Fragment d’une lettre sur Didon/Édition Garnier

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FRAGMENT
D’UNE LETTRE SUR DIDON, TRAGÉDIE[1]


Plusieurs personnes ayant à l’envi rendu M. Lefranc de Pompignan célèbre, et tout Paris parlant de lui, j’ai voulu le lire ; j’ai trouvé sa Didon : je n’ai pu encore aller au delà de la première scène ; mais j’espère poursuivre avec le temps. Cette première scène m’a paru un chef-d’œuvre. Iarbe déclare d’abord

Que ses ambassadeurs irrités et confus
Trop souvent de la reine ont subi les refus :…
Qu’il contient cependant la fureur qui l’anime ;
Que déguisant encor son dépit légitime,
Pour la dernière fois en proie à ses hauteurs,
Il vient sous le faux nom de ses ambassadeurs,
Au milieu de la cour d’une reine étrangère,
D’un refus obstiné pénétrer le mystère ;
Que sait-il ? n’écouter qu’un transport amoureux,
Se découvrir lui-même, et déclarer ses feux.

Madherbal, officier de la reine étrangère, lui répond :

Vos feux ! que dites-vous ? ciel, quelle est ma surprise !

Ce Madherbal en effet peut être surpris, pour peu qu’il sache la langue française, que des ambassadeurs subissent des refus, etc. ; que le prince Iarbe,

En proie à des hauteurs,
Vienne sous le faux nom de ses ambassadeurs ;

car ce Madherbal doit croire que ces ambassadeurs ont un faux nom, et que ce Iarbe prend les noms de trois ou quatre ambassadeurs à la fois. Iarbe lui réplique :

Je pardonne sans peine à ton étonnement ;
Mais apprends aujourd’hui l’excès de mon tourment ;
J’ai quitté malgré moi les bords de Géthulie.

C’est comme si on disait : J’ai quitté les bords de Quercy, qui est au milieu des terres. Ensuite il apprend à cet officier

Qu’il vient, peut-être épris d’une flamme trop vaine,
Tenter lui-même encor cette superbe reine.

Apparemment que la tentation n’a pas réussi, car il ajoute que ses soldats et ses vaisseaux

Couvriront autour d’elle et la terre et les eaux.
L’amour conduit mes pas, la haine peut les suivre, etc.

Madherbal, toujours étonné de ce qu’il entend, et surtout d’une haine qui va suivre les pas de Iarbe, lui répond :

Non, je ne reviens point de ma surprise extrême.

Je suis comme Madherbal ; je ne reviens point de ma surprise de lire de tels discours et de tels vers : le style est un peu de Gascogne.

. . . . . . Je fus (dit Iarbe) dans nos déserts
Ensevelir la honte et le poids de mes fers.

L’auteur, qui fut de Montauban à Paris donner cet ouvrage, fut assez mal conseillé ; je ferai ce que je pourrai pour achever la pièce ; je suis déjà édifié de son Épître dédicatoire, dans laquelle il se compare, avec sa modestie ordinaire, au cardinal de Richelieu[2] ; et j’avoue qu’en fait de vers le Gascon peut s’égaler au Poitevin…

FIN DU FRAGMENT D’UNE LETTRE SUR DIDON.
  1. La tragédie de Didon, par Lefranc de Pompignan, jouée le 21 juin 1734, fut imprimée la même année ; l’approbation du censeur est du 29 septembre. Le Fragment d’une lettre a été écrit en 1736 (voyez la lettre à Thieriot, du 20 mars de cette année). Ce qui donna naissance à ce morceau fut le mauvais procédé de Lefranc, dont Voltaire nous parle, tome II du Théâtre, page 372.

    Depuis 1734, Lefranc de Pompignan a fait beaucoup de corrections à sa Didon et a changé presque tous les vers qu’a critiqués Voltaire.

  2. Voici en quels termes s’exprime Lefranc : « J’ai eu le plaisir… de voir des personnes de la plus haute qualité… approuver, je ne dis pas mon ouvrage, mais la démarche que j’ai faite de m’en avouer l’auteur… Le cardinal de Richelieu… voulait joindre à la solide gloire qu’il s’était acquise par le ministère celle d’avoir composé des ouvrages de théâtre. »