œil sur cet ensemble de petits objets muets où l’âme se réfléchit plus fidèlement que dans de vaines paroles.

— Ah ! je comprends, répondit le chevalier en riant, il s’agit, à ce que je vois, d’une perquisition, et vous voulez m’appliquer une sorte de loi des suspects !

— Eh bien ! oui, chevalier, répliqua Mme de Narbal, nous voudrions lire un peu plus avant dans la vie d’un homme qui nous intéresse, et vérifier certain soupçon che nella mente mi raggiona… depuis le soir où vous nous avez chanté cette belle chanson de votre pays :

Nel cor più non mi sento,
Brillar la gioventù.


Avouez qu’il y a là-dessous un mystère ou quelque épisode touchant…

— C’est plus qu’un épisode, madame, c’est l’histoire de toute une vie qui se rattache à la cantilène de Paisiello que vous venez de citer.

— Ah ! j’en étais bien sûre ! répondit Mme de Narbal en pressant affectueusement le bras du chevalier.


II

Au jour fixé, Mme de Narbal avec sa fille, ses deux nièces et l’inévitable Mme Du Hautchet, qui insista beaucoup pour être admise à cette partie de plaisir, se rendirent à Manheim de très bonne heure. Le chevalier, qui les avait précédées, les attendait dans le petit appartement qu’il occupait sur la place du théâtre, dans une maison assez ancienne pour une ville qui ne remonte pas au-delà du XVIIe siècle. Manheim n’était guère qu’un village lorsque le comte palatin Frédéric IV et son fils Frédéric V en firent une place de guerre, vers 1606. Comprise dans l’incendie du palatinat ordonné par Louis XIV et son digne ministre Louvois, bombardée par l’armée républicaine et reprise par les Autrichiens en 1795, Manheim a subi de nombreuses et cruelles vicissitudes qui l’ont renouvelée de fond en comble. C’est aujourd’hui une ville spacieuse, riante et régulière, trop régulière, une ville de princes qui ne dit rien à l’imagination et qui n’évoque que des idées modernes de quiétude et de comfort. Pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous le règne de Charles-Théodore, qui a été le dernier prince palatin, Manheim était pour l’Allemagne du sud ce que Weimar était pour l’Allemagne du nord, le siège d’une cour brillante, un centre d’activité et de civilisation où les arts, surtout la musique, avaient trouvé des protecteurs puissans et éclairés. C’est à Manheim qu’on essaya d’édifier cette œuvre si longtemps désirée par la nation, un opéra allemand, qui fut aussi le rêve de la jeunesse de Mozart. Un maître de chapelle de Charles-Théodore, Holzbauer, composa la musique d’un opéra, Günther von Sckwarzburg, qui fut représenté sur le théâtre de Manheim dans le carnaval de l’année 1777. Mozart, qui se trouvait alors dans cette ville joyeuse, où il était venu chercher fortune, parle avec estime de la musique de Holzbauer. Un autre opéra allemand dont le libretto était de Wieland, Rosamunde, fut donné l’année suivante sur ce même théâtre de la cour de Manheim. La musique était d’un certain Schweitzer, qui avait déjà écrit un opéra, Alceste, dont Wieland ose préférer la musique à celle de Gluck, tant le patriotisme des plus grands esprits était flatté alors de voir sur la scène lyrique un ouvrage composé, écrit et chanté dans la langue nationale. Sous la direction d’Iffland et du comte Dalberg, le théâtre de Manheim a été depuis 1780 jusqu’en 1796 la première scène littéraire de l’Allemagne. Schiller y a fait représenter les Brigands en 1782, la Conjuration de Fiesque en 1784, Amour et Intrigue le 15 avril de la même année, et Don Carlos le 9 avril 1788[4]. L’électeur Charles-Théodore et son ministre de Hompesch étaient les protecteurs zélés de tout ce qui pouvait donner l’essor au génie national. Après avoir fondé, en 1763, une académie palatine consacrée à l’étude de l’histoire et des sciences naturelles, qui devait se combiner plus tard avec une académie des arts plastiques, le prince créa en 1775 une société des lettres ayant pour objet d’aider au mouvement d’émancipation dont Lessing, Klopstock, Herder, Goethe et Wieland étaient les promoteurs. Une collection de tableaux et de gravures, avec un grand nombre de plâtres reproduisant les principaux chefs-d’œuvre de la sculpture antique, complétaient cet ensemble d’institutions libérales qui faisaient de la cour de Manheim un séjour plein d’éclat.

L’appartement qu’occupait le chevalier Sarti sur la place du théâtre était modeste comme sa fortune ; il se composait d’un salon qui ne méritait cette qualification que parce que c’était la pièce principale, d’une chambre à coucher et d’un cabinet de toilette. Le salon, comme tout l’appartement, était meublé dans le goût du XVIIIe siècle, dont la maîtresse de la maison, vieille dame de la cour de Charles-Théodore, avait conservé les traditions. Trois ou quatre fauteuils en velours d’Utrecht, un canapé, un secrétaire, un vieux piano de Silbermann, une belle glace de Venise, quelques gravures, de la musique et beaucoup de livres, tels étaient les objets qui frappaient la vue en entrant dans ce modeste réduit de philosophe, ainsi que le chevalier aimait à l’appeler. Entre les deux fenêtres qui ouvraient sur la place étaient le piano, et dans la paroi opposée la bibliothèque, dont l’arrangement et le contenu révélaient l’esprit du chevalier. Au milieu de longs rayons noirs et vermoulus, garnis de toute sorte de livres, le chevalier avait pratiqué un châssis en bois de palissandre, qui était couvert d’un rideau de soie verte. On aurait dit une petite chapelle votive contenant quelque précieuse relique. Le rideau tiré, on voyait une série de petits volumes rangés avec symétrie et reliés avec un luxe qui tranchait sur la simplicité du reste de l’ameublement. Cette bibliothèque de choix, cette medulla mentis, était composée de poètes, de philosophes et de romanciers que le chevalier considérait comme la fleur et l’essence de l’esprit humain. On y voyait Homère, Platon, Virgile, saint Augustin à côté de Dante, de Pétrarque, de Rousseau, de Goethe et de Chateaubriand, mélange singulier d’esprits divers, au-dessus duquel le chevalier avait écrit en lettres d’or ces mots connus d’Ovide :

Et quod nunc ratio est impetus ante fuit,


qui exprimaient avec concision l’idée fondamentale de sa doctrine, qui faisait tout découler d’un acte spontané de la nature humaine, fécondé par le temps et la méditation. C’était une doctrine presque platonicienne dans laquelle le rêve de la jeunesse, l’intuition du sentiment, suscitent la poésie, qui est la grande source des progrès ultérieurs de la raison, en sorte que pour le chevalier les merveilles que la science et l’industrie accomplissent de nos jours étaient la réalisation des rêves de la poésie primitive, c’est-à-dire autant de miracles de l’amour.

Mme de Narbal, sa fille Fanny et ses deux nièces Aglaé et Frédérique arrivèrent à l’heure indiquée, et furent suivies de MM. Thibaut, de Loewenfeld, et de Mme Du Hautchet, qui s’était empanachée comme une gouvernante de bonne maison qui tient à faire honneur à ses maîtres.

— Est-il permis de tout voir et de tout examiner ? dit la comtesse en entrant dans le petit salon, où le chevalier comptait avec anxiété les chaises et les fauteuils qu’il pouvait offrir à ses nombreux visiteurs.

— Oui, tout est à votre discrétion, car le moyen de faire autrement ! répondit le chevalier en prenant la main de la comtesse ; questo è il mio lutto, voilà tout mon empire, régnez-y en souveraine, ma chère comtesse, mais ne me demandez pas une chaise de plus, ajouta-t-il en riant.

— Ha ! ha ! s’écria Mme de Narbal après avoir promené ses regards sur les différens objets qui garnissaient le salon, mes pressentimens ne m’ont pas trompée ! c’est bien ici la retraite studieuse d’un esprit supérieur, d’un homme de cœur qui a beaucoup vécu, beaucoup appris, et peut-être beaucoup aimé, dit-elle un peu plus bas avec un sourire de bonté malicieuse.

— Voilà bien une question de femme, répondit M. Thibaut, qui avait entendu les dernières paroles de la comtesse.

— Eh ! sans doute. De quoi voulez-vous donc que nous nous occupions, si ce n’est d’un sentiment qui nous touche de si près et qui fait le fond de l’existence ?

— De l’existence des femmes, c’est possible, répliqua M. Thibaut ; mais nous autres hommes nous avons bien d’autres chats à fouetter, comme dit le proverbe. N’est-ce pas, chevalier ?

— Pour un savant docteur en droit romain, répondit le chevalier, pour un dilettante distingué qui connaît aussi bien l’histoire de l’art que celle des empires, vous établissez une singulière distinction. Pourriez-vous me dire dans quelle œuvre, dans quelle action de l’homme l’influence de la femme ne se fait pas sentir ? Or qu’est-ce donc que l’influence de la femme, si ce n’est l’influence du sentiment presque unique qui la domine, et dont elle est la plus haute expression dans ce monde ?

— Vous êtes un preux et galant chevalier, répondit M. Thibaut avec un peu d’ironie, vous prenez généreusement la défense de la beauté persécutée. Aussi je ne veux pas vous compromettre devant les beaux yeux qui nous regardent en vous priant de m’expliquer comment le sentiment qui préoccupe si fort Mme de Narbal peut se trouver mêlé à tout, même à la science des Kepler et des Newton.

Le conseiller de Loewenfeld, qui avait écouté ce petit dialogue avec un très grand sérieux, laissa apercevoir sur ses lèvres minces et serrées un sourire dédaigneux qui s’adressait au chevalier, dont la personne commençait à lui déplaire. Il ne voyait pas avec plaisir que cet étranger se fût emparé aussi fortement de l’esprit de Mme de Narbal, qu’il fût devenu l’hôte choyé d’une famille sur laquelle il avait des vues particulières. M. de Loewenfeld éprouvait donc une sorte de joie maligne à la pensée du ridicule que pouvait faire jaillir sur le chevalier Sarti la plaisanterie de M. Thibaut.

— Si je ne vous connaissais pas pour un très bon esprit, répliqua le chevalier sans la moindre hésitation, je ne répondrais pas sérieusement à la question que vous venez de m’adresser. Vous savez très bien, docteur, qu’en parlant de la femme et de l’influence qu’exercent ses nobles instincts, j’entends parler du monde moral et de la société civile, dont la femme est pour ainsi dire le ciment. J’irai plus loin cependant, et sans marquer à ma proposition des limites où elle est d’une vérité incontestable, je vous dirai avec Tacite qu’il y a dans la femme quelque chose de divin, et que ce principe divin qui la pénètre et qu’elle communique à tout ce qui la touche, c’est le sentiment de l’amour dans son acception la plus étendue. Vous vous moqueriez de moi, docteur, et j’exciterais probablement la pitié de M. de Loewenfeld, continua le chevalier, qui avait deviné les mauvaises dispositions du grave conseiller, si j’allais chercher dans les rêveries de Platon des argumens en faveur de la thèse que je soutiens. Ce serait pourtant une autorité qui en vaudrait bien une autre, puisque les idées de Platon se trouvent confirmées par l’Évangile, et que le christianisme n’est pas autre chose que la preuve historique de la toute-puissance du sentiment de l’amour. Pourriez-vous me citer un grand homme dans la science, dans la politique, et même dans la guerre, qui fût dépourvu d’imagination et de sentiment, et dont la destinée n’ait pas été ourdie par une muse, c’est-à-dire par une femme qui échappe souvent aux yeux de l’histoire, mais non pas à l’observation du moraliste ? Sans l’imagination, sans la sensibilité, sans l’amour, l’intelligence demeurerait enfermée en elle-même, immobile et solitaire, — pensée admirable que Dante a si bien traduite quand il dit par la bouche de Béatrix :

Questo decreto, frate, sta sepulto
Agli occhi di ciascuno il cui ingegno
Nella fiamma d’amor non è adulto.

— Vous êtes fort éloquent, chevalier, et tout plein de votre sujet, à ce que je vois ; mais j’attends toujours que vous me démontriez comment cette disposition passagère de l’âme, cette fièvre, ce délire, cette folie sacrée, ainsi que l’appelaient les anciens, qui très heureusement ne dure chez l’homme raisonnable que ce que durent les roses et les sermens des amoureux, est la cause de toutes les merveilles que vous lui attribuez. Prouvez-moi, je vous prie, que cette passion aveugle, qui empêche nos facultés plus qu’elle ne les éclaire, a été la muse secrète d’un Lavoisier ou d’un Laplace, et qu’il y a de l’amour jusque dans la mécanique céleste.

Ici M. de Loewenfeld regarda de nouveau l’étranger avec un contentement de soi-même si marqué, que Mme de Narbal en fut un peu inquiète pour son ami.

— Docteur, répliqua le chevalier sur un ton de parfaite courtoisie, Gorgias, votre ancêtre, n’avait pas plus d’esprit ni de malice que vous. Je préfère cependant l’autorité de celui qui a dit : « Vous avez tout créé, Seigneur, dans la mesure, le nombre et le poids. » L’homme est né de la femme, mon cher docteur ; il a été conçu et nourri par l’amour. Personne n’a pu encore définir la part d’influence qu’une mère peut revendiquer sur la destinée du fils qu’elle a tenu sur ses genoux, et dont elle a bercé l’âme virginale de ses contes merveilleux ; mais il est bien certain que cette influence de la mère est d’autant plus grande que le fils est remarquable par la puissance du caractère et du génie. Consultez la vie des hommes illustres de tous les temps, la biographie des poètes, des peintres et des musiciens de premier ordre, et vous trouverez partout la confirmation de ce fait important. C’est de la mère que procède surtout l’enfant glorieux, c’est la femme qui délie la langue du génie, c’est l’amour enfin qui inspire le poète, et il y a de la poésie dans toutes les sciences, particulièrement dans le système du monde et la mécanique céleste. Ne riez pas, docteur ! vous prouveriez que vous ignorez combien l’imagination a de part à la découverte des sublimes vérités qui sont du ressort des sciences mathématiques. Qui nous dit que tel souvenir d’enfance, que tel mirage de l’âme aux jours de sa fécondation n’a pas suscité plus tard la pensée du philosophe en le mettant sur la voie de la découverte scientifique qui doit illustrer son nom ? Ce n’est pas une légende à dédaigner que celle qui attribue à de simples bergers de la Mésopotamie les premières observations qui ont été faites sur la marche des corps célestes, ce qui signifie sans doute, mon cher monsieur Thibaut, que l’inspiration se mêle à toutes les opérations de l’esprit, que c’est elle qui donne le branle à nos facultés, qui fournit les matériaux de toutes nos connaissances, et que les plus grandes découvertes de la raison humaine ont pour point de départ une vision de la fantaisie, un ravissement de l’âme, c’est-à-dire une intuition de l’amour… Tenez, ajouta le chevalier en tirant de sa petite bibliothèque de choix un volume magnifiquement relié en maroquin rouge et doré sur tranches, voici un livre dont le titre seul renferme l’énigme de notre destinée : De l’Influence de l’amour sur le développement de l’esprit humain.

M. Thibaut, feuilletant le volume que lui avait remis le chevalier, n’y vit, à sa grande surprise, que des pages entièrement blanches. — Vous moquez-vous de moi ? répondit le docteur. Votre livre ressemble à tant d’autres : il ne contient de bon que le titre.

— Au moins indique-t-il un beau sujet à traiter. Si j’étais prince, j’y attacherais un grand prix et je le mettrais au concours : ce serait une question un peu plus intéressante que les savantes puérilités dont s’occupent les académies.

— Eh ! qui vous empêche de remplir vous-même ces pages immaculées de tous les contes de fées, de toutes les légendes d’or dont vous semblez avoir l’imagination remplie ? dit M. Thibaut sur un ton persistant de plaisanterie.

— Hélas ! vous savez bien que je ne suis qu’un pauvre rêveur, un songe-creux, comme on dit, et que je vis de chimères et de souvenirs qui n’intéressent que moi. Ah ! si j’étais un savant docteur comme vous, si je possédais le don inappréciable de savoir exprimer mes idées et mes sentimens, je voudrais consacrer ma vie et toutes les forces de mon intelligence à écrire le beau livre dont le titre vous fait sourire. Je m’efforcerais de démontrer aux plus incrédules que l’inspiration joue un très grand rôle dans toutes nos connaissances, qu’elle échauffe, dilate et illumine la raison, et que la science, dont nous sommes si fiers de nos jours, ne fait que développer, confirmer ou réaliser les rêves de la poésie primitive.

Et quod nunc ratio est impetus ante fuit,


comme l’a dit Ovide. C’est alors que je serais autorisé à conclure, avec le divin Platon et tous les grands philosophes, que l’amour, qui naquit avant le temps, est le maître de la vie et de la mort.

— Docteur, vous êtes battu ! s’écria Mme de Narbal avec son enjouement ordinaire. Vous vous êtes attaqué à un homme plus fort que vous sur un sujet aussi intéressant.

— Je rends les armes, répondit M. Thibaut, et je me plais à reconnaître la supériorité du chevalier sur une question qu’il a dû méditer longtemps, si j’en juge par les livres qui composent cette petite bibliothèque, et qui semblent avoir été choisis de la main même de l’Amour, dont il a glorifié la toute-puissance.

Pendant tout le temps qu’avait duré cette conversation, Frédérique était restée assise dans un fauteuil vert placé dans un coin, près d’un vieux secrétaire. Elle avait écouté avec une distraction apparente, mais sans perdre un mot, tout ce qu’avait dit le chevalier sur un pareil sujet, promenant ses regards tantôt sur les jolis volumes qui garnissaient les rayons de la petite bibliothèque, tantôt sur un portrait de femme, d’une beauté ravissante, qui était suspendu par un anneau d’or au-dessus du piano. C’était une miniature, d’un travail exquis, que Mme de Narbal avait remarquée aussi bien que Mme Du Hautchet. M. Rauch étant survenu sur ces entrefaites, son arrivée mit un terme à la visite de Mme de Narbal et donna le signal du départ de la compagnie. On se rendit au château, où M. de Loewenfeld occupait un fort bel appartement, en qualité de conservateur et de conseiller intime du grand-duc de Bade. Il demeurait dans l’aile gauche de ce bel édifice, qui fut bâti en 1720, et qui reproduit un peu les dispositions du palais du Luxembourg de Paris. M. de Loewenfeld était veuf, et n’avait qu’un fils unique qui était encore à l’université de Leipzig, où il terminait ses études. On se mit à table, car il était déjà deux heures de l’après-midi, et le spectacle commence de bonne heure dans les petites villes d’Allemagne. Au milieu du dîner, qui fut aussi gai que somptueux, M. de Loewenfeld, après avoir porté un toast à la santé de Mme de Narbal, — qu’il se félicitait de connaître depuis tant d’années, dit-il avec une intention marquée d’établir son droit de préséance sur le chevalier, dont il redoutait le crédit naissant sur l’esprit de la comtesse, — se tourna tout à coup vers M. Rauch : — Vous reconnaissez-vous, monsieur le maître de chapelle ? Avez-vous deviné sur quel emplacement est construite la salle à manger où j’ai le plaisir de vous recevoir ?

— Oui, bien certainement, monsieur le baron, répondit M. Rauch de sa voix rude et sèche. C’est ici qu’était l’ancien théâtre de la cour de Charles-Théodore, si célèbre dans le siècle passé. J’ai eu l’honneur d’y voir plusieurs fois le jeune Mozart et d’y entendre les meilleures cantatrices allemandes de cette époque, Dorothea et Elisabeth Wendling, Francesca Danzi, sœur du compositeur de ce nom, et le fameux ténor Raaff, pour qui Mozart a écrit plus tard le rôle d’Idoménée. En face de nous, continua M. Rauch, dans l’aile droite de ce beau palais, autrefois si splendide et si bruyant, était la chapelle de l’électeur, une des meilleures de l’Europe. J’en faisais partie, et j’y ai connu l’abbé Vogler, homme rude, mais capable, qui ne se recommandait point par la modestie, puisqu’il n’a pas craint de se mesurer avec le grand Sébastien Bach, c’est-à-dire avec un géant. Ah ! ah ! monsieur le baron, c’était un fier temps que celui-là ! Jamais la ville de Manheim ne retrouvera l’éclat dont elle brillait alors sous le gouvernement d’un prince généreux, protecteur des lettres et des arts, et surtout de la musique allemande, qu’il voulait soustraire à l’oppression de messieurs les Italiens. La cour de Charles-Théodore ne ressemblait pas à celle de Stuttgart, que Jomelli, alors tout-puissant, avait remplie de chanteurs et d’instrumentistes ultramontains.

— Était-ce donc un si grand mal, répliqua M. Thibaut, que d’aller chercher la lumière et la mélodie dans le pays d’où nous avons tiré presque tous les élémens de notre civilisation ?

— Oh ! monsieur le docteur, ceci est un peu trop fort, répondit avec impatience le vieux maître de chapelle. La nation qui a donné le jour à un Sébastien Bach, à Haendel, à Graun, à tant d’autres musiciens, sublimes et savans contre-pointistes, n’a pas eu besoin d’aller chercher dans le pays des chansonnettes et des castrats les enseignemens d’un art où personne ne l’a jamais égalée.

— Prenez garde, monsieur le maître de chapelle, répondit avec calme le chevalier, vous vous aventurez beaucoup. Êtes-vous bien certain que les deux peuples qui ont créé pour ainsi dire la musique moderne, que la patrie de Palestrina, de Gabrielli, d’Alexandre Scarlatti, et celle de Sébastien Bach, Haendel, Haydn et Mozart n’ont eu aucun point de contact et ne se sont pas communiqué tour à tour les propriétés de leur génie ?

— Allons chercher la solution de ce problème historique sous les ombrages du parc, dit M. de Loewenfeld en se levant de table.

Le jardin du palais de Manheim, sans valoir le parc de Schwetzingen, est cependant un des plus agréables de l’Allemagne par la fraîcheur des ombrages et la diversité des sites qu’il offre aux promeneurs. Comme celui de Munich, qu’il n’égale pas en grandeur, le jardin de Manheim est planté à l’anglaise et s’étale autour du château sans ordre apparent, comme si la main d’une fée capricieuse en eût dessiné les allées, qui se brisent et se croisent incessamment. On s’y perd volontiers, et, sans des points de repère d’où l’on aperçoit la façade du château, on se croirait en pleine nature, loin de toute habitation et de l’art qui trahit la main de l’homme. Des monticules, des kiosques, des coins ombreux ménagés avec amour servent de refuge aux enfans et aux caméristes, qui y font éclater leurs refrains joyeux.

M. de Loewenfeld, conduisant ses hôtes, donnait le bras à Mme de Narbal ; les trois jeunes filles, Aglaé, Fanny et Frédérique, s’étaient enchaînées l’une à l’autre, tandis que le chevalier suivait avec M. Thibaut, Mme Du Hautchet et M. Rauch. Heureuses de se trouver seules un instant, les trois cousines éprouvaient le besoin de causer et de se communiquer les impressions qu’elles avaient éprouvées dans le courant de la journée. Sortant rarement de la petite ville de Schwetzingen, c’était pour elles une vraie partie de plaisir d’être venues à Manheim et d’assister le soir à la représentation d’un opéra dont tout le monde parlait. Voir une nombreuse réunion, entendre de la belle musique, paraître en public avec une toilette plus élégante que celle de tous les jours, ce sont de petits événemens dans l’existence monotone d’une jeune fille. Frédérique était ravissante ce jour-là. Elle avait une robe de mousseline blanche avec un spencer de velours noir, alors très à la mode en Allemagne, qui encadrait admirablement sa taille svelte et nerveuse. Sa belle chevelure blonde se déroulait en boucles soyeuses sur son cou de cygne, qui portait avec grâce une tête resplendissante de jeunesse et de distinction. Aimant passionnément les fleurs, Frédérique en mettait toujours sur son corsage, ce qui donnait à l’ensemble de sa personne je ne sais quel caractère de simplicité ornée qui attirait et charmait le regard.

Le chevalier ne tarda pas à devenir le sujet de la conversation. Toutes trois en étaient plus ou moins préoccupées, et elles en parlaient d’autant plus librement que l’âge, la contenance et la tournure d’esprit du Vénitien semblaient exclure toute gêne d’une causerie à son endroit. Elles eussent été bien plus gênées vis-à-vis d’un jeune homme qui aurait pu éveiller dans chacune d’elles un sentiment plus intense et par conséquent plus exclusif. Pour ces trois jeunes filles, aussi différentes de caractère que de physionomie, le chevalier était un objet d’agréable distraction. Il les intéressait par la variété de ses connaissances, par le caractère poétique de son esprit, par ce qu’il paraissait y avoir de mystérieux dans sa vie aventureuse, dont on commençait à deviner les principales vicissitudes. La vue du modeste appartement du chevalier, le choix de ses livres, la conversation animée qu’il avait eue avec M. Thibaut sur un sujet qui ne pouvait leur être indifférent, le délicieux portrait de femme qu’elles avaient aperçu au-dessus du piano, en fortifiant leurs soupçons, avaient accru la sympathie de chacune des trois cousines pour le chevalier Sarti. L’amour est un aliment à l’amour ; comme l’oiseau fabuleux, il renaît de ses cendres et retrouve la vie dans la pitié qu’inspirent ses malheurs. Tout homme qui confie à une femme le secret d’une passion vivement éprouvée, ou qui laisse apercevoir au fond de son cœur les traces d’un souvenir pieux et douloureux, est sûr d’exciter l’intérêt en sa faveur. Telle était la position du chevalier vis-à-vis des trois jeunes filles. La médiocrité de sa fortune, son isolement dans un pays étranger, la distinction de sa personne, l’âge où il était parvenu, conservant, au milieu de la vie, avec la maturité de l’esprit, la jeunesse de l’âme et la fraîcheur des premières illusions, tout cela donnait au chevalier un certain prestige de nature à frapper l’imagination de jeunes personnes encore dans l’adolescence. Il était pour elles un sujet de curiosité innocente, il éveillait une tendre commisération, et chacune voyait en lui l’expression confuse de l’être prédestiné qu’on attend, qu’on espère et qu’on pressent à travers le trouble délicieux de la sensibilité naissante.

— Oh ! que le chevalier est aimable ! s’écria Aglaé aussitôt que les trois cousines furent seules. Il parle comme il chante, et c’est un plaisir que de lui entendre dire de si belles choses.

— Tu trouves ? répondit Fanny avec nonchalance. As-tu remarqué le joli portrait de femme qui était suspendu au-dessus du piano ?

— Oui certainement, je l’ai remarquée, cette belle tête blonde aux grands yeux d’un noir bleuâtre remplis de langueur, répliqua Aglaé. Ce doit être le portrait d’une sœur ou de sa mère. Qu’en penses-tu, Frédérique ?

— Moi ? répondit Frédérique avec un semblant d’indifférence. Je ne pense rien du tout ; c’est à peine si j’ai vu le portrait dont vous parlez.

La conversation continua sur ce ton avec des nuances d’expression qui étaient en raison inverse de ce que chacune éprouvait pour le chevalier, Frédérique, qui n’osait avouer à personne l’état de son cœur, et qui d’ailleurs ne le connaissait pas bien elle-même, cherchait à ne point attirer sur elle les regards de ses cousines et ceux de sa tante. Elle n’avait pas quitté des yeux le portrait qu’elle feignait de ne pas avoir remarqué, et qui avait produit sur elle une impression douloureuse mêlée d’un certain charme qu’elle ne pouvait définir. Frédérique n’ignorait pas que le chevalier n’avait jamais été marié. Quelle était donc la femme dont il avait conservé si précieusement les traits admirables ? Sa mère ? sa sœur ? — Ce n’est pas possible, se disait-elle dans son cœur agité par un sentiment confus de jalousie précoce et de naïve confiance.


III

Le soir, on se rendit au théâtre, dont la belle salle, à cinq rangs de loges, était remplie jusqu’aux combles. On était accouru de toutes les villes environnantes, de Spire, de Darmstadt et même de Francfort, pour entendre le Freyschütz, exécuté par un orchestre excellent et l’une des meilleures troupes de chanteurs qu’on eût pu réunir. Grâce à la saison d’été, plusieurs artistes attachés aux principaux théâtres de l’Allemagne avaient pu être engagés par le directeur de Manheim pour un certain nombre de représentations.

Beaucoup d’étudians de l’université d’Heidelberg étaient venus également à Manheim pour entendre un opéra éminemment populaire, qui excitait au plus haut degré le sentiment patriotique. On les voyait au parterre avec leurs costumes pittoresques, leurs petites casquettes de velours et leurs longs cheveux épars sur les épaules. Mme de Narbal occupait une grande et belle loge de face. La comtesse, sa fille, ses deux nièces et Mme Du Hautchet étaient placées sur le premier plan, et tout près d’elles se tenaient le chevalier, M. Thibaut et le conseiller de Loewenfeld. M. Ranch était au fond de la loge, assez spacieuse pour que ces neuf personnes y pussent tenir à l’aise. La salle présentait un coup d’œil intéressant. Toutes les loges étaient remplies de ces bonnes familles allemandes qui apportent dans les réunions publiques la simplicité de manières qu’elles ont dans la vie domestique. Pères, mères, grands parens et petits enfans vont au théâtre presque comme ils vont à l’église, pour y chercher autre chose qu’une distraction du moment. C’est pour eux une fête de l’esprit que la représentation d’une œuvre dramatique, un enseignement de l’histoire, une vue entr’ouverte sur la grande scène du monde, qui paraît d’autant plus agitée que la vie ordinaire est si calme et si réglée dans les petites villes d’Allemagne. Peuple naïf et profond tout à la fois, qui se nourrit de légendes et de métaphysique, nation chrétienne et casanière, en qui subsistent cependant un ressouvenir de ses destinées vagabondes et un sage instinct du panthéisme des races primitives, les Allemands ont une sincérité d’émotion qui explique le caractère avant tout lyrique et philosophique de leur théâtre. Des conceptions comme le Faust de Goethe et le Freyschütz de Weber ne peuvent être bien comprises que lorsqu’on les voit représentées devant le public pour qui elles ont été faites, et dont elles expriment les affinités secrètes et les mystiques terreurs.

Mme de Narbal, qui était fort connue de la société de Manheim, échangeait de nombreux saluts avec plusieurs personnes qu’elle apercevait dans les loges voisines de la sienne, tandis que les étudians qui remplissaient le parterre et les jeunes gens qui étaient disséminés dans la salle avaient tous les yeux fixés sur les trois cousines, Aglaé, Fanny et Frédérique. Celle-ci était adossée à l’une des deux extrémités de la loge, ayant près d’elle Fanny, avec qui elle s’entretenait tout bas en dirigeant de temps en temps son lorgnon d’or sur le parterre. Ses longues boucles blondes, sa robe blanche et le spencer de velours noir qui enfermait sa taille délicate donnaient à Frédérique je ne sais quel air d’élégante simplicité, d’étrangeté romanesque et de grâce enfantine dont le chevalier ne pouvait s’expliquer le charme décevant. Il subissait malgré lui l’influence mystérieuse de cette jeune fille, qui l’attirait et le contenait tour à tour, et dont les beaux yeux bleus remplis d’innocentes agaceries et le sourire enchanteur l’enivraient et le désespéraient tout à la fois. Soit instinct de coquetterie, soit bizarrerie et inégalité de caractère, ou bien l’hésitation naturelle d’une jeune fille qui ne sait encore ni ce qu’elle éprouve réellement, ni ce qu’elle veut et doit exprimer, il est certain que la contenance de Frédérique vis-à-vis du chevalier était de nature à entretenir dans son esprit une cruelle perplexité. Il contemplait silencieusement et furtivement la belle tête de Frédérique et le bouquet de fleurs qu’elle portait à son sein, lorsqu’un grand silence se fit tout à coup dans la salle, et l’ouverture du Freyschütz commença.

Ce chant mélancolique des quatre cors qui semble entr’ouvrir l’horizon infini de la forêt profonde où se passe la scène mystérieuse de cette fable populaire, ces sons étouffés d’abord et qui s’épanouissent peu à peu comme un écho des bois solitaires qui s’approche et retentit dans l’âme déjà émue de l’auditeur, la réponse des violoncelles sous le frémissement des premiers et des seconds violons, ce dialogue douloureux qui s’établit entre les instrumens à vent et les instrumens à cordes et qui achève cette admirable introduction de trente-quatre mesures produisit un grand effet dans une salle à peine éclairée et sur un public recueilli dont l’imagination était en parfaite harmonie avec celle du compositeur. Le mouvement rapide en ut mineur qui suit l’introduction, ces accords lugubres et pleins d’anxiété qu’emporte un rhythme fiévreux à travers les éclats de l’orchestre déchaîné, ce chant de la clarinette qui se fait entendre tout à coup au-dessus des trépignemens des violons et des basses comme la voix de Max éploré au-dessus du gouffre de la Gorge-du-Loup, enfin la magnifique péroraison qui reproduit l’hymne d’amour de la belle et tendre Agathe, excitèrent de véritables transports d’enthousiasme. Les étudians se levèrent en masse, criant : « Hurra ! gloire à Carl-Marie de Weber ! »

— Voilà, dit le chevalier avec une vive émotion, la plus belle ouverture qui existe dans la musique dramatique depuis celle du Don Juan de Mozart, dont elle diffère si profondément !

— Et les quatre ouvertures que Beethoven a composées pour son opéra de Fidelio, et celles de Spohr, de Méhul et de Chérubini, répondit M. Thibaut, vous les oubliez donc ?

— Non, je ne les oublie pas ; mais aucune comparaison ne peut être établie entre elles et l’admirable page de symphonie que nous venons d’entendre, et qui résume si bien les différens traits du drame religieux, fantastique et populaire qui va se dérouler devant nous. Les étudians ont raison : gloire à Carl-Marie de Weber ! et j’ajoute : gloire au musicien de l’idéal romantique allemand, c’est-à-dire au peintre du sentiment et de la nature, que son œuvre rapproche dans un lien indissoluble ! C’est le mariage mystique de l’esprit humain et du monde matériel annoncé par Bacon, ce sont les aspirations de la vieille race teutonique comprimées pendant des siècles par la civilisation occidentale, que Weber traduit pour la première fois en musique. Après l’ouverture du Freyschütz, on peut s’écrier avec un poète romantique de la Souabe, Uhland :

Nicht in kalten Marmorsteinen,
Nicht in Tempeln, dumpf und todt :
In den frischen Eichenhainen
Lebt und rauscht der teutsche Gott[5].

Le rideau se leva sur un beau décor représentant une auberge rustique à l’entrée d’une forêt de la Bohême, et la pièce continua son cours. On entendit d’abord ce chœur brillant de l’introduction : — Victoire ! — qui exprime avec entrain la gaîté bruyante des braves gens qui viennent de s’exercer au jeu de la cible, et dont la péroraison, en forme de mouvement de walse, remplit l’âme de cette vague et douce tristesse, parfum de la poésie allemande. Après la marche rustique des ménétriers conduisant en triomphe les habitans du village, viennent ces fameux couplets de Kilian, l’heureux tireur, qui chante sa victoire au milieu des éclats de rire des femmes du village, se moquant du pauvre Max, qui pour la première fois a manqué d’adresse. Par la, franchise du rhythme, par l’accent mélodique et le pittoresque de l’instrumentation, ces couplets, avec l’accompagnement du chœur qui en répercute le refrain, sont une des créations les plus originales de la fantaisie de Weber. — Ceci est complètement nouveau, se disait le chevalier après l’exécution de ce morceau piquant. On chercherait vainement de pareils effets dans l’œuvre dramatique de Mozart, ni dans aucun des grands musiciens de la fin du XVIIIe siècle. C’est l’allure franche de la chanson populaire imitée et ennoblie par l’art, c’est quelque vieux refrain de la Bohême, où se passe l’action, que Weber aura recueilli peut-être, et dont il aura fait son profit, comme c’était son habitude et son droit.

Il avait à peine exprimé cette opinion, combattue dédaigneusement par M. de Loewenfeld, que son attention se porta sur le trio avec accompagnement de chœur entre Max, Runo et Gaspard, le Méphistophélès de cette touchante histoire, l’esprit démoniaque qui se rit des caprices du sort, qu’il cherche à dominer par une puissance supérieure. Ce trio pour ténor et deux basses est plus qu’une inspiration du génie : c’est une admirable conception de l’art, où la douleur et le désespoir du pauvre Max, les conseils perfides de Gaspard et les pieuses exhortations de la foule des paysans sont exprimés par des traits fortement caractérisés, qui se fondent néanmoins dans un ensemble plein d’onction et de sentiment. Quoi de plus touchant que la réponse du chœur aux plaintes désespérées du jeune chasseur Max : — Ah ! renais à l’espérance ! — Cette phrase de vingt mesures où se reflète la conscience sereine du peuple, qui croit à la Providence, ne forme-t-elle pas un contraste saisissant avec les bravades impies de Gaspard, les sons étranges et rocailleux qui les expriment ? La scène et le morceau se terminent par un élan joyeux de la foule se disposant aux plaisirs de la chasse, dont la musique peint les vicissitudes avec un relief et une puissance de coloris dont Beethoven seul avait donné l’exemple dans l’incomparable poème de la Symphonie pastorale. — Divin ! divin ! s’écria le chevalier Sarti ; c’est la forêt enchantée de la légende, la poésie naïve des vieilles chansons populaires de l’enfant au cor merveilleux[6] ; c’est la nature évoquée par un génie familier qu’elle a « bercé sur son sein et qui en parle le langage mystérieux.

— Oh ! oh ! mon cher chevalier, répondit le docteur Thibaut avec sa bonhomie malicieuse, il faut avoir votre imagination pour découvrir dans le beau morceau que nous venons d’entendre tout, ce. que vous désirez nous y faire voir ! Il me semble que l’ouverture du Jeune Henri, de Méhul, mais surtout que la Création et les Saisons, d’Haydn, où la musique pittoresque surabonde même un peu trop, sont des tableaux achevés de la vie champêtre où l’on respire une odeur exquise de thym et de serpolet.

— Ce n’est pas le moment de répondre à votre objection comme il conviendrait de le faire, répliqua le chevalier à demi-voix ; qu’il me suffise de vous faire remarquer que dans l’œuvre que vous citez du père de la musique instrumentale, les Saisons, c’est l’homme qui parle et décrit les beautés finies de la nature appropriées à ses besoins par la volonté de Dieu, tandis que dans la Symphonie pastorale de Beethoven et dans le Freyschütz, c’est la nature elle-même qui intervient et mêle sa voix inconnue jusqu’alors au concert de la vie universelle.

Resté seul sur la scène, qu’enveloppent les ombres de la nuit, Max déplore sa destinée dans un air profond et touchant où l’on retrouve plusieurs passages déjà entendus dans l’ouverture. Pauvre chasseur, habitué dès l’enfance à vivre au milieu des bois, à consulter les nuages et à lire dans le temps, Max mêle constamment à l’expression des angoisses de son cœur la description des phénomènes de la nature, qu’il interpelle presque comme un être vivant qui l’écoute et participe à ses chagrins. Se sentant opprimé par une puissance mystérieuse que représente Samiel, le chasseur noir, dont on aperçoit au fond du théâtre la figure sinistre, Max fait un retour sur l’époque heureuse de sa jeunesse, alors qu’il errait libre au milieu des forêts, pouvant atteindre de ses coups tout ce qui volait au-dessus de sa tête, et revenant le soir près de son Agathe chargé de butin. Ce sentiment de regret est rendu par une phrase mélodique large et colorée, à laquelle succède un récit plein de sinistres pressentimens qui amène, comme un rayon de soleil traversant de gros nuages, le joli cantabile en sol majeur où Max, dans une vision de sentiment, voit la tendre Agathe assise à sa fenêtre, épiant le bruit de ses pas à travers les ombres de la nuit :

Jetzt ist wohl ihr Fenster offen,
Und sie horcht auf meinen Schritt.


L’air se termine par ce mouvement fiévreux en ut mineur qui forme le thème de l’ouverture, et dans lequel le musicien peint à larges traits le désespoir du faible jeune homme, qui, ne se fiant plus à la Providence, s’abandonne au destin, c’est-à-dire à Satan, qui en est la personnification populaire. La ronde que chante ensuite Gaspard, l’esprit fort, pour séduire le pauvre Max et l’entraîner dans son cercle d’incantations diaboliques, est d’une fière tournure rhythmique et d’une couleur vraiment rembranesque. Il invoque la matière comme un alchimiste qui espère y trouver la solution du grand arcane, il célèbre les plaisirs de la chair et le vin généreux, qui est la seule consolation qu’ait le pauvre peuple en ce bas monde, et lorsque Max, séduit par les promesses de son tentateur, accepte le rendez-vous fatal à la Gorge-du-Loup (Wolfsschlucht), Gaspard entonne son triomphe dans un air magnifique dont l’instrumentation projette partout de sinistres lueurs.

— C’est la joie de l’enfer, dit le chevalier quand le rideau fut tombé, c’est le Satan de Milton transporté sur la scène lyrique. Ni Gluck, ni Mozart, ni même Haendel dans ses oratorios, n’offrent rien de semblable à l’air que vient de chanter Gaspard, et qui n’a pu être écrit que par un musicien allemand de l’école moderne.

— Si vous connaissiez, monsieur le chevalier, répliqua le vieux Rauch, les cantates religieuses et les grandes compositions vocales de Sébastien Bach que j’ai eu l’occasion d’entendre exécuter dans ma jeunesse à Leipzig, vous seriez peut-être moins étonné du style vigoureux que Weber a déployé dans l’air de basse qui excite si fort l’enthousiasme du parterre.

— Il est possible, répondit le chevalier, qu’il y ait dans les œuvres de Bach dont vous parlez, monsieur le maître de chapelle, certains linéamens de style dramatique, certains rhythmes grandioses qui se rapprochent du morceau étrange qui termine ce premier acte du Freyschütz, quoique j’aie de la peine à croire qu’on rencontre dans les conceptions cyclopéennes de ce maître puissant une forme mélodique aussi franche et aussi caractéristique que celle de Weber ; mais j’affirme que le cerveau géométrique du grand Sébastien n’a jamais entrevu dans ses rêves de géant quelque chose qui ressemble au délicieux madrigal que vont chanter tout à l’heure Annette et Agathe. Ces deux jeunes filles d’un caractère si différent, l’une gaie, insouciante et légèrement coquette, l’autre tendre, mélancolique et superstitieuse, comme l’amour chaste et profond qu’elle a dans le cœur, sont une création de l’art et de la poésie modernes. Ce tableau de mœurs où l’on voit scintiller la lumière du jour, où l’on croit respirer les suaves émanations des herbes printanières, cette bucolique du sentiment dans un milieu agreste que reflète le coloris de l’instrumentation, n’existaient pas en musique avant l’avènement de Weber.

Après l’exécution du duo, si bien apprécié par le chevalier Sarti, qui ouvre le second acte du Freyschütz, après l’ariette piquante que chante ensuite la gentille Annette, dont la physionomie gracieuse se trouve reproduite dans la Fatime d’Oberon, vinrent la scène et l’air incomparable qui expriment successivement les sourds pressenti-mens du cœur d’Agathe, sa prière humble et touchante, son invocation au ciel étoile où elle cherche à lire sa destinée, l’élan sublime, — c’est lui ! c’est lui ! — que couronne la radieuse espérance. Le musicien a rendu ces divers mouvemens de l’âme par des phrases différentes étroitement enchaînées les unes aux autres, et dont le contraste même concourt à l’effet général. Dans cet air comme dans les morceaux précédens, Agathe, dont le caractère simple et touchant a tant d’analogie avec celui de la Marguerite de Faust, type profond de la femme allemande dans les conditions inférieures de la société, Agathe interroge aussi la nature avec piété, et son oreille anxieuse n’entend au loin

Que le bruit seul du noir sapin
Que le vent de la nuit balance.


Dans ce passage en ut majeur, qui forme le second mouvement de l’air et qui prépare l’explosion de l’allegro vivace dont le motif a déjà été entendu dans l’ouverture, Weber, comme toujours, mêle au cri du sentiment, qu’exprime la voix humaine, la peinture du paysage, dont l’orchestre reproduit les bruits, les frémissemens mystérieux. Pendant l’exécution de cet air magnifique, qui fut assez bien rendu par la cantatrice (Mlle Wohlheim), Frédérique parut tout émue. Elle tourna plusieurs fois le regard vers le chevalier, comme si elle eût voulu se raffermir dans l’admiration que lui inspiraient la musique de Weber et la passion naïve d’Agathe, dont elle semblait envier la destinée. Le trio qui vient après pour ténor et deux voix de femmes, entre Max, Agathe et la sémillante Annette, est encore un morceau admirable de vérité et de couleur dramatique. Max raconte à son amie qu’à minuit il doit se rendre à la Gorge-du-Loup, ce dont Agathe et Annette cherchent à le détourner en lui disant que ce lieu funeste est fréquenté par le chasseur noir.

Au fond des bois, parmi les ombres,
Je n’ai jamais connu l’effroi,


répond Max avec intrépidité, et l’orchestre de Weber ne se contente pas d’accompagner la voix avec plus ou moins d’élégance et de variété de formes, comme l’eussent fait Gluck et Mozart : il y ajoute le pittoresque, le bruissement des phénomènes extérieurs, que s’efforce d’imiter le mouvement périodique de la basse et des instrumens à cordes. — Tous les personnages de ce drame naïf, remarqua le chevalier après l’achèvement du trio, ne peuvent faire un pas ni dire un mot sans interroger la nature et sans en décrire les aspects sinistres ou consolans. Ils vivent de la vie générale, ils font partie pour ainsi dire du monde inorganique sans le dominer. Ils l’interrogent incessamment, se troublent ou se rassurent selon le sens qu’ils attachent à ses manifestations. C’est un procédé constant du génie de Weber, qu’on retrouve aussi bien dans Preciosa que dans Euryanthe et les autres ouvrages de ce musicien de la poésie romantique, c’est-à-dire de la poésie de la nature, dont il mêle le langage avec celui des sentimens humains, ce qui ne se rencontre jamais dans Mozart, ni dans Gluck, ni dans aucun musicien dramatique de l’Italie. Une autre qualité précieuse de Weber, c’est d’avoir trouvé pour ainsi dire la mélodie allemande, mélodie courte, mais touchante, toute trempée de rosée et de larmes, d’où s’exhale une profonde mélancolie, comme l’andante du trio que nous venons d’entendre. Et le délicieux badinage de la partie d’Annette, pendant que Max et Agathe expriment les angoisses de leur cœur, n’est-ce pas encore là une propriété du génie de Weber, le seul compositeur dramatique qui ait su créer des caractères facilement reconnaissables ?

Pendant ces courtes réflexions du chevalier, que Mme de Narbal écoutait avec le plus vif intérêt, un changement de décor amena sous les yeux du public la fameuse Gorge-du-Loup, avec tous les horribles accessoires de mise en scène propres à frapper l’imagination et à la préparer aux évocations mystérieuses. Un chœur d’esprits invisibles, les esprits élémentaires de la nature, murmure de lamentables accords sur des syllabes étranges et cabalistiques, — uhui ! — qui n’ont aucun sens précis, mais qui éveillent une impression sinistre. Ces mots incohérens, que les basses profèrent sur une seule et même note qui se prolonge indéfiniment, pendant que l’orchestre déchaîne des sonorités acres et mystérieuses, précèdent et annoncent un tableau inouï d’une magnifique horreur. Après cet exorde pour ainsi dire de la matière inorganique, qui semble pressentir les événemens qui se préparent, Gaspard évoque Samiel, l’esprit satanique, et lui demande une prolongation du pacte infernal qu’il a contracté avec lui, et qui est près d’expirer. Ce dialogue entre Gaspard et Samiel, qui ne dit que quelques mots parlés et froids comme un glas mortuaire, l’arrivée de Max au rendez-vous fatal, l’expression de sa terreur en se voyant dans ce lieu sinistre, où il croit apercevoir l’ombre de sa mère et l’image désolée d’Agathe se jetant dans le gouffre qui est à ses pieds, la fonte des balles, la merveilleuse prosopopée de la chasse infernale, ces différens épisodes de la grande scène qui termine le second acte, sont des créations étonnantes et sans précédens dans l’art musical d’aucun peuple.

— Que pensez-vous, chevalier, de ce beau ragoût de poésie fantastique ou romantique, comme il vous plaira de la qualifier ? dit M. Thibaut avec ironie après la chute du rideau. Préférez-vous ce salmigondis de balles fondues, de cris de chouettes et d’orfraies, de hurlemens démoniaques et de bruits sinistres qui font peur aux enfans, au premier finale de Don Juan, à celui d’Idoménée, aux scènes pathétiques et sublimes des opéras de Gluck et de Spontini ?

— Vous voulez savoir, docteur, si je préfère Shakspeare à Sophocle, les poèmes de Milton et de Dante à l’Iliade et à l’Enéide, la cathédrale de Cologne au Parthénon d’Athènes ? répondit froidement le chevalier. Cela dépend de l’idée qu’on se fait de l’art en général, et de ce qu’on exige trouver dans ses diverses manifestations. Est-ce la vérité qui vous préoccupe plus que la beauté, ou bien êtes-vous au nombre de ces esprits difficiles qui veulent que la forme où l’artiste enferme la réalité ne blesse pas leurs sens délicats, et que le beau soit toujours la splendeur du vrai, comme l’a dit un philosophe divin, Platon ? À quelque point de vue qu’on se place pour juger la scène que nous venons d’entendre, je la trouve également admirable. N’oubliez pas, docteur, que Weber est un musicien moderne, un génie éminemment germanique et national, qui s’inspire d’un ordre d’idées et de sentimens inconnus aux grands maîtres du XVIIIe siècle. Il introduit le pittoresque dans le drame lyrique, il encadre l’expression des sentimens humains dans un paysage qui accuse le temps et le lieu où se passe l’action, il traduit enfin pour la première fois en musique le merveilleux et la poésie de la race teutonique. Si vous n’aimez pas les caractères vigoureux, les couleurs ténébreuses, les présages sinistres, la nature sauvage et l’horizon sanglant que Shakspeare a mis dans Macbeth et le Roi Lear, si les visions terribles et fantastiques de la nuit de Walpurgis dans le Faust de Goethe vous répugnent, vous ne pouvez apprécier à sa juste valeur ce beau finale du Freyschütz, qui en est pour ainsi dire une imitation.

— Je vous avoue franchement, répliqua le docteur avec bonhomie, que le moindre rayon de soleil, que la plus petite mélodie venant directement de l’âme sont plus de mon goût que tout le fouillis pittoresque et philosophique dont vous nous donnez la savante explication. Que voulez-vous, mon cher chevalier ? je suis de mon temps, et en fait de merveilleux je préfère les bouffonneries de la Flûte enchantée, avec la musique de Mozart, au cauchemar de la poésie dite romantique.

— À la bonne heure, dit le chevalier en riant, voilà une préférence qui a sa raison d’être et qui se conçoit ; mais vous ne pouvez nier, docteur, que Weber ne soit un musicien de génie, le créateur d’un genre d’effets entièrement nouveaux.

Pendant que les deux interlocuteurs échangeaient entre eux ces réflexions, que Mme de Narbal écoutait avec un vif intérêt, les trois cousines étaient fort occupées d’un incident qui se passait dans une loge voisine de la scène. On voyait une dame âgée embrasser avec effusion un étudiant qui était survenu avec son costume pittoresque. Il était mince, délicat, et de longs cheveux blonds lui tombaient abondamment sur les épaules.

— C’est le fils de Mme de Turkheim, dit M. de Loewenfeld, un camarade de mon cher Wilhelm, qui arrive sans doute de Leipzig.

M., de Loewenfeld sortit précipitamment, et revint quelques instans après. — Je ne m’étais pas trompé, c’est bien lui. Il vient passer les vacances chez sa mère et m’annonce la prochaine arrivée de mon fils, que je demande la liberté de vous présenter, comtesse.

— Comment donc, mon cher baron ? mais très volontiers. J’aurai grand plaisir à connaître votre fils, dont j’ai entendu louer l’élégance et les manières accomplies.

Le chevalier entendit ces dernières paroles de Mme de Narbal, et, sans se rendre bien compte de ce qu’il éprouvait, il se sentit péniblement affecté. Il allait donc voir un jeune homme introduit dans cette maison hospitalière, où son cœur était plus engagé qu’il n’osait se l’avouer.

Le lever du rideau fit diversion aux douloureux pressentimens du chevalier. Le théâtre représentait la chambre d’Agathe, ornée de fleurs et de pieux symboles. La cavatine que chante la jeune fille revêtue de ses habits de noces, agenouillée devant une image de la Vierge couronnée de roses blanches, est encore une de ces mélodies suaves et colorées où l’expression tendre et profonde du sentiment ne se fait jour qu’à travers la peinture du paysage, à travers les phénomènes de la nature extérieure, qu’Agathe invoque et interroge avec une pieuse curiosité :

Und ob die Wolke sie verhülle,
Die Sonne bleibt am Himmelszelt ! etc.

À cette courte, mais touchante prière, succède la romance qu’Annette chante pour distraire son amie de ces rêves de malheur dont elle est toujours obsédée. C’est une sorte de ballade d’un style tout différent et divisée en deux parties. L’andante en sol mineur, qui est accompagné par un alto solo qui en dessine les contours, effet qui a été souvent imité depuis, a quelque chose de la couleur d’un récit légendaire, tandis que l’allegro en mi bémol majeur est d’une gaîté charmante, plein de grâce et de modulations piquantes que fait jaillir un rhythme original très familier à l’auteur du Freyschütz et d’Oberon. Après ce morceau, qui exprime si heureusement l’humeur joyeuse d’Annette, dont le caractère facile se maintient toujours différent de celui d’Agathe, vient la ronde avec le chœur des jeunes villageoises qui apportent à la fiancée des fleurs et des souhaits de félicité. C’est frais et touchant comme une idylle, élégant comme une page d’Hermann et Dorothée. Lorsque le fameux chœur des chasseurs eut été chanté avec un ensemble admirable qui excita de nouveau dans toute la salle des transports d’enthousiasme : — Voilà encore une de ces trouvailles de génie, dit le chevalier avec émotion, qui n’appartiennent qu’à Weber. Il est impossible d’obtenir un plus grand effet par des moyens aussi simples. Quel vaste horizon s’entr’ouvre devant l’auditeur charmé au bruit harmonieux de ces cinq voix qui ne sortent pas d’un très petit nombre d’accords les plus usités ! N’est-ce pas la forêt sombre et qui retentit d’échos infinis, la chasse et sa poésie enivrante, l’homme heureux de sa liberté et fier de sa puissance sur la nature qui l’enveloppe de toutes parts ? Jamais un musicien, jamais un poète de race latine ne pourrait peindre de tels effets, ni exprimer de pareils sentimens. Après l’exécution du finale dans l’admirable andante en si majeur entonné par Max, répété ensuite comme une prière par tous les personnages de cette simple histoire de village, s’élève un hymne d’amour, de foi et de soumission à la Providence :

Moment si doux, bonté nouvelle !
À tous, Seigneur, je dois l’espoir.

— Qu’il soit trois fois béni, s’écria le chevalier, le pieux et grand artiste qui a tiré de son âme de tels accens, et qui a donné à sa patrie le premier opéra national qu’elle possède !

— Comment l’entendez-vous, monsieur le chevalier ? répondit le vieux Rauch avec étonnement. L’Enlèvement du Sérail, la Flûte enchantée de Mozart, Fidelio de Beethoven, le Sacrifice interrompu de Winter, et tant d’autres ouvrages que je pourrais citer, n’ont-ils pas été composés par des musiciens allemands et dans la langue du pays ?

— Oui vraiment, répliqua le chevalier. Bien avant Mozart, un homme de génie qui se nommait Keyser et plusieurs de ses contemporains, parmi lesquels je citerai Haendel, ont essayé de donner à l’Allemagne un spectacle lyrique conforme à celui qui avait été créé en Italie et qui faisait les délices de toutes les cours princières. Ils ont écrit des centaines d’opéras en langue allemande, ce qui n’empêche pas que le Freyschütz ne soit le premier drame dont la musique profonde et touchante traduise avec une grandeur et une sincérité propres à l’Allemagne les sentimens, le merveilleux et la poésie intime de la création. Comme le Faust de Goethe, le Freyschütz est une légende populaire dont Weber s’est heureusement inspiré et où il a su rendre d’une manière savante les naïves terreurs et ce pittoresque infini de la nature qui caractérisent la vieille race teutonique.

— Je ne vous tiens pas quitte de l’explication que vous m’avez promise, dit M. Thibaut toujours en badinant, et je veux absolument que vous m’appreniez d’où vient aux Allemands et aux peuples du nord ce sentiment profond des beautés de la nature que vous refusez aux nations méridionales.

— Ah ! docteur, répondit le chevalier en fermant la porte de la loge, cela vient de bien loin, peut-être des sources de l’Indus ou des sommets escarpés de l’Himalaya !

— Ces diables de philosophes ont d’étranges idées, dit M. Thibaut en offrant son bras à Mme de Narbal.


PAUL SCUDO.

  1. « Je veux toujours monter plus haut, je veux toujours regarder plus loin. »
  2. C’est ainsi que procédait Choron dans les exercices publics de son école de musique classique qui ont eu un si grand retentissement sous la restauration. M. Fétis a repris l’idée de Choron et l’a développée d’une manière plus systématique dans les concerts historiques qu’il a donnés à Paris en 1832.
  3. Joubert.
  4. Voyez l’Histoire de l’art dramatique allemand, t. III, par Édouard Devrient.
  5. « Ce n’est point dans de froides statues de marbre, dans des temples sourds et mornes, c’est dans les forêts fraîches et sonores que vit et respire le dieu allemand. »
  6. Des Knaben Wunderhorn, recueil de chants populaires publiés par Clément Brentano et Achim d’Arnim en 1813.