Frédérique suite du Chevalier Sarti/03

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Frédérique suite du Chevalier Sarti
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 825-854).
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FREDERIQUE
SUITE DU CHEVALIER SARTI

III.
UNE SOIREE À SCHWETZINGEN.


I

Quelques jours après la représentation du Freyschütz, le chevalier Sarti retourna à Schwetzingen, attiré cette fois par les inquiétudes de son propre cœur autant que par les sollicitations toujours pressantes de Mme de Narbal. La maison de la comtesse avait repris un aspect paisible. Le petit voyage qu’on venait de faire à Manheim était un événement dont on ne cessait de s’entretenir. Les trois cousines en avaient rapporté un sentiment plus vif de curiosité pour le chevalier, dont la solitude relative où elles se trouvaient leur faisait mieux apprécier le mérite. Dans la maison hospitalière de Mme de Narbal, entre le vieux maître de chapelle Rauch, le bon M. Thibaut et le conseiller de Loewenfeld, sec, prétentieux et malveillant, le chevalier, qui avait la tenue soignée d’un homme du monde, une grande jeunesse d’esprit et de cœur, était tout naturellement l’objet d’une prédilection facile à concevoir. Il n’avait pas à lutter contre la présence de jeunes gens qui, avec plus d’éclat, auraient eu aussi des prétentions plus légitimes à fixer l’attention des trois héritières. Celles-ci étaient d’autant plus à l’aise vis-à-vis du chevalier, d’autant plus gaies et plus franchement communicatives, que lui-même parlait souvent de son goût pour l’indépendance et de la résolution qu’il avait prise depuis longtemps de rester garçon, de n’avoir que les muses pour compagnes de sa solitude.

— Y a-t-il de l’indiscrétion, chevalier, lui dit un jour Mme de Narbal avec sa bonté malicieuse, à vous demander quel est ce beau portrait de femme que nous avons vu au-dessous de votre petite bibliothèque ? Quelle est donc la muse que représente cette tête blonde ravissante, au regard noble et touchant ? Est-ce la philosophie ou bien la musique, et n’y a-t-il pas quelque rapport entre ce portrait et la jolie chanson de Paisiello :

Nel cor più non mi sento,
Brillar la gioventù ?


Je serais bien étonnée si mes pressentimens m’induisaient en erreur.

— Décidément, comtesse, vous êtes persistante dans vos idées, répondit le chevalier Sarti ; après m’avoir fait l’honneur de visiter mon pauvre ermitage, vous tenez à connaître celui qui l’habite.

— Mon Dieu ! chevalier, ma curiosité ne vous semble-t-elle pas bien naturelle ? Nous vous aimons tous ici, dit-elle en regardant sa fille et ses nièces, qui étaient assises auprès d’elle dans le petit salon d’été, et c’est plus qu’un plaisir, c’est un besoin du cœur de savoir un peu comment nos amis sont entrés dans la vie ; quelles sont les joies et les peines qu’ils ont éprouvées avant que nous eussions le bonheur de les rencontrer.

— Comtesse, répliqua le chevalier avec une émotion qu’il ne sut pas dissimuler, je n’ai plus le droit ni la volonté de vous refuser. Je puis vous dire cependant, comme Énée invité à raconter la chute de Troie, que vous allez réveiller une immense douleur, quoique mon obscure destinée n’ait qu’un seul trait commun avec celle du héros de Virgile : c’est que j’ai beaucoup erré par le monde et que je n’ai emporté des ruines de ma belle et malheureuse patrie que de pieux et tristes souvenirs. Oui, comtesse, vos pressentimens ne vous ont pas trompée. Il y a un lien entre la mélodie de Paisiello et le portrait de femme que vous avez vu chez moi, et ce lien, c’est toute l’histoire de mon âme.

Amor ch’ a nullo amato amar perdona,
Mi prese di costei piacer si forte,
Che come vedi ancor non m’abbandona[1].

— Oh ! je m’en doutais, s’écria Mme de Narbal, et le vieux proverbe a raison : il n’y a pas de fumée sans feu, ni d’homme supérieur sans un peu d’amour dans le cœur. Parlez donc, chevalier, vous ne sauriez trouver de meilleur moment pour raconter à vos amis une existence qu’ils désirent tant connaître.

Par une belle journée d’été, le chevalier, se trouvant dans le petit salon de Mme de Narbal en présence de sa fille Fanny et de ses deux nièces Aglaé et Frédérique, se mit à raconter sa jeunesse et les principaux événemens contenus dans la première partie de cette histoire. Il parla avec émotion de sa mère Catarina, de Giacomo le prédicateur populaire, des jeux, des fêtes et de la poésie de son enfance, qui s’était écoulée dans le beau village de la Rosa. Il peignit avec de vives couleurs cette nuit splendide de Noël qui le conduisit à la villa Cadolce, près du vieux sénateur et de sa noble fille Beata, dont il fit un portrait admirable. Il pleurait, il tremblait et riait comme un enfant en rappelant les scènes délicieuses de la villa Cadolce, les saillies de l’abbé Zamaria, l’enjouement de Tognina, la bonté, la grâce divine de Beata, et le sentiment discret, mais profond et inaltérable qu’il ressentit pour elle. — À qui le dire ? à qui pouvais-je confier l’amour insensé que j’osais concevoir pour la fille d’un grand seigneur, pour ma noble protectrice ? s’écria le chevalier avec un accent de vérité qui fit tressaillir son auditoire, et il décrivit les perplexités, les angoisses de son cœur, et cette scène où il ne put contenir ses sanglots en écoutant le fameux Guadagni chanter l’air d’Orphée :

Che farò senza Euridice ?
Dove andrò senza il mio bene ?

Il parla ensuite longuement de Venise, de toutes les merveilles que renfermait alors cette ville étonnante, qui lui apparut comme un conte de fées réalisé dans l’histoire par un gouvernement de poètes et d’hommes d’état. Glissant sur quelques erreurs de sa jeunesse dans un lieu d’enchantemens et de voluptés faciles, le chevalier s’arrêta avec complaisance sur la belle journée passée à Murano avec Tognina et Beata, instans délicieux, heures de suprême béatitude qui devaient être le point culminant de toute sa vie. — Depuis cette journée à jamais mémorable où mon cœur éprouva une de ces joies fécondes qui valent des siècles d’existence, ajouta le chevalier, visiblement accablé par la douleur, je tombai tout à coup du haut du paradis où m’avait élevé l’amour de Beata. Cette créature céleste mourut bientôt de chagrin de n’avoir pas osé avouer aux hommes le sentiment que j’eus le bonheur de lui inspirer. La mort de Beata précéda de quelques jours la chute de la glorieuse Venise, et tout fut dit pour moi. Telle est, comtesse, l’histoire d’une vie bien simple consacrée au culte d’un souvenir adoré. Le portrait que vous avez remarqué chez moi est celui de Beata,… le bon génie, l’ange de ma destinée !

— Ah ! chevalier, répondit Mme de Narbal après un court silence, vous m’avez rendue bien heureuse ! Merci, lui dit-elle en lui tendant la main avec une cordialité affectueuse ; puissiez-vous vous plaire longtemps parmi nous !

Mme Du Hautchet étant arrivée sur ces entrefaites : — Vous arrivez trop tard, ma voisine, lui dit la comtesse, et vous perdez beaucoup. Le chevalier nous a conté un beau roman comme on n’en fait plus guère.

Le récit du chevalier fit une grande impression sur les trois cousines. Frédérique surtout en fut émue jusqu’au fond de l’âme. Le noble étranger lui apparut dès lors sous un aspect nouveau. La fierté de son maintien, le silence qu’il se plaisait à garder, la réserve parfois extrême de ses manières, tout maintenant s’expliquait à son avantage et trouvait son excuse dans la grande infortune qui avait frappé sa jeunesse. Le portrait de Beata, qui l’avait tant préoccupée, n’éveillait plus dans son esprit de pénibles soupçons. L’image de cette femme qui avait exercé une influence si puissante sur un homme supérieur lui inspirait au contraire une sorte d’émulation généreuse. Loin que le chevalier lui parût ridicule ni même étrange d’avoir conservé pieusement et si avant dans la vie le souvenir d’un premier amour, Frédérique ne l’en trouvait que plus intéressant. Une tendre pitié s’éleva dans son cœur pour le noble Vénitien, un attrait indéfinissable s’attachait à la personne de cet homme qui la fascinait et la charmait tout à la fois. Elle aurait voulu pouvoir le consoler, le distraire au moins, fixer son attention sans détruire pourtant cette auréole de tristesse qui l’enveloppait comme d’un nuage d’or. Tous ces mouvemens instinctifs de Frédérique étaient d’une parfaite innocence d’intention. Elle ignorait la cause secrète du plaisir, du trouble délicieux qu’elle éprouvait auprès du chevalier, elle s’abreuvait à cette source de vie nouvelle sans en connaître ni en redouter l’ivresse. La contenance de Frédérique devint plus naturelle et plus aisée vis-à-vis du chevalier. Elle le recherchait plus volontiers sans craindre qu’on interprétât mal un désir que sa tante et ses cousines partageaient. Mme de Narbal laissait à sa fille et à ses nièces une liberté d’allure qui entrait dans ses vues sur l’éducation des femmes du monde, et qui ne pouvait avoir aucun inconvénient dans une grande maison bien ordonnée, où les choses de l’esprit tenaient une si grande place. Aussi Frédérique fut-elle plutôt encouragée que combattue dans les sentimens confus d’admiration et de tendre sollicitude qu’elle éprouvait pour le chevalier. Avec un zèle tout aimable, elle s’efforça de partager ses goûts, de lire, de comprendre les poètes qui avaient sa préférence, de s’élever dans son estime et dans son affection. Elle voulut connaître Dante, beaucoup trop difficile pour les faibles études qu’elle avait faites dans la langue italienne, mais dont le chevalier lui expliqua les plus beaux passages avec une émotion personnelle qui doublait la puissance de la poésie sur le cœur de la jeune fille. L’épisode fameux de Françoise de Rimini produisit surtout une grande impression sur Frédérique, dont l’imagination suivait le chevalier dans le ténébreux séjour, comme Dante suit Virgile, il poeta sovrano. Les poètes allemands, particulièrement Goethe, devinrent aussi le sujet fréquent des entretiens du chevalier avec Frédérique, qui s’éprit d’une vive admiration pour ce beau génie si profondément germanique. Elle lut avec avidité ses lieder, ses ballades, ses poèmes divers d’une si rare perfection de forme, où Goethe a renfermé comme dans un flacon de cristal l’essence de son âme, les rayons d’or de sa fantaisie, les heures sacrées de sa belle et longue existence, dont l’amour n’a cessé d’être l’objet. Ce thème, qui revenait souvent dans la conversation du chevalier, comme le mot sacramentel de sa propre destinée, était la base sur laquelle il avait édifié, ainsi qu’on a pu le voir, toute une philosophie de l’art et de la vie. Aussi la jeune fille l’écoutait-elle avec un charme qui croissait chaque jour, et qu’elle n’avait jamais trouvé dans les leçons de ses maîtres. Lorsque la comtesse voyait le chevalier s’entretenir avec Frédérique soit dans le petit salon d’été, soit dans une allée du jardin : — Ah çà, chevalier, n’abuse-t-on pas un peu de votre complaisance ? disait-elle parfois en embrassant sa nièce sur le front. Cette enfant est bienheureuse de l’intérêt que lui témoigne un homme tel que vous.

Devenue fort habile sur le piano sans que son exécution eût pourtant beaucoup d’éclat, Frédérique cherchait l’occasion de jouer devant le chevalier les belles sonates de Beethoven, celles de Weber, de Mozart et d’Haydn, dont il lui expliquait la différence de style, laquelle tenait non-seulement à la différence du génie, mais aussi à celle des temps où ces maîtres avaient vécu et s’étaient développés. En racontant leur histoire, qu’il avait toujours soin de rattacher au milieu social où ils s’étaient produits, le chevalier ne manquait pas d’insister sur les événemens qui, selon lui, avaient dû influer sur la destinée de l’homme, le caractère du talent et la nature de l’inspiration.

— La vie calme, l’âme pieuse et sereine d’Haydn, disait-il, se réfléchissent dans son œuvre immense, d’une clarté si constante et d’une forme si parfaite. La tendresse, l’exquise sensibilité et la douce mélancolie de Mozart se retrouvent dans ses moindres compositions, dans sa musique instrumentale, dans ses opéras aussi bien que dans ce morceau incomparable et vraiment divin : Ave verum, Le génie grandiose et pathétique de Beethoven, les douleurs et le trouble de son âme éclatent dans ses symphonies, dans ses concertos, dans ses admirables sonates pour piano, véritables poèmes qui renferment dans un cadre resserré de vastes horizons où se joue une fantaisie puissante et toujours nouvelle. L’imagination, la fougue, l’accent populaire et la tournure chevaleresque de l’esprit cultivé de Weber n’apparaissent-ils pas dans sa musique de piano, dans ses belles chansons patriotiques comme dans ses trois grands chefs-d’œuvre, le Freyschütz, Euryanthe et Oberon, développement laborieux d’une seule et même idée : le pittoresque dans la passion, le paysage dans le drame lyrique ?

Ces causeries sans apprêt, où le chevalier épanchait sa verve éloquente, ses observations fines et profondes sur l’art, qu’il envisageait avec une largeur inconnue à ce pauvre M. Rauch, pour qui la musique n’était qu’une savante combinaison de sons, émerveillaient Frédérique, qui n’avait jamais rien entendu de semblable. Son amour-propre était singulièrement flatté que le chevalier la jugeât digne de pareils entretiens, et son cœur éprouvait une vive reconnaissance pour la peine qu’on se donnait d’éclairer son esprit et d’élever son âme à ces hautes et nobles spéculations.

Cependant le goût, les conseils du chevalier et le désir de mériter son approbation avaient excité Frédérique à connaître et à étudier, plus qu’elle n’y était portée par son instinct rêveur et mélancolique, les maîtres de l’école italienne. À l’aide de la riche bibliothèque du docteur Thibaut, le chevalier put lui faire chanter des cantates de Scarlatti et de Porpora, des duos de Durante, de beaux airs de Léo, de Pergolèse, de Jomelli et surtout de Paisiello, dont la musique suave et touchante convenait à sa voix modérée, ainsi qu’à la nature des sentimens qu’elle aimait à exprimer. La romance de la Nina, un de ces chefs-d’œuvre d’inspiration qui sortent directement de l’âme qui les a conçus, sans qu’on puisse ni les imiter ni les reproduire par les artifices de l’art, fut un des morceaux que Frédérique s’appropria avec le plus de bonheur. Lorsque le chevalier interpréta devant elle pour la première fois cette mélodie pleine de langueur et de charme : Il mio ben quando verrà (quand mon bien-aimé viendra), qu’il avait entendu chanter dans sa jeunesse par la célèbre Angelica Costellini, qui traversait Venise, Frédérique parut comme surprise de la sensation nouvelle qu’elle éprouvait. Les yeux fixés sur le chevalier, elle écoutait avec une sorte de ravissement la phrase admirable qui, par de.simples inflexions mélodiques, exprime avec tant de vérité et de profondeur l’espérance, les inquiétudes et le désespoir de l’amour.

— Voilà le triomphe de l’école italienne, s’écria le chevalier après avoir chanté avec un art consommé la touchante inspiration de Paisiello. Nul peuple n’a égalé le peuple italien dans l’expression des sentimens tendres, de la franche gaîté, des passions naïves et profondes par des moyens aussi simples et aussi primitifs que la voix humaine. Paisiello n’était pas un compositeur très savant ; mais c’était un poète et un poète de sentiment, et aucun musicien italien n’a su rendre comme lui la douleur d’une âme qui ne vit que pour aimer, et pour aimer un seul et unique objet.

Il y a dans cette romance (le chevalier prenait plaisir à ces analyses psychologiques qui lui permettaient de dire tant de choses délicates bien vite comprises des personnes auxquelles il s’adressait), il y a non-seulement l’expression absolue d’un sentiment universel et partout le même, mais le peintre y a mis certains accens particuliers qui accusent la passion d’une femme et d’une Italienne. Ce n’est point ainsi que s’exprimerait une Allemande, qui d’ordinaire concentre tout en elle-même, ni surtout une Française, pour qui l’amour n’est jamais qu’un mélange de grâce, de vanité et de coquetterie mondaine qui s’évapore au bout de quelques années et va se perdre dans les soucis du mariage. Que de douleur dans ce passage épisodique qui suspend la phrase principale, — Aimé ! noy non vien (hélas ! mon bien-aimé ne vient pas !), dont chaque note semble contenir un sanglot qui va se répercuter dans le cœur même de la victime ! Quelle mélancolie profonde et d’autant plus touchante qu’aucun idéal ne la traverse et ne l’illumine, et qu’elle se complaît dans l’étroitesse de l’horizon moral qui limite ses espérances ! Et cette plainte inimitable, ce lamento d’une âme qui trouve une sorte de volupté dans la monotonie de sa douleur, se termine par un coup de foudre, par un cri suprême et désespéré : — O Dio ! non ce (mon Dieu ! il ne reviendra plus) ! — On ne saurait donner plus d’intensité et de charme à l’expression d’un sentiment unique, noble et touchant, mais purement humain, qui résume toute la destinée d’une pauvre créature. François Schubert a égalé presque le chef-d’œuvre de Paisiello dans l’admirable lied de Gretchen am Rad. Obéissant aux tendances de l’école moderne et à l’instinct germanique, le compositeur allemand a mis une partie de l’intérêt dans l’accompagnement, dont l’harmonie très variée relève par de nombreuses modulations la simplicité relative de la mélodie vocale, tandis que le musicien italien, fidèle également au génie de son pays, n’a eu besoin que de quelques accords élémentaires pour encadrer un chant d’une beauté si parfaite et d’une expression si pénétrante qu’il contient en lui-même les diverses nuances et les développemens dramatiques de la passion qui lui a donné la vie. C’est ainsi que l’art, imitant l’économie de la nature, parvient avarier indéfiniment la manifestation des sentimens éternels du cœur humain.

On conçoit que de pareils entretiens avec une jeune fille bien douée fussent de nature à compliquer les rapports du chevalier avec Frédérique. Il avait beau élever le ton de son langage et s’abandonner plus qu’il n’aurait dû aux tendances un peu métaphysiques de son esprit, il touchait à des questions trop délicates pour que ces causeries aimables, qui revenaient presque chaque jour, ne finissent pas par l’enivrer lui-même et par lui faire illusion sur le genre d’intérêt qu’il y prenait. Homme d’imagination et de sentiment, il ne se défiait pas assez des dangers que pouvait courir sa raison en cette délicieuse familiarité avec une femme rare, qui, au printemps de la vie et le cœur plein de murmures et d’aspirations divines, l’écoutait dans un recueillement respectueux. Frédérique parlait peu, mais son regard fixe et doux et le sourire enchanteur qui parfois venait effleurer ses lèvres voluptueuses disaient au chevalier qu’il était compris, et le récompensaient de ses efforts ; mais ce qui prouvait encore mieux l’influence bienfaisante du chevalier sur Frédérique, c’était la manière dont elle imitait jusqu’à ses moindres inflexions dans les morceaux de chant qu’il lui faisait étudier. La romance de la Nina fut pour Frédérique un vrai triomphe, lorsqu’elle la chanta pour la première fois aux réunions qui avaient lieu tous les quinze jours chez Mme de Narbal. Tout le monde fut étonné des changemens qui s’étaient opérés dans sa voix, dans son maintien, dans sa manière de phraser et d’accentuer la parole, qui révélaient plus que des progrès dans l’art de chanter. Accompagnée par le chevalier, qui était plus ému encore que sa charmante élève, qu’il n’osait regarder en face, Frédérique développa dans cet admirable morceau un sentiment si vif, une expression si juste et si touchante pour une jeune fille de son âgé, que Mme de Narbal ne put s’empêcher de s’écrier en l’embrassant avec effusion : — Mais tu as donc dérobé le feu du ciel, ma chère enfant ?

— Non pas, répondit M. Thibaut, charmé aussi de ce qu’il venait d’entendre, ce sont les accens et la méthode de M. le chevalier que Frédérique a eu le bon esprit de s’approprier.

— C’est ce que je voulais dire, répliqua la comtesse en tendant la main au chevalier.

Lorenzo était ravi des succès de Frédérique. Il se sentait revivre auprès de cette enfant d’une grâce un peu mystérieuse qui l’écoutait avec une docilité attendrie, et dont la vive imagination s’épanouissait si facilement au souffle de sa parole poétique. Créature aux instincts mobiles et compliqués, mélange captivant de mélancolie et de sérénité, d’intelligence et de sensibilité, d’abandon et de méfiance, au sourire enchanteur, au regard doux et profond, Frédérique avait dans la physionomie et dans tout son maintien quelque chose de l’expression indéfinissable de la Joconde de Léonard de Vinci, de cette Mona Lisa étrange qui a su dérober au plus grand philosophe de la peinture le secret de son âme. Silencieuse et réservée, la musique seule avait le pouvoir d’ébranler son être et d’amener à la surface du cœur des accens qui la surprenaient elle-même. Le chant surtout avait la propriété de vivifier, de transformer la nature un peu indolente de Frédérique, et sa voix sourde qui s’éclaircissait et s’échauffait lentement lui révélait un ordre de sentimens qu’elle n’eût osé ni su exprimer autrement.

E dall’ inganno suo vita riceve.


C’est ainsi que la langue de la fiction éveilla l’étincelle de la vie morale dans ce jeune cœur plein de pressentimens.

Frédérique n’était plus la même vis-à-vis du chevalier ; elle s’efforçait de vaincre sa timidité et de lui exprimer par des attentions délicates le plaisir qu’elle avait à se trouver auprès de lui. Dans la journée, elle s’inquiétait de son absence, et lorsqu’il n’était pas descendu au salon à l’heure habituelle, elle ne craignait pas de demander si M. le chevalier était indisposé. Au retour des petits voyages qu’il faisait à Manheim ou à Heidelberg, elle était toute joyeuse de le revoir et l’accueillait avec un charmant abandon en lui disant parfois sur un ton de bouderie gracieuse : Comme vous vous êtes fait attendre, signor cavalière ! Était-il à se promener seul dans le jardin, elle accourait auprès de lui un livre à la main, sous prétexte de lui demander l’explication d’un passage difficile. C’est Frédérique qui prenait soin de renouveler les fleurs qu’on mettait dans la chambre de Lorenzo, et ces fleurs étaient généralement choisies avec une intention symbolique qu’il ne comprenait pas toujours. Un matin, en ouvrant au hasard le poème de Dante qu’il lisait fréquemment, il en vit tomber une belle fleur qui avait été mise à la page contenant ce vers de l’épisode de Francesca da Rimini :

Quel giorno più non vi leggiammo avante.

Frédérique cherchait souvent à amener la conversation sur Venise pour éveiller dans l’esprit du chevalier des souvenirs qu’elle savait lui être chers et sur lesquels elle n’osait pas l’interroger directement. Dans un moment de naïf abandon, Frédérique, se trouvant seule au piano avec lui, détacha le petit bouquet qu’elle portait au sein et l’offrit précipitamment au chevalier en lui disant avec un peu de confusion : — Tenez, c’est Beata qui vous l’offre par ma main ! Le chevalier, étonné, saisit entre ses deux mains la main tremblante de Frédérique, la pressa avec effusion et se leva sans proférer un mot, tant il était délicieusement ému.

Les heures et les jours s’écoulaient rapidement dans cette intimité charmante. Les deux autres cousines, Fanny et Aglaé, avaient presque cessé d’occuper Lorenzo, ou du moins elles n’osaient plus le distraire que rarement de l’objet de sa prédilection, qu’on trouvait assez naturelle. Tout le monde semblait comprendre et admettre, sans arrière-pensée, que les rares dispositions de Frédérique pour la musique et les diverses aptitudes de son jeune esprit méritaient d’intéresser un homme comme le chevalier et de captiver son attention. D’ailleurs ces rapports de Sarti avec la plus jeune nièce de Mme de Narbal s’étaient établis peu à peu et presque contre la volonté du noble Vénitien, qui n’y avait été amené que par les instances affectueuses de la comtesse. Aussi avait-il fini par ne plus trop s’inquiéter des dangers que pouvaient lui offrir des relations si délicates avec une jeune fille de dix-sept ans. Il cédait à un attrait puissant ; quelle noble joie n’éprouve-t-on pas en effet à faciliter l’éclosion d’une âme d’élite qui tressaille et vous sourit en apercevant la lumière ! Le chevalier était auprès de Frédérique dans la position difficile et singulière où Beata s’était trouvée vis-à-vis du jeune Lorenzo alors qu’elle prit soin de son enfance. Un sentiment énergique et tout-puissant se glissa furtivement dans son cœur et surprit sa vigilance. Ce sentiment, quand il en fut pénétré, il ne lui était permis ni de l’avouer à celle qui l’avait inspiré, ni de le trahir aux yeux des indifférens ; mais le chevalier n’en était encore qu’aux préludes de cette passion renaissante, il n’en ressentait que les délicieuses amorces et les divins enchantemens qui berçaient et endormaient sa raison.

Chaque semaine, Lorenzo Sarti recevait plusieurs journaux de musique, de politique et de littérature, qui le tenaient au courant des événemens du jour. Une après-midi, ayant parcouru un recueil qui se publiait à Darmstadt, il descendit précipitamment au salon, où il trouva Mme de Narbal et ses trois jeunes filles faisant de la tapisserie.

— J’ai une triste nouvelle à vous apprendre, comtesse, dit-il gravement.

— Ah ! mon Dieu ! quoi donc ?

— Weber vient de mourir à Londres, où il était allé faire représenter Oberon, son dernier chef-d’œuvre.

— Quelle perte pour l’Allemagne ! et pour vous-même, chevalier !… car vous l’avez connu.

— Oui, comtesse, pendant mon séjour à Dresde. Il dirigeait alors la musique du roi de Saxe et conduisait l’orchestre du théâtre royal avec un talent que peu de compositeurs possèdent à ce degré.. C’était un homme d’un esprit cultivé, qui savait plus que la musique, où il était pourtant un maître. Sa carrière ne fut pas facile, il eut beaucoup à lutter, et ce n’est qu’à partir du Freyschütz que son nom devint populaire.

— De quoi est-il mort ?

— D’une laryngite, je crois. Son corps amaigrisses épaules voûtées, son cou long et mince qui portait avec fierté une tête remplie d’intelligence, tout cela annonçait une nature délicate qui avait beaucoup lutté avec la vie. Weber écrivait facilement sa langue maternelle, il parlait aussi l’italien et le français ; en dernier lieu, il avait appris suffisamment la langue anglaise pour s’y exprimer avec une certaine aisance. Il fut l’ami du roi de Saxe Frédéric-Auguste. Il y avait dans le caractère de Weber ce qu’on remarquait dans son esprit : de l’élévation et beaucoup de simplicité, une grande fierté vis-à-vis des grands et une bonhomie extrême avec les artistes et tous ceux qui dépendaient de lui. Il était affectueux et paternel pour les jeunes gens qui avaient besoin d’appui et de bons conseils. Accusé quelquefois d’injustice et de partialité par des hommes jaloux de sa renommée, Weber ne se contentait pas de garder le silence sur ces menées de la médiocrité ; il répondait avec calme et se justifiait dans une langue pleine de mesure et d’urbanité. Élève de Vogler, il conserva pour son maître un pieux et tendre .souvenir, et ne rompit jamais avec aucun des condisciples qui avaient reçu comme lui les leçons du savant abbé à Darmstadt et à Manheim ; mais, comtesse, ajouta le chevalier en déployant le journal qu’il avait à la main, voulez-vous que je vous lise quelques passages des lettres que Weber a adressées à sa famille pendant son court séjour en Angleterre ? L’âme du poète et du grand musicien s’y révèle dans toute sa sincérité.

— Bien volontiers, chevalier, car je ne connais presque rien de la vie de cet homme illustre qui nous a fait tant de bien.

— Weber, reprit Lorenzo, laisse sa famille presque sans fortune, une femme et deux enfans qu’il aimait tendrement, et qui furent l’objet constant de ses préoccupations. Voici un passage d’une lettre qu’il adressait à sa femme en traversant Paris : « Quel beau spectacle que le Grand-Opéra de Paris ! La grandeur de la salle, les masses chorales et l’orchestre nombreux qui les accompagne, tout cela forme un spectacle vraiment imposant. L’ouvrage (Olympie de Spontini) a été rendu dans la perfection. L’orchestre surtout possède une vigueur d’exécution dont je n’avais pas d’idée. Le public a beaucoup applaudi, et c’était justice. » Il ajoute : « Je n’essaierai pas de te décrire la manière dont on m’a reçu dans ce pays-ci. Le papier rougirait, si je lui confiais les complimens qui m’ont été adressés par les artistes les plus éminens. Ce sera bien heureux si ma modestie résiste aux rudes épreuves qu’on lui a fait subir à Paris. »

L’aspect de l’Angleterre, la beauté de ses paysages et la grandeur de sa civilisation avaient produit une vive impression sur Weber. Il se sentit d’abord à l’aise sur cette terre couverte de verdure, fécondée par des fleuves dociles et par l’activité d’un peuple sérieux qui tient de si près à la race germanique. Il s’est arrêté avec complaisance sur les moindres détails de la réception qu’il reçut à Londres, et il a donné à sa femme une description minutieuse de l’emploi de son temps. Cependant, au milieu de la joie naïve qu’il éprouvait de voir son nom exciter de si vives acclamations, Weber laissait échapper le regret d’avoir entrepris un si long voyage, et il jetait un regard plein de tristesse sur le coin de terre paisible où se trouvaient les objets de son affection. « Mon Dieu ! s’écriait-il, quand je songe combien de gens s’estimeraient heureux à ma place, je m’afflige doublement de rester insensible à tant de séductions. Que sont devenus la joie et cet amour de l’existence que j’avais jadis ? Tant que ma santé sera chancelante, il n’y a pas de bonheur pour moi. » Cette disposition à la tristesse, ce regret du pays natal et des joies paisibles de la vie domestique se révèlent d’une manière plus énergique dans le passage suivant : « Il fait aujourd’hui un temps à se couper la gorge. Il règne sur toute la ville de Londres un brouillard jaunâtre si épais, que c’est à peine si l’on peut rester dans sa chambre sans lumière. Le soleil privé de ses rayons vivifians ressemble à un point rouge au milieu d’un nuage obscur. Non, je ne voudrais pas vivre dans ce triste climat. Les arbres qui remplissent les places publiques et les nombreux jardins de cette ville sont tous d’un vert sombre qui attriste. Le désir que j’éprouve de revoir le ciel bleu des environs de Dresde est impossible à exprimer. Patience, patience ! les jours s’écoulent l’un après l’autre, et deux mois sont déjà écoulés. »

— Pauvre grand homme, s’écria Mme de Narbal, comme il a souffert !

— Écoutez, madame, les dernières paroles qu’il adressa à sa femme avant de mourir.

« On m’attend à Berlin, l’été prochain, pour y diriger la mise en scène d’Oberon ; mais, hélas ! je ne sais trop ce qui pourrait me décider à me rendre à cette invitation. Du repos, du repos, voilà désormais le bien où j’aspire. Je suis tellement fatigué de toutes les préoccupations de la gloire, de tous les vains bruits qui excitent la vanité, que je ne conçois pas de plus grand bonheur que de vivre obscurément dans un coin comme un simple ouvrier. » La maladie faisant des progrès, il cherchait à cacher à sa femme l’état presque désespéré où il se voyait. « Chère Lina, lui écrivait-il, je dois m’excuser du silence que j’ai gardé avec toi depuis quelque temps. Il m’est si difficile d’écrire ! Mes mains tremblent, et l’impatience agite mon cœur. Tu ne recevras que peu de lettres de moi, et je te prie de ne plus m’adresser les tiennes à Londres, mais à Francfort, poste restante. Cette recommandation t’étonne, n’est-ce pas ? Eh bien, non, je n’irai pas à Paris. Que pourrai-je y faire ? Je ne puis ni marcher ni parler… Il vaut mieux prendre la route directe de la maison par Calais, Bruxelles, Coblentz, et descendre le Rhin jusqu’à Francfort. Quel délicieux voyage ! Si Dieu le permet, j’espère te serrer dans mes bras vers la fin de juin. Je vous embrasse tous du plus profond de mon cœur, ô mes chers enfans ! » Le 2 juin 1826, trois jours avant d’expirer, la main défaillante de Weber traçait ces dernières et touchantes paroles : « Que Dieu vous bénisse et vous conserve tous en bonne santé ! que ne suis-je auprès de vous ! Je t’embrasse mille fois, ô toi la mère chérie de mes enfans ! Conserve-moi ton amour, et pense souvent à ton pauvre Charles, qui t’aime plus que tout au monde[2]. »

Après avoir achevé sa lecture, le chevalier jeta un regard sur celles qui l’écoutaient ; Mme de Narbal et les trois jeunes filles avaient suspendu leur travail. Frédérique avait les yeux pleins de larmes.


II

Le jardin princier de Schwetzingen, derrière lequel s’abritait la belle habitation de Mme de Narbal, était souvent le rendez-vous de la comtesse et de la société qui fréquentait sa maison. Ouvert toute la journée aux visiteurs étrangers et aux habitans de la petite ville dont il est le seul ornement, le jardin ne se fermait que très tard dans la soirée, surtout pour Mme de Narbal, qui avait la liberté d’y rester aussi longtemps qu’elle le trouvait agréable.

En entrant par la porte du château, dont le style n’a rien de remarquable, on a en face de soi un spectacle ravissant, une allée magnifique qui reproduit le coup d’œil de la grande allée du tapis vert du parc de Versailles, que l’artiste employé par l’électeur Charles-Théodore, Pigage, a pris pour modèle. À droite du château se trouve une grande galerie d’ordre toscan qui renferme l’orangerie et le théâtre du prince, qui peut contenir six cents personnes ; à gauche, une galerie tout à fait semblable renferme la salle des jeux, celle des festins et la chapelle. L’ensemble de cette construction forme un demi-cercle d’un aspect riant qui rappelle les villas somptueuses de l’Italie. En longeant la grande allée qui divise le jardin en deux parties égales, on rencontre sur la gauche de nombreux et charmans réduits, des curiosités historiques dans le goût du XVIIIe siècle, telles qu’un temple de Minerve, les ruines pittoresques d’un temple de Mercure, un jardin de style oriental et la mosquée, construction piquante, vrai caprice de prince, qui a été édifiée sur le plan de l’une des plus belles mosquées de Constantinople. Entourée d’un long portique, la mosquée s’élève entre deux minarets élégans qui percent l’horizon de leurs flèches légères. C’est une coupole surmontée d’une boule d’où s’élance une colonnette d’or, et dont la façade s’ouvre sur un étang qui en baigne les contours. L’intérieur de la mosquée est d’une grande richesse d’ornementation. Pavée en marbre, les murs sont couverts d’arabesques, d’inscriptions en lettres arabes qui reproduisent de pieuses sentences tirées du Coran. Vue du côté de l’étang, sur lequel on voit errer mélancoliquement des couples de cygnes, la mosquée, avec le portique qui l’entoure et les deux minarets qui se dégagent du milieu d’une végétation abondante, semble offrir aux regards comme la réalisation d’un rêve, la perspective d’un coin de ce monde oriental chanté par Goethe et ses disciples, et dont la beauté sereine communique à l’âme une impression de quiétude inaltérable.

En appuyant sur la droite de la grande allée, au milieu de laquelle on remarque un grand bassin de marbre d’où jaillissent incessamment des gerbes d’eau écumante, on trouve également de délicieuses retraites remplies de statues et de dieux mythologiques, des kiosques mystérieux, des temples, des chalets, des vues pittoresques qui trompent l’imagination, les ruines d’un aqueduc romain, un jardin botanique, une salle de bains, une immense volière remplie d’oiseaux artificiels, dont le bec verse de l’eau dans un bassin qui occupe le centre de cette ingénieuse imitation de la libre nature, artistement exécutée dans le goût du XVIIIe siècle. Parmi les curiosités et les fantaisies coûteuses que renferme ce beau jardin, où l’inspiration allemande a combiné les divers élémens qui composaient l’idéal des classes supérieures, un mélange de ressouvenirs de l’antiquité, d’imitation de l’art étranger et de sentimentalité bourgeoise, il faut signaler le temple d’Apollon, placé sur un rocher de quinze pieds de haut, soutenu par douze colonnes de style ionien, où l’on voit le dieu du jour et de l’harmonie debout, tenant une lyre dont il effleure les cordes de la main gauche, comme pour prouver que rien n’est impossible à un dieu. Sur la pente du rocher où Apollon module ses divins accords, deux naïades versent de leur urne une eau limpide et abondante qui tombe de cascade en cascade dans un large bassin autour duquel se mirent six sphinx en marbre, qui représentent les six plus belles femmes de la cour de Charles-Théodore. L’une de ces femmes est la belle Vénitienne qui fut la grand’mère de Mme de Narbal. Rien n’est plus frais, plus ombreux et plus propre à éveiller dans l’âme une douce rêverie que ce lieu charmant, où le chevalier allait souvent lire ses poètes favoris. Mais la partie la plus intéressante de ce beau jardin de Schwetzingen, qui renferme tant de merveilles, c’est le grand lac qui en occupe le fond, et que dérobent à la vue de magnifiques ombrages. Préservé par ces masses d’arbres vigoureux contre la violence des vents orageux et l’extrême chaleur, le lac est de toutes parts enveloppé par un taillis d’arbustes et de plantes rares qui parfument l’air de leurs émanations. Des détours ingénieux, de petits chemins perdus dans la verdure, des bosquets garnis de bancs, asiles mystérieux de quelque divinité propice aux doux épanchemens, des méandres qui ouvrent à l’imagination des points de vue inattendus, tous ces artifices d’un art délicat forment autour du lac un cadre ravissant, un délicieux paysage où le promeneur peut errer librement et se croire dans une complète solitude.

Culte pianure o delicati colli,
Chiare acque, ombrose ripe e prati molli.
................
E tra què rami con sicuri voli,
Cantando se ne giano i rossignuoli.

Le jardin et le château de Schwetzingen, dus à la munificence de Charles-Théodore, et résidence favorite de l’électeur pendant l’été, ont fait l’admiration de l’Allemagne dans les dernières années du XVIIIe siècle. Des fêtes magnifiques y attiraient plusieurs fois dans l’année une foule d’étrangers et de curieux. Le théâtre, composé de deux rangs de loges, sans y comprendre celles du rez-de-chaussée, pouvait admettre des chevaux sur la scène, et le fond s’ouvrait au besoin sur une vue du parc qui concourait à l’illusion dramatique. Les représentations du théâtre de Schwetzingen étaient libéralement offertes par le prince-électeur à des invités de choix. « En 1785, dit Iffland dans ses mémoires, plusieurs pièces furent représentées sur le théâtre de la cour à Schwetzingen. Le jardin charmant, rempli d’une foule de curieux accourus de Manheim, de Spire et d’Heidelberg, présentait un aspect enchanteur. Les personnes qui ne pouvaient trouver de place dans les auberges de Schwetzingen se promenaient dans les allées, portant avec elles leur dîner, et des masses entières se groupaient dans les temples, les bosquets, la mosquée et les berceaux du parc. Le soir, après la représentation, la multitude, en sortant du théâtre, qui est dans le jardin même, se répandait comme un fleuve débordé dans les vastes parterres, et se perdait peu à peu dans les recoins les plus solitaires. Alors les lumières commençaient à briller çà et là à travers les massifs de verdure. Les sociétés se cherchaient, s’appelaient ou échangeaient des signaux. Bientôt la joie et le bruit augmentaient de plus en plus. On entendait des verres qui s’entre-choquaient, les chœurs et les chansons se succédaient pendant toute la nuit, tandis que dans la petite ville de Schwetzingen le bruit joyeux de la musique et des danses retentissait partout, et que les habitans et leurs convives, assis en cercle devant leurs maisons, s’abandonnaient à la plus folle gaîté. On s’en retournait à minuit à Manheim par une route magnifique. Les carrosses se pressaient les uns contre les autres et cherchaient à se dépasser. Les groupes qui étaient dans les voitures de devant appelaient ceux qui restaient en arrière. Les piétons abrégeaient la route en chantant, tandis que ceux qui étaient à cheval en doublaient la longueur en allant et revenant sans cesse sur leurs pas. C’était un bruit de propos aimables et d’éclats de rire, et la nuit tout entière était comme une longue fête de l’esprit. »

Par une chaude et belle soirée du mois d’août, Mme de Narbal invita la société qu’elle avait réunie chez elle à venir se promener dans le jardin de Schwetzingen, Elle avait eu à dîner plusieurs personnes étrangères qui lui avaient été présentées par le docteur Thibaut. M. de Loewenfeld y était avec son fils Wilhelm, jeune homme de vingt-deux ans qui arrivait de l’université, et que la comtesse recevait pour la première fois dans sa maison. M. Rauch et l’inévitable Mme Du Hautchet étaient au nombre des convives. La nuit n’était pas venue encore, et le soleil projetait sur la cime des grands arbres de larges rayons d’or qui s’infiltraient à travers les massifs de verdure et les éclairaient de ces teintes furtives et mélancoliques qui attendrissent le cœur et disposent l’esprit au recueillement. La compagnie se dirigea vers la droite de la grande allée pour visiter le théâtre, qui est construit à l’extrémité de l’orangerie. La salle, encore bien conservée, n’avait pas été ouverte, je crois, depuis les dernières années du XVIIIe siècle. En 1840, une représentation extraordinaire y fut donnée pour célébrer le mariage de je ne sais plus quel prince de la maison de Bade. Mme de Narbal était trop jeune pour avoir pu assister aux belles représentations qui se donnaient sur le théâtre de Schwetzingen pendant le règne de Charles-Théodore. Parmi les amis et les convives de la comtesse, il n’y avait guère que le conseiller de Loewenfeld et M. Rauch qui pouvaient parler de ces temps bienheureux où la résidence de Schwetzingen était le siège d’une cour brillante et le rendez-vous des plus grandes illustrations de l’Allemagne. — La dernière fois que l’électeur Charles-Théodore est venu visiter ce beau séjour qu’a créé sa munificence, dit M. de Loewenfeld, c’est en 1790. La révolution française grondait déjà sur la rive gauche du grand fleuve allemand, et menaçait de bouleverser ce délicieux pays et ces principautés paisibles, qui ne se doutaient pas de tous les malheurs dont elles seraient bientôt accablées. J’ai vu ce prince généreux verser des larmes de regret d’être obligé de quitter une résidence qui lui avait coûté des sommes fabuleuses, et où il avait passé les plus beaux jours de sa vie ; mais la politique voulait qu’il retournât à Munich, dont le trône lui était échu en 1779, et qu’il sacrifiât son bonheur à la grandeur de sa maison.

Lorsque la société qui accompagnait Mme de Narbal fut arrivée sur la scène du théâtre, en montant un escalier étroit dont les marches vacillantes indiquaient les ravages du temps et l’abandon : — Ah ! s’écria M. Rauch en plongeant le regard dans l’ombre épaisse qui remplissait la salle, quelles soirées brillantes se sont passées ici ! Ces loges maintenant désertes, je les ai vues garnies d’une société d’élite qui applaudissait avec transport les chefs-d’œuvre et les interprètes de l’art allemand. L’orchestre, dirigé par Holzbauer, était l’un des meilleurs de l’Europe, et des cantatrices comme Dorothea Wendling, sa sœur Elisabeth, Francesca Danzi et Mme Cramer auraient pu rivaliser avec les plus habiles virtuoses de l’Italie.

— Parbleu ! je le crois bien, répliqua M. Thibaut, elles avaient appris à chanter des maîtres italiens qu’on a vus se presser à la cour de Charles-Théodore jusque vers l’année 1760. N’oubliez pas que l’opéra italien et la comédie française ont été joués sur la scène de Manheim et de Schwetzingen bien avant qu’il ne fût question d’un théâtre et d’un opéra allemands. Le fameux ténor Raaff, pour qui Mozart a écrit le rôle d’Idoménée, était un élève de l’école italienne, aussi bien que la Marra, la Mingotti, et de nos jours Mlle Sontag. Les essais de musique dramatique de Holzbauer, les petits opéras de Hiller, de Dittersdorf, de Reichardt et de beaucoup d’autres ne sont que des imitations plus ou moins heureuses de l’opéra buffa italien et de l’opéra-comique français, qui lui-même est né du mariage du vaudeville gaulois avec l’ariette de Vinci et de Pergolèse. Keyser, Tillemann, Hasse, Haendel, ont essayé aussi, au commencement du XVIIIe siècle, de créer un théâtre lyrique en composant des opéras dans la langue de Klopstock ; mais, quel que soit le mérite respectif de ces musiciens si diversement célèbres, leur tentative est restée sans résultat, et il n’existe pas d’opéra véritablement allemand avant les deux chefs-d’œuvre de Mozart : l’Enlèvement au Sérail et la Flûte enchantée… Je sais bien que M. le chevalier Sarti ne partage pas mon avis, ajouta M. Thibaut en souriant ; mais tant qu’il ne m’aura pas donné l’explication qu’il m’a promise sur l’origine du pittoresque et de la musique romantique, j’ose persister dans mon erreur.

Le chevalier, qui était au fond du théâtre à causer avec les trois cousines, n’entendit pas la malicieuse provocation du docteur Thibaut ; mais M. Rauch, qui avait une antipathie déclarée pour tout ce qui était ultramontain, qui ne pouvait se rendre à l’idée qu’on attribuât à l’Italie et à la France une si grande influence sur les arts et le goût de son pays, répliqua avec aigreur : — J’espère, monsieur le docteur, que vous ne prétendez pas soutenir que le grand Sébastien Bach et Haendel sont aussi des disciples ou des imitateurs de l’école italienne.

— Bach, non, répondit M. Thibaut d’un ton placide. Celui-là est un génie tout allemand, dont les racines plongent dans la terre natale comme un grand chêne séculaire ; mais Haendel doit beaucoup aux conseils des Italiens, et ses premières œuvres, particulièrement ses opéras, ont été écrits sous l’influence directe de l’école italienne, la seule qui existât alors en Europe. Hasse, Gluck, Graun, Haydn et Mozart n’ont-ils pas reçu de la patrie de Scarlatti, de Porpora, de Marcello, de Jomelli et de Piccini la lumière qui les a guidés dans leur glorieuse carrière ? Ne soyons pas ingrats, monsieur Rauch, et qu’un faux patriotisme ne nous fasse pas méconnaître que l’Italie et la France ont été tour à tour les deux grandes institutrices de l’Allemagne… Voulez-vous un exemple frappant de cette double influence de l’Italie et de la France sur les arts, le goût et la sociabilité de notre pays ? ajouta M. Thibaut, qui voyait sur la physionomie du vieux maître de chapelle l’expression du doute et de l’étonnement. Regardez ce beau jardin de Schwetzingen, créé au milieu du XVIIIe siècle par un prince généreux, qui avait à cœur la gloire de l’Allemagne, dont il s’efforça d’émanciper le génie : c’est une imitation du parc de Versailles et de la magnificence de Louis XIV réalisée à grands frais par des artistes italiens, tels que l’architecte Raballiati, les sculpteurs Carabelli, Crepello, Vacca, etc. Ces statues, ces monumens reproduisent des chefs-d’œuvre de l’antiquité et de la renaissance. Enfin Schwetzingen est la résidence d’un petit souverain de l’Allemagne qui faisait jouer sur son théâtre et devant sa cour la comédie française et l’opéra italien.

— Dieu merci ! nous n’en sommes plus là, répondit M. de Loewenfeld, impatienté d’entendre le docteur exposer si complaisamment des vérités historiques qui blessaient son patriotisme ombrageux. L’Allemagne possède aujourd’hui une littérature, un théâtre, des arts et une musique nationale qui expriment les propriétés de son génie profond, vaste et original. Rappelez-vous, monsieur le docteur, que Schiller a fait représenter sur le théâtre de Manheim plusieurs de ses chefs-d’œuvre par l’une des meilleures troupes de comédiens qui ait existé. Sous la direction du baron de Dalberg et de l’acteur Iffland, le théâtre de Manheim a été pendant vingt ans le premier de l’Allemagne. Lessing, Klopstock, Wieland et Mozart ont été accueillis à la cour de Charles-Théodore avec une grande courtoisie. Plus de quinze cents personnes suivaient le prince dans cette résidence et vivaient de ses libéralités. La ville n’était remplie que de musiciens, de virtuoses et d’artistes de tout genre, car, indépendamment de l’opéra qu’on représentait trois fois par semaine dans cette jolie salle, l’électeur faisait faire de la musique tous les jours dans ses appartemens. Pendant six mois de l’année, Schwetzingen était un paradis, un vrai jardin d’Armide, comme l’a dit notre grand Klopstock. Eh bien ! tout cela a été emporté par l’invasion des principes et des hordes révolutionnaires de la France, dont M. le docteur ne craint pas de nous vanter la civilisation !

La vivacité de M. de Loewenfeld fît un peu sourire l’aimable M. Thibaut, qui, d’esprit modéré et de caractère débonnaire, était loin de partager les idées exclusives d’un grand nombre de ses compatriotes. Se tournant du côté de Mme de Narbal, qui montrait au chevalier Sarti la loge qu’occupait son grand-père, le ministre de Charles-Théodore, avec la belle Vénitienne qu’il avait enlevée et puis épousée contre la volonté de sa propre famille : — Comtesse, lui dit M. Thibaut avec un calme sourire, on médit de la révolution française, qui avait du bon, puisque nous lui devons d’avoir vu s’établir dans ce pays mon ami de Narbal, un esprit si ferme et un cœur si généreux ! Il ne s’en plaignait pas trop, lui, de cette grande révolution qui l’avait jeté hors de sa patrie et dépouillé de son patrimoine, parce qu’il y reconnaissait la main de Dieu et une œuvre de sa justice. Du reste, cette terrible révolution qu’on accuse de tant de maux dont je la crois parfaitement innocente, n’a pas empêché Goethe, Schiller, Beethoven, Weber, Cornélius, d’enfanter les chefs-d’œuvre que nous admirons et d’enrichir l’Allemagne d’une forme presque nouvelle de l’esprit humain.

— Vous pouvez ajouter, docteur, répondit le chevalier Sarti, que c’est à la pression de la France, au despotisme impitoyable de l’homme funeste qui la gouvernait alors, que l’Allemagne doit le réveil de son génie et la création d’un art véritablement national. Le Faust de Goethe et le Freyschütz de Weber sont deux poèmes où la pieuse légende et le sentiment profond de la vieille race germanique parlent pour la première fois le langage de l’art et l’opposent à la domination séculaire de la civilisation latine.

— Ah ! nous y voilà, s’écria M. Thibaut, le chevalier va nous expliquer enfin l’origine de ce pittoresque de la poésie romantique que n’auraient pas connu Mozart ni aucun des grands musiciens qui ont précédé Beethoven, Weber et les compositeurs modernes.

— Docteur, répliqua le chevalier, vous êtes mon esprit tentateur, et vous cherchez à me perdre auprès de ces dames en soulevant des questions abstraites qui ne peuvent intéresser que des érudits comme vous et M. le baron de Loewenfeld. Je ne tomberai pas aujourd’hui dans le piège que vous me tendez, ce serait gâter une trop belle journée par des discussions oiseuses ; mais si vous tenez absolument à avoir mon sentiment sur des choses que vous connaissez à fond, je vous dirai comment je comprends que les grands musiciens allemands de notre époque, Weber surtout, Beethoven et leurs imitateurs se rattachent au mouvement insurrectionnel, — Sturm- und Drangperiode, — opéré dans la littérature de votre pays par Klopstock, Lessing, Wieland et Hefder d’abord, continué et agrandi par Goethe, Schiller, les Schlegel, Uhland et leurs disciples. C’est le réveil du génie national que se propose l’école dite romantique, et le génie de la vieille Germanie se distingue de celui de la race latine par la piété, la recherche de l’infini et l’intuition de la nature.

— Haydn et Mozart n’étaient donc pas des Allemands ? répliqua le docteur avec malice ; l’auteur de la Création et des Saisons, celui de Don Juan, de l’Ave verum et du Requiem manquent-ils de piété, d’infini et de pittoresque dans leurs œuvres immortelles ?

— Ah ! vous m’accablez, sapientissimo dottore, dit le chevalier en offrant le bras à Mme de Narbal, vous me forcez à interrompre un débat qui deviendrait fastidieux pour ceux qui nous écoutent ; mais je ne me tiens pas pour battu, et dans un autre moment je ne désespère pas de vous prouver qu’Haydn, Mozart et tous les musiciens allemands du XVIIIe siècle, excepté Sébastien Bach, sont plus ou moins sous l’influence de l’école italienne, où domine la musique vocale, l’expression pure et finie des sentimens du cœur humain, que le pittoresque comme je le comprends, l’infini de la nature, la magnificence de ses phénomènes et de ses beautés mystérieuses se mêlant au drame de nos passions, n’ont été traduits dans l’art musical que depuis Beethoven, Weber et les musiciens modernes qui procèdent de ces deux beaux génies.

— Chevalier, répondit M. Thibaut en secouant un peu la tête, vous êtes poète, et vous parlez comme un amoureux.

— C’est pour cela sans doute qu’il parle bien, répliqua Mme de Narbal.

La boutade du docteur jeta le chevalier dans un trouble extrême et le réduisit au silence. M. Thibaut était loin de se douter qu’il eût frappé si juste !

En sortant du théâtre, la compagnie, après avoir un peu erré sous les ombrages du parc, fut conduite par M. de Loewenfeld au temple d’Apollon, qui n’en est pas très éloigné. Le soleil déclinait de plus en plus ; mais il faisait encore assez jour pour voir et pour admirer ce réduit charmant, plein de fraîcheur et de piquans souvenirs. On fit le tour du bassin de marbre où se trouvent les six sphinx qui, s’il faut en croire la chronique galante, représentent les traits des six plus belles femmes de la cour de Charles-Théodore. — Ce serait une histoire bien curieuse que celle de ces six sphinx que nous voyons ici se mirant dans l’eau de ce bassin où les a fixés la main d’un artiste aussi habile que discret, dit M. de Loewenfeld. Ce n’est point une pensée commune que celle qui a placé à l’entrée d’un temple consacré au dieu de la poésie, de la musique et partant de l’harmonie, le portrait de six femmes qui ont régné par la beauté et qui ont excité dans la vie tant de passions orageuses.

— Il y a donc quelque chose de vrai dans la légende qui circule sur l’origine de ces sphinx ? répondit M. Thibaut en montant lentement l’une des deux allées ombreuses qui conduisent sous la coupole élégante où est la statue d’Apollon tenant une lyre à la main.

— Eh ! oui, sans doute, répliqua M. de Loewenfeld. Demandez plutôt à Mme de Narbal.

— Vous êtes une mauvaise langue, dit la comtesse, et bien indiscret pour un conseiller d’état !

— Mais voilà qui devient intéressant, dit M. Thibaut, et jamais, ma chère comtesse, vous ne m’avez parlé de cette belle histoire, que je croyais être un conte bleu.

— Les femmes ne sont pas obligées de dire tout ce qu’elles savent, dit nonchalamment Mme de Narbal en arrivant la première sous la coupole du petit temple.

De ce point élevé, le regard embrasse un tableau ravissant. D’un côté, on aperçoit l’allée ombreuse et la chute d’eau qui se précipite dans le bassin de marbre ; de l’autre, on voit une prairie parsemée de bouquets d’arbres et traversée par des ruisseaux qui en entretiennent la fraîcheur. La compagnie s’assit en partie sur les sièges qui entourent la statue d’Apollon, tandis que les trois cousines et Mme Du Hauchet s’étaient groupées sur les différens degrés du petit escalier descendant à la balustrade qui entoure la prairie. La soirée était délicieuse. Il se fit tout à coup un long silence, comme si chacun eût voulu goûter pleinement le plaisir de contempler ce beau site dans une heure charmante où les dernières clartés du jour prêtaient à tous les objets des reflets divers et mystérieux. Cependant la vue de la statue d’Apollon tenant une lyre dont il pinçait les cordes de la main gauche amena bientôt une petite discussion entre le docteur Thibaut et le baron de Loewenfeld sur la nature de la poésie et de la musique chez les Grecs. Très érudits tous les deux et fort épris d’admiration pour tous les monumens qui représentent la civilisation des Hellènes, le docteur et le conseiller intime étaient disposés à s’exagérer les connaissances de cette race prédestinée qui a parlé la plus belle langue du monde ; M. de Loewenfeld surtout, qui était un linguiste fort distingué, familier avec les poètes et les philosophes de la Grèce, qu’il pouvait consulter directement, n’admettait pas volontiers que la musique, sur laquelle il ne possédait que les notions superficielles d’un amateur, ne fût pas, au temps de Platon et d’Aristote, de Phidias, de Praxitèle, un art aussi complètement développé que la poésie, la sculpture, l’architecture et les autres manifestations du sentiment du beau. À l’appui de son opinion, partagée par beaucoup de lettrés qui n’ont pas fait de l’art musical une étude approfondie, M. de Loewenfeld citait des passages de Platon, d’Aristote et de Plutarque, beaucoup de vers des poètes les plus illustres de l’antiquité qui exaltent la puissance de la musique sur le cœur humain, ce qu’ils n’auraient pu faire, disait-il, si l’art d’Olympe et de Terpandre n’eût pas été à la hauteur de la poésie sublime d’un Pindare.

Cette manière de voir, qui suppose l’existence d’un fait précisément en question, à savoir que la nature humaine se développe harmonieusement, ne pouvait être partagée par M. Thibaut. — Palestrina, dit le savant docteur à M. de Loewenfeld, qui est mort en 1594, c’est-à-dire soixante-treize ans après Raphaël, fut un homme de génie qui, avec des moyens bien simples, sut créer des œuvres impérissables ; mais l’art musical était presque dans l’enfance, si on le compare à ce qu’il est devenu depuis sous la main de Scarlatti, de Marcello, de Bach, Gluck, Hœndel, Haydn et Mozart. Enveloppée dans le grand mouvement de la renaissance, la musique était loin d’avoir atteint, comme la peinture, la sculpture et tous les arts plastiques, la maturité de ses forces et d’être à la hauteur des autres manifestations de l’esprit humain. On ferait un mauvais raisonnement si on supposait qu’à une époque aussi glorieuse que celle qui a produit Raphaël, Michel-Ange, l’Arioste, le Tasse, Machiavel, la musique ne pouvait pas être au-dessous de tant de merveilles. J’en dirai autant du siècle de Louis XIV, où Lulli, qui fut aussi un homme de génie, ne parlait qu’une langue très incomplète.

Le chevalier vint cette fois à l’appui du docteur Thibaut, et ne put se défendre d’émettre à ce propos quelques vues sur les lois du progrès dans l’art. — Lorsqu’il mérite ce nom, dit-il, l’art généralise les procédés et absorbe dans une unité savante et nécessaire les variétés d’accens et d’inflexions qui sont le propre des dialectes primitifs auxquels je comparerais volontiers les différentes séries de sons ou prétendues gammes des peuples de l’Orient.

— C’est une bien grande question que vous soulevez là, monsieur le chevalier, dit le baron de Loewenfeld d’un ton doctoral.

— C’est possible, monsieur le baron, car il appartient à des ignorans comme moi d’être téméraires ; mais n’avons-nous rien de mieux à faire qu’à discourir là sur des sujets arides qui ne valent pas un rayon de cette lune splendide qui s’élève à l’horizon ? Je propose une promenade vers le lac, qui doit être charmant à voir par une si belle nuit.

— Vous êtes toujours habile à vous tirer d’embarras, dit M. Thibaut en donnant le signal du départ. Vous soulevez des idées curieuses, hardies, et puis vous échappez à la nécessité d’en tirer les conséquences. Il faudra pourtant qu’un jour nous nous expliquions à fond sur bien des choses.

— Vous êtes un contradicteur incommode et trop persistant, répondit le chevalier en descendant le petit escalier de marbre qui conduit à la prairie ; vous me traitez comme l’un de vos confrères de l’université de Heidelberg. Je vous le répète, docteur, je ne suis en toutes choses qu’un dilettante, un esprit libre de tout système, qui s’amuse des phénomènes de l’art comme nous jouissons de la belle nature que nous avons sous les yeux ; mais si vous tenez à connaître mes sentimens sur l’école musicale allemande qui a suivi la mort de Mozart, et dont Weber a été au théâtre le premier représentant, je ne demande pas mieux que de vous les exposer dans un moment opportun. Ce me sera un plaisir de remuer des idées qui vont plus loin que vous ne le pensez, docteur.

— Oh ! je le crois volontiers, répliqua M. Thibaut en riant, puisque vous m’avez déjà dit que cela venait de l’Inde et de l’Himalaya.

Descendue vers la prairie et longeant la balustrade en fer qui l’entoure de toutes parts, Mme de Narbal et sa suite se dirigèrent vers le bois qui enveloppe le lac. Les trois cousines Fanny, Aglaé et Frédérique, avec Mme Du Hautchet, précédaient à peu de distance le reste de la compagnie, qui cheminait lentement, causant et riant de choses diverses. Le chevalier était resté un peu en arrière et s’était écarté un instant pour monter sur une vieille ruine qu’on nomme l’aqueduc romain, d’où l’on jouit d’une vue admirable. De ce point élevé qui plane au-dessus du bois, le chevalier pouvait voir les eaux tranquilles du lac refléter la blanche lumière de la lune qui s’épanouissait au firmament escortée déjà par de nombreuses constellations qui jaillissaient autour et loin d’elle dans l’immensité des cieux. Il se serait volontiers attardé dans cet endroit pittoresque, s’il n’eût craint qu’on remarquât son absence, car c’était un goût du chevalier de rechercher la solitude quand il y avait un peu trop de monde chez Mme de Narbal et d’aimer à se recueillir pendant que le bruit et la gaîté régnaient autour de lui. L’écho de la vie et de la joie des autres augmentait la disposition naturelle du chevalier à la rêverie, à la contemplation sereine. Ce soir-là, le chevalier avait un motif de plus pour rechercher avec empressement quelques instans de solitude : c’était le malaise que lui faisait éprouver la présence du fils de M. de Loewenfeld. Sans se rendre bien compte du sentiment de vague inquiétude qu’éveillait en lui ce jeune étudiant à la barrette de velours, aux moustaches blondes, aux bottes molles armées d’éperons d’or, le chevalier n’avait pu remarquer sans un douloureux pressentiment que Wilhelm de Loewenfeld avait attiré l’attention des trois cousines pendant toute la journée. Depuis que le chevalier fréquentait la maison de Mme de Narbal, c’était la première fois qu’il y voyait pénétrer un jeune homme de vingt-deux ans, à la tournure élégante. Wilhelm arrivait tout nouvellement de l’université de Leipzig, où il avait fait, disait-on, de brillantes études. Or le chevalier, qui avait déjà le cœur ému et bien préoccupé, se faisait peu d’illusion sur le genre d’intérêt qu’il pouvait inspirer à la jeune fille par qui il s’était laissé imprudemment charmer. Ce point noir dans l’horizon de sa vie paisible n’avait point échappé à la sagacité du noble Vénitien. On est si facilement troublé quand on aime.

Cependant il rejoignit bientôt la compagnie. En entrant dans le bois par l’une des nombreuses allées qui conduisent au lac, le chevalier rencontra les trois cousines qui se promenaient avec Mme Du Hautchet. Il les suivit et prit part à la conversation insignifiante qu’il trouva engagée. Bientôt, au tournant d’une de ces petites allées qui se multiplient et s’entre-croisent dans ce taillis épais où le lac s’enferme et se cache comme en une oasis au fond du désert, le chevalier se trouva près de Frédérique, qui s’était dégagée du groupe des jeunes filles. Elle tenait à la main un rameau de verdure qu’elle venait de cueillir et qu’elle laissa tomber par mégarde. Le chevalier s’empressa de le ramasser et le remit à Frédérique en lui rappelant je ne sais plus quel vers d’un de ses poètes favoris sur la couleur verte considérée comme symbole de l’espérance. Le petit retard occasionné par cet incident, qui n’avait point déplu à la jeune personne, les avait un peu éloignés de Fanny et d’Aglaé, qui suivaient Mme Du Hautchet.

— Quelle soirée délicieuse ! dit Frédérique, rompant un silence qui commençait à l’embarrasser ; en est-il de beaucoup plus belles dans votre pays, monsieur le chevalier ?

— Non, certainement, mademoiselle, répondit Lorenzo. Quand la nature sourit dans ce climat un peu sévère, elle y a un éclat et un charme de nouveauté qu’elle ne possède pas dans les contrées plus constamment heureuses.

— Cependant, reprit la jeune fille, qui s’enhardissait en causant ainsi à haute voix, vous le regrettez bien votre cher pays et vous y pensez toujours, n’est-ce pas, monsieur le chevalier ?

— Oui, toujours, répondit-il avec une légère émotion, surtout lorsque je suis auprès de vous.

— Comment ! répliqua Frédérique avec un étonnement enfantin plein de grâce, comment, sans m’en douter, ai-je le don de vous rappeler de si charmans souvenirs ?

— Hélas ! dit le chevalier,

Quand’ io v’ odo parlar si dolcemente
............
Trovo la bella donna alor présente
Le chiome d’oro all’ aura sparse…

Frédérique savait assez d’italien pour comprendre le sens de ces vers de Pétrarque. Aussi garda-t-elle le silence pendant quelques secondes, jouissant dans son cœur du rapprochement flatteur que Lorenzo avait établi entre elle et le souvenir de Beata, dont elle avait vu le portrait et connaissait l’histoire.

— Elle serait bien heureuse, la femme à qui Dieu réserverait une destinée semblable à celle de la fille du sénateur Zeno,… répondit Frédérique non sans un peu d’émotion.

— Charmante enfant ! dit le chevalier en prenant la main de Frédérique qu’il étreignit affectueusement ; merci du mot généreux qui vient de sortir de votre bouche, et dont je ne m’exagère pas la portée, je vous l’assure, car vous êtes digne de compatir au malheur et de comprendre tous les sentimens élevés.

— Grâce à vos bons soins, monsieur le chevalier, grâce à vos précieux conseils et à tout ce que je vous entends dire chaque jour d’excellent et de si nouveau pour moi. Je vous dois au moins autant de reconnaissance que vous en avez conservé pour la mémoire de Beata, qui vous a été si bonne,

— Chère et adorable enfant, que me dites-vous là ? s’écria le chevalier ému jusqu’aux larmes. Vous renouvelez en moi des souvenirs ineffables, vous me transportez dans le temps bien heureux di dolci sospir. Ah ! je vous en conjure, lui. dit-il avec plus de calme, ne m’exposez plus à entendre de telles paroles.

— Mais pourquoi, monsieur le chevalier, voulez-vous me priver du plaisir de vous exprimer mes sentimens de gratitude ? lui répondit Frédérique avec cette malice innocente d’une femme qui pressent une partie de la vérité qu’elle désire connaître.

— Mon Dieu, parce que je suis un vieil enfant, trop disposé à me laisser surprendre par de folles illusions.

Marchant toujours à une certaine distance de Fanny, d’Aglaé et de Mme Du Hautchet, qu’ils ne perdaient point de vue, Frédérique et le chevalier gardèrent un instant le silence après l’espèce d’aveu qu’ils s’étaient fait d’une manière fortuite, n’osant ni l’un ni l’autre dissiper le doux embarras où ils se trouvaient. Le chevalier, qui était certainement le plus gêné des deux, chercha à se donner une meilleure contenance en appelant l’attention de la jeune fille sur un ordre d’idées qui était le sujet habituel de leurs entretiens. — Que les poètes et les artistes en général sont heureux, dit-il, de pouvoir fixer par la parole, par le pinceau, par des sons harmonieusement combinés, des momens comme celui-ci ! Goethe a bien raison de dire que la poésie est la consécration des heures fortunées de la vie, et aucun poète allemand n’a été plus fidèle à ce principe que l’auteur de Mignon. Vous souvenez-vous des jolis vers de l’un de ces petits chefs-d’œuvre où Goethe nous a conservé un rayon de sa fantaisie émue :

Wie ergötzt es mich im Kühlen
Dieser schönen Sommer nacht !
O ! wie still ist hier zu fühlen
Was die Seele glücklick macht[3] !

On peut dire que l’œuvre entière de ce beau génie n’est que la transfiguration des êtres et des lieux qu’il a aimés. Sa vie ressemble à un poème dont l’amour est le principal sujet. Choisir les instans propices, éterniser les souvenirs bénis, dégager l’idéal de la réalité qu’elle contient toujours, et par l’idéal faire pressentir l’infini et l’éternel amour, voilà, selon mes faibles lumières, quelles sont la mission et la puissance de l’art. Si Dieu m’avait donné plus qu’un cœur aimant, s’il m’avait accordé le don suprême de savoir exprimer ce que je sens, je voudrais fixer l’heure où nous sommes et rendre tout ce que me fait éprouver la vue de ce beau jardin.

— Est-il permis de vous demander, monsieur le chevalier, de quelle nature sont les impressions que vous voudriez pouvoir exprimer ?

— Elles sont tout à la fois tristes et délicieuses, puisqu’elles me rappellent le jardin de Cadolce et les souvenirs qui s’y rattachent.

— S’il ne manque rien à la copie pour vous donner l’idée de l’original, dit Frédérique, qui s’enhardissait, nous avons le droit d’être fière, monsieur le chevalier !

— Non, charmante enfant, répondit le chevalier Sarti en portant à ses lèvres la main de la jeune fille, non, il ne manque presque rien au parc de Schwetzingen pour me rappeler des jours de bonheur à jamais évanouis. Vous surtout, Frédérique, vous seriez bien dangereuse pour moi, si je ne me disais, avec le poète que je citais tout à l’heure : « Tandis que le printemps s’apprête à vous couronner de ses fleurs, moi j’incline vers l’automne, qui m’attend avec les regrets d’une existence manquée. »

— Une existence manquée ! s’écria Frédérique avec un sentiment de surprise bien sincère ; ah ! monsieur le chevalier, que vous êtes injuste envers la destinée !

— Vous croyez ?… dit-il en pressant de nouveau la main de Frédérique.

— Oui, répondit-elle tout émue, mon cœur me dit cela.

— Votre cœur est plein d’illusions généreuses, répliqua le chevalier sur un ton sérieux et en abandonnant la main de Frédérique ; mais il m’appartient d’être un peu plus raisonnable et de ne pas confondre les velléités d’une imagination qui s’entr’ouvre à la lumière avec un sentiment que vous ne pouvez pas éprouver, que je ne dois pas vous inspirer.

— Qu’est-ce donc que j’éprouve ? dit-elle d’une voix basse et mal assurée, et pourquoi toutes ces impossibilités que je ne comprends pas ?

— Chère Frédérique, répondit le chevalier avec tendresse, vous êtes le printemps et je suis l’automne, vous êtes riche et je suis pauvre, sans famille et sans patrie. Tout s’oppose à ce que je sois autre chose pour vous qu’un ami heureux de vous aider à déployer vos ailes et de vous suivre du regard dans le ciel bleu où vous allez bientôt vous envoler. Laissez-moi vous aimer comme le reflet charmant d’un souvenir ineffaçable, permettez-moi de vous adorer silencieusement comme une image de l’unique objet à qui j’ai dévoué ma vie.

En prononçant ces paroles avec une profonde émotion, le chevalier s’arrêta tout à coup ; il prit entre ses deux mains la tête de Frédérique, la pressa vivement contre son cœur et déposa un baiser sur ses tresses blondes. La jeune fille en tressaillit jusqu’au fond du cœur, et, dégageant ses bras de la douce étreinte du chevalier, elle les croisa sur la poitrine de Lorenzo et se mit à pleurer.

Un éclat de rire parti d’une autre allée réveilla le chevalier comme d’une extase qui avait surpris sa prudence. Regardant autour de lui avec anxiété, il ne vit personne dans l’allée étroite où ils se trouvaient : les cousines et Mme Du Hautchet avaient disparu. L’on entendait de loin un murmure de voix confuses, parmi lesquelles dominait celle du docteur Thibaut. Remis de l’émotion de surprise qu’il avait éprouvée, le chevalier, sans proférer un mot, et tenant Frédérique par la main, la conduisit dans l’un des nombreux bosquets qui entourent le lac. Ils s’assirent tous deux sur un banc de pierre qui était appuyé contre une statue en marbre représentant Diane chasseresse. L’air était tiède ; le lac resplendissant réfléchissait la lumière blanche de la lune, qui s’égayait au ciel comme si cet astre mystérieux eût été animé d’un esprit de vie, et qu’il eût conscience du rôle bienfaisant qu’il remplit dans la nature. Frédérique était toujours silencieuse, ses deux mains dans celles du chevalier, qui lui dit en s’inclinant vers elle : — Qu’avez-vous ? Vous ai-je blessée par quelque parole indiscrète, et dois-je me retirer ?

— Oh ! non, répondit-elle avec un soupir. Ce qui me chagrine, c’est que vous ne me croyez pas digne d’une affection sérieuse, et que vous ne voyez en moi qu’une enfant sans conséquence qui ne sait trop ce qu’elle dit.

— Je vous crois digne de tous les respects, répliqua le chevalier ; mais, ma chère Frédérique, je ne puis oublier que j’ai le double de votre âge, et que je, n’ai à vous offrir qu’un cœur flétri et une imagination remplie de chimères. Je ne suis rien, je n’ai point de famille, et mon pays est sous l’oppression de l’étranger. Que dirait votre tante la comtesse de Narbal, que diraient vos cousines, que penserait le monde qui nous entoure, si on me voyait empressé auprès de vous qui avez la jeunesse, la beauté, qui êtes couronnée des plus riches dons de l’âme et de la fortune ? On trouverait moyen de m’avilir à vos yeux et de suspecter la sincérité des sentimens que vous m’inspirez. On y verrait un calcul, une basse séduction dont l’idée seule me fait horreur ! Adorable enfant, continua le chevalier en inclinant la tête sur les mains de Frédérique qu’il mouilla de ses larmes, permettez-moi de vous aimer comme il convient à un homme d’honneur. Le ciel m’a été déjà bien propice en vous mettant sur ma route. Je vous aime, je vous adore comme un souvenir vivant qui me rajeunit et me réconforte après tant d’années de malheur. Laissez-moi cultiver votre belle intelligence et y verser quelques rayons de l’idéal que je porte en moi et qui est ma seule fortune. Vous voir, vous entendre, vous contempler dans la grâce que vous répandez autour de vous,… c’est mon suprême bonheur. L’amour, ma chère Frédérique, est une passion grande et généreuse qui se suffit à elle-même, qui échauffe l’âme et dilate l’esprit le plus médiocre. On ne vit qu’en aimant, et sans l’amour tout est ténèbres dans la vie. Soyez ma lumière nouvelle, mon étoile du soir dont le scintillement lointain réjouira mes yeux et mon cœur. Je vous suivrai, je vous aimerai, je vous invoquerai comme une muse indulgente et bénigne qui veut bien avoir pitié d’un pauvre fou comme moi.

En prononçant ces dernières paroles, le chevalier Sarti pleurait. Profondément émue aussi, Frédérique se jeta précipitamment aux pieds de Lorenzo en s’écriant : Oh ! mon Dieu ! je ne suis pas digne du bonheur que vous m’accordez ce soir, et dont le souvenir restera éternellement gravé dans mon cœur.

Après quelques minutes d’un éloquent silence, le chevalier releva la jeune fille et lui dit avec plus de calme : Oui, gardons le souvenir de cette soirée où nos âmes se sont trahies et révélées l’une à l’autre. Elle sera pour moi la date commémorative du plus beau jour de ma vie.

— Est-ce de la journée de Murano que vous voulez parler ?

— Oui, chère Frédérique, de la journée passée à l’île de Murano avec Beata, dont vous me rappelez l’image et la dolce maesta ! Mon cœur me dit que la noble fille de Venise approuve l’affection tendre et pure que vous m’inspirez, et que du haut du ciel elle sourit au vœu secret que je forme de renouveler ma vie en vous aimant comme une fleur dont il me sera permis au moins de respirer le parfum… Qui sait, ma chère Frédérique, continua le chevalier en écartant du front de la jeune personne quelques mèches de cheveux qui s’étaient dérangées, qui sait si Dieu, qui est la justice suprême unie à la toute-puissance, n’a point transformé l’âme immortelle de Beata en l’une de ces étoiles d’or qui ornent la voûte des cieux, et que nous voyons briller au-dessus de nos têtes ? Je me plais à ces imaginations charmantes de la poésie primitive qui donnent une âme à la nature, qui peuplent l’univers d’êtres chéris et nous protègent de l’amour qu’ils ont eu pour nous dans la vie si courte de ce monde. La science a prouvé de nos jours qu’il existe des étoiles errantes qui, après des siècles d’absence, reviennent au même point de l’horizon. Ne seraient-ce pas des âmes inquiètes, cherchant dans l’espace infini l’objet d’un éternel amour ? L’amour qui n’a point d’âge, et qui est toujours naissant, comme l’a dit un penseur chrétien, est la loi suprême de la création. Il est partout, dans la science, dans l’art, dans la nature, et le royaume de l’amour, c’est vraiment le royaume de Dieu, où il nous élève de son souffle divin. « Trois voies différentes nous conduisent au monde supérieur, a dit un ancien : la musique, l’amour et la philosophie : la musique, qui a pour objet l’harmonie ; l’amour, qui recherche la beauté, et la philosophie, qui poursuit la vérité. » Aimons l’art, ma chère Frédérique, aimons les belles choses qui épurent les sentimens ; livrons-nous au culte des grands maîtres, au culte de Beethoven, de Weber, et du plus divin de tous, Mozart, le musicien de l’idéal et des cœurs délicats. Enivrons-nous de ces saintes chimères qu’on nomme poésie, car nous y trouverons l’essence de toute vérité durable, et comme un pressentiment du bien suprême auquel nous aspirons. Ce sera mon excuse auprès de vous, mon titre à votre indulgence, à votre tendre pitié.

En achevant ces mots, le chevalier se leva brusquement du banc de pierre où Frédérique était restée assise. Après un instant d’hésitation et de recueillement, la jeune fille se leva aussi précipitamment, et dit d’un ton ferme et résolu : Je jure devant Dieu, qui voit mon cœur, que, quoi qu’il arrive, je resterai fidèle toute ma vie au sentiment que vous m’avez inspiré ce soir.

— Mais où sont-ils donc ? s’écria de sa grosse voix le docteur Thibaut… Ah ! les voilât dit-il en apercevant le chevalier et Frédérique, qui regardaient les ondulations du lac. On vous croyait perdu dans la contemplation de la lune, mon cher chevalier.

— Et l’on ne se trompait guère, répondit le chevalier en rejoignant le groupe des promeneurs.


PAUL SCUDO.

  1. « L’amour, qui ne pardonne jamais à l’amant d’aimer, m’a pris pour celle-ci d’une si forte affection que, comme tu le vois, elle me possède encore. » — Dante, l’Enfer, chant V, terzina 34.
  2. Hinterlassene Schriften, écrits posthumes de Charles-Marie de Weber.
  3. « Que j’aime à goûter la fraîcheur de cette belle nuit d’été ! qu’il est doux de savourer ici, en silence, le sentiment qui nous rend si heureux ! »