Fréron/10

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(p. 108-113).

X


APRÈS SA MORT.

La première voix qui s’éleva pour réclamer la pudeur autour du cercueil de Fréron fut celle de Linguet, — de Linguet, qui avait été dans la fougue ce que Fréron avait été dans le sang-froid, l’adversaire implacable des encyclopédistes. « S’il est permis de former un vœu, dit-il, c’est de ne pas voir souiller la littérature par des marques de joie, que M. Fréron ne se serait probablement pas permises s’il eût survécu à ses plus cruels antagonistes. C’est ici le cas de leur dire : Percez vivant l’ennemi qui vous attaque, mais, pour votre gloire, respectez son ombre ! »

Mme Fréron courut immédiatement au collège Louis-le-Grand chercher Stanislas, pour qui elle avait obtenu à grand’peine la continuation du privilège de l’Année littéraire. Mais Stanislas n’avait que dix-neuf ans ; il ne pouvait guère être qu’un prête‑nom. L’abbé Grosier, qui depuis longtemps était l’associé du père, ne suffisait pas à la besogne ; la veuve s’adressa à l’abbé Mercier Saint-Léger, un érudit, un infatigable. L’abbé Mercier Saint-Léger devint la providence du journal. Lorsque personne n’envoyait plus rien, lui faisait articles sur articles, deux par chaque feuille. On fut obligé de le modérer, et l’abbé se fâcha. Le pauvre Stanislas en vint alors aux excuses ; dans une lettre du 20 mai 1776, datée encore du collège Louis-le-Grand, il lui demande pardon de n’avoir pas mis ses deux articles dans le même numéro : « Je vous en conjure, monsieur, lui dit-il, revenez sur mon compte, ne m’accusez pas d’ingratitude. Je sens toute l’obligation que je vous ai. » Trois mois après, l’abbé n’était pas revenu entièrement, et Stanislas lui écrivait une seconde lettre : « Vous êtes le seul ami qui, après la mort de mon père, m’ait aidé de si bonne grâce ; aucun ne s’est offert, dans la malheureuse situation où je me trouvais, pour me faire une ligne du journal ; et les personnes que j’ai été obligé de prendre m’ont fait payer leur travail bien cher[1]. »

Cependant la voix de Linguet n’avait point été écoutée, et les journalistes s’étaient emparés de la vie et des œuvres de Fréron, pour les commenter à leur aise. Stanislas ne fut occupé dans les premiers temps qu’à défendre la mémoire paternelle ; ainsi se fit son apprentissage d’écrivain. Il eut d’abord un moyen victorieux : il puisa dans la correspondance que lui avait léguée son père, et retourna contre ses ennemis plusieurs de leurs propres armes. « Je préviens une bonne fois pour toutes, dit-il, que mon père n’a presque pas brûlé une seule des lettres qu’il recevait, que j’en suis dépositaire, et que je pourrais couvrir de confusion ceux qui ont le plus dénigré sa mémoire. Il me disait tous les jours : « Mon fils ! quand je ne serai plus, vous apprendrez bien des choses ; vous connaîttrez les hommes, vous verrez jusqu’où peut aller leur ingratitude. » Hélas ! j’ai acquis aujourd’hui bien chèrement cette triste connaissance. Mais, à l’exemple de mon père, je n’en abuserai pas. Tant que je serai seul attaqué, je n’opposerai comme lui à mes ennemis que le silence et le mépris. Mais ce qui ne serait pas permis pour me défendre le deviendra pour venger la mémoire de mon père ; et si jamais je voyais s’exhaler encore le poison de ces serpents qui ont déchiré le sein qui les avait nourris… Les larmes m’empêchent d’achever. »

Ce moyen lui réussit beaucoup dans les premiers temps, et il en usa largement. Mercier le dramaturge cherche-t-il à noircir Fréron dans le Journal des Dames, vite une lettre obséquieuse et pleine de gratitude de Mercier le dramaturge à Fréron ! Palissot essaye-t-il, dans le Journal français, de marquer du dédain pour l’Année littéraire et de contester l’influence de Fréron, vite des petits billets de Palissot à Fréron, comme s’il en pleuvait : « Toi qui connais si bien ces petites attentions de l’amitié, annonce donc mon histoire, et renouvelle en un seul mot ce que tu en as déjà voulu dire d’avantageux, etc. — Je te remercie d’avance, mon cher Fréron, de l’article de tes feuilles qui doit me regarder, et que j’attends avec grande impatience, etc. — Je te conjure de ne pas oublier mon histoire ; il se trouve toujours dans une feuille de la place pour quelques lignes, etc. »

Et si cela ne suffit pas, si Palissot a le malheur de récidiver, s’il s’aventure à parler des habitudes dissipées et de la vie épicurienne de Fréron… crac ! le cruel enfant, le collégien de dix-neuf ans, court au fameux portefeuille et en tire des lettres de Palissot, se terminant la plupart ainsi : « Quand donc veux-tu me donner à dîner ? Tous les jours je suis à tes ordres, excepté le dimanche. »

Vis-à-vis de La Harpe, qui était un plus gros adversaire, Stanislas ne se contenta pas de l’arsenal accoutumé : il demanda aide et secours à Dorat, qui accourut avec sa flamberge de poëte-mousquetaire. Ecoutez les insolences de ce nouveau frère d’armes, et en quels termes amusants il s’exprime à l’égard de l’auteur de Warwick : « Je voulus rapprocher ce fougueux petit gazetier de M. Fréron, avant que cet excellent critique, que j’ai aimé davantage à mesure qu’il a été plus persécuté, pût même soupçonner l’existence de cet écolier. En conséquence, je les réunis à souper avec MM. Colardeau et Dudoyer. M. Fréron y fut aimable et bonhomme ; son antagoniste, au contraire, y fut tranchant, disputeur, criard et ennuyeux. Jusque-là, je lui avais passé tout ; mais je lui en voulus tout de bon d’être un mauvais convive ; et, par exemple, ce que je me rappelle à merveille, c’est que l’auteur de l’Année littéraire, qui pardonnait encore moins un souper triste qu’un plat ouvrage, me demanda avec une sorte d’impatience quelle était cette bamboche (ce fut son expression) qui parlait au lieu d’écouter, qui avait le ton si affirmatif et se pavanait à table en empereur de rhétorique. »

  1. Catalogue des lettres autographes de M. de Lajarriette.