Fréron/11

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(p. 114-138).

XI


FRÉRON FILS.

Le père avait beaucoup souffert par les comédiens ; il en fut ainsi du fils. Le père s’était vu sur le point d’être jeté en prison par le caprice de la Clairon ; le fils se vit retirer son privilège pour avoir déplu à Desessarts. Ce Desessarts, qui jouait les financiers, était doué d’une corpulence énorme ; ses camarades le regardaient comme leur plastron et ne lui épargnaient pas les plaisanteries. Dugazon, se battant avec lui à l’épée, lui traçait un rond sur le ventre, en déclarant que les coups portés en dehors ne compteraient pas ; une autre fois, il le conduisait chez le ministre et demandait pour lui la survivance de l’éléphant. De telles gaietés auraient dû aguerrir Desessarts ; elles ne servaient qu’à l’irriter au contraire ; et, sur ces entrefaites, l’Année littéraire l’ayant traité de ventriloque, il ne mit pas de bornes à son ressentiment. Il fit comme la Clairon, il alla se plaindre au maréchal duc de Duras. Ventriloque ! pouvait-on concevoir un tel excès d’audace ? Ventriloque passait toute mesure ; ventriloque méritait un châtiment exemplaire !

On exigea une rétractation de Stanislas, qui ne vit à cela aucun inconvénient, l’affaire lui paraissant trop puérile pour y apporter de la raideur. Mais le comédien voulait dicter la rétractation, etc’est ce que n’entendait pas Stanislas. La négociation dura un mois. Le jeune Fréron proposait la note suivante : « Nous apprenons que l’expression de ventriloque dont nous nous sommes servi à l’égard de M. Desessarts l’a mortifié. Notre intention n’a jamais été de l’offenser ni de lui dire rien d’injurieux, comme il s’en convaincra à l’ouverture du premier dictionnaire. » Les termes de cette note satisfaisaient le garde des sceaux ; mais le duc de Duras, poussé par le gros homme, voulait autre chose. En attendant une solution, l’Année littéraire fut suspendue, et le lieutenant de police fit mander Stanislas pour le tancer. La Harpe a raconté cette entrevue à sa manière dans sa Correspondance littéraire :

« On vient, dit-il, de faire une justice publique de la basse et scandaleuse méchanceté. Le lieutenant de police, à propos de quelqu’une des grossières insolences de l’Année littéraire, a fait venir le petit Fréron à son audience, lui a fait ôter son épée publiquement, en vertu des ordonnances de police qui défendent de la porter, à moins qu’on n’en ait le droit par sa naissance ou par son état, et l’a traité devant tout le monde comme le dernier des misérables. « Vous êtes, lui a-t-il dit en propres termes, vous et vos coopérateurs, de la vile canaille, que je ferai punir ! » On lui a ôté le privilège de son journal, qu’on a laissé par commisération à sa mère. Le journal continuera d’être rédigé par quelques pédants mercenaires ; mais ce malheureux libelle, depuis longtemps, traîne dans la poussière des collèges et des cafés. »

Ne laissons pas le lecteur sous l’impression du dédain intéressé de La Harpe. L’attitude du petit Fréron ne fut pas aussi piteuse qu’il veut le faire croire. Voici la version de la Chronique scandaleuse, un recueil sans parti pris : « Le jeune Fréron s’est fait beaucoup d’honneur par la fermeté noble et décente avec laquelle il a soutenu la vive mercuriale du lieutenant de police sur la manière dont il avait traité le comédien Desessarts dans ses feuilles. Les protecteurs de l’histrion exigeaient du journaliste une rétractation en forme d’excuses. Le magistrat fit venir Fréron et lui ordonna d’ôter son épée. — J’aime mieux, dit-il, rendre mon épée que ma plume ! »

La vérité est que défense fut faite à Stanislas de signer et d’écrire désormais dans l’Année littéraire, dont la direction passa presque entièrement aux mains de l’abbé Thomas Royou, frère de Mme Fréron. Que devint dès lors Stanislas ? Je demande la permission de le suivre dans les différents chemins où il va s’engager ; mais, cette carrière qui fut si bizarre, si diverse, et où l’on retrouvera si peu du caractère réfléchi et des convictions inflexibles du père, je ne la suivrai qu’en curieux, j’en avertis le lecteur…

La Révolution grondait ; Fréron fils en épia et en précipita l’explosion avec l’impatience d’un homme déclassé. La cour l’avait abandonné, il abandonna la cour. Camarade de collège de Robespierre et de Camille Desmoulins, il les retrouva à la tribune et dans la presse, et il s’en fit des appuis. Pendant que sa belle-mère et l’abbé Royou transformaient l’Année littéraire en Ami du roi, Fréron fils créait l’Orateur du peuple, avec cette épigraphe ambitieuse :


Qu’aux accents de ma voix la terre se réveille !
Rois, soyez attentifs ! Peuples, prêtez l’oreille !


Hurlement perpétuel, dénonciation quotidienne, l’Orateur du peuple, digne supplément de l’Ami du peuple, attira les défiances de la justice ou de ce qui en tenait lieu : un matin, Fréron fut incarcéré à la Force, au moment même où sa belle-mère était conduite à l’Abbaye pour son zèle trop royaliste[1].

Mais Fréron ne demeura que quelques jours à la Force ; il poussa les hauts cris, il fit jouer toutes les influences. Écoutez son style plein de boursouflure : « Citoyens, pourrez-vous le croire ? l’Orateur du peuple est dans les fers ! Il n’avait pris la plume que pour défendre vos droits ; le bureau de la ville a calomnié ses intentions. C’était bien la peine d’affronter la mort sous les remparts de la Bastille, d’écraser la tête de nos tyrans et d’enfoncer dans des gouffres de sang et de boue le cadavre hideux de l’ancien régime, s’il faut qu’un M… rive sur les citoyens les fers du despotisme ! Et quel citoyen ! le plus enthousiaste des droits du peuple, son Argus tutélaire, l’un des écrivains les plus patriotes qu’ait produits la Révolution ! Voilà donc le fruit de ses veilles ! Se serait-on flatté d’enchaîner sa plume et son courage ? Pitoyable calcul ! Sa main, sous le poids même des chaînes, atteint ses oppresseurs et imprime sur leur front le sceau de l’ignominie !… »

Sorti de prison, Fréron fils alla se jeter dans les bras de Camille Desmoulins et de sa femme, qui habitaient une jolie maison de campagne à Bourg-la-Reine, devenu Bourg-Égalité. Stanislas était un des hôtes assidus du jeune ménage : il se roulait dans l’herbe tendre et jouait avec des lapins, ce qui lui avait valu de la part des deux époux le sobriquet de Lapin. Lui-même appelait Camille le Vieux Loup ou Bouli-Boula ; Lucile était Rouleau, et leur fils le Lapereau[2].

Une amitié telle l’unissait à Desmoulins et à sa femme qu’il avait donné leurs prénoms à ses deux enfants, — enfants illégitimes, et dont la mère est restée inconnue.

La fortune politique de Fréron se décida enfin.

Nommé par le département de Paris député à la Convention Nationale, il siégea au faîte de la Montagne et se montra impitoyable pour les Girondins. Il vota la mort de Louis XVI, sans, appel et sans sursis. J’indique les principales lignes de sa vie, en homme qui ne veut rien excuser, rien approuver, — même rien expliquer. Après le 31 mai, on le nomma, avec Barras, Robespierre jeune et Salicetti, commissaire des armées, et on le chargea de faire rentrer Marseille dans le respect de la République. Fréron s’acquitta de cette mission avec un entrain qui l’a perdu aux yeux de l’histoire. Il dépassa le but, dit-on, et oublia que les traîtres de la France étaient des Français. De Marseille, il se rendit à Toulon, et, enhardi par un premier succès, aveuglé, assourdi par une première victoire, il y renouvela des excès qui, pour avoir été partagés avec les autres envoyés de la Convention, n’en ont pas moins laissé un nuage de sang sur sa mémoire.

Quatre lettres qu’il écrivit à cette époque à Camille Desmoulins et à sa femme, quatre de ces chefs-d’œuvre involontaires dus à l’inconscience de la publicité, nous font plonger dans l’âme de Stanislas, comme en une tempête les vagues écartées laissent apercevoir un abîme.

La première est adressée à Camille, la seconde à Lucile. Toutes deux sont datées de Marseille, le 18 octobre, l’an second de la République française une et indivisible.

« Lucile, vous avez toujours été présente à ma pensée ! Que Camille en murmure, qu’il en dise tout ce qu’il voudra, il ne fera en cela qu’agir comme tous les propriétaires ; mais certes il ne peut pas vous faire l’injure de penser qu’il est le seul au monde qui vous trouve aimable et qui ait le droit de vous le dire. Il le sait, ce coquin de Bouli-Boula, car il disait en votre présence : « J’aime Lapin, parce qu’il aime Rouleau. » Ce pauvre Lapin a eu bien des aventures ; il a parcouru furieusement de terriers, et il a fait provision d’amples récits pour sa vieillesse. Il a souvent regretté le thym et le serpolet dont vos jolies mains à petits trous se plaisaient à le nourrir dans votre jardin du bourg de l’Égalité.

« Au reste, il n’a point été au-dessous de sa mission, en exposant sa vie plusieurs fois pour sauver la République. En recherchant la gloire d’une bonne action, savez-vous ce qui le soutenait, ce qu’il avait toujours sous les yeux ? D’abord, la patrie ; puis vous. Il ne voulait et il ne veut qu’être digne de tous deux. Vous trouverez ce lapin romanesque, et il ne l’est pas mal. Il se souvient de vos idylles, de vos saules, de vos tombeaux et de vos éclats de rire. Il vous voit trottant dans votre chambre, courir sur le parquet, vous asseoir une minute à votre piano, des heures entières dans votre fauteuil, à rêver, à faire voyager votre imagination ; puis, il vous voit faire le café à la chausse, vous démener comme un lutin, et jurer comme un chat en montrant les dents. »

À ce moment, les canons, les tambours reprennent le dessus, et l’églogue s’enfuit :

« Je suis à presser l’exécrable Toulon ; je suis déterminé à périr sur ses remparts, ou à les escalader la flamme à la main. La mort me sera douce et glorieuse, pourvu que vous me réserviez une larme. Mon cœur est déchiré, mon esprit livré à mille soins. Ma sœur et ma nièce, la petite Fanny, sont enfermées dans Toulon, à l’hôpital, comme des malheureuses ; je ne puis leur faire passer aucun secours, et elles manquent peut-être de tout… »

Cette sœur dont il parle était mariée à un officier général, du nom de La Poype, qui commandait alors une des divisions chargées d’assiéger Toulon.

Fréron termine ainsi : « Montrez ma lettre à Camille, car je ne fais mystère de rien. »

Lucile lui répondit presque aussitôt, et voilà mon Fréron aux anges : « Vous pensez donc, lui dit-il, à ce pauvre Lapin, qui, exilé loin de vos bruyères, de vos choux, de votre serpolet et du paternel logis, est consumé de chagrin de voir perdus ses plus constants efforts pour la gloire et l’affermissement de la République ? On me dénonce, on me calomnie, quand tout le Midi proclame que, sans nos mesures aussi actives que sages et énergiques, tout ce pays était perdu et donnait la main à Lyon, à Bordeaux et à la Vendée. Je remercie ton Loup d’avoir pris ma défense ; mais lui, à son tour, le voilà dénoncé. On veut nous prendre les uns après les autres, et on garde Robespierre pour le dernier. »

Ces dernières lignes ne sont-elles pas prophétiques ?

Dans cette même lettre, très-étendue et très-curieuse, il annonce que l’attaque générale de Toulon va commencer : « Adieu, chère Lucile, je pars à l’instant pour l’armée. Nous comptons sur de grands succès et forcer tous les postes et toutes les redoutes des ennemis avec la baïonnette. Ma sœur est toujours renfermée dans Toulon ; cette considération ne nous arrêtera pas : si elle périt, nous donnerons des larmes à sa cendre, mais nous aurons rendu Toulon à la République ! » Ce stoïcisme, dont j’aurais voulu qu’il m’épargnât l’expression, est partagé par son beau-frère, La Poype, dont il trace un éloge enthousiaste. Pourquoi ne citerais-je pas le remarquable mouvement d’éloquence qui lui échappe à son sujet : « Et voilà les hommes que poursuit le plus exécrable système de diffamation ! Âmes vulgaires, âmes fangeuses, vous nous avez prêté votre bassesse ; vous n’avez pu croire, encore moins atteindre à la hauteur de nos sentiments ; mais la vérité détruira vos infernales machinations ; nous ferons notre devoir à travers tous les obstacles et tous les dégoûts ; nous continuerons d’être utiles à la République, de nous dévouer pour son salut ; nous lui sacrifierons nos femmes et nos sœurs ; nous ferons à nos concitoyens l’exposé fidèle de nos actions, de nos travaux et de nos plus secrètes pensées, et nous dirons à nos dénonciateurs : « Avez-vous à produire plus de titres que nous à l’estime publique ? »

Stanislas, vainqueur de Toulon, sauva‑t-il sa sœur et sa nièce ? C’est ce qu’il faut espérer, mais les renseignements manquent absolument. L’histoire, la grande histoire, n’a pas souci des intérêts de famille ; il faut des hasards pour mettre sur la trace des affections intimes et partant secondaires.

Revenu à Paris, Fréron fils fut fêté par la société des Jacobins et acclamé sauveur du Midi. Ceux qui cherchent une raison à toute raison d’État veulent que ce bruit de triomphe ait été importuner Robespierre jusqu’au fond de son ambition et de sa jalousie. On balança la tête de Fréron dans les entretiens à huis clos du Comité de salut public. Cette hésitation détermina le complot du 9 thermidor, dont Fréron et Tallien prirent la direction. Le rôle de notre jeune homme, à ce moment, devint immense, et jamais le nom de Fréron ne pesa tant dans le plateau des intérêts patriotiques. Je dois me taire quand parle le Moniteur ; il est des séances devant lesquelles pâlissent tous les volumes…

Camille Desmoulins mort, Lucile morte, Danton mort, Robespierre mort, le filleul du roi de Pologne sentit la tristesse l’envahir, et avec la tristesse l’horreur du vide que la guillotine avait fait dans ses affections. Il voulut à la fois s’étourdir et se venger. Pour s’étourdir, il se mit à la tête d’un parti, lequel ne demandait qu’un prétexte et qu’un chef, le parti de la jeunesse, qui n’avait de goût ni pour l’émigration ni pour la défense des frontières. Elle se baptisa elle-même la Jeunesse dorée, et, créant au milieu de Paris un Coblentz républicain, elle ramena audacieusement les modes d’autrefois, combinées avec les modes nouvelles, la culotte et le chapeau rond, le frac et le gourdin, — la poudre et les oreilles de chien, l’escarpin, la cravate, les bijoux, le gilet de peluche. Fréron, qui était séduisant, et spirituel, et voluptueux, fut tout de suite élu chef de cette Jeunesse dorée. Qui sait si un regard de Mme Tallien,


Lorsque la Tallien, soulevant sa tunique,
Faisait de ses pieds nus craquer les anneaux d’or,


ne fut pas pour quelque chose dans cette nouvelle incarnation ? Il était si prompt à se laisser troubler par deux beaux yeux et par une voix caressante !

La Jeunesse dorée afficha un zèle inconsidéré et se compromit par des actes extrêmes, en incendiant le club des Jacobins, par exemple. Aussi, la session conventionnelle une fois close, Stanislas Fréron ne fut pas réélu. On se débarrassa de lui en l’utilisant. Il connaissait le Midi, on l’y envoya de nouveau pour arrêter la réaction royaliste. Instruit par son précédent voyage, il se comporta avec une modération dont on ne lui a pas assez tenu compte. Lui qui avait fait mitrailler Marseille, il se fit presque pardonner ses mitraillades par les Marseillais ; on le reçut dans quelques salons ; on goûta son esprit. L’amour, qui devait tenir tant de place dans sa vie, l’y guettait et l’atteignit tout à coup. La famille Bonaparte habitait Marseille. Conduit chez Mme Laetitia, il remarqua une de ses filles, la ravissante Pauline, qui fit une vive impression sur son cœur ; il plut, et sa recherche fut agréée. Un instant il put croire à une alliance qui eût placé bien haut dans l’avenir le nom de Fréron ; mais on exigeait le consentement de Bonaparte, on ne voulait rien conclure sans lui. Cette formalité semblait d’ailleurs à Fréron la chose la plus simple du monde, si j’en juge par la lettre assez cavalière qu’il envoya à Toulon par un courrier :


« Marseille, le 4 germinal an IV.

« Tu m’as promis avant de partir, mon cher Bonaparte, une lettre pour ta femme ; sommes convenus que tu lui annoncerais mon mariage, afin qu’elle ne soit point étonnée de la soudaine apparition de Paulette, quand je la lui présenterai. Je t’envoie une ordonnance à Toulon pour chercher cette lettre, dont je serai porteur.

« Ta mère oppose un léger obstacle à mon empressement. Je tiens à l’idée de me marier à Marseille sous quatre ou cinq jours ; tout est même arrangé pour cela ; indépendamment de la possession de cette main que je brûle d’unir à la mienne, il est vraisemblable que le Directoire me nommera sur-le-champ à quelque poste éloigné, qui exigera peut-être un prompt départ… Je t’en conjure, écris sur-le-champ à ta mère pour lever toute difficulté ; dis-lui de me laisser la plus grande latitude pour déterminer l’époque de ce moment fortuné. J’ai l’entier consentement, j’ai l’aveu de ma jeune amie ; pourquoi ajourner ces nœuds que l’amour le plus délicat a formés ? Mon cher Bonaparte, aide-moi à vaincre ce nouvel obstacle ; je compte sur toi.

« Mon ami, je t’embrasse et suis à toi et à elle pour la vie. Adieu.

« Fréron. »

Bonaparte ne se hâta pas de répondre ; et, pendant ces délais, une maîtresse de Fréron (peut-être la mère des deux enfants dont j’ai parlé plus haut), qui avait eu vent de ce projet d’union, vint tout gâter. Presque en même temps, Fréron fut rappelé à Paris ; mais une correspondance s’établit entre lui et Pauline, correspondance que M. de Cayrol a communiquée, en 1836, à la Revue rétrospective. Les lettres de la jeune fille sont surtout charmantes, pleines de naïveté et de poésie dans leur abandon ; je suis certain de faire plaisir à mes lecteurs en leur en plaçant des extraits sous les yeux.


Sans date.

« Je reçois, à mon retour de la campagne, ta charmante lettre, qui m’a fait tout le plaisir possible. J’ai l’esprit plus tranquille depuis que je l’ai relue, car je ne dormais pas, même à la campagne, où l’on essayait de me distraire par toutes sortes d’amusements. Il ne s’en est guère fallu que tu n’aies perdu ta Paulette : j’ai tombé dans l’eau en voulant sauter dans le bateau ; heureusement, on m’a secourue à temps. Que cela ne t’inquiète pas ; cet accident n’a eu aucune suite. L’eau que j’ai bue dans la rivière n’a pas refroidi mon cœur pour toi. Addio, anima mia, etc., etc. »


« Marseille, 18 messidor.

« Mon ami, tout le monde s’entend pour nous contrarier. Je vois par ta lettre que tes amis sont des ingrats ; jusqu’à la femme de Napoléon que tu croyais pour toi. Elle écrit à son mari que je serais déshonorée si je me mariais avec toi, ainsi qu’elle espérait l’empêcher. Que lui avons-nous fait ? Est-il possible ? Tout est contre nous ! Que nous sommes malheureux !… Mais que dis-je ? Non, tant que l’on aime on n’est pas malheureux ; nous éprouvons des contradictions, nous avons des peines, il est vrai, mais une lettre, un mot : Je t’aime ! nous console des larmes que nous répandons. »

En d’autres instants, elle se préoccupe de la maîtresse de Fréron : « Ta lettre m’a vivement affectée à cause de ce que tu me dis de cette femme. Je me mets à sa place, et je la plains… Je suis bien inquiète de savoir le résultat de cette femme. » Ailleurs : « Je ne te parle plus de ta maîtresse ; tout ce que tu dis me rassure. Je connais la droiture de ton cœur et approuve les arrangements que tu prends à cet égard. »

Cependant Fréron commençait à s’alarmer ; il s’adressa à Lucien, alors commissaire des guerres, et Lucien lui répondit : « J’ai vu Napoléon à Milan, mais si peu, et si occupé, qu’aucune nouvelle de famille n’a été discutée entre nous. Son objet l’occupe si exclusivement qu’il est impossible avec lui de se livrer au moindre détail. »

Enfin, entre deux victoires, Bonaparte se prononça définitivement. Il refusa Fréron pour beau-frère.

Ce que cette décision causa de rage à Stanislas, on peut se l’imaginer ; ce qu’elle coûta de pleurs à Pauline, on en aura une idée par la lettre touchante qu’elle écrivit à Bonaparte.


Sans date.

« J’ai reçu votre lettre : elle m’a fait la plus grande peine ; je ne m’attendais pas à ce changement de votre part. Vous aviez consenti à m’unir à Fréron. D’après les promesses que vous m’aviez faites d’aplanir tous les obstacles, mon cœur s’était livré à cette douce espérance, et je le regardais comme celui qui devait remplir ma destinée. Je vous envoie sa dernière lettre ; vous verrez que toutes les calomnies qu’on a débitées contre lui ne sont pas vraies.

« Quant à moi, je préfère plutôt le malheur de ma vie que de me marier sans votre consentement et m’attirer votre malédiction. Vous, mon cher Napoléon, pour lequel j’ai toujours eu l’amitié la plus tendre, si vous étiez témoin des larmes que votre lettre m’a fait répandre, vous en seriez touché, j’en suis sûre. Vous de qui j’attendais mon bonheur, vous voulez me faire renoncer à la seule personne que je puis aimer.

« Quoique jeune, j’ai un caractère ferme ; je sens qu’il m’est impossible de renoncer à Fréron, après toutes les promesses que je lui ai faites de n’aimer que lui ; oui, je les tiendrai ; personne au monde ne pourra m’empêcher de lui conserver mon cœur et de recevoir ses lettres, de lui répondre, de répéter que je n’aimerai que lui. Je connais trop mes devoirs pour m’en écarter, mais je sais que je ne sais pas changer suivant les circonstances.

« Adieu, voilà ce que j’ai à vous dire. Soyez heureux, et, au milieu de ces brillantes victoires, de tout ce bonheur, rappelez-vous quelquefois de la vie pleine d’amertume et des larmes que répand tous les jours

« P. B.) »

Là s’arrêta ce roman.

Quelque temps après, Lucien Bonaparte, revenant d’Allemagne, adressait d’affectueuses et sincères condoléances au futur éconduit, et il lui exprimait hautement une estime sur laquelle je suis heureux de m’appuyer : « Je te suis attaché, non pas parce que je te dois de la reconnaissance, mais parce que ton caractère, ton cœur et la supériorité de tes talents t’ont concilié à jamais mon estime et mon amitié !… Adieu, mon cher Fréron ; le torrent peut nous rapprocher… »

Le torrent éleva l’un et engloutit l’autre. L’existence politique de Fréron était finie. Après avoir essayé vainement de ressaisir un peu de cette popularité dont il avait tant joui, il retomba dans l’obscurité. Ajoutons : dans la pauvreté ; cela est tout à son honneur. Il n’obtint du souvenir de Bonaparte qu’une place infime dans l’administration des hospices, tout juste ce qu’il faut pour ne pas mourir de faim. Il s’en contenta pendant quelque temps ; puis, sur ses demandes plus énergiques, il fut désigné pour une des sous-préfectures de Saint-Domingue.

En 1802, un vaisseau appelé l’Océan sortait de la rade de Brest ; il portait à son bord le général Leclerc et sa femme, Pauline Bonaparte. Il portait Esménard et Norvins. Il portait Stanislas Fréron. La destinée a de ces rencontres. Quelles durent être les pensées des deux amants en se retrouvant d’une si étrange manière ?…

Et, comme si la fatalité avait voulu jusqu’au bout unir le sort des Royou à celui des Fréron, en dépit d’eux-mêmes, le vaisseau emportait aussi Claude Royou, un des nombreux oncles de Stanislas, et Frédéric Royou, le fils de l’avocat Corentin.

Peu de temps après son débarquement à Saint-Domingue, Fréron mourut, tué par le climat, disent les uns ; massacré par les nègres, selon les autres ; empoisonné dans un festin, murmurent de plus informés.

Aujourd’hui, le nom de Fréron est complètement éteint.


FIN.
  1. Ordre d’incarcération de la dame veuve Fréron dans la prison de l’Abbaye. Paris, 23 juillet 1791. — Autographes de la collection Lucas-Montigny.

    Voici quelques derniers détails sur Mme Freron, donnés par M. Du Chatellier : « Les relations de son mari avec les derniers rois de Pologne la firent appeler à Wilna et à Grodno pour se charger de l’éducation de deux jeunes filles, dont l’une portait le nom des Radziwil et l’autre celui des Poniatowski. »

  2. Correspondance inédite de Camille Desmoulins, publiée par M. Matton aîné.